A ces délinquants et aux voyous que je suis

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A ces délinquants et aux voyous que je suis
JOURNEE D’ETUDE DE LA DECOUVERTE FREUDIENNE
« Adolescence et subjectivité contemporaine »
Université Toulouse Le Mirail – 14 février 2004
A CES DELINQUANTS ET AU(X) VOYOU(S) QUE JE SUIS
Jean-Pierre BERNARD
Les adolescents ne seraient plus en harmonie avec un idéal (68) mais avec des objets de
satisfaction. Leur tâche psychique s’en trouve grandement soulagée et leur responsabilité de
sujet effacée. Il s’agirait comme d’une mutation où, de l’économie psychique organisée par le
refoulement, on serait passé à l’exhibition de la jouissance.
Pole II, Pole III, Pole IV indique la place respective qu’ils occupent pour fumer la
cigarette à tour de rôle. Parlent-ils à des copains ou à une prostituée ?
Il y a dix ans, Eliab me traitait de nul avec mon bac + 5. Son père était agrégé de
mathématiques, sa mère avait une licence de français et lui était en échec scolaire depuis le
primaire. Son père, aveugle, était amené à la faculté par sa mère. Eliab, après de violentes
bagarres à l’atelier maçonnerie demanda à être guide de montagne ; avec un éducateur on
l’y accompagna. Je lui avais dit que son père avait dû beaucoup travailler. Eliab connaissait
tous les dealers de Nîmes et une cagoule sur le visage il rackettait les femmes, armé d’un
pistolet, après qu’elles aient retiré de l’argent dans un distribanque.
Actuellement, Yacine, après sa quatrième année de prise en charge, démarre sa
scolarité et sa demande de contrat « jeune majeur » est de rester à l’école. Il frappe moins ses
parents, aujourd’hui, tout de même.
Avec le ciel vide de Dieu fumeur de havane, d’idéologies, de références et de
prescriptions, les individus ont à se déterminer eux-mêmes singulièrement et collectivement.
Le désenchantement du monde aidant, on assiste à une liquidation collective du transfert
(enseignement – éducatif – sportif).
Nous n’avons plus d’équipe de rugby, moins de jeunes qui ambitionnent d’être
professionnels de football, alors que Nasser et Careme avec leur CAP et leur talent de
rugbymen avaient trouvé facilement du travail.
Le transfert portait sur des personnes, des blocs de savoir comme autorité de référence
qui les tenaient, les guidaient. On est aujourd’hui dans la gestion de pratiques quotidiennes.
Un cours ne s’installe jamais d’emblée et peut être perturbé à tout moment. Les jeunes
recherchent l’authentique, ce qui est, on va à l’objet où il nous choisit, on quitte la
représentation. On fonce sur l’autre, il nous défonce, se défonce et s’enfonce. Le sexe devient
besoin, faim, soif, selon leurs dires.
« Mon père, il a votre âge et il bouffe des gonzesses de 20 ans… » me dit Gaël.
David, présumant de son expulsion, amena à l’hôtel et au restaurant la plus jolie de nos
hôtes. Il avait juste oublié de payer la note.
Franck, quant à lui, stipule qu’il n’a pas violé avec ses copains une jeune fille parce
qu’il portait un préservatif.
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Alors que le rapport au monde du sujet et à lui-même n’est pas guidé par l’objet comme
dans l’instinct animal, on ne sait plus s’il n’en est pas ainsi dès lors. Le désir ne serait plus
alimenté et orienté avec des identifications sexuelles à peu près assurées. On quitterait la
métaphore langagière.
Matthieu était appelé ma queue par ses copains.
« On va parler en tête à tête Clément ! ». On va faire un tet », répond-il dans une colère
monstre qui ne s’arrêtera qu’au bout de 15 minutes. On serait dans une langue exacte où l’on
se réfère à l’objet précis, un mot, une chose, l’objet présentifié est célébré, on se regroupe
autour, peu d’équivoque, langage cru et direct. Je dois avouer que j’étais un spécialiste du
tête-à-tête à la pétanque et que faire un tet c’est quand la boule vient têter le cochonnet ; le
contrôle en analyse c’est sympathique.
La vie théologique, encore politique hier, des institutions est vidée de toute politique
aujourd’hui. On gère le quotidien. Ces jeunes semblent disposer d’un savoir instinctif et
institutionnel dont l’institution ne veut rien savoir.
Il y a vingt ans, je vous laisse imaginer la maxime du père Maxime qui a fondé l’école.
