Pluralité contre pluralisme. L`apparition de la notion de

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Pluralité contre pluralisme. L`apparition de la notion de
Le Postmoderne : un paradigme pertinent dans le champ artistique ?, INHA & Grand Palais, Paris, 30-31 mai 2008
Pluralité contre pluralisme.
L’apparition de la notion de postmodernisme dans la revue October,
1979-1981
–
Katia Schneller
La revue américaine October est connue pour avoir été l’un des bastions du
postmodernisme au cours des années 1980. Les premiers articles qui introduisent la notion
dans la revue, comme « Sculpture in the Expanded Field » de Rosalind Krauss en 19791, sont
aujourd’hui considérés comme des textes fondateurs dans l’élaboration de cette théorie. Ils ont
de fait été rapidement republiés dans des recueils d’articles comme The Originality of the
Avant-Gardes and Other Modernist Myths de Krauss en 1985, Beyond Recognition,
Representation, Power, and Culture de Craig Owens en 1992, ou On the Museum’s Ruins de
Douglas Crimp en 19932. Alors même qu’ils paraissent dans un laps de temps très restreint –
entre 1979 et 1981 –, ils ont été rarement présentés ensemble comme dans l’ambitieuse
anthologie du catalogue de l’exposition L’Époque, la mode, la morale et la passion, de 1987
au centre Georges Pompidou, pour laquelle ils ont été traduits en français3.
Si ces sources sont reconnues pour leur importance théorique dans le champ de l’art et
sont souvent présentées en regard du modernisme développé par le critique new-yorkais
Clement Greenberg, elles n’ont cependant pas encore fait l’objet d’une étude historique. Se
pencher sur l’émergence du « postmodernisme » dans October permet de proposer quelques
jalons, pour esquisser une histoire de la notion dans le champ artistique. Pour comprendre ce
phénomène, il semble nécessaire de revenir sur le contexte artistique américain et sur le débat
critique que l’ambiguïté du terme a suscité au début de la décennie.
Loin d’être univoque, l’appellation recouvre des réalités différentes, que les critiques
d’October font jouer autour des notions de « pluralisme » et de « pluralité ». Afin de mettre en
relief les enjeux stratégiques de leur théorisation sur l’échiquier artistique, il s’agira tout
d’abord de dresser le contexte qui amène les membres de la revue à faire glisser la notion de
1
Rosalind Krauss, « Sculpture in the Expanded Field », October, n° 8, printemps 1979, p. 30-44 (« La Sculpture
dans le champ élargi », L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, trad. J.-P. Criqui, Paris,
Macula, 1993, p. 111-128).
2
Rosalind Krauss, The Originality of the Avant-Gardes and Other Modernist Myths, Cambridge, MIT Press,
1985 ; Craig Owens, Beyond Recognition, Representation, Power, and Culture, Los Angeles, University of
California Press, 1992 ; Douglas Crimp, On the Museum’s Ruins, Cambridge, MIT Press, 1993.
3
L’Époque, la mode, la morale et la passion, cat. exp., Paris, Centre Georges Pompidou, 1987.
5
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« pluralisme » sur celle de « néomodernisme ». L’analyse interrogera ensuite la connotation
progressiste qu’ils associent à la « pluralité » qu’ils promeuvent, afin d’en éclairer les limites.
• Du « pluralisme » au « néomodernisme »
En 1976, les critiques d’art Rosalind Krauss et Annette Michelson quittent Artforum
pour créer la revue October, avec l’aide de Jeremy Gilbert-Rolfe. Leur ambition est alors de
rompre avec ce qu’ils considèrent comme le conservatisme des goûts et des méthodes de la
critique américaine, que défendent The New York Review of Books, Salmagundi et Partisan
Review, où publiait par exemple Clement Greenberg. Ils souhaitent, pour leur part, élaborer
une nouvelle approche qui serait adaptée à l’interdisciplinarité de la création de leur époque,
et étendrait leur champ d’investigation des arts visuels au cinéma, à la performance et à la
musique4. La maquette qui fait la part belle au texte matérialise leur volonté de se démarquer
d’un « journalisme pictural » et de s’adresser à un lectorat exigeant et averti en matière de
création artistique.
