223 3.2.4 La gouvernance démocratique et l`évaluation des

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223 3.2.4 La gouvernance démocratique et l`évaluation des
3.2.4
La gouvernance démocratique et l’évaluation des politiques publiques :
enjeux, contraintes, et ressources
Fred CONSTANT, Recteur de l’université Senghor.
Ces dernières décennies, la réflexion concernant l’évaluation de l’intervention publique en général et les politiques
de développement en particulier, a considérablement évolué (Baré, 2001). Il est permis de distinguer au moins
trois aspects de cette évolution : la diffusion du concept de « bonne gouvernance », les débats noués autour de
son application et l’apparition d’une approche nouvelle des conditionnalités politiques (en termes de
« gouvernance démocratique ») ; l’appropriation progressive par les sciences humaines d’une activité jusque-la
dominée par l’économétrie et la science administrative ; l’extension de l’activité d’évaluation à des domaines
qu’elle n’avait pas pour tradition de traiter.
La littérature spécialisée fournit ici des repères commodes du renouvellement en cours. En se limitant à quelques
titres majeurs, on pourrait utilement mentionner les travaux issus du congrès international « Evaluation et
Développement » organisé par la Banque Mondiale en 1994 (actes publiés sous la direction de Piccioto et Rist en
1995) ; le livre inspiré du colloque « L’évaluation des politiques publiques » tenu en 1997 (édité sous la responsabilité de Kessler, Lascoumes, Setbon,Thoenig en 1998) ; l’ouvrage de Piccioto, directeur du département Evaluation des opérations de la Banque Mondiale, en collaboration avec Eduardo Wiesner (Piccioto et Wiesner 1998).
Dans ce cadre, cette communication poursuit au moins un triple objectif :
• Tout d’abord, appeler l’attention sur une dimension parfois négligée de la « bonne gouvernance », à
savoir l’évaluation de l’action publique, alors même qu’elle en constitue le maillon permettant de boucler le cycle
de rétroaction démocratique, c’est-à-dire le moment privilégié où les autorités publiques sont invitées, directement ou indirectement, à mesurer les effets concrets d’une politique donnée par référence aux objectifs qui lui
ont été assignés, et à en rendre compte aux citoyens qui les ont élus et auxquels elle s’adresse.
• Ensuite, souligner combien l’évaluation de l’action publique, à condition d’être pratiquée selon une
méthodologie appropriée, peut favoriser une plus grande transparence dans la gestion des affaires publiques,
contribuant ainsi à l’amélioration du niveau d’attractivité des pays concernés sur le marché très concurrentiel du
financement international de leur développement, qu’il soit d’origine publique ou privée, bilatérale ou multilatérale.
• Enfin, formuler quelques recommandations pratiques visant à promouvoir sur le terrain l’activité évaluative à la fois comme un aspect essentiel de la gouvernance démocratique et un atout incontestable pour l’accès
aux moyens de financement de celle-ci.
En résumé, la lisibilité et la transparence de l’action publique participent d’un renforcement des processus de
démocratisation. Elles passent également par le développement d’une culture de l’évaluation qui apparaît, de
plus en plus, l’une des conditions majeures d’accès aux ressources, nationales ou internationales, privées ou
publiques. Par conséquent, il s’agit de montrer, d’une part, en quoi et comment l’évaluation de l’action publique
est une condition sine qua non de la gouvernance démocratique et, d’autre part, en quoi et comment elle est
susceptible de favoriser la mobilisation des moyens nécessaires au financement de celle-ci.
ACTES DE LA TABLE RONDE PRÉPARATOIRE N° 3 : LA BONNE GOUVERNANCE : OBJET ET CONDITION DU FINANCEMENT
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L’ÉVALUATION DE L’ACTION PUBLIQUE CONSTITUE UN VOLET CAPITAL DE LA
GOUVERNANCE DÉMOCRATIQUE
• Le paradoxe de la rareté d’un réflexe « naturel » ;
L’activité évaluative n’apparaît pas pour autant un réflexe « naturel » et « normal » de l’action publique. Dans la
plupart des pays émergents, l’absence d’évaluation ou l’existence d’évaluations limitées sont fréquentes. C’est
peut-être même la caractéristique la plus fréquente de l’action publique prévalant dans les pays considérés.