Il y a dix ans un directeur nommé Rey, avec ses courtisans, nous demandait d’être chacun un
père Maxime. Aujourd’hui, Le Mestre, le nouveau directeur nous demande de régler tous les
problèmes en leur parlant comme à des gosses et pense que la réussite aux examens est un
critère d’insertion et d’intégration.
Avec les objets dont ils disposent les crises psychologiques semblent évitées ; pas de
trajets complexes et douloureux malgré des vécus épouvantables. Tout provoque l’envie. Il
faut avoir et être dans l’égalitarisme le plus complet. « Il a eu ça ! Vous lui avez dit ça ! Il a eu
cette note… ! » Il faudrait tout négocier.
Freud a été entendu sur le caractère excessif des restrictions morales.
La réalité devenue virtuelle est toujours insatisfaisante. Ils ont peu d’envies sauf de
fumer, jouer, dormir.. Alors qu’ils s’ennuient, ils leur arrivent de constater que travailler c’est
mieux, le temps passe plus vite disent-ils. Ils sont des sujets devenus locataires de vie,
d’institutions de famille. Ils restent 6 mois, un an, 15 jours, sans bail, ils baillent. Pour accéder
à des satisfactions ils vivent avec des jouissances orificielles et instrumentales.
Emeric voit le non de David marqué sur le mur de la classe. Il travaille à Béziers, me
dit-il : « que fait-il ? Il deale.
Cette année, il m’a fallu cinq mois pour que des relations s’améliorent avec des jeunes
dans une classe. Je ne les ai pas notés sur le bulletin trimestriel pour enclencher des
réactions aussi de la part des éducateurs.
Yacine levait le majeur au ciel autrefois. Après une explication à la loyale, il vient
maintenant me dire : « bonjour monsieur, je ne vous taperai pas car vous êtes trop vieux et
vous iriez vous plaindre à la direction » Il a signé son contrat jeune majeur pou rester dans
l’institution et non pas pour un projet extérieur ; toutefois, il bat moins ses parents.
L’objet que la mère doit, le plus souvent, métaphoriser ne semble plus perdu pour que la
limite soit mise en place.. Ils ont peu souvent des copines. La jouissance sexuelle ne fait plus
borne. Le désir est remplacé par l’envie. Pas de référence à un idéal, tout dépend de l’image
du semblable de l’objet qu’il détiendrait, supposé convenir pour la jouissance.
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Pas de sexe symbol, ni Brigitte Bardot, ni Sharon Stone. Plus de cours au tableau. Je
note en oral quand ils se parlent à peu près bien et je tiens à leur disposition des cahiers et
des livres de niveaux différents pour les fois où ils acceptent le travail et je diminue leurs
notes quand ils ne s’investissent pas, tout en tenant compte de leur niveau.. Je privilégie le
travail régulier plutôt que la réussite aux contrôles qui les incitent à ne plus rester des élèves.
Le désir n’est pas organisé par un manque symbolique ; il n’est plus moteur social. Ils
sont dans des pensées et choix de même parcours chaotiques en zigzags et ruptures. Foyer –
famille – institution – CER – prison – quartier. Qui sont-ils ? qui sont ces mois exposés et
fragiles sans tonus ou alors explosifs qui ne sont plus garantis par une référence fixe assurée,
un nom propre.
Cédric, placé à l’âge d’un mois, vient tout juste aujourd’hui, à 18 ans, exprimer l’envie
d’un métier.
Nasser, alors que nous parlions de l’interprétation des rêves, m’avait dit : « ça pense
ailleurs » « Je sais qu’aujourd’hui mon père ne peut plus rien pour moi ».
Careme, que j’ai revu avec son épouse et leur enfant, m’avoua qu’il ne revoyait plus ses
parents qu’il trouvait racistes, de ne pas accepter son choix amoureux. Lui-même, quand il
était à l’école, était convoqué régulièrement au tribunal pur bagarres avec des xénophobes.
Lors d’un accrochage personnel, il accepta de me rembourser ma chemise déchirée. Cinq ans
après, il avait retenu mes mots : « tout dépend de toi, tu n’as pas fini de te battre si on te
provoque sur ta race quotidiennement ».
Les besoins sont sans cesse a être confirmés. La référence du moi n’est plus idéale mais
objectale. Sur deux heures de cours il faut stopper les bagarres, dire non le plus longtemps
possible à l’accès à l’ordinateur et à la vidéo qui permet encore quelques discussions et du
travail écrit sur des films.
Autrefois ils voulaient devenir professionnels de football ; aujourd’hui nous n’avons
même plus d’équipe de rugby.
