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Un texte à deux voix : celle de Fatiha, femme de ménage et celle de sa « patronne », Florence,
professeur. Une résonance.
Fatiha
Hier, dans le hall, j’ai rencontré ma voisine du 7ème, Albina, l’Égyptienne. J’ai
commencé à lui parler des Lampelle, la famille chez qui je fais des ménages deux fois
par semaine, dans un pavillon, pas loin de la cité. Mais j’ai vite senti qu’elle ne s’y
intéresserait pas. Elle a fini par m’interrompre :
– Tu sais, Fatiha, j’ai un peu honte de le dire, mais tant pis : j’ai décidé de ne plus le
cacher.
– Quoi ?
– L’autre jour, quand j’avais l’œil bleu, c’était pas que je suis tombée de l’escabeau…
J’ai commencé à voir venir.
– C’était mon mari. Il m’a cognée.
J’ai fait l’étonnée pour en savoir plus.
– Ton mari ? Un homme si bien ? J’aurais jamais cru…
Le mari d’Albina porte une petite barbe bien tenue. Il ne sourit pas, ne regarde
jamais les femmes dans les yeux mais leur tient la porte de l’ascenseur en disant
« Bonjour ma sœur ».
– Oui, il a l’air comme ça, à l’extérieur. Mais depuis qu’il travaille plus, c’est plus le
même. Tu sais, depuis son accident de chantier…
– Et y’avait une raison pour qu’il te frappe ?
– Quelle raison ? Au commissariat, ils m’ont dit qu’il n’y avait aucune raison valable
pour qu’un mari il tape sa femme.
C’est vrai. J’ai parlé trop vite, avec les mots habituels des femmes, pas ceux que
j’avais envie de dire.
– Et même qu’ils m’ont dit comme ça que des hommes qui frappent, c’est pas que
dans la cité, qu’ils en voient aussi dans les pavillons, et qu’il faut pas avoir honte de
venir leur parler.
J’ai posé mon sac sur la première marche, à côté de l’ascenseur.
– Parce que t’es allée au commissariat ?
– Oui. C’est ma voisine, la Française, qui m’a dit de le faire. Ça durait depuis trop
longtemps. Et puis là, il m’a cognée devant les enfants, devant les trois. La petite
hurlait et le grand a voulu taper son père pour me défendre.
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– Et au commissariat, ça s’est passé comment ?
– Ils m’ont faite asseoir, ils m’ont très bien traitée. Ils m’ont dit : « Madame, vous
avez bien fait de venir. » Ils m’ont envoyée chez un médecin et tout, faire un
constat, parce que j’avais des bleus. La voisine m’avait dit de déposer une plainte
mais, les policiers, ils m’ont découragée. Ils m’ont expliqué que c’était la première
fois que je venais, qu’un autre truc suffirait. Je sais plus comment qu’ils appellent
ça… Attends, j’ai le papier… Voilà. Une main courante.
– Wach hadha ?
– Ils écrivent à l’ordinateur qu’est-ce que tu leur racontes.
– Et pourquoi ils te le donnent écrit ? Tu sais bien ce qui s’est passé, toi ?
– C’est une preuve comme quoi t’es allée au commissariat. On sait jamais, si un jour
tu veux te divorcer.
– D’accord.
– Mais la voisine, elle m’a dit que je m’étais faite avoir, que la main courante ça sert
à rien, qu’il fallait une plainte. Je sais pas, moi, mais ça m’a fait du bien de parler.
Elle s’est assise sur une marche de l’escalier malgré sa robe claire impeccable, et m’a
raconté, avec le ton las de celle qui a déjà beaucoup répété mais que ça soulage. Son
mari a trouvé une autre femme, une Kabyle d’Algérie.
– Ça ne m’étonne pas, Albina : les Algériennes elles sont comme ça, elles jettent des
sorts aux hommes, elles les envoûtent.
Et c’est ce qui s’est passé. Son mari est tout le temps chez cette femme. Lui, ne voit
pas où est le problème et défend son droit à cette forme de polygamie. Albina est
jalouse, elle ne supporte pas la situation et veut la séparation.
– Ma propre mère, en Égypte, me dit que je fasse rien, que je vais détruire la famille,
que c’est pas bien pour les enfants, que je sois patiente. Mais moi, je peux pas. Je
supporte pas qu’il se couche dans le lit quand il revient de chez cette femme.
– Mais pourquoi il te frappe ?
– Parce que je veux pas qu’il va chez elle.
– Et tu vas faire quoi, alors ?
– Je veux me divorcer. Il me fait perdre mon honneur, il me respecte pas. Quand je
pense que je me suis bagarrée pour choisir un homme instruit comme moi, qui avait
des sentiments pour moi et moi pour lui. Je voulais pas de mariage arrangé.
J’ai pensé à moi et j’ai juste dit :
– Justement, tu souffres parce que tu l’aimes. Avec un mariage arrangé, tu
souffrirais pas tant, parce que l’amour, il est pas pareil. Mais bon, pour ton mari, ce
qu’il faudrait, c’est conjurer le mauvais sort, le protéger par un grigri. Si tu veux, je
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peux demander au marabout de…
Elle m’a arrêtée :
– Non, Fatiha. Excuse-moi, mais je crois plus à ça.
J’ai arrêté car elle pleurait doucement. Elle a pris un mouchoir dans son sac et a
essuyé ses yeux.
Albina est différente des autres femmes de la cité. Elle ne porte pas le foulard mais
personne ne penserait à lui manquer de respect. Elle n’affiche pas cet air austère
que certaines se croient obligées d’adopter quand elles sont dans notre espace,
alors qu’elles sourient de toutes leurs dents aux animatrices du centre social pour
bien leur montrer que, malgré ce qu’elles ont sur la tête, elles sont modernes et
ouvertes. On sent qu’Albina ne se pose pas ces questions, que le paraître n’est pas
son problème. Elle s’est levée.
– C’est l’heure des enfants. Je vais à l’école. On se revoit bientôt.
Je l’ai vue partir lentement, avec sa belle robe, légère dans ses ballerines, et j’ai
pensé que c’était une femme digne. Je lui ai crié depuis la porte du bâtiment :
– Tu viens prendre le thé demain. D’accord ? N’apporte rien : je fais le gâteau.
