les usages politiques des notions de tribu et de nation au maroc

Transcription

les usages politiques des notions de tribu et de nation au maroc
Identity, Culture and Politics, Volume 1, Number 1, January 2000
LES USAGES POLITIQUES DES NOTIONS
DE TRIBU ET DE NATION AU MAROC
Hassan Rachik
A
u Maroc, pour s'identifier les gens peuvent se référer à la nation, à une tribu, à
une localité large qui regroupe plusieurs tribus, à un groupement linguistique
(berbère, arabe), à une religion (musulman, juif)... Nous nous proposons de
considérer dans leurs rapports avec la question de l'identité collective et dans une
perspective dynamique les usages politiques des notions de tribu (en arabe qabila, en
berbère taqbilt ou taqbicht), de nation (en arabe umma ou watan).
Nous présenterons brièvement les caractéristiques principales de l'identité tribale
traditionnelle. Nous montrerons brièvement aussi comment durant la période coloniale, la
référence à la tribu était bannie par les nationalistes au profit de notions et de symboles
référant à une idée plus abstraite et plus globale qu'est la nation. Cependant, cet essai
s’efforcera essentiellement d’étudier la manière dont des Marocains socialement situés
combinent actuellement leur loyauté à la tribu et à la nation. En d'autres termes, il est
intéressant de considérer l'usage politique qui est fait de l'identité tribale dans un contexte
où la loyauté la plus large est située au niveau de la nation.
La réponse à ses questions ne peut être générale. Nos propositions s'appuieront
principalement sur deux enquêtes de terrain. Nous étudierons deux conflits sociaux où
les notions de tribu, de nation, de citoyenneté... sont mobilisées, et nous essayerons de
montrer à travers l'étude de ces conflits que, pour les différents acteurs en conflit, la
hiérarchie des loyautés n'est pas toujours la même. En outre, nous montrerons que
l’usage de telle ou telle notion moderne ou traditionnelle dépend de la logique de la
situation politique définie essentiellement par la nature de l'enjeu et les stratégies des
acteurs en conflit.
Caractéristiques de l'identité tribale
Le nom commun, en tant que symbole d'identité, peut constituer un point de départ
dans l'étude de l'identité collective des groupements tribaux. Le nom par lequel un
35
Identity, Culture and Politics
homme ou une femme est identifié a souvent la même structure. Il est généralement
constitué de trois éléments : le nom personnel et le nom du père suivi du nom porté par
un groupe social. Cependant la caractéristique principale des noms personnels était leur
relativité, leur contenu dépendait du contexte social de leur utilisation. Dans le village,
le nom personnel suivi de celui du père peut être approprié. Dans une assemblée tribale
large, dans un marché ou en ville, le nom doit inclure le nom du clan (sous-groupement
tribal constitué souvent d'un ensemble de villages). Si le clan est suffisamment petit
pour être connu à l'extérieur, les personnes porteront le nom du groupement le plus
large, la tribu, ou la confédération de tribus. (Gellner, 1969, 36-37, Geertz, 1979, 14250; 1986, 83-88 ). Pour résumer, une personne ne porte pas un nom unique et définitif,
mais dispose d'un stock de noms, dont la richesse dépend de la complexité des
groupements auxquels il appartient, et dont l'utilisation repose sur le contexte social.
L'identité tribale est relative et contextuelle, mais elle ne sert pas seulement à
identifier les individus par le biais des groupements auxquels ils appartiennent. Elle
n'est pas seulement utilisée (comme c'est le cas souvent en milieu urbain) comme un
système de classification des personnes et des groupes. Elle est essentiellement un
ensemble de principes et de règles selon lesquels des statuts et des rôles politiques sont
définis et attribués.
En milieu rural, une personne appartient souvent à plusieurs groupes emboîtés (par
exemple, le lignage, le village, la tribu). Chaque niveau de groupement correspond à
l'appropriation de biens communs et la défense d'intérêts communs. Les membres d'un
village possédent une mosquée, des équipements hydrauliques (bassins d'eaux, canaux
d'irrigation... ). Les membres d'un clan, un groupe de villages, défendent des parcours
pastoraux... Les droits et obligations liés à ces biens collectifs sont définis en fonction
de l'appartenance aux groupements concernés. Appartenir à un groupe, porter ou
revendiquer son identité, implique des droits (accès aux biens collectifs, les
équipements hydrauliques, les parcours) et des obligations politiques (participation dans
le financement et la gestion de ces biens).