Pourquoi les autorités publiques ne se préoccupent-t-elles pas systématiquement de mesurer l’efficacité de leurs
actions au moins sous le rapport des objectifs proclamés ? Ce paradoxe est hautement significatif. Il traduit non
seulement les contradictions, enjeux et « anomalies » de l’action des pouvoirs publics mais aussi les difficultés
et obstacles de l’exercice évaluatif.
• Difficultés et obstacles ;
Parmi d’autres, il importe de mentionner brièvement les conditions d’apparition du souci évaluatif dans les pays
émergents, les difficultés d’apparence technique qui lui sont corollaires, les problèmes d’ordre social et politique
qui en limitent la portée.
L’émergence de préoccupations et de pratiques d’évaluation dans les pays émergents est généralement le résultat des exigences des bailleurs de fonds internationaux. Dans la plupart des cas, le souci évaluatif n’est donc pas
une réponse endogène (c’est-à-dire, gouverné par des normes nationales) face à un problème donné mais, au
contraire, une contrainte exogène (c’est-à-dire, gouverné par les normes spécifiques des organismes bailleurs),
réputé commander l’accès aux financements convoités.
Pour ce qui est des difficultés d’apparence technique, l’activité évaluative est soumise aux mêmes problèmes
pratiques que les sciences humaines en général, à savoir celui du découpage de l’objet, celui de l’expérimentation, celui de la causalité, particulièrement délicat ici, étant entendu qu’apprécier les effets d’une politique, c’est
procéder à des évaluations, et interpréter ces mesures afin de déterminer quelle variation d’une situation est due
spécifiquement à cette politique et à elle seule. Elle se heurte néanmoins, dans de nombreux cas, à un protocole
parfois aussi sophistiqué que faiblement adapté aux réalités multiformes et souvent originales de la politique à
évaluer.
A ces limites techniques, il convient d’ajouter les obstacles sociaux noués autour des intérêts à la non évaluation
ou aux détournements des finalités qui lui sont officiellement assignées. En effet, nombreux sont ceux qui ont
ainsi de bonnes raisons de ne pas procéder à une analyse détaillée de l’impact de tel ou tel programme de développement. Sans que ce résultat soit toujours intentionnellement recherché, l’absence d’évaluation contribue
alors à occulter l’écart existant entre l’ampleur des problèmes à résoudre, les objectifs affichés et les moyens
mobilisés pour les réaliser. Par ailleurs, en dépit des changements en cours, beaucoup de fonctionnaires n’ont
pas été formés à la pratique de l’évaluation et se trouvent dans l’impossibilité d’en discuter les termes avec les
experts internationaux. Dans d’autres situations, l’absence d’évaluation permet de poursuivre un programme
sans questionner son utilité ou son efficacité.
• En quoi l’évaluation de l’action publique est-elle un volet essentiel de la gouvernance démocratique ?
Si par gouvernance démocratique, on entend l’ensemble des pratiques publiques permettant à la fois de garantir
un comportement démocratique et responsable des autorités politiques d’un pays et une capacité pour les
citoyens de s’exprimer, de participer au processus de décision et d’exercer leur capacité de contrôle sur les
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pratiques et institutions publiques, alors l’évaluation de l’action publique en constitue une dimension doublement
importante :
– d’une part, elle apparaît un facteur d’accroissement de la lisibilité et de la transparence de l’action
publique ;
– d’autre part, elle offre aux gouvernants la possibilité de rendre compte aux citoyens de la qualité de
leurs actions ;
Sur le premier point, le développement et la promotion d’une culture de l’évaluation constituent un outil
irremplaçable de rationalisation de l’action publique. Elle autorise une approche de l’action publique et,
partant de l’aide au développement, en termes d’efficacité. Elle est parfaitement cohérente avec les nouveaux
paradigmes du développement, privilégiant désormais l’orientation vers les résultats, l’appropriation par les
nationaux des réformes engagées, le partenariat entre les gouvernements, le secteur privé et la société civile,
dans une vision globale de long terme. Cette nouvelle vision du développement des pays émergents rend non
seulement indispensable la diffusion d’une culture des résultats mais appelle également l’adaptation des méthodes
d’évaluation. Aujourd’hui, celles-ci ne peuvent s’en tenir aux analyses classiques en termes de coûts/bénéfices.