Le soir, quand Bachir est rentré, il s’est douché, a enfilé une djellaba et s’est allongé
sur les banquettes devant la télé. Il attend le repas comme ça, tous les jours, en
buvant un verre de soda. Je lui parle peu parce qu’il est fatigué, je le sais. Il a les
yeux creusés d’avoir tant retourné la terre dans les jardins des autres, d’avoir fait
de la peinture dans des maisons de vieilles dames ou d’avoir parcouru des
kilomètres pour vérifier la fermeture des trois cent soixante-treize portes parce
qu’il est gardien dans un lycée, le même que celui où Madame Lampelle, ma
patronne, est professeur. Ce soir, c’est lui qui m’a parlé :
– Si on invitait les Lampelle ? Ça fait longtemps qu’on n’a pas eu du monde.
Bachir aime les invitations, les grandes tables, la nourriture abondante. Il peut
proposer à n’importe qui de venir manger : le proviseur ou le voisin chômeur un
peu alcoolique. Il les traite tous de la même façon, avec hospitalité. J’ai parfois un
peu honte : il ne se rend pas compte des différences. Je crains que les personnes
qu’il invite ne soient pas toujours bien chez nous, je ne me sens pas toujours à l’aise
alors que lui l’est totalement, persuadé que les invités seront forcément comblés
par la qualité de ma cuisine, la bonne conduite de nos enfants et la chaleur de notre
accueil. Et là, il veut que j’invite mes patrons ! J’ai essayé de trouver des raisons
pour y renoncer.
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– Mais ça me donne du travail, Bachir.
– Non, tu fais comme pour nous, tu te casses pas la tête. Radia t’aidera. C’est moi
qui fais les courses.
– Bon, d’accord, j’en parle après-demain, chez eux.
Ce matin, Mme Lampelle m’a offert un café et nous avons discuté un peu.
– La chambre d’Arthur, c’est une horreur. Vous voulez pas que je fasse quelque
chose ?
– Quoi ?
– Je pourrais faire des tas, au moins, avec tout ce qui traîne, jeter les papiers, les
emballages, ranger un peu pour pouvoir atteindre les meubles, faire la poussière et
passer l’aspirateur…
– C’est très gentil Fatiha de vouloir vous donner tant de peine. Mais si vous faites
ça, il va très mal le prendre. Il veut que sa chambre reste son antre, que personne
n’y pénètre.
– Son antre ? Pardon mais je ne sais pas c’est quoi ce mot…
– Sa tanière, si vous préférez.
J’ai continué à ne pas comprendre mais je n’ai pas insisté : le français est une langue
difficile comparée au berbère qui est si limpide. Dans ma tête, je pense en berbère et
j’ai plein de mots. Quand je parle ma langue maternelle, je fais de belles phrases
avec des allusions, des comparaisons, des sous-entendus. Je manipule des proverbes
et des dictons et je les adapte aux situations que je vis. Je peux faire de l’humour et
être sûre de l’effet que je vais produire. Mais en français, je dois aller plus
lentement, réfléchir, m’en tenir à l’essentiel. Et malgré ça, je sais que je fais des
fautes car Mme Lampelle me reprend parfois et m’explique comment il faudrait
formuler ma pensée. Mais j’ai du mal à retenir parce que, dans la cité, presque tout
le monde parle français de travers, même les jeunes. Ce matin, j’en ai entendu deux
qui discutaient. L’un d’eux disait à l’autre : « Les billets de train, plus tu les prends
tôt, plus c’est moins cher. » Ça m’a paru bizarre même si je ne sais pas comment le
dire en bon français.
Je me suis levée pour laver les tasses dans l’évier. Mme Lampelle me les a prises des
mains et les a mises dans le lave-vaisselle. Nous avons déjà joué cette même scène
des dizaines de fois.
– Vous savez, Fatiha, quand vous avez un lave-vaisselle, c’est du gaspillage d’eau de
laver à part. Voilà, c’est rangé.
Je n’ai rien dit, mais ce n’est pas rangé. C’est toujours sale mais caché. Enfin, c’est
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elle qui commande.
– Mme Lampelle, je voulais vous dire que Bachir et moi, on veut vous inviter chez
nous.
Elle s’est relevée, surprise.
– Chez vous ?
– Oui, un jour en fin d’après-midi. Vous pourriez venir avec votre mari et avec
Arthur et Mélanie. C’est juste pour un thé, un petit moment.
J’ai vu que Mme Lampelle réfléchissait à ce qu’elle pourrait me répondre. Elle
n’osait sans doute pas me vexer et ne savait comment refuser.
– Mais je ne veux pas vous déranger, vous donner du travail…
– Vous inquiétez pas. C’est un plaisir. Et puis, Arthur pourrait peut-être discuter
avec mes enfants…
Je ne sais pas pourquoi, cet argument l’a faite vaciller.
– Écoutez, c’est vraiment gentil. Je pense que je viendrai seule, en semaine, si ça ne
vous dérange pas, parce que, le week-end, mon mari est tellement fatigué… Et puis,
nous voyons souvent des amis. Je vais essayer de convaincre Arthur de venir aussi.
Ce serait sympathique, en effet, qu’il connaisse vos enfants.
– C’est comme vous voulez. Vous venez mercredi, vers 18 h, ça va ?
– D’accord. Mais juste pour un petit thé à la menthe ?
– Oui, un thé.
Pour un thé, c’est ce qu’on leur dit toujours…
Florence
Je ne voulais pas vexer Fatiha et j’ai donc accepté son invitation avec l’intention de
ne pas m’attarder. Convaincre Arthur de m’accompagner a été difficile. J’ai fait
valoir qu’elle s’était occupée souvent de lui quand il était plus jeune et qu’elle serait
peinée de constater son manque de reconnaissance. Il a fini par monter dans la
voiture en traînant ses tennis, le visage fermé.
Cela faisait très longtemps que je n’étais pas passée devant la cité et je l’ai trouvée
transformée, conforme à ce que Fatiha m’avait décrit quand elle me parlait de la
« résidentialisation » sans parvenir à m’expliquer en quoi cela consistait. Chaque
bâtiment a été entouré de murets et de grilles, les fenêtres équipées de double
vitrage, des bow-windows rajoutés aux plates et longues façades des années 70, ce
qui leur confère un air d’immeubles de bon standing. Pour aérer le lieu, un bâtiment
central a été démoli et remplacé par un jardin. Fatiha m’avait prévenue avec l’une
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de ses délicieuses expressions acquises oralement et déformées par son imagination
et sa perception du monde : « Il faut le code pour rentrer. C’est que maintenant, la
cité, c’est la caserne d’Ali-Baba ! »
Le code n’avait sans doute rien changé aux habitudes des quelques jeunes que nous
avons trouvés appuyés contre le mur, dans le hall. Après un échange de bonjours
susurrés, le silence s’est fait pendant que nous attendions l’ascenseur. Je tenais
mon bouquet de fleurs et Arthur regardait fixement l’éclairage intermittent du
bouton d’appel : il n’osait même pas, selon son tic habituel, rejeter en arrière sa
lourde frange, signe d’appartenance aux quartiers pavillonnaires.