L’objet, contrairement à l’idéal, pour être convaincu, demande d’être sans cesse
satisfait. Il faut insatisfaire les appétits d’objets insatisfaisants et cela sans arrêt). La carence
des identifications symboliques ne laisse pour recours aux sujets qu’une lutte incessante pour
conserver et renouveler des insignes que la dévaluation et le renouvellement ne cesse
d’accélérer.
Johnny me gagna un jour à la pétanque sur le score de treize à zéro, autrement dit, il
me fit baiser Fanny. A la lyonnaise, lors d’un championnat de France, il se fit remarquer par
ses exploits, mais il ne fut pas sélectionné dans l’équipe régionale, car trop bagarreur.
Aujourd’hui, j’ai été sollicité pour le suivi psychologique de futurs champions, qui bousculés
par des enseignants dans leur classe, arrivent aidés par leurs parents en portant plainte, à
changer de classer.
. Quand on les revoit après quelques années ils semblent avoir subitement pris de l’âge
de façon accélérée. Alors que pour le névrosé tout objet se présente sur fond d’absence ces
sujets ne l’abandonnerait plus ; ils seraient en dépendance. Les relations, les dires, sont figés
avec les autres.. Est exhibé ce qui est normalement masqué, réservé. D’emblée l’interlocuteur
est invité à la jouissance explicite.
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Clément me parlant de l’amie de son copain me dit et me mime ses fantasmes en classe.
Elle serait là comme présente, prête à être consommée. Il faut s’intercaler pour éviter les
bagarres. L’objet ne vaut pas par ce qu’il représente mais par ce qu’il est ; dès qu’il se révèle
défectueux, il sera dévalorisé et envoyé à la casse.
Saber, qui ne voulait rien savoir pour quitter ma classe où il ne devait pas être, voulut
me planter avec un tire-bouchon. Ce jour-là, j’avais manqué de bouteille. Il vint s’excuser.
David, lui, avait su s’arrêter malgré sa force colossale à mes altercations pour le
séparer d’une bagarre avec son meilleur ami.
Adam mit à la porte violemment , jeta des pierres à la fenêtre. Mon prénom étant JeanPierre !….
La drogue les guérirait de leur insatisfaction propre et de leur rapport au monde. Leur
confort se passerait du désir qui indique que ce n’est pas comme il faut. Pour eux, ça va en
fumant, en consommant. Le désir ne les tourmente pas et ne les oblige pas à travailler, à
peiner, à vivre.
« Hamine choisis ! Tu rentres ou tu sors de la classe ! ? ». Il entre avec la cigarette. Je
l’interpelle et il me répond : « Tu ne m’as pas dit de ne pas fumer dedans ! ».
Pas de souci du présent, de l’avenir privé et professionnel. Pas de dette symbolique,
d’échanges véritables, ni avec eux-mêmes, ni avec les autres. Leur monde est sans intérêt ni
idéaux ; il n’y a pas besoin de se donner les moyens dont ils disposent quelquefois. Peu de
subjectivation, responsabilisation, toujours victime. Il faudrait réparer tout ce qui manque
puisque c’est la collectivité qui l’aurait conçu, fabriqué.
Christian me vole une cassette vidéo ; je lui dis qu’il aura à me la rembourser, il me
répond qu’il s’en fout car il a de l’argent.
Franck, lui, attendra le moment opportun pour frapper à la tête un jeune avec qui il
s’était bagaré.
Il y a sept ans, des classes acceptaient des projets de fin d’année comme aller trois
jours à Barcelone , me laissant seul juge à décider s’ils avaient travaillé dans l’année.
Aujourd’hui, c’est : « je travaillerai tout à l’heure, demain, la semaine prochaine »
Le destin est dû à ce parcours, ces circonstances extérieures. Dans la violence les mots
ne sont plus efficaces, l’autre n’est pas reconnu de bonne foi ; ces paroles sont non vivantes, il
n’est pas sujet. On va de suite se plaindre au Directeur, parents, commissariat. Autrefois, il y
avait des explications rudes mais efficaces. C’est comme une guerre civile informelle, larvée.
Ils arrivent à trois autour de mon bureau et m’encerclent avec comme arme un balai et
des chaises. Je bouscule les deux premiers, l’un part en courant et l’autre me dit qu’il va
avertir son père du coup porté sur lui.
On perçoit au mieux le discrédit qui porte sur le père qui n’interdit pas le désir mais au
contraire le permet. Le symbolique n’est plus un tiers ; on réclame, on n’est plus soumis au
langage.