Parmi les groupements tribaux, les biens collectifs constituent le centre de
l'organisation sociale et politique. La résidence dans un village, par exemple, n'implique
pas nécessairement l'accès à ces biens. Seules les personnes identifiées en termes
politiques comme appartenant à ce village ont le droit et le privilège d'exploiter ces
biens.
Il faudrait noter que l'identité tribale a un fondement politique (et, faut-il le répéter,
non biologique, appartenance à un ancêtre commun) et de ce fait, elle n'est pas
36
Les Usages Politiques des Notions
immuable. Suivant les contextes, on peut l'acquérir comme on peut la perdre. C'est le
statut de l'étranger qui illustre clairement le caractère et le contenu politique de l'identité
tribale. Il existe maint processus par lesquels un étranger intègre le groupe hôte.
Lorsque le réfugié est accepté par son protecteur, il ne peut pas porter
immédiatement le nom du groupe hôte. Les règles de l'adoption et de l'assimilation des
étrangers sont différentes et dépendent à la fois de l'ouverture du groupe, de sa taille et
du statut social de l'étranger. Il arrive que le premier immigrant n'ait pas accès à
l'identité du groupe hôte, mais que ses descendants deviennent progressivement des
membres du groupe.
Dans tous les cas, intégrer un groupe, porter son nom est un processus politique.
Un étranger peut venir d'une tribu voisine, parler la même langue, partager la même
culture que le groupe hôte, mais cela reste insuffisant pour l’intégrer car le contenu de
l'identité est politique. Ce qui est crucial, c'est moins les attributs culturels ou
linguistiques que le statut social et le réseau social que l’étranger peut mobiliser pour
intégrer le groupe hôte (protecteurs, amis, parents). (Rachik, 1992, 144-47)
Le changement d'identité ne concerne pas seulement les individus, il peut se
produire également au niveau collectif. Plusieurs études ont montré que l'identité est
contingente et qu'elle est politiquement manipulable. Deux situations majeures peuvent
être mentionnées, le cas où un groupe dominant impose son nom à un groupe dominé et
le cas où l'identité est manipulée par un groupe afin de trouver des groupes alliés.
(Rosen, 1979, 53-57)
Le temps de la nation
Durant le protectorat (notamment à partir des années 1930), le mot et la notion de
"watan" qui signifie patrie devait s'affirmer d'abord par la négation des entités locales et
autonomes telles que la tribu ou la confrérie. Il va sans dire que cette période a favorisé
sinon l'émergence, du moins le renforcement de l'identité nationale. L'élite nationaliste
devait mobiliser les marocains sur une base nationale faisant appel à des idées telles que
la communauté de destin, la liberté et l'indépendance. La tâche des nationalistes fut
facilitée par la politique berbère coloniale fondée sur le postulat que les Berbères étaient
supérieurs aux Arabes. (Landau, in Bidwell, 60; Ajeron, 1973). Le résultat principal de
cette politique berbère fut le Dahir berbère qui visait à soustraire des communautés
berbères du droit musulman et les soumettre à des coutumes locales. Ce qui nous
intéresse ici, c'est que le Dahir berbère a donné aux nationalistes une opportunité de
renforcer une unité des Marocains fondée sur la religion et non sur la langue. Comme l'a
37
Identity, Culture and Politics
précisé le leader nationaliste Allal al-Fassi, "le dahir berbère nous a fourni une cible
concrète d'attaque" (Bidwell, 1973, 275-76).
La politique coloniale de renforcement des frontières tribales, de gouvernement
traditionnel, des seigneurs locaux et des particularismes linguistiques et religieuses a
objectivement instauré le fondement politique de l'identité nationale. Les nationalistes
ont créé peu après (1934) le Bloc d'action nationale, le premier groupement politique, à
notre connaissance, à s'identifier en tant que groupement politique National (watani).
Ils ont ouvertement combattu les identités locales et tribales. La référence à la tribu et à
la confrérie était bannie (al Fassi, 21-24, 51-55).