Au 4ème étage, Fatiha nous attendait, la porte ouverte. La famille était derrière
elle, au complet, remplissant la petite entrée, tous souriants, hospitaliers,
accueillants. Elle a pris le bouquet avec prudence et a disparu dans la cuisine pour le
poser. Bachir nous a invités à entrer dans le salon. J’ai tout de suite pensé aux
tennis d’Arthur sur les tapis et lui ai suggéré de les laisser dans l’entrée. Il est
devenu écarlate, sans doute à l’idée de devoir montrer des chaussettes peu
fréquentables. Il a été sauvé par Fatiha :
– Mais non, tu rentres avec tes chaussures : les tapis, ils craignent plus rien, va !
Je me suis assise devant une table, sur une banquette d’angle qui parcourt deux des
murs de la pièce. Radia, la fille aînée, m’a calé le dos avec des coussins et a disparu
dans la cuisine dont elle est revenue avec un plateau, des verres et une théière. La
maison sentait les épices. J’ai remarqué, en face de moi, un grand buffet avec des
gazelles bondissantes sculptées sur les portes. La télévision était allumée et diffusait
une chaîne marocaine. Bachir a suivi mon regard :
– C’est la chaîne en berbère. C’est une série.
Des hommes en costume, des femmes, les plus rondelettes avec un foulard coloré,
les autres sans foulard et carrément sexy, discutaient de façon véhémente assis sur
des canapés, téléphonaient, sortaient de la pièce en colère ou éclataient de rire.
Bachir écoutait les échanges et riait aussi, tout en servant le thé avec ce geste
maîtrisé qui part du verre, fait monter rapidement la théière pour provoquer une
cascade de bulles et redescend avant le débordement :
– C’est la série qui passe tous les jours. On regarde. C’est pas mal.
Arthur et les deux garçons ont pris du soda à l’orange tandis que nous buvions ce
thé très sucré en mangeant des noix de cajou salées. Les trois garçons ont disparu
vers le fond de l’appartement. Radia leur a crié : « Je travaille sur l’ordinateur : vous
enregistrez mon document d’abord. »
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Entre deux « Encore un peu de thé ? » ou « Vous vous servez, hein ! », la télévision
continuait de capter nos regards. J’ai compris qu’ils ne l’arrêteraient pas en mon
honneur, ni même en baisseraient un peu le son. J’ai tenté de l’oublier et tandis que
Fatiha allait et venait entre le salon et la cuisine, j’ai interrogé Bachir sur la vie de
la cité.
– La cité, elle est bien. Surtout maintenant, avec les travaux. C’est magnifique,
non ?
J’ai approuvé : la récente rénovation lui avait donné l’apparence d’une résidence
pour classes moyennes.
– Et c’est tranquille ?
– Dans l’immeuble, ici, oui. Y’a juste le gars du 5ème qui boit un peu et crie parfois,
mais c’est tout.
– Et ces jeunes qui sont en bas ?
– Ils sont pas méchants, ils se réunissent là. Ils traînent. Ils disent eux-mêmes qu’ils
tiennent les murs.
– Vous ne croyez pas qu’ils font du trafic ?
Bachir a hésité un peu.
– Peut-être mais j’ai jamais rien vu.
Fatiha, qui venait de nous rejoindre après un autre séjour de quelques minutes à la
cuisine, s’est mêlée à la conversation.
– Ces jeunes, ils disent rien, mais ils salissent le hall d’entrée, ils laissent des
canettes, ils rigolent quand les filles passent. Et, du coup, pour pas être embêtées,
celles de la cage d’escalier mettent toutes un foulard, sauf les Françaises, bien sûr.
Radia aussi. Après, elle l’enlève quand elle arrive à la gare de Paris, pour aller à son
école.
J’ai posé une question, un peu par provocation.
– Mais Radia n’a pas la nationalité française ?
– Si, bien sûr. Depuis deux ans. Mais, ici, dans la cité, les gens, c’est pas les papiers
qu’ils regardent.
Fatiha semblait ennuyée : je n’ai pas insisté.
Radia a ramassé les verres de thé et la théière et les a emportés dans la cuisine. J’ai
attrapé mon sac et me suis levée pour partir. Bachir a secoué la tête et a dit sur un
ton qui ne supportait pas la contestation :
– Non ! Pas déjà, asseyez-vous. C’est pas fini…
Radia a disposé devant chacun de nous une grosse assiette de salade composée avec
du thon, des œufs, des tomates, de la laitue. La mayonnaise passait mal après le thé
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sucré mais j’ai aimé le goût d’huile d’argan.
– Vraiment, il ne fallait pas vous donner tant de mal.
La remarque a fait rire Bachir.
– Fatiha, elle se donne pas de mal. Elle fait comme pour nous…
J’entendais Fatiha s’activer dans la cuisine et crier :
– Vous venez manger ici, les jeunes ?
J’ai regardé Radia.
– Ta maman ne vient pas manger ?
C’est Bachir qui a répondu :
– Vous inquiétez pas, elle vient.
Après la salade, Fatiha a apporté de très bonnes brochettes enrobées d’épices. Puis
le couscous est arrivé, délicieux. Après la première assiette, Bachir m’a resservie,
malgré mes protestations. Je finissais par me laisser faire, étourdie de télé et de
conversations. Quand le gâteau aux dattes a été posé sur la table, j’étais devenue
incapable d’avaler encore : j’ai pu négocier de n’en goûter qu’un petit morceau.
Nous sommes repartis avec du couscous dans un Tupperware, des gâteaux
marocains enveloppés dans l’aluminium et d’énormes courgettes cultivées par
Bachir et Fatiha dans le petit jardin ouvrier qu’ils louent à une association de
cheminots.