Elles doivent désormais porter sur les politiques, intégrant l’analyse de risques, dans une démarche participative
face aux nouvelles approches du développement dans lesquelles la priorité est donnée aux besoins du pays, aux
politiques d’ouverture économique et à la prise en compte des performances « raisonnables » susceptibles d’être
atteintes, dans le cadre d’un processus de décentralisation des décisions.
Ainsi, la Banque mondiale a défini une méthode d’évaluation par objectifs basée sur cinq critères :
– les résultats (validité des objectifs par rapport aux besoins et priorités du pays bénéficiaire, efficacité en
termes de réalisation des objectifs de développement, productivité des ressources employées au sens d’utilisation de ressources non excessives) ;
– la durabilité, c’est-à-dire la résistance aux risques des flux nets des futurs bénéfices ;
– les effets sur le développement institutionnel du pays bénéficiaire (capacity building) ;
– la performance de la banque en termes de qualité de définition, d’exécution et de supervision des activités ;
– la performance de l’emprunteur, entendue comme l’appropriation par le bénéficiaire (préparation, exécution des obligations et accomplissement des objectifs de développement et de durabilité).
En outre, la rétroaction des évaluations participe, au-delà de la rationalisation de la gestion de l’action publique,
du renforcement des processus de démocratisation, en accroissant à la fois la visibilité, la crédibilité et la
légitimité de l’action publique. Somme toute, l’évaluation, souvent perçue ou vécue comme une contrainte
externe par les gouvernants, peut, en réalité, leur offrir une ressource interne pour renforcer le caractère démocratique de leurs actions, en transposant au plan interne les bénéfices tirés de leur mise en conformité par
rapport à des normes externes. Sous cet angle, qu’elle intervienne comme aide à la décision ou comme instrument de mesure des effets d’une politique, l’évaluation est davantage une ressource de pouvoir que la simple
production d’une expertise. Contrôler les procédures d’évaluation revient, dans bien des cas, à déterminer les
cadres du débat. Et ce d’autant plus que les projets de développement peuvent être définis comme des ensembles
d’interactions, mettant en relation différentes catégories d’acteurs, situés dans des relations spécifiques entre
eux comme avec les gestionnaires de ces projets. Sous cet angle, la réappropriation nationale de l’activité
évaluative, souvent perçue comme une contrainte externe, offre la possibilité aux citoyens d’exercer leur capacité de contrôle sur l’efficacité d’une action rapportée à ses finalités, dans une démarche participative et plura-
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liste particulièrement prisée. Sous une apparence technique, l’activité évaluative revêt une dimension politique
de premier plan.
Pour toutes ces raisons, l’évaluation de l’action publique constitue un atout majeur d’accès aux financements internationaux.
• Une mise en conformité par rapport aux normes internationales des bailleurs de fonds ;
Le souci d’évaluer les résultats à certaines étapes définies à l’avance est devenu une exigence de la quasi-totalité des bailleurs de fonds multilatéraux ou bilatéraux, publics ou privés. Il importe ici de promouvoir davantage
des méthodologies adaptées au contexte socio-économique, politique et culturel, en s’attachant à travailler avec
des experts locaux pour appréhender plus justement les contextes locaux. Aujourd’hui, il existe une véritable
marge de négociation avec les bailleurs. Cette opportunité doit être saisie pour élaborer une batterie d’indicateurs adaptés aux contextes locaux.