La division de l'élite nationaliste constitue un autre aspect de la question. La
communauté de destin et le désir de l'indépendance sont insuffisants. Pour résoudre les
questions liées à la compétition politique entre les différentes tendances, les
nationalistes ont trouvé dans l’épopée de Muhammed V, Sultan du Maroc de l’époque
un symbole unifiant. Sa déposition et son exil en 1953 ainsi que son retour triomphal
ont contribué à faire du trône le symbole (ramz) du pays et de la nation. (Geertz, 1968,
74-82, 127-129)
Le temps de la tribu est-il révolu?
Les nationalistes ont développé un nouveau sens de l'appartenance, de l'identité
non seulement en accordant leur loyauté à la patrie et à la nation mais en plus en
dévaluant et en bannissant les loyautés locales. Mais "faire l'Italie n'est pas faire les
italiens". Les identités étouffées en quelques sorte pendant la lutte pour l'indépendance,
se sont exprimées et des fois de façon violente juste après l'indépendance (Gellner,
1973). Ces rebellions posent le problème du conflit et des hiérarchies des loyautés et
des identités. Pour avoir une idée de l'usage politique de la tribu dans un contexte
politique où la loyauté la plus large doit se faire à l'égard de la nation, nous allons
considérer deux conflits sociaux.
Membres de tribus et citoyens
Le premier conflit a eu lieu au début des années 1980. Pour bien le comprendre, il
est nécessaire de connaître l’organisation des deux tribus en conflit, à savoir Aït
Belqacem et Aït Wahai. Pendant la période pré-coloniale, elles constituaient, avec une
tribu voisine celle de Aït Abbou, une sous-confédération tribale appellé Aït Zekri,
appartenant à la confédération Zemmour (région de Rabat). Les tribus Aït Zekri
constituaient un groupement politique scellé par un pacte d'alliance militaire (dit
38
Les Usages Politiques des Notions
localement, khawa, mot arabe qui signifie fraternité). Elles étaient aussi
traditionnellement reconnues par le pouvoir central comme formant une unité politique
et fiscale (rba', le quart). En effet, pour faciliter la collecte et la répartition, la
confédération était divisée en cinq "cinquièmes" (khoms), et chaque cinquième était
subdivisé à son tour en "quarts" (rba'). Pendant la période coloniale, l'administration a
maintenu pendant longtemps l'unité et les limites traditionnelles des Aït Zekri. Jusqu'à
la fin des années 1940, plusieurs structures administratives et judiciaires groupaient les
trois tribus sous le nom traditionnel des Aït Zekri.
En 1959, trois années après l'indépendance, la collectivité Aït Zekri fut divisée en
deuxcommunes rurales, l'une appelée Kemis Sidi Yahya (en référence à un souk
hebdomadaire quise tient aux environs du fief d'un saint local du nom de Sidi yahya),
groupait les deux tribus en conflit et l'autre dite Sidi Allal Lamsedder (nom d'un saint
local) correspondait à la tribu Aït Abbou.
Sur le plan juridique, la commune est une collectivité territoriale de droit public
dotée de la personnalité morale et de l'autonomie financière. C'est une collectivité
décentralisée dont le conseil est élu au suffrage universel. L'administration centrale,
encore influencée par les idées nationalistes et dominée par des membres ou des
sympathisants des partis issus du mouvement national, a essayé d'établir un découpage
administratif qui ne recouperait pas les frontières tribales. Même lorsque cela est
impossible, les commune rurales ne devaient pas porter les noms des tribus auxquelles
elles correspondaient. Ce rappel permet de comprendre que les groupes en conflit
avaient plusieurs éléments en commun: un nom, des intérêts, un passé et des
institutions.
