Entre l`être et l`avoir, entre l`entrepreneur et son patrimoine, des
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Entre l`être et l`avoir, entre l`entrepreneur et son patrimoine, des
________ Le patrimoine fiscal d’affectation de l’entrepreneur individuel Entre l’être et l’avoir, entre l’entrepreneur et son patrimoine, des relations juridiques ont été tissées par le droit. La teneur de la relation entre la personne et les biens a été largement débattue par la doctrine. AUBRY et RAU1, les fondateurs de la conception classique du patrimoine, ont analysé le patrimoine comme une simple émanation de la personnalité juridique : toute personne a un patrimoine, mais un seul patrimoine. De l’unité de la personnalité juridique, les partisans de cette conception classique ont dégagé le principe de l’unité ou de l’indivisibilité du patrimoine. L’interdiction de la scission du patrimoine en plusieurs masses distinctes a fait l’objet de plusieurs réserves par la doctrine contemporaine. Partant de l’observation de la vie des affaires dans laquelle une même personne peut avoir des secteurs d’activité différents, certains auteurs dont notamment GENY, GAZIN, STARCK, ROLAND et BOYER2 ont baptisé une nouvelle conception du patrimoine dite « théorie du patrimoine d’affectation » qui reconnaît à une même personne juridique la possibilité d’avoir en plus de son patrimoine personnel un patrimoine à destination spécifique dit patrimoine d’affectation3. La nouvelle conception du patrimoine n’a été accueillie par le droit positif que de manière exceptionnelle. En effet, à l’exception du droit allemand où la théorie du patrimoine d’affectation a été pleinement consacrée4, la majorité des systèmes juridiques restent rattachés à la conception traditionnelle du patrimoine. En droit tunisien, étant donné que l’article 192 du CDR prévoit que « les biens du débiteur sont le gage commun de ses créanciers », il sera interdit à toute personne juridique d’affecter une partie de ses avoirs dans un patrimoine séparé afin de les faire échapper à l’emprise de ses créanciers. La formule suivant laquelle « toute personne n’a qu’un seul patrimoine » empêche qu’une même personne puisse diviser son patrimoine en un « patrimoine personnel » et un patrimoine d’affectation spéciale. Tout au plus, l’entrepreneur qui souhaite isoler une partie de ses avoirs devra en faire apport à une 1 2 3 4 Jacques GHESTIN, Gilles GOUBEAUX et Muriel FABRE-MAGNAN « Traité de droit civil. Introduction générale », LGDJ / DELTA, Paris, 1995, p. 158. Idem. Jean-Louis BERGEL, Marc BRUSCHI et Sylvie CIMAMONTI « Traité de droit civil », LGDJ / DELTA, Paris, 2000, p. 4. Idem. 41 ________ Le patrimoine fiscal d’affectation de l’entrepreneur individuel personne morale. La création d’un être moral distinct, malgré « la dose évidente d’hypocrisie » 5 qu’elle comporte, permettra à l’entrepreneur de faire échapper une partie de ses avoirs à l’emprise de ses créanciers personnels tout en maintenant sauf le principe civiliste de l’unicité du patrimoine. Les biens apportés à l’être moral ne relèvent plus du patrimoine de l’entrepreneur qui n’a lui même qu’un seul patrimoine composé par les biens non apportés à la personne morale. Pourtant, la règle de l’unicité et de l’indivisibilité du patrimoine ne constitue pas une règle absolue. Le législateur a en effet admis à maintes reprises la possibilité pour l’entrepreneur individuel de constituer un patrimoine d’affectation spéciale distinct de son patrimoine général et personnel. Cette admission « exceptionnelle » 6 du patrimoine d’affectation est tantôt explicite, notamment en matière du droit de commerce maritime qui dédouble le patrimoine de l’armateur en « un patrimoine de terre » et « un patrimoine de mer »7, tantôt implicite notamment en droit fiscal. L’examen des dispositions régissant l’impôt sur le revenu des personnes physiques permet de constater l’existence d’un dédoublement du patrimoine de l’entrepreneur