Si October se positionne d’emblée dans cette perspective de théorisation, l’affirmation
d’un « postmodernisme » n’y apparaît qu’en 1979 dans deux articles de la huitième livraison :
« Sculpture in the Expanded Field » de Rosalind Krauss et « Pictures » de Douglas Crimp, qui
est alors venu remplacer Gilbert-Rolfe au comité de rédaction5. Le numéro 10, paru à
l’automne 1979, récapitule cet engagement dans son éditorial et le poursuit avec la
publication de « Earthwords » de Craig Owens6, qui est alors assistant du comité de rédaction.
Au cours de l’année 1980, Krauss, Crimp et Owens développent leur position. Owens publie
son texte en deux parties intitulé « The Allegorical Impulse: Toward a Theory of
Postmodernism » dans les numéros 12 et 13, tandis que Krauss présente « Poststructuralism
and the ‘Paraliterary’ » et Crimp « On the Museum’s Ruins ». Ce dernier poursuit dans le
numéro 15 avec « The Photographic Activity of Postmodernism7 ».
4
Voir The Editors, « About OCTOBER », October, n° 1, printemps 1976, p. 3.
Rosalind Krauss, « The Sculpture in the Expanded Field », op. cit. et Douglas Crimp, « Pictures », October,
n° 8, printemps 1979, p. 75-88 (« Images », L’Époque, la mode, la morale et la passion, op. cit., p. 592-594).
6
The Editors, « Editorial » et Craig Owens, « Earthwords », October, n° 10, automne 1979, p. 3-4 et p. 120-130.
7
Craig Owens, « The Allegorical Impulse: Toward a Theory of Postmodernism », October, n° 12, printemps
1980, p. 67-86 (« L’impulsion allégorique : vers une théorie du post-modernisme », trad. V. Wiesinger et F.
Lemonnier, L’Époque, la mode, la morale, la passion, op. cit., p. 494-497) et « The Allegorical Impulse: Toward
a Theory of Postmodernism. Part 2 », October, n° 13, été 1980, p. 59-80 ; Rosalind Krauss, « Poststructuralism
and the "Paraliterary" », October, n° 13, été 1980, p. 36-40 ; Douglas Crimp, « On the Museum’s Ruins »,
October, n° 13, été 1980, p. 41-57 et « The Photographic Activity of Postmodernism », October, n° 15, hiver
1980, p. 91-101 (« L’activité photographique du post-modernisme », trad. L. de Lestrange, L’Époque, la mode,
la morale, la passion, op. cit., p. 601-604).
5
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Au début de 1981, le débat s’oriente plus particulièrement vers la question du retour de
la peinture. « In the Name of Picasso » de Krauss et « Figures of Authority, Ciphers of
Regression: Notes on the Return of Representation in European Painting », premier article de
Benjamin Buchloh dans la revue, paraissent dans la seizième livraison intitulée « Art World
Follies ». Krauss prolonge sa réflexion dans le numéro 18 avec « The Originality of the
Avant-Garde: A Postmodernist Repetition », tandis que Crimp y revient sur la sculpture avec
« Richard Serra: Sculpture Exceeded8 ».
D’autres auteurs tels que Stephen Melville ou Christopher Phillips prolongent en 1982
la discussion à partir des thèses de ces auteurs ; leurs textes auront cependant moins
d’impact9. Par la suite, le terme apparaît régulièrement dans des articles publiés au cours de la
décennie, mais il n’en constitue plus l’objet central. La courte période allant de 1979 à 1981
constitue ainsi un moment privilégié de l’affirmation de cette nouvelle préoccupation de la
revue, dont témoignent les seize textes qui, répartis dans les treize numéros alors publiés,
tentent de la théoriser.
Le terme « postmodernisme » s’y trouve d’abord associé au rejet de ce que les membres
d’October nomment le « pluralisme ». Ce terme, en vogue au cours des années 1970 dans le
vocabulaire de la critique d’art américaine, désigne alors la coexistence de plusieurs styles.