Fatiha
Bachir a trouvé Mme Lampelle très sympathique. Je me demande ce qu’elle a pu
penser, elle. C’est vrai que, dans les maisons où je travaille, on ne mange pas comme
nous. L’une de mes patronnes m’a expliqué qu’elle tenait un petit carnet dans
lequel elle notait ce qu’elle cuisinait à chaque fois qu’elle invitait des amis, pour ne
pas leur faire deux fois la même chose ! Je n’aimerais pas devoir me demander :
« Qu’est-ce que je vais leur faire à manger, cette fois ? » Nous, pour une invitation,
c’est toujours le même bon repas : la salade composée, les brochettes aux épices, le
couscous, les gâteaux de chez nous. Les gens sont contents parce qu’ils savent à
l’avance ce qu’ils vont manger et qu’ils s’y attendent. Il faut que les invités aient
beaucoup à manger. Ils nous vexeraient en ne reprenant pas de chaque plat. Bachir
ne sent pas ces différences. J’espère que Mme Lampelle a apprécié quand même. Elle
avait l’air surprise au début mais contente en partant.
Aujourd’hui, dans la cage d’escalier, j’ai rencontré Kader. C’est l’animateur en
audio-visuel du quartier. Il m’a faite rire : il vient d’être embauché comme acteur
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pour tourner dans un film. Dans son contrat, il doit se laisser pousser la barbe pour
jouer le rôle d’un islamiste mais en a assez parce que, à présent, plein de types de la
cité le saluent avec respect. « À quoi ça tient ? », me dit-il.
En quittant Kader, je suis montée à l’appartement pour déposer les courses avant
d’aller chez les Lampelle. Leur maison est juste de l’autre côté de la rue qui sépare la
zone pavillonnaire de la cité. En traversant, on sait que l’on change de monde : pas
la même manière de s’habiller, pas les mêmes métiers, pas les mêmes enfants, pas les
mêmes mots : tennis, conservatoire, audition, partition, orthodontiste,
orthophoniste, suivi psychologique, classe prépa, etc. L’autre jour, chez les
Bergeron, le monsieur m’a dit qu’ils avaient acheté un Yamaha pour leur fille et
qu’il faudrait que je fasse attention avec le ménage. Je n’ai pas compris tout de
suite. Je pensais que c’était une moto alors que la petite, elle a dix ans. C’était un
piano ! Je ne saisis pas toujours de quoi ils parlent, mais je sais qu’eux non plus ne
comprendraient pas beaucoup des mots que j’emploie dans mon pays, pour désigner
les plantes, les plats, les relations entre les gens. Le sens des mots n’est pas
essentiel : on peut échanger quand même.
Mme Lampelle est venue m’ouvrir la porte, un stylo rouge à la main. Elle était en
train de corriger des copies mais, aujourd’hui, elle s’est interrompue et s’est servi
un café pendant que je prenais mon thé habituel. Elle m’a encore remerciée pour la
soirée d’hier, pour la qualité de ma cuisine, pour la gentillesse de mes enfants. Elle
avait l’air sincère et moins tendue qu’à l’accoutumée. Son visage est agréable quand
elle sourit : il est dommage qu’elle ne le fasse pas plus souvent. J’ai posé un sac de
tomates sur la table : elle est toujours à la fois contente et gênée quand je lui
apporte quelque chose de notre jardin.
Alors que d’habitude elle me fait clairement comprendre qu’elle a du travail et
s’enferme dans son bureau, là elle m’a questionnée sur moi, ce qu’elle n’avait jamais
fait alors que je travaille chez elle depuis tant d’années.
– Vous avez un mari très sympathique. Je le vois si peu au lycée… Vous êtes mariés
depuis longtemps ?
– Oh oui ! Depuis 31 ans.
– Et vous étiez fiancés avant ?
J’ai senti que ce ne serait pas facile de lui expliquer.
– Nous sommes du même village, des voisins. La maison d’à côté, c’est là que vivait
sa famille.
– Ah ! C’est donc au village que vous vous êtes fréquentés ?
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Que veut-elle dire par « fréquentés » ?
– On se connaît depuis toujours.
– Bachir est un peu plus âgé que vous, non ?
– Un peu : il a dix ans de plus.
– C’est beaucoup, dix ans. Mais ça ne se voit pas : il est tellement solide et actif…
Un silence s’est installé. Elle buvait son café par petits coups, en alternant avec de
l’eau. J’ai eu envie d’aller jusqu’au bout, par curiosité.
– En fait, ma famille m’a promise à la sienne quand j’avais sept ans.
Mme Lampelle s’est redressée brusquement et m’a regardée, les yeux écarquillés.
– Mais c’est affreux ! Vous n’étiez qu’une enfant !
Comment partager cette vérité avec elle, lui faire comprendre que c’était comme ça
pour la plupart des femmes de mon âge, que nous ne le vivions pas comme une
situation inacceptable parce que c’était la règle ?
– Bachir, il est venu très jeune en France, pour travailler dans une usine qui
fabriquait des grosses machines pour les chantiers. Il a attendu mes quinze ans pour
qu’on se marie.
– C’est jeune, quand même ! C’était donc un mariage arrangé ?
J’attendais le mot : celui-ci, je le connais.
– C’est les familles qui décidaient.
– Vous ne l’avez donc pas choisi par amour ?
J’ai souri.
– C’est vrai, j’ai pas choisi. L’amour, je ne sais pas bien quoi c’est. Mais parfois, dans
ces mariages-là, on finit par s’aimer, d’une certaine façon. Avec Bachir, c’est arrivé.
On est attaché l’un à l’autre, c’est comme de l’affection et du respect, vous voyez ?
Elle n’a pas répondu tout de suite. Elle tripotait le stylo rouge.
– C’est vrai que pour vous, ici, c’est pas pareil… Vous choisissez qui vous voulez
marier…
Elle a soupiré.
– Oui, on se choisit… Et on se trompe aussi. Et on recommence. Mais on se choisit à
chaque fois ou du moins on pense choisir. Dites, Fatiha : pour Radia, vous allez
arranger son mariage ?
Sa question m’a vexée. Elle ne me connaît vraiment pas.
– Non ! Radia ne se laisserait pas faire. Son père et moi, on veut pas ça pour elle.
Bachir dit qu’elle doit avoir un métier, être indépendante. Il travaille beaucoup
pour pouvoir lui payer le permis…
– Elle fait des études, n’est-ce pas ?
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– Oui, dans la comptabilité.
Mme Lampelle a approuvé en balançant sa tête puis a appuyé sur le déclic de son
stylo : la mine est sortie, signifiant la fin de la conversation et son retour aux
corrections. Je n’ai pas attendu qu’elle se lève : j’ai ramassé les tasses, les ai mises
dans le lave-vaisselle avant qu’elle ne le fasse et j’ai empoigné mes chiffons.