individuel. Le régime fiscal réservé aux biens affectés à une activité professionnelle est totalement différent de celui appliqué aux biens non affectés à cette activité. Cette dualité du régime fiscal de l’entrepreneur individuel selon que ses biens relèvent ou non de son activité professionnelle témoigne de l’existence d’une tendance législative vers la consécration du patrimoine d’affectation en droit fiscal tunisien (première partie). Cette tendance reste néanmoins entourée d’incertitudes, voire d’incohérences. La distinction entre le patrimoine personnel et le patrimoine professionnel de l’entrepreneur individuel est minée par de nombreuses dispositions fiscales prônant une certaine confusion du patrimoine de l’entrepreneur individuel. Ces 5 6 7 Jacques LECALVEZ « Les incertains contours du patrimoine de l’entrepreneur individuel », Dalloz, 2000, n° 10, p. 151. Slaheddine MELLOULI « Y a-t-il un patrimoine d’affectation en droit tunisien ? », Revue Actualités Juridiques Tunisienne, Faculté de Droit et de sciences politiques de Tunis, 1990, n° 3, p. 15. Slaheddine MELLOULI « La responsabilité du transporteur maritime de marchandises », Thèse, Faculté de droit de Tunis, 1982, p. 345. 42 ________ Le patrimoine fiscal d’affectation de l’entrepreneur individuel dispositions marquent un rejaillissement de la théorie civiliste de l’unicité du patrimoine en droit fiscal (deuxième partie). I- LA CONSECRATION DU PATRIMOINE D’AFFECTATION EN DROIT FISCAL En dépit de l’absence d’un texte fiscal explicite autorisant l’entrepreneur individuel à constituer un patrimoine d’affectation distinct de son patrimoine personnel, plusieurs dispositions fiscales ont pu servir à l’administration fiscale, non seulement pour fonder l’existence du patrimoine d’affectation (A), mais aussi pour délimiter les frontières entre le patrimoine privé personnel et le patrimoine professionnel d’affectation (B). A- Fondements de la consécration fiscale du patrimoine d’affectation Même si sur le plan de la réalité économique, l’entrepreneur individuel mène une double vie : une vie privée et une vie professionnelle, le droit civil continue à appréhender l’entrepreneur comme étant «une personne juridique » n’ayant qu’une seule vie qui commence dès la naissance et qui s’achève lors du décès. Le droit fiscal, quant à lui, a pu, grâce à son réalisme, transposer sur le plan juridique la réalité économique du dédoublement patrimonial de l’entrepreneur individuel. La distinction entre le patrimoine privé et le patrimoine professionnel de l’entrepreneur individuel qui est commandée par ce qu’un commissaire de gouvernement français appelle « le réalisme économique »8 découle de plusieurs indices. D’abord, la disposition par une même personne physique d’un patrimoine professionnel distinct de son patrimoine personnel découle de la répartition cédulaire puis catégorielle des différents revenus réalisés par le contribuable. En effet, jusqu’à 1989, le législateur divisait les revenus en plusieurs cédules : bénéfices commerciaux, non commerciaux, traitements et salaires etc.… A chaque cédule de revenu correspondait un impôt qui lui était spécifique muni de règles d’assiette 8 Concl. FABRE sous CE, 21 novembre 1975 req. n° 91268, DF, 1976, n° 6, comm. 2002. 43 ________ Le patrimoine fiscal d’affectation de l’entrepreneur individuel et de taux qui lui sont propres9. La fragmentation des revenus du contribuable qui a pu survivre même après la réforme de 1989 puisque les revenus du contribuable sont divisés en plusieurs catégories, constituait un terrain propice à la naissance de patrimoines autonomes à destinations spécifiques pour une même personne physique. La divergence entre les règles de détermination des revenus nets catégoriels ne favorise-t-elle pas un certain démembrement fiscal d’un patrimoine devant être unique au regard du droit civil ? N’a-t-on pas écrit à cet effet que « la distinction du patrimoine privé et du patrimoine