Krauss le critique dès 1977 dans « Notes on the Index » et en donne la définition suivante :
« Au mépris de la notion d’effort collectif qui opère sous l’idée même de "mouvement"
artistique, l’art des années soixante-dix est fier de sa propre dispersion. (…) Nous sommes
invités à considérer une multitude de possibilités (…). C’est comme si, dans cette nécessité
(…) d’une chaîne proliférante de termes, se dessinait une image de liberté personnelle, une
image des multiples options maintenant ouvertes aux choix ou à la volonté de chacun, toutes
choses auparavant fermées par la notion restrictive de style historique10. »
8
Rosalind Krauss, « In the Name of Picasso », October, n° 16, printemps 1981, p. 5-22 et « The Originality of
the Avant-Garde: A Postmodernist Repetition », October, n° 18, automne 1981, p. 47-66 (voir L’Originalité de
l’avant-garde et autres mythes modernistes, op. cit., p. 179-200 et p. 129-150) ; Benjamin Buchloh ; « Figures of
Authority, Ciphers of Regression: Notes on the Return of Representation in European Painting », October, n° 16,
printemps 1981, p. 39-68 (« Figures d’autorité, chiffres de régression. Notes sur le retour de la représentation
dans la peinture européenne », trad. C. Gintz, L’Époque, la mode, la morale, la passion, op. cit., p. 570-572) ;
Douglas Crimp, « Richard Serra: Sculpture Exceeded », October, n° 18, automne 1981, p. 67-78.
9
Stephen Melville, « Notes on the Reemergence of Allegory, the Forgetting of Modernism, the Necessity of
Rhetoric, and the Conditions of Publicity in Art and Criticism », October, n° 19, hiver 1981, p. 55-92 et
Christopher Phillips, « The Judgment Seat of Photography », October, n° 22, été 1982, p. 27-63.
10
Rosalind Krauss, « Notes on the Index », October, n° 3, printemps 1977, p. 68-81 (voir L’Originalité de
l’avant-garde et autres mythes modernistes, op. cit., p. 63). Voir Katia Schneller, « Sur les traces de Rosalind
Krauss », Études Photographiques, n° 21, 2007, p. 123-143.
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Les discussions qui ont eu lieu au cours de la décennie autour de la notion de pluralisme
se cristallisent en 1978 lors de la table ronde « Pluralism in Art and in Art Criticism », que la
section américaine de l’Association internationale des critiques d’art organise à New York11.
Pour son président, John Perreault, « il s’agit d’une grande libération pour l’art et le critique
d’art12. » Phyllis Tuchman le considère, quant à elle, comme un « pseudopopulisme » qui,
venu remplacer le terme d’avant-garde au début des années 1970, exprimerait « la perte de
l’engagement et la peur de produire des jugements sur la qualité ». Pour Corinne Robins, la
lassitude qui résulte de cette situation neutralisée engendre alors, en 1978, chez les critiques,
un désir de resserrement des formes d’art et un retour au débat. De fait, la peinture de chevalet
revient sur le devant de scène artistique en cette fin de décennie, avec les expositions newyorkaises Bad Painting au New Museum et American Painting: The Eighties à la Grey Art
Gallery13.
Pour les rédacteurs d’October, ce « retour de la peinture » résulterait de la mise en crise
de la critique engendrée par le pluralisme. La présentant comme une résurgence de la pensée
moderniste de Clement Greenberg et de Michael Fried, ils qualifient le phénomène de
« néomodernisme » et lui opposent la notion de « postmodernisme » dès les numéros 8 et 10
en 1979. Craig Owens remarque ainsi : « Le terme postmodernisme a été repris en partie de
l’architecture, mais seulement en tant que terme et non en tant que discours. (…) Les seules
personnes que je connaissais qui parlaient de cela dans les arts visuels (…) étaient les gens
associés à October. Une grande part d’entre eux était liée à Rosalind Krauss et à sa tentative
de se dissocier de Fried14. »
L’attaque se poursuit l’année suivante, lorsque la peinture européenne acquiert une
visibilité importante en 1980 grâce à plusieurs expositions, telles qu’Aperto que Harald
Szeemann et Achille Bonito-Oliva organisent à la Biennale de Venise. Le terme de
11
Table ronde de la section américaine de l’Association internationale des critiques d’art du 28 novembre 1978 à
la School of Visual Arts, New York, retranscrite dans « Pluralism in Art and in Art Criticism », Art Journal, vol.