Quelle est la nature du conflit? Depuis au moins 1979, les représentants de la tribu
Aït Belqacem ont commencé à contester le découpage administratif qui les réunit dans
une même commune que la tribu voisine. Une demande de retrait des Aït Belqacem de
la commune rurale a été inscrite par des conseillers communaux à l'ordre du jour d'une
séance du conseil communal, mais elle en a été rapidement retirée sur ordre du
Gouverneur de la province (qui juridiquement exerce une tutelle sur les collectivités
locales). En 1981, les leaders de la tribu Ait Belqacem ont dépassé l'échelle locale en
adressant une lettre au Ministre de l'intérieur. L'objet de la lettre était claire, "la création
d'une commune rurale propre" à la tribu Aït Belqacem. Les rédacteurs de la lettre ont
demandé à ce que la commune rurale épouse les limites tribales traditionnelles. Les
raisons avancées étaient politiques, leur intégration dans une même commune que la
tribu voisine ne sert pas l'intérêt de leur tribu. Comme les membres de la tribu voisine
sont majoritaires au niveau du conseil communal, tous les équipements créés dans le
39
Identity, Culture and Politics
cadre de la commune, à savoir le marché, le dispensaire, l'école, sont construits dans le
territoire de leur tribu: "Le découpage électoral qui a eu lieu en 1959 n'a pas été effectué
dans notre intérêt car il nous a subordonné à une commune lointaine à savoir la
commune de Khemis Sidi Yahya qui comprend également la tribu Ait Wahi [... ]. Les
recettes de notre tribu, celles du souk Sebt Ait Belqacem, de la forêt et des mines
situées dans notre tribu sont mises au profit de la tribu Aït wahi puisque tous les
services vitaux sont construits chez eux ". La commune rurale n'est pas conçue comme
un espace politique homogène occupé par des citoyens interchangeables. L'allégeance à
la tribu l'emporte, la commune est ainsi réduite à une scène où s’affrontent les notables
des deux tribus.
L'un des principaux arguments souligné par les rédacteurs de la lettre est
l'éloignement des services publics. Or cet argument est relatif car le siège de la
commune et les équipements communaux sont construits aux limites communes des
deux tribus. De ce fait les douars (qu'on peut traduire par village) Aït Belqacem (au
moins deux douars) situés près du siège auraient intérêt à rester dans l'ancienne
commune. Ils seraient même désavantagés par la création de la nouvelle commune dont
le siège serait au centre, près du marché hebdomadaire, et dont les services seraient
encore plus distants. En tout cas, les leaders de ces douars ont préféré être éloignés des
services publics de leur propre tribu plutôt que d'être proches de ceux de la tribu
voisine.
La lettre fut signée par vingt représentants de la tribu à raison de deux par douars,
mais dans notre cas les habitations sont dispersées, un douar comprend en moyenne 80
foyers. Le douar étant l'unité intermédiaire entre les foyers et la tribu. Il faudra noter
que ni le village, ni la tribu n'ont une personnalité juridique. Ce sont des groupements
traditionnels de fait. Les vingt représentants ont fonctionné à l'instar d'une assemblée
traditionnelle tribale (jmaa), qui était et qui reste une assemblée informelle, politique de
facto.
Comment interpréter le recours à des symboles (le nom commun Belqacem) et à
des structures traditionnelles (douar, tribu, jmaa) pour revendiquer des institutions
modernes, la commune rurale, l'école, le dispensaire, etc.? Les classifications dualistes
telles que moderne / traditionnel, soulèvent des problèmes plus qu'elles n'en résolvent.
Les leaders ne sont ni modernes ni traditionnels et on ne peut résoudre la question en
disant qu'ils sont les deux à la fois. Des concepts tels que réinterprétation ou
traditionalisation sont purement descriptifs. On avance peu en débouchant sur des
propositions telles que les intéressés réinterprètent la commune rurale en lui assignant
des significations anciennes et des fonctions tribales ou qu'ils réinterprètent la tribu et
40
Les Usages Politiques des Notions
ses symboles en leur attribuant des significations et des fonctions nouvelles:
"L'institution communale n'est pas rejetée par les Aït Belqacem, mais n'est pas non plus
assimilée au sens défini par la loi. Elle est réinterprétée à partir d'un fonds traditionnel.
Chez les Aït Belqacem, la commune ne peut être réduite à une collectivité territoriale,
elle doit être fondée sur des principes traditionnels qui mettent en valeur le groupement
humain." (Rachik, 1988, 70)
Nous nous proposons de dépasser ce genre d'interprétation (que j'avais adoptée il y
a quelques années) parce qu’il renferme les idées dans une logique qui ne prend pas en
compte les processus socio-politiques. La culture politique locale (identité et valeurs
tribales en l'occurrence), ne peut être séparée des processus concrets qui les impliquent,
ni des structures tribales et du contexte global dans le cadre desquels des acteurs
(leaders et clientèles) agissent en fonctions d'intérêts actuels. On peut analyser un
processus concret ( ... réunions et délibérations au niveau des villages, choix de deux
notables par village, réunion des notables à l'échelle tribal, ... rédaction de la lettre ... )
en différentes dimensions, culturelle et politique. Mais, le plus important est de savoir
en fin de compte comment des acteurs mobilisent des idées et des valeurs dans des
processus politiques. Nous suppons que lorsque les symboles d'identité collective sont
engagés dans une action collective, il faudrait les interpréter et les expliquer en fonction
de la logique de la situation politique (la démarche ne peut être la même lorsque des
symboles traditionnels sont individuellement mobilisés pour des raisons rituelles ou
esthétiques, Rachik, 1997).