professionnel en droit fiscal trouve son fondement dans le principe en vertu duquel les revenus des contribuables sont, dans le cadre de l’impôt sur le revenu, saisis selon leur origine pour être soumis à l’impôt selon des règles différentes »10. Ensuite, le dédoublement fiscal du patrimoine de l’entrepreneur individuel a été surtout rendu possible par l’adoption de la théorie du bilan pour la détermination du résultat fiscal de l’entreprise. Tout en subordonnant les entreprises soumises au régime du bénéfice réel à la condition de la tenue d’un bilan11, la législation fiscale semble avoir doté l’entreprise d’un patrimoine qui lui est propre incorporé dans un bilan patrimonial. Le bilan, s’il est régulièrement tenu, permet d’isoler non seulement les avoirs de l’entreprise, mais aussi ses dettes qui ne sauront être confondues avec les dettes personnelles de l’entrepreneur. C’est d’ailleurs la position d’imminents juristes. Pour ne citer que les plus illustrés, le doyen RIPERT a affirmé dans son « traité élémentaire de droit commercial » que « La méthode fiscale du bilan… qui oblige l’entrepreneur à isoler et évaluer annuellement, pour faire apparaître son bénéfice imposable, l’ensemble des biens affectés à son exploitation, tend à individualiser un patrimoine propre à l’entreprise »12. Soutenant la même position, HAMEL et LAGARDE ont 9 10 11 12 Voir H. AYADI « Droit fiscal », CERP, Tunis, 1989, n° 592, p. 258. Betty VAILLANT « La notion d’entreprise en droit fiscal des affaires », thèse, université des sciences sociales de Toulouse, 1996, p. 268. Voir également sur la question, Concl. RIVIERE sous CE, 18 nov. 1977, req. N° 0189, DF, 1978, n° 15/16, comm. 603. Articles 10, 11 II et 62 I du CIR. Georges RIPERT « Traité élémentaire de droit commercial », 5ème éd. LGDJ Paris, 1964, p. 650. 44 ________ Le patrimoine fiscal d’affectation de l’entrepreneur individuel mis l’accent sur « …la nécessité d’une comptabilité spéciale à l’entreprise et d’un bilan qui lui soit propre, comptabilité et bilan qui, si l’entrepreneur est une personne physique, ne comprennent pas le patrimoine personnel extra-commercial de l’entrepreneur ». 13 Enfin, à travers les dispositions régissant la détermination du résultat fiscal de l’entreprise, nombreux sont les textes qui distinguent, du moins implicitement, entre le patrimoine professionnel et le patrimoine personnel de l’entrepreneur. Ainsi, tout en présentant l’ensemble des charges déductibles du bénéfice industriel et commercial de l’entrepreneur, l’article 12 du CIR a subordonné la déductibilité de ces charges à la condition d’être « nécessitées par l’exploitation ». Il en découle que les dépenses personnelles de l’entrepreneur qui ne se rattachent pas à son activité professionnelle ne peuvent être admises en déduction. En outre, tout en admettant le principe de la déduction des amortissements pratiqués par l’entreprise, l’article 12 du CIR. a prévu que l’amortissement déductible « … doit porter sur les biens immobilisés propriété de l’entreprise… ». L’expression « propriété de l’entreprise » ne signifie pas que l’entreprise individuelle dispose d’une personnalité juridique distincte de celle de l’entrepreneur. En effet, c’est l’entrepreneur personne physique qui est le débiteur de l’impôt dans la mesure où l’impôt sur le revenu frappe les personnes physiques et non les entreprises individuelles qui ne peuvent être considérées en l’état actuel de la législation comme des sujets de droit fiscal. L’expression « propriété de l’entreprise » semble plutôt marquer une certaine reconnaissance par le législateur de l’existence d’un patrimoine professionnel d’affectation distinct du patrimoine personnel de l’entrepreneur. B- La délimitation du patrimoine d’affectation Quel est le critère qui permet d’isoler certains biens dans un patrimoine d’affectation distinct du patrimoine personnel de l’entrepreneur ? 13 J. HAMEL et G. LAGARDE « Traité de droit commercial », Dalloz, Paris, 1954, n° 217. 