40, n°1/2, Modernism, Revisionism, Plurism, and Post-Modernism, automne-hiver 1980, p. 377-379.
12
John Perreault, « Pluralism in Art and in Art Criticism », op. cit., p. 378 : « (…) this is a great liberation for art
and art critics »
13
Bad Painting, New York, New Museum, 1978 ; American Painting: The Eighties, New York, Grey Art
Gallery, 1979.
14
Craig Owens dans Anders Stephanson, « Interview with Craig Owens », Social Text, n° 27, 1990, p. 55-71,
repris dans Craig Owens, Beyond Recognition, Representation, Power, and Culture, Los Angeles, University of
California Press, 1992, p. 299 : « The term postmodernism was picked up in part from architecture, but only as a
term, not as a discourse. (…) The only people I knew who were talking about this in visual arts (…) were people
associated with October. A lot of it had to do with Rosalind Krauss and her attempt to dissociate herself from
Fried. »
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« pluralisme » devient dès lors synonyme dans les pages d’October, de l’éclectisme des
citations que convoquent les nouveaux peintres défendus par Bonito-Oliva. Comme ce dernier
l’explique à propos de la « Trans-avant-garde » en 1979 : « (…) l’art signifie avoir tout sur la
table dans une simultanéité tournante et synchronique15 ». Bien que présenté comme un
« néomodernisme » par les membres d’October, ce « retour de la peinture » se définit pour
Bonito-Oliva par son rejet d’une conception linéaire de l’histoire, qui ne manque pas
d’évoquer la fin des grands récits, énoncée la même année par Jean-François Lyotard dans La
Condition postmoderne. Plusieurs auteurs comme Charles Jencks établissent de plus un
parallèle entre cette tendance à la citation de la peinture du tournant des années 1970-1980 et
celle du courant architectural qui revendique l’appellation « postmoderne16 ».
Le terme « postmodernisme » recouvre ainsi, au début de la décennie, deux approches
qui s’affrontent : celle associée au pluralisme et celle défendue par October qui se définit, à
l’inverse, par la notion de pluralité. Comme Crimp l’énonce dans son article « The
Photographic Activity of Postmodernism » en 1980 : « Le postmodernisme concerne la
dispersion de l’art, sa pluralité, par laquelle je ne veux pas du tout dire pluralisme17. »
• Défendre un art de la « pluralité »
En associant la notion de « pluralisme » à celle de « néomodernisme », les membres
d’October présentent le succès de la peinture comme la résurgence du modernisme promu par
le critique Clement Greenberg. Le postmodernisme qu’ils développent se caractérise en effet
par son opposition directe aux concepts de primauté du médium et d’origine dans la
constitution de l’œuvre d’art, prônés par ce dernier.
Dans son étude de l’élargissement des pratiques de la sculpture des années 1960-1970
paru dans le numéro 8 de 1979, Krauss considère : « Pour l’art postmoderniste, la pratique se
définit en fonction non d’un médium donné (…) mais d’opérations logiques effectuées sur un
ensemble de termes culturels et pour lesquelles tout médium peut être utilisé18. » De même
dans « Pictures », Crimp insiste sur le rejet de l’unicité du médium moderniste effectué par les
artistes des années 1970, pour se pencher ensuite sur l’hybridité des œuvres de Cindy
Sherman, qui associent photographie et performance. Témoignant de la radicalisation de ces
15
Achille Bonito-Oliva, « La transavanguardia italiana », Flash Art, n° 92-93, octobre-novembre 1979, p. 17-20
(« La Trans-avant-garde italienne », trad. H. Brocard, L’Époque, la mode, la morale, la passion, op. cit., p. 565).