La caractéristique principale de cette situation est que les leaders doivent mobiliser
les membres, de la tribu (ici ils utilisent un langage basé sur des notions locales). En
même temps ils doivent convaincre l'administration (ici ils emploient un langage
moderne). D'une part, au niveau local on recourt aux modes de mobilisation
traditionnels, d'autre part, pour que la revendication soit acceptée, l'argumentation des
leaders doit paraître moins tribale et plus moderne. C'est ainsi que les leaders, non
seulement revendiquent des institutions modernes, mais utilisent des symboles d'identité
nationale. La lettre fut écrite (ou du moins est supposée avoir été écrite) le 3 mars qui
est une date hautement symbolique car coincidant avec la fête du Trône. Ce faisant, les
leaders montrent que la loyauté à la tribu ne contredit pas celle orientée à l'égard de
l'Etat et de la nation. Les intéressés utilisent simultanément des idées locales et
nationales car la situation politique dans le cadre de laquelle ils sont engagés implique
deux types de loyauté, deux types de culture politique.
Une situation où on est orienté vers des problèmes de politique locale dont la
résolution implique une orientation à l'égard du système politique en général (ministère
41
Identity, Culture and Politics
de l'intérieur, souverain du pays) ne peut déboucher que sur une action collective qui
prend en compte les exigences des deux modes d'orientation. Ce qui, en se limitant aux
idées et aux symboles, paraît hétérogène voire paradoxal (recours à des idées modernes
et traditionnelles, endogène et exogène) devient compréhensible si on le rapproche à la
situation politique dans lequel il estimpliqué.
Au début des années 1990, les leaders ont eu gain de cause. Leur commune rurale
fut créée. Et qui plus est, elle porte le nom commun de la tribu Belqacem. Un seul nom
pour deux institutions: la nouvelle commune et l'ancienne tribu. Et comme la tribu ne
constitue pas une personne morale, du point de vue du droit positif, la commune est
employée pour donner une base juridique à une structure tribale qu'on croyait à jamais
éteinte ou du moins agonisante. On aurait crié au scandale et jugé réactionnaire et antinationaliste cette isométrie entre la commune et la tribu si cela s'était produit dans les
années qui ont suivi l'Indépendance. On dirait que la référence à la tribu ne gène plus
les jeunes fonctionnaires du ministère de l'intérieur.
Membres de tribus ou citoyens?
En 1985, alors que j'étais consultant dans un projet de développement pastoral et
d'aménagement des parcours, j'ai été témoin d'un conflit social au sein d'une même tribu
(Aït Arta de Guigou, Moyen Atlas). Dans ce projet, le problème majeur, qui s’était posé
aux instances administratives avait trait à la définition des ayant droits c'est-à-dire les
membres de la tribu qui ont le droit d'exploiter les parcours collectifs. Pour répondre à
cette question Mohamed Tozy et moi même avons commencé à identifier et à décrire
les notions locales à travers lesquelles l'ayant droit est déterminé (Tozy 1989, 88-91).