45 ________ Le patrimoine fiscal d’affectation de l’entrepreneur individuel En l’absence d’une réponse législative, l’administration fiscale a eu l’occasion de préciser que dans le cadre du régime du bénéfice réel14 « Les éléments de l’actif comprennent non seulement les éléments inscrits à l’actif du bilan, mais encore et obligatoirement tous les éléments considérés comme faisant partie de l’exploitation, même s’ils ne sont pas inscrits à l’actif du bilan »15 . L’administration fiscale n’avait donc pas accordé à l’entrepreneur une liberté totale dans la fixation de la composition de son patrimoine professionnel. Certes, l’entrepreneur conserve toute la latitude d’inscrire à l’actif du bilan16 le bien de son choix, même s’il ne présente pas un rapport avec l’exploitation. Il ne faudrait cependant pas conclure que tout bien propriété de l’entrepreneur et qui n’a pas été inscrit à l’actif du bilan fera systématiquement partie de son patrimoine personnel. L’administration fiscale, tout en limitant la liberté de l’entrepreneur dans la gestion de ses avoirs, intègre obligatoirement dans le patrimoine professionnel tout bien qui, sans être inscrit à l’actif du bilan « … est affecté par nature à l’exploitation et est étroitement lié à cette dernière »17 . Pour ne donner que quelques exemples, l’administration considère comme devant obligatoirement faire partie du patrimoine professionnel, le fonds de commerce ainsi que les brevets d’invention et marques de fabrique18. L’administration fiscale a ainsi adopté deux critères alternatifs pour la distinction entre les biens relevant du patrimoine personnel de 14 15 16 17 18 Le régime du bénéfice réel s’applique aux entrepreneurs individuels réalisant des bénéfices industriels et commerciaux, des bénéfices des professions non commerciales ou des bénéfices agricoles et de pêche qui tiennent une comptabilité conforme au système comptable des entreprises. Note commun n° 34, Texte n° DGI 98/57, p. 327. La solution est transposable aux entrepreneurs soumis au régime du bénéfice réel simplifié qui s’applique aux personnes qui réalisent des bénéfices industriels et commerciaux et dont le chiffre d’affaires annuel ne dépasse pas les 100.000 dinars. Ces personnes sont obligées de tenir une comptabilité simplifiée qui comporte notamment un livre d’inventaire dans lequel sont enregistrées les immobilisations de l’entreprise. L’inscription d’un bien quelconque dans le livre d’inventaire permet d’isoler les avoirs professionnels de l’entrepreneur de ses avoirs personnels. Note commune n° 34, Texte n° DGI 98 / 57, p. 327. Idem. 46 ________ Le patrimoine fiscal d’affectation de l’entrepreneur individuel l’entrepreneur et ceux relevant de son patrimoine professionnel d’affectation : un critère principal, formel, celui de l’inscription du bien à l’actif du bilan et un critère subsidiaire, matériel, celui de l’affectation du bien par nature à l’exploitation. Le recours au second critère n’étant conçu par l’administration que pour les biens non inscrits à l’actif du bilan. La délimitation du patrimoine d’affectation opérée par l’administration fiscale tunisienne s’écarte sensiblement de celle adoptée en droit fiscal français. En effet et depuis 1967, le Conseil d’Etat français avait quasiment abandonné le critère de l’affectation par nature pour ne retenir comme critère de partage entre le patrimoine personnel et le patrimoine professionnel que le critère formel de l’inscription à l’actif du bilan19. Ce critère, même s’il pourrait « … aboutir à des conséquences discutables sur le plan économique »20, dans la mesure où tout bien inscrit au bilan fut-il sans rapport avec l’exploitation fera partie du patrimoine professionnel, présente l’avantage d’être décisif dans la répartition des biens entre patrimoine personnel et patrimoine professionnel. Il présente également l’avantage d’accorder à l’entrepreneur français une totale liberté dans la gestion