16
Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit, 1979 ;
Charles Jencks, What is Post-Modernism?, Londres, Academy Editions, 1986.
17
Douglas Crimp, « The Photographic Activity of Postmodernism », op. cit., p. 601.
18
Rosalind Krauss, « Sculpture in the Expanded Field », op. cit., p. 123-126.
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positions, le numéro 10 d’automne 1979 est exclusivement consacré aux pratiques hybrides
comme les films de Serra ou les écrits de Smithson19. Dans l’éditorial, les rédacteurs
présentent le choix de ce thème comme une prise de position contre le succès que connaît
alors la peinture. À la suite de son article « Earthwords » paru dans cette livraison, Owens
déploie sa réflexion sur l’allégorie, qu’il présente comme la caractérisation de la confusion
des catégories qui serait récurrente dans l’art américain depuis les années 1960 et qu’il
qualifie de postmoderniste20.
La pluralité que défend October se définit donc par l’hybridité des pratiques et
s’accompagne d’une réflexion sur l’origine. Comme l’explique Crimp en 1980 dans « The
Photographic Activity of Postmodernism » : « Le pluralisme exprime (…) ce fantasme que
l’art serait libre, libre d’autres discours, institutions, libre, par-dessus tout, d’histoire. Et ce
fantasme de liberté peut être maintenu car chaque œuvre d’art est tenue pour être absolument
unique et originale. Contre ce pluralisme des originaux, je veux parler de la pluralité des
copies21. » October favorise en effet des objets théoriques comme la sculpture ou la
photographie, qui mettent en jeu la notion de multiple. Ces auteurs recourent pour ce faire aux
écrits de Walter Benjamin sur la photographie et à la « French Theory » – ou autrement dit la
sémiotique, la linguistique, le structuralisme et le poststructuralisme22. Afin d’établir un
système à même de présenter la pluralité des possibilités artistiques du postmodernisme,
Krauss utilise par exemple le carré sémiotique de Greimas dans « Sculpture in the Expanded
Field » en 1979 et la figure de la grille dans « The Originality of the Avant-Garde: A
Postmodernist Repetition », publié dans le numéro 18 en 1981. Elle présente ainsi l’œuvre
comme une structure, et non plus comme un organisme doté d’une essence comme le propose
l’historicisme du modernisme greenbergien.
Le postmodernisme défendu par October s’oppose ainsi terme à terme aux positions
théoriques du modernisme, telle une contrepartie. Crimp l’exprime dans « The Photographic
Activity of Postmodernism » : « Que la photographie ait renversé les critères de l’art est un
fait que le discours du modernisme a trouvé utile de réprimer, et il semble que nous puissions
dire avec justesse du postmodernisme qu’il constitue précisément le retour de ce qui était
19
Voir Craig Owens, « Earthwords », op. cit.
Craig Owens, « The Allegorical Impulse : Toward a Theory of Postmodern », Parties 1 et 2, op. cit.
21
Douglas Crimp, « The Photographic Activity of Postmodernism », op. cit., p. 601.
22
Voir François Cusset, French Theory, Paris, La Découverte, 2005 et Richard Leeman, « Le Poststructuralisme,
figure d’une historiographie "postmoderne" », actes de la 5e journée d’études d’histoire de l’art moderne et
contemporain « Les ruptures, Figures du discours historique », Les Cahiers du Centre François-Georges Pariset,
Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3, 2005, p. 111-122.
20
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réprimé23. » En proposant de révéler cette part refoulée, le postmodernisme d’October se
construit contre les positions du modernisme, tout en maintenant une relation avec elles24. La
rupture opérée serait donc plus d’ordre épistémologique qu’idéologique.