Selon la majorité des leaders et des informateurs, tout membre de la tribu est un ayant
droit, et est membre de la tribu toute personne dont les ancêtres sont originaires de la
tribu ou dont les ancêtres ont défendu le territoire tribal durant la période dite "temps de
la poudre" (zmane Ibaroud) c'est-à-dire la période pré-coloniale (avant 1912). On dit
par exemple, "ceux qui ont acheté la terre par le sang", (Ili chraw lablad b-ddam) "ceux
qui ont donné, tiré, des balles," (Ili 'taw lqourtas)
Ainsi, avons nous trois catégories de chef de foyers: a) l'originaire (dit asli; ou
ahrar qui 'signifie hommes libres, b) les anciens, les descendants d'étrangers (barrani)
qui ont défendu la tribu dans le passé, c) les étrangers (barrani), les descendants
d'étrangers qui ont immigré après la colonisation. C'est ainsi que nous pouvons trouver
des résidents dont les parents sont nés dans la tribu et qui sont encore considérés
comme des étrangers. Seuls les chefs de foyer appartenant aux deux premières
42
Les Usages Politiques des Notions
catégories ont le droit d'exploiter les parcours et d'autres biens collectifs. Ceci en droit,
car en fait les étrangers possèdent aussi des troupeaux qu'ils conduisent dans les
parcours de la tribu.
La discrimination est essentiellement politique. Le statut de l'étranger est défini sur
le plan de la gestion politique des biens communs. Exposons brièvement son statut par
rapport à l'organisation sociale de trois biens centraux de la vie politique locale: la
mosquée, bien collectif par excellence en milieu rural marocain, les parcours et l'eau
d'irrigation.
Chaque village dispose d'une mosquée qu'il gère et finance. La part la plus
importante du financement est constituée par le contrat (chart) passé avec le maître
d'école (taleb, fqih). Chaque villageois est contraint de s'acquitter de cette obligation
contractuelle. En plus des quotes parts (en numéraire ou en nature) destinés au maître
d'école, les membres du village contribuent à la constitution du troupeau de la mosquée.
Celui-ci est confié à un berger qui a droit annuellement au tiers du croît. Le reste est
vendu et sert à l'entretien de la mosquée. Cette seconde obligation n'incombe pas aux
individus mais aux lignages ('dam). Chaque lignage, à travers ses grands éleveurs,
donne annuellement un nombre de têtes proportionnel à la taille de ses troupeaux.
Pendant trois ans (1983-85), à cause de la sécheresse, les grands éleveurs ont préféré
donner de l'argent. Le troupeau n'était constitué en 1985 que d'une cinquantaine de
têtes.
L'assemblée du village dispose de plusieurs moyens pour contraindre les
récalcitrants éventuels. Elle peut les obliger à payer une amende, les traduire devant un
juge communal, les mettre en quarantaine (douar Ait Youssef, fraction Aït Mhammed).
Les étrangers qui, en tant que musulmans, peuvent utiliser la mosquée, sont exclus
de sa gestion. Lorsque nous avons demandé à nos informateurs comment ils peuvent
empêcher un étranger ayant payé sa quote part au maître d'école, la réponse était claire:
"[Personne ne l'empêchera mais] son acte relèvera de la charité (sadaqa) et non du
contrat (chart)". Là aussi l'exclusion est subtile, à l'éventuel acte de l'étranger, on
applique une notion religieuse et non politique. En outre, celui qui donne le chart n'a
pas le droit de le soustraire de la dîme canonique "'achour" dont chaque agriculteur
doit, selon la loi musulmane, s'acquitter annuellement. Le chart est donc une catégorie
juridico-politique qui doit être distinguée des catégories religieuses telles que l'aumône
et la dime. Même lorsque certains douars (comme le douar Aït Youssef) permettent aux
étrangers de participer à l'entretien de la mosquée, l'assemblée précise que c'est
43
Identity, Culture and Politics
facultatif. En cas de défection, l'assemblée ne peut les contraindre. " L'originaire est
obligé, l'étranger a le choix (aousli mlezzem, Ibarrani mkheyyer).