de ses avoirs contrairement à l’entrepreneur tunisien dont la liberté de gestion est limitée par l’application du critère de l’affectation par nature. L’entrepreneur tunisien, qui conserve tout de même une certaine liberté d’affectation comptable, peut décider d’inscrire un bien à l’actif de son bilan tout en calculant prudemment les conséquences fiscales de sa décision qui ne sont pas forcément avantageuses. Au titre des conséquences fiscales avantageuses de l’affectation d’un bien au patrimoine professionnel de l’entrepreneur, on peut citer trois exemples : - 19 20 la possibilité de pratiquer des amortissements fiscalement déductibles concernant les biens immobilisés affectés à l’exploitation ; Conseil d’Etat français, 7ème , 8ème et 9ème sous-sections réunies, arrêt du 24 Mai 1967, req. N° 65436, DF, 1967, n° 27, doctrine, concl. SCHMELTZ. Bernard PLAGNET « Le patrimoine fiscal des entreprises individuelles », BF, 1996, n° 6, p. 320. 47 ________ Le patrimoine fiscal d’affectation de l’entrepreneur individuel - la possibilité de procéder à la déduction des intérêts d’emprunts et des frais y afférents contractés pour l’acquisition, la construction, la réparation et l’entretien du bien affecté à l’exploitation 21 ; - la possibilité de déduire la TVA ayant grevé l’acquisition des biens affectés à l’exploitation22. Ces conséquences fiscales avantageuses, qui ne peuvent se produire lorsque le bien est gardé dans le patrimoine personnel de l’entrepreneur ne voilent cependant pas l’existence de certaines «chausse-trapes fiscales »23 de l’affectation qui n’est pas un « tout avantage ». Ainsi, au titre des conséquences fiscales coûteuses de l’affectation, on peut citer deux exemples : - Lorsque le bien affecté à l’exploitation est un immeuble, la plusvalue de cession ultérieure dudit bien sera imposable selon les taux progressifs de l’impôt sur le revenu qui peuvent atteindre 35 % du montant de la plus-value réalisée. En revanche, lorsque l’immeuble est gardé dans le patrimoine personnel de l’entrepreneur, la plus-value de cession ultérieure du bien sera imposée selon des taux réduits de 5 % ou de 10 % selon la durée de possession du bien24. - Lorsque l’entrepreneur décide de ranger un bien dans son patrimoine professionnel, le retrait ultérieur de ce bien vers son patrimoine personnel sera analysé comme une opération de cession qui, si elle dégage une plus-value, sera une opération imposable. L’administration fiscale tunisienne a d’ailleurs eu l’occasion de préciser que la cession génératrice d’une plus-value imposable peut consister dans les opérations de « …retraits d’élément d’actif au profit du patrimoine privé de l’exploitant »25. Ainsi, le droit fiscal reconnaît qu’un entrepreneur est en droit de conclure un contrat de cession avec soi-même en transférant un bien de son patrimoine professionnel à son patrimoine privé dérogeant 21 22 23 24 25 Voir la note commue n° 48, Texte n° DGI 91/52, p. 165. Idem. Formule utilisée par André CHAPPERT dans son étude « les chausse-trapes fiscales d’une constitution de société », Répertoire du notariat Défrénois, n°8, 1990, p. 449. Voir l’article 44 III du CIR. Note commune n° 34, Texte n° DGI 98/57, p. 327. 48 ________ Le patrimoine fiscal d’affectation de l’entrepreneur individuel ainsi aux principes civilistes qui interdisent le contrat avec soi-même parce que le patrimoine est unique26. II- LA RESURRECTION DE LA THEORIE CIVILISTE DE L’UNICITE DU PATRIMOINE EN DROIT FISCAL Bien qu’il ait dédoublé le patrimoine de l’entrepreneur individuel, le droit fiscal n’a pas pu rompre irréversiblement avec la théorie civiliste de l’unicité du patrimoine à laquelle il a dérogé. Le législateur fiscal, qui « … n’a pas toujours une vision unitaire de ses propres concepts » 27, a, à maintes reprises, glissé dans la confusion patrimoniale de l’entrepreneur individuel (B) en raison de l’incertitude des contours du patrimoine professionnel d’affectation (A). A-L’incertitude des contours du patrimoine d’affectation Les critères de l’inscription à l’actif du bilan et de l’affectation par nature qui ont été utilisés par l’administration fiscale pour distinguer les éléments du patrimoine privé de ceux du patrimoine professionnel n’ont pas pu tracer une cloison étanche entre les deux patrimoines. L’incertitude de la distinction tient tantôt au statut fiscal de l’entrepreneur, tantôt à la nature des biens affectés. 