J’aime bien aller au centre social le mardi parce que c’est la journée lecture. Moi, je
ne lis pas : je suis analphabète, comme la plupart des femmes qui fréquentent cette
activité, mais un homme et une femme d’une association viennent nous lire des
extraits de romans et nous racontent l’histoire. Après, nous en discutons ensemble
en mangeant les gâteaux que nous apportons.
Maintenant, je sais enfin ce qu’il y a dans les livres. Je sais qu’on y parle de la vie
des gens, de leurs façons de penser ou sentir, et ça nous aide à nous comprendre
aussi, à réfléchir, à pouvoir raconter notre propre histoire. Les livres servent
également à ressentir des émotions et à les partager : plusieurs fois, pendant les
lectures, nous avons ri ou pleuré. Même quand l’histoire se passe il y a longtemps
comme dans les Misérables de Victor Hugo, qui est la lecture que j’ai préférée, ou
très loin d’ici, comme dans un roman indien dont je ne me souviens plus du titre,
on peut trouver que les gens nous ressemblent quand même, que nous les
comprenons. J’aimerais tellement pouvoir lire des livres toute seule… Je reste au
centre social après l’activité lecture pour un autre atelier : l’alphabétisation.
En sortant, j’ai discuté un bon moment avec Latifa, l’Algérienne du 6ème. Elle m’a
dit :
– Mon fils, il a un fils maintenant. Mais il n’est pas marié avec la mère. C’est
embêtant parce que l’imam affirme que cet enfant n’a droit à rien.
Je suis sûre que ce n’est pas vrai et j’ai essayé de lui expliquer :
– Faut se renseigner, Latifa, mais en France, je crois bien que, marié ou pas, pour
l’enfant, c’est kifkif.
Elle n’a pas été convaincue.
– Oui, en France… Mais dans notre culture...
– Le problème c’est peut-être qu’on ne sait pas bien ce que sont des Droits, ni nous,
ni l’imam ?
Il faudrait que les gens de la cité sortent de temps en temps de ce territoire où tout
est différent du reste de la ville. Beaucoup vivent là en vase clos, en particulier les
femmes, les jeunes déscolarisés et les vieux. Ceux-là ont toute une vie de travail en
France à se raconter sur les bancs du square : ils sont venus construire des ponts,
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des usines, des voitures, des maisons. Ils avaient une femme au pays et lui faisaient
un enfant à chaque retour. Aujourd’hui, ils naviguent entre le Maghreb et la France
parce qu’ils ont cotisé et se font soigner ici. Eux savent comment fonctionne la
société française mais ils en parlent peu. Ils parlent peu en général, car ils sont
devenus des sages. Une fois, le vieux chibani du bâtiment F m’avait dit :
– En France, si t’arrives chez des gens au moment où ils sont à table, ils rajoutent
pas une assiette comme chez nous : ils te prêtent le journal pour que tu patientes.
Ce n’est pas que j’approuve cette façon de faire mais c’est comme ça : autant le
savoir. Moi, je ne vais pas bien loin, mais au moins je traverse la rue et je sais
comment on vit dans les pavillons. Certaines femmes me plaignent parce que je
travaille et ces langues de vipères insistent sur le fait que mon mari, « sans doute, il
ne gagne pas assez ». Ces propos m’énervent : je réponds toujours vivement que
« pas du tout, c’est mon choix, j’aime bien avoir des contacts et sortir un peu du
quartier pour voir autre chose ». Bien sûr que mon salaire est important pour notre
vie ici et pour la maison que nous agrandissons petit à petit au Maroc. Et je suis
fière d’y contribuer.
Ce matin, Mme Lampelle a voulu parler du voile.
– Je suis allée à l’hypermarché hier, et j’ai été frappée par le nombre de femmes
portant des voiles jusqu’aux pieds, vous savez ces grands voiles...
– Mais qui cachent pas le visage ?
– Non, pas le visage. Ce sont des voiles très couvrants et sombres, pas du tout
comme le vôtre. Pourquoi y a-t-il des manières si différentes de se couvrir ?
Je suis toujours embêtée de parler de ça à une non musulmane parce que je ne veux
pas critiquer la façon dont certains pratiquent ma religion et, en même temps, il y a
des choses que je n’ai pas envie de justifier.
– Il y en a qui disent que c’est pour aider les hommes, parce que Dieu leur a donné
un désir des femmes qu’ils peuvent pas lutter contre. C’est donc aux femmes de les
protéger de leurs pulsions. Elles se couvrent pour qu’ils soient pas tentés. Elles
gardent leur corps pour leur mari.
Mme Lampelle a posé une question à laquelle je réfléchis encore :
– Et les hommes, alors, ils n’ont pas à couvrir leur corps ? Celui-ci ne peut pas être
désirable pour une femme ?
Elle a des remarques, parfois, qui sortent de la logique des gens avec qui je discute
habituellement. Elle me désarçonne. En un éclair, j’ai revu la silhouette d’Abdel, ce
cousin éloigné qui fabriquait lui-même sa maison au village, son tee-shirt trempé de
sueur collé sur les muscles de son dos et de ses épaules. Il me regardait parfois
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depuis l’échafaudage de fortune qu’il avait installé. Je rajustais le foulard et je
rentrais : j’étais promise à Bachir depuis l’enfance. Mais j’ai souvent pensé à lui, et
même parfois la nuit. J’ai juste dit :
– Il paraît que les femmes, elles ont moins de désir que les hommes.
Mme Lampelle a souri.
– Et puis, la taille du voile, pour certaines, c’est une compétition : qui est la plus
croyante ? Celle qui le porte le plus long, le plus foncé ? Les jeunes, elles disent
qu’elles respectent la tradition, mais c’est pas vrai. Ma mère, au Maroc, elle portait
pas ce genre de voile, mais le costume traditionnel berbère qui cache pas le visage.
Pour aller en ville, ce qui était très rare, elle mettait le haïk blanc, très long. Elle le
tenait devant son visage avec sa main.
– Et vous, Fatiha, vous le mettez toujours, le vôtre, non ?
– Dans la rue, oui, parce que c’est plus simple : avec le voile, pas de remarques dans
le quartier, tu fais ce que tu veux, tu vas et tu viens tranquille, tu es respectable et
tu montres que tu suis ta religion. Et puis, à force, on finit par se sentir nue si on
ne le met pas. Mais je porte toujours des petits foulards, juste je couvre ma tête.
– Des petits foulards colorés, j’ai remarqué.
– Oui, je les assortis à mes vêtements. On peut porter le foulard et faire de la
coquetterie, non ?