Ces textes redonnent de fait une actualité à la pensée du clan moderniste, dont
l’influence s’est émoussée depuis la fin des années 1960, en rejouant pour ainsi dire la dispute
rendue célèbre par le numéro de l’été 1967 d’Artforum. Smithson, Morris et LeWitt y
défendaient un élargissement et une complexification des pratiques plastiques au-delà des
catégories artistiques traditionnelles défendues par Greenberg et Fried25. En se servant de
cette pensée comme d’un modèle repoussoir, les auteurs d’October présentent la situation
artistique du tournant des années 1970 et 1980 comme une répétition du débat qui s’est tenu
dix ans auparavant. Leur théorie du postmodernisme reprend en effet les positions que les
artistes de la décennie précédente ont formulées. Owens remarque à cet égard : « La théorie
de la fin des années 1970 a tenté de poursuivre ce qui avait eu lieu dans les pratiques
artistiques du début de la décennie (…) qui ont essayé d’établir une sorte de collaboration des
activités26. »
L’emploi de cette stratégie permet d’exprimer la position de rejet des membres
d’October à l’égard des discours alors déployés pour défendre la nouvelle peinture, qui
prônent l’individualité du créateur. Elle révèle aussi leur réaction à l’encontre de ce qu’ils
perçoivent comme une autre conséquence du pluralisme dans le monde de la critique d’art
américaine, à savoir la prise de conscience que l’art moderne aurait toujours été pluraliste. Ils
condamnent cet élargissement qu’ils considèrent comme un « révisionnisme », dont le but
serait de repenser l’histoire de l’art du
XX
e
siècle comme un continuum et non comme une
suite de ruptures27. L’éditorial du numéro 10 de 1979 énonce à cet effet : « (…) la nécessité
de construire un modèle de commentaire fondé non pas sur la notion de tradition et de
continuité, mais sur la dispersion et la discontinuité28 ».
23
Douglas Crimp, « The Photographic Activity of Postmodernism », op. cit., p. 601
Voir Douglas Crimp, « Richard Serra: Sculpture Exceeded », op. cit., p. 72.
25
Le numéro d’Artforum de l’été 1967 publie ainsi : Michael Fried, « Art and Objecthood », p. 12-23 ; Robert
Morris, « Notes on Sculpture, Part 3: Notes and Nonsequiturs », p. 24-27 ; Robert Smithson, « Towards the
Development of an Air Terminal Site », p. 36-39 ; Sol LeWitt, « Paragraphs on Conceptual Art », p. 79-83.
26
Craig Owens, dans Anders Stephanson, « Interview with Craig Owens », op. cit., p. 306 : « There may have
been an attempt in theory in the late 70’ to continue what had gone on in art practices in the early ‘70s, (…) that
did try to reach out and also to establish some kind of collaborative activities. ».
27
Voir « Pluralism in Art and in Art Criticism », op. cit.
28
The Editors, « Editorial », October, n° 10, automne 1979, p. 4 : « The necessity of constructing a model of
commentary based not on notions of tradition and continuity, but on dispersal and discontinuity motivates every
contribution to this issue ».
24
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Bien que cherchant à rompre avec le modèle évolutionniste du récit moderniste,
October n’est pas séduit par le relativisme historique, qui caractérise les discours des
défenseurs du « retour de la peinture ». Pour Crimp : « Il est dangereux d’articuler la notion
de postmodernisme comme on commence à le faire avec le pluralisme et le souhait de renier
la possibilité que l’art pourrait encore atteindre un radicalisme ou un avant-gardisme. Un tel
argument énonce l’"échec du modernisme" dans le but d’instituer un nouvel humanisme29. »
À l’inverse, le « postmodernisme » d’October revendique un engagement, que le titre de la
revue, choisi en référence au film d’Eisenstein sur la révolution russe, annonce d’emblée30. Il
maintient un jugement de valeur à vocation universelle associée à une exigence théorique
dans l’exercice de la critique, qui ne manque pas de rappeler le tranchant et le sérieux des
écrits de Greenberg et Fried.