1/ L’incidence du statut fiscal de l’entrepreneur sur la distinction entre patrimoine personnel et patrimoine d’affectation Le législateur fiscal n’a cessé depuis quelques années d’instituer à côté du régime du bénéfice réel, une multitude de régimes particuliers qui permettent à certaines entreprises un allègement plus ou moins variable de leurs obligations fiscales et notamment de l’obligation de la tenue d’une comptabilité. Ainsi, à côté du régime forfaitaire d’imposition institué pour les petites entreprises industrielles et commerciales 28, des régimes forfaitaires d’assiette ont été concédés aux entreprises non commerciales 29 ainsi qu’aux entreprises agricoles et de pêche30. L’entrepreneur soumis à l’un de ces régimes forfaitaires sera, conformément à l’article 62 du CIR, dispensé de la tenue d’une 26 27 28 29 30 Voir l’article 549 du COC. Jacques LECALVEZ, op. cit., p. 151. Article 44 IV du CIR. Article 22 II du CIR. Article 24 alinéa 3 du CIR. 49 ________ Le patrimoine fiscal d’affectation de l’entrepreneur individuel comptabilité. Cette dispense est de nature à rendre peu aisée l’identification du patrimoine d’affectation de l’entrepreneur, dans la mesure où, à défaut de bilan, l’on ne peut recourir au critère formel de l’inscription à l’actif pour isoler les biens relevant du patrimoine d’affectation. « Ce critère formel est battu en brèche par les mesures de simplification des formalités incombant aux entreprises »31. Le recours au critère matériel de l’affectation par nature ne saurait lui aussi être déterminant pour asseoir la distinction entre le patrimoine privé et le patrimoine professionnel. Il existe en effet certains biens dits « à usage mixte », qui tout en étant utilisés dans le cadre de l’exploitation, sont également utilisés par l’entrepreneur pour des fins personnelles. Il en est ainsi d’un véhicule de tourisme qui est utilisé par l’entrepreneur tant pour l’exercice de son activité professionnelle que pour sa vie privée. Faut-il ranger ces biens dans le patrimoine professionnel de l’entrepreneur ? Faut-il au contraire les loger dans son patrimoine personnel ? L’existence de biens à usage mixte utilisés par l’entrepreneur soumis à l’un des régimes forfaitaires démontre non seulement une certaine crise du critère de l’affectation par nature qui ne saurait tracer minutieusement les frontières entre les biens relevant du patrimoine professionnel et ceux relevant du patrimoine personnel de l’entrepreneur, mais aussi l’incertitude des contours du patrimoine d’affectation en l’absence d’un bilan patrimonial. 2/ L’incidence de la nature des biens affectés sur la distinction entre patrimoine personnel et patrimoine d’affectation Bien que le critère de l’inscription à l’actif du bilan permette de mieux tracer les contours du patrimoine d’affectation de l’entrepreneur soumis au régime du bénéfice réel, ce patrimoine reste néanmoins « une notion à géométrie variable » 32 et incertaine. En effet, même si l’entrepreneur procède à l’inscription de certains de ses avoirs à l’actif de son bilan, le législateur fiscal a parfois refusé de considérer ces biens comme des éléments du patrimoine professionnel en les assimilant à des 31 32 Bernard PLAGNET, op. cit., p. 322. J.P. CASIMIR et M. CHADEFAUX « Le patrimoine professionnel du commerçant : une notion à géométrie variable », Revue française comptable, 1989, n° 300, p. 55. 