– Absolument ! Allez, j’ai un cours à préparer… Courage, Fatiha.
– Courage à vous aussi, Madame.
Elle s’est enfermée dans son bureau. J’en ai profité pour sortir de mon sac la petite
main de Fatma que j’ai apportée et je suis allée la déposer discrètement sur une
étagère en hauteur, dans la chambre d’Arthur. Si personne ne protège cet enfant
de cette manie de s’enfermer pour jouer sur son ordinateur, il faut bien que je m’en
occupe.
Au retour, devant les boites-aux-lettres du hall, j’ai revu Kader. Il n’a plus la barbe.
– Alors, Kader, le film, il est fini ?
– Oui ! Je n’ai jamais été aussi heureux de me raser tous les matins !
– Et quand c’est qu’il sort ?
– Bientôt paraît-il. Là, ils font le montage.
– Tu m’avertiras, que j’aille le voir ? Il passera sans doute au cinéma du centre ?
– Oui.
– Et je proposerai à ta mère de venir avec moi.
– Ma mère ? Si tu y arrives, ce serait formidable. Elle veut pas aller au cinéma ou au
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théâtre parce qu’elle porte le voile. Elle a honte quand elle n’est pas dans la cité.
– Ah bon ? Elle n’a qu’à l’enlever quand elle sort !
– C’est ce que je lui dis mais elle me répond que quelqu’un du quartier pourrait la
voir. C’est compliqué ! Avec toi, peut-être qu’elle ira ?
– Pour voir son fils faire du cinéma ? J’espère ! Et dis-moi, Kader, j’ai vu Hanane
l’autre jour, au supermarché. Vous attendez un bébé, non ?
Les yeux de Kader ont pétillé. J’ai eu envie de savoir.
– Et elle a déjà fait sa chorégraphie, tu sais celle qui dit si c’est fille ou garçon ?
Je ne sais pas pourquoi, Kader a eu un moment d’hésitation.
– L’échographie ? Oui. On sait. Mais on ne le dit pas.
– D’accord. Je respecte. Mais à ta mère, tu l’as dit ?
– Surtout pas. C’est compliqué dans ma famille. Ma sœur l’avait annoncé : c’était
un garçon. Les youyous, la fierté générale, tu imagines. Mais le médecin s’était
trompé : c’est une fille qui est arrivée. La pauvre, elle a été reçue par tout le monde
comme une catastrophe. On aurait pu l’appeler Déception. Même maintenant, alors
qu’elle a dix ans, elle n’est pas bien acceptée. On lui raconte toujours cette histoire,
on n’arrête pas de lui répéter qu’elle aurait dû naître garçon, les tantes, les grandmères. C’est un enfer pour elle et elle est mal dans sa peau. Donc nous, on ne dit
rien.
– Tu as raison Kader. Ils verront bien. Donne le bonjour à Hanane et mes
félicitations. Je pars au travail.
Avant-hier, au centre social, la dame et le monsieur de l’atelier de lecture nous ont
lu un extrait de La belle du Caire de Naguib Mahfouz, un Égyptien. Quand ils ont
annoncé le nom de l’auteur, cette petite tête de Lucette a dit : « Encore un qui ne
s’appelle pas Robert ! » Les intervenants sont restés calmes et silencieux mais nous
nous sommes chargées de lui répondre : « et Victor Hugo, il s’appelait pas Aziz,
hein ? En quoi c’est un problème, le nom ? C’est pas la valeur de l’écrivain qui
compte ? » Un moment, nous avons cru que Lucette allait partir mais elle est
restée, en bougonnant. Estelle a réussi à ramener le calme et nous avons beaucoup
aimé cette étrange histoire d’amour à trois personnes parce que Naguib Mahfouz
écrit d’une manière que nous comprenons toutes.
Hier, Latifa m’a emmenée au marché de Saint-Denis. Une aventure. Avec nos
caddies, nous avons pris le RER. On a changé dans Paris, je ne sais plus où parce que
je suivais Latifa qui connaît le chemin et sait lire les panneaux, pour aller dans un
métro bruyant et plein de monde. Je n’ai pas l’habitude. Dans l’un des couloirs, ça
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sentait fort la pisse et j’ai dit à Latifa : « Quelle odeur nausée de la bonde ! » ce qui
l’a faite beaucoup rire. Il paraît que ça ne se dit pas tout à fait comme ça mais je n’ai
pas bien retenu la vraie prononciation. Le professeur de l’atelier d’alphabétisation
nous dit que nous déformons les mots en français parce que nous ne lisons pas :
notre mémoire est seulement auditive et, donc, nous entendons parfois de travers.
Il doit avoir raison. Vivement que je lise !
Saint-Denis, c’est le marché de toute l’Afrique et même du monde, le marché de
toutes les odeurs et couleurs. Les stands s’étalent sur des rues grouillantes. Les prix
se discutent toujours, pas comme dans notre cité. Les marchands mettent la
pression aux clients et vice-versa. L’ambiance est nerveuse. J’ai ramené des
produits du pays et une bassine en beau plastique jaune, pour pas cher. Je la mettrai
dans le jardin potager, sous le robinet, et on pourra y laver les légumes. Ce marché,
c’est une expérience mais c’est loin : ça nous a pris la matinée avec Latifa. Et
ramener la bassine dans le métro n’a pas été simple à cause de la foule : je l’avais
mise devant moi, comme un bouclier. Elle me protégeait et prenait moins de place
puisque je mettais ma poitrine et mon ventre dedans. Mais les gens me jetaient des
regards noirs quand même en montant sur la plate-forme. À Saint-Denis, des
femmes qui portent un voile comme moi, il y en a plein ; dans le métro qui traverse
Paris, aucune.
Ce mardi matin, Mélanie était chez les Lampelle, avec son amoureux. Ils se sont
levés tard alors que j’astiquais la salle de bain et sont descendus se préparer un
petit-déjeuner. Le garçon avait visiblement passé la nuit là car il est sorti en pyjama
écossais, les cheveux en broussaille. Elle était rose et souriante. Elle est venue
m’embrasser, ce qui me fait toujours très plaisir parce que l’ai vue grandir.
À chaque fois que je la vois avec son amoureux chez ses parents, que je comprends
qu’il va dans sa chambre et dort là, je suis gênée. Je sais pourtant que, dans les
familles des patrons, cela se fait. Ce n’est pas comme dans la cité où les garçons et
les filles ne se parlent pas ou presque. « Question de respect », disent-ils, et les filles
s’accommodent comme elles peuvent de cette loi non écrite qui s’impose à elles,
sans la contester ouvertement, comme si elle était naturelle et universelle. Elles
passent devant eux en baissant les yeux : il faut, surtout, avoir l’air d’être une fille
sérieuse.