Bien que présenté comme la théorisation d’un changement de paradigme général dans la
création artistique, le « postmodernisme » d’October n’en est pas moins un discours élaboré
par des critiques d’art, qui cherchent à s’inscrire et prendre position, dans une situation
concrète donnée, en faveur de certains artistes. Owens qualifie ainsi le rejet marqué par la
revue à l’égard de l’art soutenu par le marché et les médias au tournant des années 1970 et
1980, de « bon vieux retrait moderniste31 ». Les membres d’October usent en effet d’une
rhétorique politique en présentant leur « postmodernisme », et les démarches des artistes
qu’ils défendent, comme l’expression d’une résistance contre l’essor du conservatisme que
représente le retour des Républicains à la présidence des États-Unis en 1980, et auquel ils
associent le « retour de la peinture ».
Une grande partie des démarches picturales alors promues venant d’Europe, la position
de la revue revient à défendre une forme d’américanocentrisme dans un contexte de
réouverture du marché au vieux continent. Les artistes que défend October sont en effet, pour
l’essentiel, des Américains devenus célèbres au cours des années 1960-1970 comme Morris,
Smithson ou Serra, ainsi que quelques nouveaux venus entrant dans leurs préoccupations
comme Sherman, Levine ou Kruger. Owens analyse ainsi la stratégie qui consiste à défendre
29
Douglas Crimp, « Pictures », op. cit., note 15, p. 594. Voir aussi Benjamin H. D. Buchloh, « Figures of
Authority, Ciphers of Regression: Notes on the Return of Representation in European Painting », October, n° 16,
printemps 1981, p. 41.
30
Voir The Editors, « About OCTOBER », October, n° 1, printemps 1976, p. 3-6 et Sande Cohen, « Critical
Inquiry, October, and Historicizing French Theory », dans Sylvère Lotringer, Sande Cohen (éd.), French Theory
in America, p. 204.
31
Craig Owens, dans Anders Stephanson, « Interview with Craig Owens », op. cit., p. 300 : « (…) it was a good
old modernist withdrawal ».
12
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des préceptes artistiques issus des deux décennies précédentes, comme le symptôme d’un
attachement à l’impérialisme américain et le refus de s’ouvrir à l’altérité européenne – sur
laquelle le critique se met précisément à écrire en 1980, lorsqu’il quitte la revue pour Art in
America32.
Si les membres d’October présentent leur postmodernisme comme une nouvelle théorie
générale de la création artistique, venant rompre avec le modernisme greenbergien, un point
de vue historique permet aussi de le comprendre comme un discours réagissant à un contexte
artistique particulier. Il se construit en effet autant par rapport au modernisme, avec lequel il
entretient une position ambiguë, qu’à l’autre « postmodernisme » qui se développe
parallèlement au début de la décennie. Comme l’expose Hal Foster, dans l’introduction au
recueil d’articles publié en 1983 sous le titre de The Anti-Aesthetic33, ce versant associé au
« pluralisme » serait réactionnaire et souhaiterait en finir avec la fonction critique de la
modernité, que l’approche défendue par October, dont Foster est proche, chercherait
précisément à défendre en prônant la « pluralité ». La force de la revue est d’avoir su, grâce à
l’utilisation d’une rhétorique théorique, octroyer à son discours l’autorité d’un récit historique,
que l’ouvrage Art since 1900 de Krauss, Buchloh, Bois et Foster est venu réaffirmer en
200434. La période de 1977 à 1982 ne fait en effet aucune allusion au « retour de la peinture »,
qui est tout bonnement ignoré. En réaffirmant ainsi deux décennies plus tard la position de
force de l’art américain sur l’art européen, on est cependant en droit de s’interroger sur le
« progressisme » de cette approche teintée d’américanocentrisme.
32
Voir Anders Stephanson, « Interview with Craig Owens », op. cit., p. 302-306.
Hal Foster (éd.), The Anti-Aesthetic : Essays on Postmodern Culture, Seattle, Bay Press, 1983.
34
Hal Foster, Rosalind Krauss, Yve-Alain Bois, Benjamin H. D. Buchloh (dir.), Art since 1900. Modernism,
Antimodernism, Postmodernism, Londres, Thames & Hudson, 2004.
33
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