50 ________ Le patrimoine fiscal d’affectation de l’entrepreneur individuel biens relevant du patrimoine personnel de l’entrepreneur. Il en est ainsi des résidences secondaires, avions et bateaux de plaisance qui, en dépit de leur inscription à l’actif du bilan, sont traités comme des biens personnels de l’entrepreneur. En effet, conformément à l’article 14 du CIR « …ne sont pas admis en déduction pour la détermination du bénéfice : 4/ Toute charge se rapportant aux résidences secondaires, avions et bateaux de plaisance ». Aussi, et conformément à l’article 15 du CIR « … n’est pas admis en déduction pour la détermination du bénéfice, l’amortissement : 4/ des avions et bateaux de plaisance… ainsi que des résidences secondaires ». Le refus de la déduction fiscale des charges inhérentes à ces biens ainsi que des amortissements pratiqués sur ces biens conduit à anéantir tout intérêt pour l’entrepreneur de les ranger dans son patrimoine professionnel ou de les garder dans son patrimoine privé. Le régime fiscal de ces biens dits « somptuaires », est le même qu’ils soient ou non inscrits à l’actif du bilan. Leur affectation au patrimoine professionnel constitue en quelque sorte « un acte anormal de gestion » du fait que ces biens ne sont pas, par leur nature, nécessaires à l’exploitation. Le traitement fiscal de ces biens ne laisse-t-il pas traîner des doutes sur l’efficacité du critère de l’inscription à l’actif du bilan pour déterminer les contours du patrimoine d’affectation ? B/ L’existence de règles fiscales de confusion du patrimoine La distinction entre le patrimoine professionnel et le patrimoine personnel de l’entrepreneur est parfois remise en cause par certaines dispositions fiscales ayant une vision unitaire du patrimoine de l’entrepreneur. D’une part, la « schizophrénie fiscale » 33 du patrimoine de l’entrepreneur aurait commandé l’existence de conséquences fiscales sur toute opération entraînant un passage d’un bien du patrimoine professionnel au patrimoine privé de l’entrepreneur ou vice-versa. Ainsi, en cas de transfert d’un bien du patrimoine privé au patrimoine professionnel, l’opération devrait être regardée fiscalement comme étant 33 Ph. DURAND « Les mécomptes administrative, 1996, n° 291, p. 285. d’une 51 schizophrénie fiscale », Revue ________ Le patrimoine fiscal d’affectation de l’entrepreneur individuel « une opération de cession sous forme d’apport »34. Il en va de même en cas de transfert d’un bien du patrimoine professionnel au patrimoine privé qui devrait également être regardée comme une opération de cession qualifiée de « retrait d’un élément de l’actif ». Le dédoublement fiscal du patrimoine de l’entrepreneur individuel devrait ainsi avoir pour conséquence de reconnaître sur le plan fiscal qu’un entrepreneur puisse conclure des contrats avec soi même lors du passage d’un bien d’un patrimoine à l’autre. L’administration fiscale tunisienne ne semble cependant pas avoir tiré toutes les conséquences fiscales de la dualité patrimoniale de l’entrepreneur. En effet, si l’opération de retrait d’un bien du patrimoine professionnel vers le patrimoine privé a été fiscalement qualifiée de « cession » génératrice d’une plus-value imposable35, l’apport d’un bien du patrimoine privé au patrimoine professionnel n’a pas été regardé comme une opération de cession et reste dès lors sans conséquences fiscales. L’indifférence législative concernant le transfert d’un bien du patrimoine privé au patrimoine professionnel de l’entrepreneur remettra en cause l’existence autonome du patrimoine d’affectation rejoignant ainsi l’approche civiliste de l’interdiction du contrat avec soi-même qui « … se situe dans la ligne droite de la théorie de l’unicité du patrimoine » 36. En droit civil, en effet, la règle de l’indivisibilité du patrimoine interdit qu’une même personne soit à la fois créancier et débiteur de soi même. La réunion de ces deux qualités sur la tête d’une même personne entraîne l’extinction du rapport d’obligation par l’effet de la confusion. La solution fiscale qui ne tire aucune conséquence