Les étrangers sont aussi exclus de la gestion des parcours. L'institution liée à la
gestion des parcours est le nayb (représentant). Chaque village choisit un représentant
qui s'occupe à la fois de la gestion des parcours et des rapports avec l'administration
publique. Les étrangers ne peuvent ni postuler au statut de nayb, ni participer à sa
cooptation. La gestion des parcours dans cette région du Maroc (Moyen Atlas) est assez
complexe. Plusieurs décisions doivent être prises régulièrement. Il faut fixer la date de
la mise en défense et les parcours concernés, les sanctions (saisie du troupeau, montant
de l'amende par tête), les gardiens qui assurent le respect des mesures prises. Il faut
aussi déterminer le taille du troupeau maximum à prendre en association avec un
éleveur étranger à la tribu. Un éleveur qui ne doit pas prendre d'un étranger plus de trois
cent têtes. Un berger étranger ne doit pas posséder sur le territoire tribal plus de
cinquante têtes. Ce qui nous intéresse ici c'est que les étrangers sont exclus de ces
assemblées (jma'a) qui décident de la gestion de parcours. Par ailleurs, un étranger
(excepté chez la fraction des Aït Mhamed où l'eau est abondante) peut acheter la terre
mais jamais l'eau d'irrigation considérée comme une chose collective. On dit "qu' il
achète la terre en comptant sur la pluie" (kayechri Iblad lechta). En plus de la pluie,
l'étranger doit compter sur la générosité d'un voisin, d'un patron appelé dans ce contexte
saheb (ami) pour pouvoir irriguer sa parcelle. Souvent l'étranger sacrifie une bête
devant le seuil de la maison de son futur “ami” qui est supposé être “lié”(en berbère
immouttel) par le sacrifice. L'étranger ne participe ni à la cooptation des aiguadiers (au
niveau de la fraction, Chikh Ima, ou du douar, Mqadem Ima) ni aux assemblées
concernant les équipements hydrauliques.
Cependant, les parcours, comme la mosquée et l'eau d'irrigation, peuvent être
utilisés par les étrangers. Avant l'introduction du projet du développement pastoral, la
distinction entre originaire et allogène n'avait pas de répercussions objectives quant à
l'exploitation des parcours. Tous conduisaient leurs troupeaux dans les parcours
collectifs sans restriction aucune. Avec le nouveau projet, ce est qui en jeu c'est la
reconnaissance officielle de l'ayant droit. Ce qui n'est pas admis par les leaders qui
représentent les originaires de la tribu, c'est de consacrer juridiquement une pratique
informelle et d'interpréter la “générosité” ('Ikir') de la tribu à l'égard des étrangers
comme un droit d'accès aux biens collectifs.
Les limites tribales explicites, que tracent les notions de "l'originaire", de "l'ancien",
sont celles qui ont existé avant le protectorat (1912). Dans ce contexte, les notions de
l'identité tribale sont “hyper-traditionnelles”. La raison de cet attachement à une définition
44
Les Usages Politiques des Notions
ancienne de la tribu ne réside pas dans un prétendu traditionalisme des leaders et des
membres de la tribu, elle ne peut être expliquée en collant aux faits la formule magique de
résistance au changement. Cet attachement est plutôt le résultat d'une évaluation des
conséquences de l'éventuelle utilisation d'une définition large de la tribu. La conséquence
inévitable est une compétition ouverte et dure entre les originaires et les immigrants qui
disposeraient aussi d'un document officiel leur permettant d'utiliser directement les
parcours sans passer par la générosité de la tribu. L'adoption de l'ancienne définition de la
tribu prévient le changement des rapports de force en faveur des étrangers.
Donnons la parole maintenant aux étrangers et considérons leur réaction à la
définition de l'identité tribale qui les exclut du droit aux parcours. Dans le passé, un
étranger était un étranger et devait être reconnaissant à ses hôtes. On aurait observé la
même résignation si la question était interne à la tribu et si l'administration (ministère de
l'intérieur et ministère de l'agriculture) n'était pas impliquée. Ces ministères ont
contribué à affecter, sans le vouloir, les rapports de force en faveur des étrangers.
Par la seule présence des fonctionnaires qui représentent l'administration centrale,
la question de la définition de l'ayant droit n'est plus une question locale. Les étrangers
ont trouvé dans leur présence une opportunité qui les libère de la scène tribale. Ils n'ont
pas cessé de revendiquer devant les délégations des fonctionnaires et devant nous qu'ils
étaient des citoyens (muwatin, pl. muwatinin, mot qui dérive de watan, patrie). Pour les
discréditer, ils considèrent les notions de tribu et d'étranger comme des notions
coloniales. En tant que citoyens, les étrangers exigent que tous les marocains jouissent
des mêmes droits abstraction faite de leurs origines tribales. Ici encore, l'étranger
n'utilise pas des notions modernes de nation et de citoyenneté parce qu'il est moderniste.