Le sérieux, n’est pas une obligation pour eux, en revanche. Au contraire, ce qui
compte, c’est de se vanter d’avoir couché, même si je soupçonne beaucoup de ceux
qui roulent des mécaniques d’être encore puceaux. Je me pose une question
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d’ailleurs : avec quelles filles couchent-ils ? Parce que celles du quartier qui le font,
ou sont soupçonnées de l’avoir fait, ont droit à toutes les insultes : « Sale pute ! Je
vais te niquer, tu vas voir… » Leur vie devient impossible et certaines quittent la
cité pour habiter des quartiers de pavillons et de petits immeubles, dans d’autres
banlieues où on ne les connaît pas. Elles mènent alors leur barque comme elles
veulent et ne reviennent que rarement, juste pour voir leurs parents, maquillées
comme à la télé, bien habillées, avec des paquets dans les bras, sans parler à
personne. Mais elles ne peuvent pas le faire toutes : en général, ce sont celles qui
ont suivi des études qui s’en vont.
Il n’empêche qu’il y a quand même des garçons et des filles qui tombent amoureux,
comme partout. Je le vois bien, dans ma cage d’escalier : j’en ai repéré deux qui,
dans l’ascenseur, se mangent des yeux et ne se doutent pas que je remarque leur
émoi dans le miroir. Mais ils ne s’effleurent même pas en public, du moins chez
nous. Ceux-là se donnent sans doute rendez-vous dans des lieux où personne ne les
connaît en espérant ne jamais croiser quelqu’un du quartier. Ce qui compte pour
une fille de cité, plus encore que sa virginité, c’est sa réputation. Et elles se
débrouillent toutes avec ça comme elles peuvent. Finalement, les rapports entre
hommes et femmes dans le quartier du Lac ressemblent plus à ceux que j’ai connus
dans mon village qu’à ceux que je constate dans les pavillons, juste de l’autre côté
de la rue. Comment quelques mètres peuvent-ils suffire à séparer des gens qui
pensent si différemment ? C’est pire encore pour les jeunes, qui vont dans les
mêmes écoles. Sont-ils au courant de la façon dont vivent les uns et les autres ? Du
haut de l’escalier, j’ai demandé :
– Mélanie, je fais ta chambre ?
– Non, merci Fatiha. On s’en occupe…
Tant mieux : je n’avais pas envie d’en savoir plus sur leur intimité.
Florence
J’ai laissé Fatiha s’activer et cogner rageusement avec l’aspirateur contre la porte
d’Arthur qui se lève à midi parce qu’il passe la nuit à jouer sur son ordinateur. C’est
sa manière à elle de tenter de ramener une certaine normalité dans la maison. Elle
ne dit rien mais je devine à ses silences, à ses gestes nerveux, qu’elle nous prend
pour des parents démissionnaires ne sachant pas imposer leur autorité.
Il fait beau. Pour trouver un peu de silence et renouer avec le plaisir des premiers
soleils, je suis allée faire un tour dans le parc du Lac qui est tout près de la maison.
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Le matin, on n’y croise que quelques joggeurs perdus dans l’observation de leur
rythme cardiaque et des chiens qui promènent leur maître. Avoir un grand espace
vert à 200 mètres de chez soi est une chance. Ce qui m’étonne, c’est que les
habitants de la cité n’y viennent pratiquement jamais, alors qu’ils en sont encore
plus près pour certains. Comme si ce parc, entretenu, fleuri, avec un château au
milieu, n’était pas pour eux. Fatiha le dit : ils ne sortent pas beaucoup de leur
territoire. Il faut dire que, le parc, eux, ils le voient depuis leurs fenêtres, pour ceux
qui habitent les étages élevés, alors que nous, de nos fenêtres, nous voyons la cité.
Fatiha
En rentrant, j’ai rencontré Fatou au supermarché de la cité. Nous avons un peu
discuté, d’abord devant le rayon poissonnerie puis, à cause de l’odeur, devant les
légumes. Je lui ai parlé d’Arthur qui dort le jour et joue la nuit. Comme beaucoup de
gens, elle a écouté à peine et est partie sur un « Eh bien moi… » :
– …Moi, mon fils, il est tout le temps sur l’ordinateur aussi mais c’est pour d’autres
sortes de jeux…
– Oui, des jeux, sûr qu’il y en a plein pour les jeunes…
– Non, t’as pas compris : c’est que lui, il va sur les sites de rencontre, mon fils.
– Ah bon ? Il cherche une fiancée comme ça ? C’est moderne, remarque.
– Une fiancée ? Tu parles. Il cherche à baiser, avec le plus de filles possible. Et il
parait que ça marche. Avec ses copains, c’est comme s’ils faisaient un championnat,
à celui qui en aura eu le plus. Je les entends parfois.
– Ton fils ? On dirait pas comme ça…
– Forcément, c’est pas dans la cité qu’il a ce genre d’occasions. Avec les sites, il
donne des rendez-vous ailleurs, à Paris, tout ça… Et après, ils se racontent de ces
trucs entre jeunes ! Moi, je ferme la porte de la cuisine parce que même s’ils se
parlent à leur façon, pensant que la mère, elle peut pas comprendre, je saisis bien
que ce sont des cochonneries quand même.
J’en découvre tous les jours : moi qui croyais que ces sites, c’était pour les gens déjà
un peu vieux et tout seuls !
– Et tu crois qu’il a une addiction à ça, ton fils ?
C’est un mot que je connais maintenant grâce à Mme Lampelle mais Fatou m’a
regardée bizarrement.
– Je comprends pas ce que tu veux dire.
– Addiction, c’est quand le jeune il est accroché, qu’il peut pas s’en passer, comme
le petit Lampelle.
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– Ah ! Pour le mien, je ne sais pas. Mais il y passe quand même beaucoup de temps.
Ce n’est peut-être pas si simple d’avoir des rendez-vous…
– Et il va toujours au lycée ?
– Oui, et il est même dans un bac, un bac normal en plus, pas professionnel ni rien.
– Qu’il fasse attention, quand même. Parce qu’avec toutes les maladies qui
traînent…
– M’en parle pas ! J’y pense tout le temps. C’est difficile de donner un conseil à son
fils là-dessus. J’ai lancé des sous-entendus mais il m’a dit de ne pas m’inquiéter, qu’il
« maîtrisait ».