de l’opération d’affectation d’un bien personnel de l’entrepreneur à son activité professionnelle constitue dès lors une transposition pure et simple de la théorie civiliste de l’unicité du patrimoine. La survivance du principe de l’unicité du patrimoine en droit fiscal est encore plus ancrée en dehors de l’impôt sur le revenu des personnes physiques. En effet, l’un des impôts qualifié par le professeur 34 35 36 Patrick SERLOOTEN « Droit fiscal des affaires », Dalloz, 2ème éd., Paris, 2001, n° 55, p. 58. Note commune n° 34, texte n° DGI 98/57, p. 327. Jacque LECALVEZ, op. cit. , p. 152. 52 ________ Le patrimoine fiscal d’affectation de l’entrepreneur individuel TROTABAS comme un impôt « patrimonial » 37, à savoir les droits d’enregistrement, ignore totalement la distinction entre patrimoine privé et patrimoine professionnel de l’entrepreneur. Frappant principalement des transmissions entre vifs ou par décès de propriété d’immeubles et de fonds de commerce, les droits d’enregistrement n’ont jamais eu à frapper le passage d’un bien du patrimoine privé au patrimoine professionnel de l’entrepreneur ou vice versa. Ni le retrait d’un bien vers le patrimoine privé, ni son apport vers le patrimoine professionnel n’est observé par les droits d’enregistrement qui restent jusque là fidèles à la théorie de l’indivisibilité du patrimoine. D’autre part, la dualité patrimoniale de l’entrepreneur individuel aurait commandé que l’entrepreneur puisse être salarié dans son entreprise. Le salaire versé à l’entrepreneur serait en principe déductible pour la détermination du bénéfice découlant du patrimoine professionnel d’affectation. Ce même salaire qui est regardé comme une composante du patrimoine privé 38 de l’entrepreneur devrait en principe être imposable dans la catégorie des « traitements et salaires ». Cette solution n’a été cependant pas admise par le législateur qui tout en refusant la déduction du salaire perçu par l’entrepreneur individuel, a procédé à l’imposition du salaire, relevant en principe du patrimoine privé de l’entrepreneur, dans le cadre du bénéfice découlant du patrimoine d’affectation. Le législateur a ainsi procédé à une requalification du salaire de l’entrepreneur individuel dans la mesure où il ne constitue plus un revenu imposable dans la catégorie des ménages de « traitements et salaires », mais plutôt une composante du bénéfice imposable dans la catégorie professionnelle des « bénéfices industriels et commerciaux ». Cette requalification ne reflète-t-elle pas une certaine vision unitaire du patrimoine de l’entrepreneur individuel ? En définitive, l’incertitude des contours du patrimoine d’affectation conjuguée avec la persistance de certaines règles fiscales regardant le patrimoine de l’entrepreneur individuel comme une universalité indivisible prouvent que même si la théorie du patrimoine d’affectation a été consacrée en droit fiscal, cette consécration demeure 37 38 L. TROTABAS « Essai sur le droit fiscal » RSLF, 1928, n° 1, p. 205. Maurice COZIAN « Fiscalité des entreprises et fiscalité des ménages » in « Etudes de finances publiques », mélange P.M. GAUDEMET, Economica, 1984, p. 680. 53 ________ Le patrimoine fiscal d’affectation de l’entrepreneur individuel «partielle ». Même s’il continue de subir l’influence du droit civil, le droit fiscal n’a cessé, grâce à son réalisme, d’apporter à notre système juridique des dérogations aux concepts juridiques civilistes les plus classiques et les plus ancrés. Placé au centre de la vie des affaires, le droit fiscal est appelé plus que les autres disciplines, à traduire sur le plan juridique, les exigences économiques de la vie des affaires qui souffre du statisme juridique. La tendance vers la consécration du patrimoine d’affectation n’est qu’un pas franchi par le droit fiscal dans l’orientation économique la plus prioritaire, celle de reconnaître sur le plan juridique et fiscal la personnalité de l’entreprise individuelle. 54