Disposant des informations sur l'enjeu du conflit, les acteurs (originaires, anciens,
étrangers, et administration) et leurs intérêts, nous pouvons expliquer le rejet de
l'identité tribale et l'adoption de notions modernes davantage par la logique de la
situation politique que par des dispositions que les étrangers auraient acquis à travers
leurs expériences individuelles. Plus simplement, les étrangers paraissent modernistes
car les notions d'identité tribale ne les arrangent pas. Inversement, si les membres de la
tribu refusent, dans ce contexte, les notions de citoyenneté, c'est davantage par
attachement à leurs intérêts qu'à la tradition.
Nous espérons que la logique de la situation du conflit telle que nous l'avons
brièvement décrite explique pourquoi les différentes définitions de loyauté et d'identité
sont en compétition. Dans les deux cas étudiés, nous pensons qu'il est sage d'approcher
l'identité non pas comme une catégorie ayant un contenu fixe, mais plutôt comme un
45
Identity, Culture and Politics
ensemble d'alternatives politiques. Ces alternatives sont influencées par la logique de la
situation politique dont la revendication de telle ou telle identité n'est qu'un élément.
C'est, dans le cas d'action collective et de conflits sociaux, l'analyse de la situation
politique (enjeux, stratégies des acteurs, contexte politique..) qui peut expliquer
pourquoi telles notions et tels symboles d'identité collective sont choisis ou rejetés et
quels nouveaux contenus ils acquièrent. Mais l’on ne peut pas dire que la culture n'offre
qu'un contexte à l'action politique, comme le soutient Geertz, les éléments culturels
sélectionnés sont également déterminants dans l'action et la mobilisation politiques.
Sans la référence aux idées de tribu, du passé et du nom commun, la mobilisation des
leaders, dans les deux cas étudiés, serait nulle. Comment éliminer son concurrent sinon
en invoquant la notion de tribu ? Sans la référence aux idées de citoyenneté et de nation,
comment les étrangers auraient pu contester les idées, à leurs yeux obsolètes, de tribu et
d'étranger?
The author is now based in Morocco.
46
Les Usages Politiques des Notions
Références:
AJERON, Charles-Robert, " La politique berbère du Protectorat marocain de 1913 à
1934 ", dans Ajeron Charles Robert, Politiques coloniales au Maghreb. Paris, PUF,
1973, 109-148.
BIDWELL, Robin, Morocco under Colonial Rule, London, Frank Cass, 1973.
AL-FASSI, Allal, Al-naqd al-dhati (L'autocritique). Rabat, 1979.
GELLNER, Ernest, Saints of the Atlas. Chicago, The University of Chicago Press, 1969.
GELLNER, Emest, " Patterns of Rural Rebellion in Morocco During the Early Years of
Independence ", In Gellener E., and Micaud, G ; (ed.), Arabs and Berbers, From Tribe
to Nation in North Africa, 1973.
GEERTZ, Clifford, Islam Observed, Religious Development in Morocco and Indonesia.
Chicago, The University of Chicago Press, 1968.
GEERTZ, Clifford, Local Knowledge,
Anthropology.New York, Basic Books, 1983.
Further
Essays
in
Interpretative
GEERTZ C., " Suq : the Bazar Economy in Sefrou", in GEERTZ C., GEERTZ H., ROSEN
L., Meaning and Order in Morrocan Society: three essays in cultural analysis".
Cambridge, Cambridge University Press, 1979.
RACHIK, Hassan, " Structures traditionnelles et changement social. Les représentations
collectives de la tribu et de la commune dans une tribu Zemmour ", in Collectif, Culture
et mutations sociales. Rabat, Editions Okad, 1988.
RACHIK, Hassan, Le sultan des autres, Rituel et politique dans le Haut Atlas,
Casablanca, Afrique Orient, 1992.
RACHIK, Hassan, " Roumi et beldi, Réflexions sur la perception de l'occidental à travers
une dichotomie locale ", Egypte/Monde arabe n' 30-31, 1997.
ROSEN, Lawrence, 'Social Identity and points of Attachment: Approaches to Social
Organization, in Geertz,C. Geertz,H., Rosen, L., "Meaning and Order in Moroccan
Society : Three Essays in Cultural Analysis", Cambridge University press, 1979, 19-22.
TOZY, Mohamed, " Quelques cas de production "indigène" de droit ", in Collectif, Droit
et environnement social au Maghreb, Paris, CNRS, 1989.
47

Documents pareils