• Un facteur d’attractivité des ressources privées ;
L’évaluation – ne serait-ce que des résultats financiers -, la correction, l’adaptation sont des réflexes habituels
du management privé. Le souci évaluatif, affiché par des autorités politiques, est incontestablement un signal
positif, quand il s’allie à un niveau de maîtrise technique suffisant, pour attirer l’investissement privé. Certes, il
n’est qu’un aspect de l’amélioration de l’environnement juridique, économique, des équipements… susceptible
d’attirer les promoteurs de projets privés mais il en constitue un aspect non négligeable.
• Un vecteur privilégié de mesure de l’impact des ressources mobilisées sur le développement ;
Le souci évaluatif, étant maintenant partagé par tous les bailleurs de fonds, les pays bénéficiaires ne peuvent que
gagner à se l’approprier pour en faire un outil d’amélioration du pilotage de leurs projets de développement mais
aussi un vecteur de rétroaction démocratique, dans une démarche participative. La généralisation d’un réflexe
évaluatif adapté entre pleinement en cohérence avec l’inflexion récente des approches du développement,
notamment l’orientation vers les résultats, la recherche d’un partenariat entre les gouvernements, le secteur
privé et la société civile, dans une vision globale de long terme.
• Un processus de capitalisation des expériences basé sur les résultats ;
La généralisation du souci et de la pratique de l’évaluation pourrait permettre ici de remédier au déficit d’apprentissage (à partir des succès et des échecs enregistrés) qui caractérise encore trop souvent le pilotage du développement (souvent introuvable) dans les pays les moins avancés. Tout se passe comme si le « système » en
vigueur n’apprenait pas (ou pas suffisamment), « patinait » littéralement, accumulant des micro-expériences (qui
réussissent parfois et qui échouent très souvent), sans pour autant véritablement « apprendre » et construire (en
s’appropriant) un modèle endogène de développement durable et crédible, efficace et reproductible. Là encore,
l’activité évaluative peut offrir des ressources précieuses.
RECOMMANDATIONS
En guise de conclusion, je voudrais formuler quelques recommandations qui reprennent l’essentiel de mon petit
plaidoyer en faveur de la généralisation de la préoccupation et de la pratique de l’évaluation qui apparaît, à mes
yeux, un vecteur de renforcement de la gouvernance démocratique et, partant, un atout pour l’accès aux moyens
de financement de celle-ci.
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– renforcer la culture de l’évaluation en développant les intérêts à l’évaluation non seulement au plan de la
rationalisation de l’action publique qu’à celui de la promotion de la gouvernance démocratique ;
– diffuser une culture du résultat en renforçant les savoir-faire professionnels (vertueux), la formation étant la
clé de voûte de l’élévation du niveau d’expertise locale ;
– encourager un processus d’appropriation locale des méthodologies évaluatives exportées, en favorisant la
mise en place d’indicateurs pertinents par rapport au contexte local ;
– privilégier une approche pluraliste en associant toutes les parties intéressées aux procédures d’évaluation,
en favorisant ainsi les mécanismes de rétroaction démocratique ;
– Accroître la lisibilité et la transparence des modalités d’allocation de l’aide publique internationale au développement (notamment bilatérale) afin de mieux soutenir les processus de démocratisation en cours.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Jean-François Baré dir. L’évaluation des politiques de développement, Paris : L’Harmattan, 2001.
Daniel Gaxie, Pascale Laborier « Des obstacles à l’évaluation des actions publiques et quelques pistes pour tenter
de les surmonter » dans Pierre Favre et alii. Etre Gouverné. Etudes pour Jean Leca, Paris : Presses de Sciences
Po., 2002 :201-225
Marie-Christine Kessler et alii. L’évaluation des politiques publiques, Paris : L’Harmattan, 1998.
Robert Piccioto et Richard Rist dir. Evaluation and Development. Proceedings of the 1994 World Bank Conference,
Washington: Banque Mondiale (OED), 1995.
Robert Picciotto et Eduardo Wiesner dir. Evaluation and Development.The Institutional Dimension, Washington:
Banque Mondiale (OED), 1998.
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