– Espérons, Fatou, espérons. C’est les jeunes, on les comprend pas toujours, que
veux-tu. Ils changent après. Quand ils auront notre âge, ils seront comme nous, tu
verras.
– Tu as raison, Fatiha, c’est une période.
Je l’ai quittée en me demandant si mes enfants savaient tout ça et comment ils
vivaient nos règles de vie dans leur tête.
Florence
Les meilleurs fruits de la ville sont ceux d’Hassan. Il est marocain, installé sur
l’avenue principale. Ce midi, en rentrant du lycée, j’ai fait un détour pour aller lui
acheter 2 kilos de ces pêches délicieuses qu’il sait si bien choisir. Sa boutique est
minuscule et encombrée du minimum vital de n’importe qui : plats cuisinés,
chocolats et biscuits, café soluble, papier toilette, conserves, etc. Il vend aussi
toutes sortes d’alcools : les soulards arrêtent leur voiture devant chez lui pour
prendre du whisky, de la vodka ou de grandes canettes de bière qu’ils dégoupillent
parfois à peine réinstallés au volant. Ils n’ont jamais l’air très fiers d’eux quand ils
payent à la caisse et Hassan non plus, mais c’est le commerce : il faut répondre à la
demande. L’épicerie est aussi le club troisième âge du centre ville. Pour aller se
servir sur les rayons, on doit souvent contourner un vieux ou une vieille assis
devant le minuscule comptoir, sur le tabouret qui se trouve là en permanence, à
leur disposition. Ils viennent discuter avec Hassan du temps, de l’insécurité
galopante, même quand il ne leur est rien arrivé (mais « il faut voir tout ce que l’on
entend aujourd’hui »), de leurs enfants et petits-enfants qui les laissent tomber.
Hassan, apparemment attentif, relance la parole par ce qu’ils interprètent comme
un acquiescement, un encouragement à poursuivre. Les personnes âgées
monologuent et lui, qui se lève tôt pour aller à Rungis, les écoute avec cet air
fatigué et doux que l’on prend pour de la sagesse.
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Fatiha
Cet après-midi, en rentrant, j’ai discuté avec Farid, le jeune du rez-de-chaussée. Il a
18 ans et vient d’avoir son bac. C’est une fierté pour toute sa famille, ici et au pays.
Je lui ai demandé ce qu’il comptait faire à présent et il m’a répondu d’un air
désabusé qu’il s’était inscrit en droit à la fac.
– T’as pas l’air emballé !
– En effet. Ce n’est pas ce que je voulais faire.
– Et tu voulais quoi, toi ?
– Les Beaux-arts.
– C’est quoi, ça ?
– Une grande école pour devenir artiste-peintre.
– Ah ! Et pourquoi que tu le fais pas ?
– Parce que mon père ne veut pas. Il dit que, quand on vient d’une cité, on ne peut
pas être artiste, qu’on ne connaît pas les gens qu’il faut pour réussir. Il veut que je
puisse bien gagner ma vie.
– Et tu es déçu ?
– Oui, même si je le comprends. Ici, c’est comme ça : on ne peut pas avoir de rêves.
Florence
Je suis allée à la médiathèque emprunter trois romans. Je me suis garée devant le
parvis. Des jeunes s’y rassemblent depuis qu’il fait beau et s’exercent à des danses
hip-hop en regardant le reflet de leur chorégraphie dans les grandes vitres de
l’édifice pendant qu’un appareil à piles, poussé à fond, crache leur musique en
grésillant sur le banc de pierre où ils l’ont posé. De temps en temps, ils s’arrêtent
pour remettre le morceau et reprendre l’enchaînement des pas et des gestes. Dans
ces moments de pause, les filles crient, parlent très fort, font semblant de se battre,
comme si elles étaient seules au monde. Quand je suis passée près du groupe, l’un
des garçons m’a dit, avec un haussement d’épaules :
– Faut pas avoir peur, Madame : elles existent parce qu’elles attirent l’attention sur
elles ! Mais elles ne sont pas méchantes.
Nous avons échangé un sourire de connivence. L’ambiance qui règne dans les
couloirs du lycée m’a entraînée à comprendre ce phénomène d’affirmation de soi
par les cris et les hurlements. Quelques pas plus loin, juste avant de pousser la porte
de la médiathèque, j’ai entendu un type bedonnant dire, en me regardant pour
susciter ma complicité :
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– J’espère que les prochaines élections nous débarrasseront de toute cette racaille !
J’ai fait semblant de n’avoir rien saisi mais je m’en suis voulue ensuite pendant tout
le reste de la journée. Pourquoi suis-je incapable de réagir à chaud à cette bêtise
ordinaire, pourquoi ne lui ai-je pas répondu ? Répondu quoi, d’ailleurs ?
Fatiha
Ce matin, comme tous les samedis sans trop de pluie, nous sommes allés travailler
notre jardin au bord de la voie ferrée. Avec la fin du printemps, des légumes
commencent à pousser et il faut planter les pommes de terre pour cet été. Les
garçons sont venus avec nous mais Radia est restée pour travailler à ses cours. Pour
Bachir et moi, aller au jardin est un bonheur partagé : nous travaillons la terre à
mains nues, pour mieux sentir sa texture, son épaisseur, sa consistance qui nous
parle de ce qu’elle va donner. La terre d’ici est gratifiante et rassurante, en
comparaison de celle, bien plus ingrate, de notre village. Je ne sais pas si les garçons
partagent notre plaisir, mais ils font avec nous : ils ont pris l’habitude d’aider leurs
grands-parents au Maroc et cette activité familiale leur semble toute naturelle.
Nous étions déjà en chemin, dans la voiture, quand Bachir a traversé la rue et s’est
enfoncé dans le quartier pavillonnaire au lieu de prendre l’avenue pour aller
directement vers la voie ferrée.
– Où tu vas, Bachir ?
– Je vais chercher Arthur.
Nous étions déjà devant la maison des Lampelle. Bachir est descendu, a sonné. J’ai
vu Mélanie ouvrir la porte… Cinq minutes plus tard, Arthur, mal coiffé, étonné
d’être là, était assis à l’arrière de la voiture, entre mes deux garçons. J’ai demandé à
Bachir, en berbère :
– Comment as-tu fait pour le faire bouger ?
– J’ai dit que je venais le chercher pour qu’il passe la journée avec nous, sa sœur est
allée lui répéter, et il est descendu de sa chambre où il dormait. C’est quand même
pas compliqué de dire à un gamin ce qu’il doit faire !
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