Ils entrent en classe et disent : « mets la télé ! », je réponds : « Non ! Je veux une heure
de boulot et après on verra
On serait les initiateurs de notre propre organisation. L’inégalité produisait altérité et
dissymétrie. Avec la ponction d’autorité en prenant la parole, l’autre cherchait à se faire
reconnaître.
Emeric, tout juste arrivé, me dit : « Tu me fais le test ! « . Je lui réponds :
« Normalement on vouvoie un professeur et c’est l’élève qui fait le test ».
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Aujourd’hui, les distances sont rompues ainsi que la répartition des rôles comme la
différence des sexes probablement. Substitution de l’image à la parole. Le symptôme était
structuré comme un langage. Leurs corps viennent sur nous et les autres comme si les
séquences langagières ne s’interposaient plus. Ils sont émancipés du symbolique.
« Nique ta mère », à l’ordinateur qui ne va pas assez vite. « Salope » à cette chaise qui
se trouve sur son chemin. Je leur dis : « Mon Dieu que la vie est difficile ».
Le silence de l’Autre les submerge de voix, sons et jouissances autistiques comme un
système hallucinatoire créé de toute pièce. Yacine dessine à l’ordinateur ; c’est très beau et je
le lui fais remarquer, je lui dis qu’il doit avoir des talents artistiques et que c’est sa féminité
qui s’exprime ; il me répond : « C’est pas ma main, c’est la souris » ; je lui demande : « Tu
sais ce que c’est une souris ? »
Aux styles de vie d’antan et leur seule jouissance particulière sauf cas exceptionnels, les
jouissances contemporaines diverses permettent d’explorer différentes situations, expériences
subjectives.
Ils n’ont plus de lieux où ils pourraient se tenir, se sentir chez eux, se savoir là où il
sont. Que leur dit l’avenir, il est muet. Ils vivent les impudeurs des vies privées affichées. Ils
sont sans abris subjectifs mis en place par le refoulement. L’identité n’est pas soutenue par
des identifications stables. Des débuts de transfert s’écroulent rapidement ; deuils et
séparations ne sont pas subjectivés.
Johnny, jeune gitan, perd son père géniteur et refuse alors de regarder la télé et de
s’amuser pendant quelques semaines. Quelques mois plus tard, sa mère quitte son père
adoptif et lui-même ne restera pas dans l’entreprise qui lui a offert un travail.
John, dit que sans travailler avec de l’argent gagné sans savoir où, il restera chez lui
devant la télé en fumant et en buvant, son père fait des aller retour en prison.
Le ternaire forclos les rapports sont duels, absence d’altérité, difficulté à passer par
l’autre, autoérotisme ; quelle voie pour trouver l’autre sexe. Le malaise serait géré de façon à
laisser croire que la perversion guérirait de la névrose ; on serait affranchi de la culpabilité.
Mais le sujet ne cherche pas le bien être mais l’enfer qui n’est pas les autres mais la
répétition, la réalisation de son fantasme ; comment appréhender le monde pour en jouir
pleinement. La prescription de sortir de cette NEP semble impossible. Les sujets vivent des
non comme des violences inouïes. Il faudrait fournir que des réponses adaptées, non
contrariantes, ni frustrantes.
Ana-Maria, jeune roumaine, retournera à la prostitution et une autre jeune fille
enceinte ira dans un camp de gitans.
Plus serfs de maîtres mais de jouissances, on fonctionne sans bornes au lieu de les
reconnaître comme nous définissant et nous délimitant. L’absence de l’autre les rend
manipulable ; ce après quoi nous courrions durant toute notre vie est dans la réalité. Les
adresses concernent des figures réelles et non plus transférentielles, les distances sont abolies.
Ce n’est plus du semblant mais du sang rouge.
Un soir, en ville, plusieurs jeunes recherchant des limites à l’extérieur, se sont affrontés
à une bande de gitans qui ont su ne pas répondre à leurs provocations.
Il y a quelques années, j’eus des explications de cow-boy avec deux frères et un grand
baraqué. Allongé sur un divan, je me souvins de ce qu’avait rencontré mon père en usine.
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Avec ces nouveaux jeunes, ces bleus qui ne laissent pas que des bleus à l’âme on peut
travailler à partir d’où ils en sont et ce n’est souvent pas selon un programme scolaire.
Enseigné par eux (en un seul mot) je suis devenu un autre éducateur scolaire.
Malheureusement il sont des gays savoirs sacrifiés.
Jean-Pierre BERNARD
Je dédie ce texte à mon prof de karaté, espagnol comme ma grand-mère qui, comme lui,
aimait la castagne et les castagnettes.
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