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Dans le texte
RSE : la grande confusion
L’idée d’une responsabilité sociale des entreprises est ancienne et a son symétrique
dans l’action de certains groupes sociaux pour appeler au boycott des produits des
entreprises qui se « comportent mal ».
En septembre 1970, Milton Friedman, prix Nobel d’économie 1976 connu pour ses
opinions libérales, publiait un article résumant son opinion vis-à-vis de cette notion dont
il dénonçait le caractère artificiel.
Dans ce texte, Friedman analyse fort bien la confusion que représente la notion
d’entreprise « socialement responsable ». Une entreprise est une organisation
particulière avec un but particulier. S’il s’agit d’une société par actions, alors son but
est le profit. On sait que lorsque la concurrence est parfaite et les marchés complets,
cette poursuite de l’intérêt privé conduit à une allocation efficace des ressources. C’est
l’argument classique de la main invisible. On sait aussi que lorsque ces conditions ne
sont pas réunies, l’intervention publique peut améliorer cette allocation. Cela ne signifie
pas pour autant que ce soit aux entreprises de prendre en compte les déficiences du
marché et de prétendre résoudre les problèmes collectifs en devenant « socialement
responsable ». Dans la mesure où ces objectifs sociaux sont en contradiction avec
la recherche du profit, tôt ou tard, par le jeu de la concurrence, les entreprises non
« socialement responsables » devraient engendrer des profits plus élevés et avoir des
coûts plus faibles, attirant in fine la plupart des clients et des investisseurs. Ceux-ci étant
tous petits par rapport à la taille de l’économie, même s’ils sont eux-mêmes sensibles
aux questions « sociétales », leurs décisions individuelles n’ont aucun impact sur la
résolution de ces questions. C’est donc par le cadre réglementaire ou les instruments
fiscaux que l’on peut traiter des problèmes tels que les externalités environnementales,
non par la bonne volonté d’ « entreprises socialement responsables ». On peut
d’ailleurs penser que ce type de scrupules puisse rapidement passer à la trappe dans
les périodes de crise où les préoccupations de pouvoir d’achat et de compétitivité
repassent au premier plan.
Bien entendu, si certains types de consommateurs sont plus heureux lorsque le
produit qu’ils achètent est présenté comme « équitable » ou « écologique », il y a
là une demande pour un nouveau type de bien – les bons sentiments – et il n’est
pas surprenant que des entreprises même purement capitalistes répondent à cette
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demande. Mais on doit s’attendre à ce qu’elles le fassent de la manière la plus efficace
possible, soit le plus souvent avec un investissement minimal dans le volet « équitable »
ou « écologique ». Par exemple, la compagnie EasyJet expliquait il y a quelques années
dans sa brochure que ses avions étant plus pleins que ceux des autres compagnies, ses
émissions de CO2 par passager étaient inférieures à celles de ses concurrents. Ce qui
est tout autre chose que de réduire le nombre de vols – et donc ses profits et la taille
de sa main-d’œuvre – afin de faire œuvre « citoyenne » en diminuant unilatéralement
sa consommation d’énergies fossiles. Cette dernière stratégie aurait évidemment été
vouée à l’échec puisque les créneaux de vol laissés libres auraient été utilisés par une
autre compagnie, ce qui illustre bien la vanité de prendre en compte des considérations
« sociétales » dans un contexte concurrentiel.
Gilles Saint-Paul, professeur à Paris Business School
La responsabilité sociale
d’une entreprise est de
maximiser son profit1
Milton Friedman
« Q
uand j’entends certains hommes d’affaires parler
des “responsabilités sociales de l’entreprise” dans
un système de liberté économique et de concurrence, cela me rappelle la merveilleuse citation à
propos de ce Français qui découvre à l’âge de 70 ans que toute sa vie
il a fait de la prose. Les hommes d’affaires croient défendre la libre
entreprise quand ils proclament que l’entreprise ne se préoccupe pas
“simplement” du profit, mais aussi de la promotion d’objectifs “sociétaux” désirables ; que l’entreprise a une “conscience sociale” et prend au
1. The New York Times Magazine, 13 septembre 1970, extraits. (traduction : Sociétal).
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sérieux ses responsabilités : assurer l’emploi, éliminer les discriminations,
éviter la pollution et que sais-je d’autre parmi les mots à la mode de la
cuvée actuelle de réformateurs. En fait, ils prêchent – ou prêcheraient
s’ils se prenaient ou si qui que ce soit d’autre les prenait au sérieux – un
socialisme pur et authentique. Les hommes d’affaires qui parlent ainsi
sont d’involontaires marionnettes des forces intellectuelles qui ont sapé
depuis quelques décennies les bases d’une société libre.
Les discussions sur la “responsabilité sociétale des entreprises” sont
remarquables pour leur faiblesse analytique et leur manque de rigueur.
Qu’est-ce que cela signifie de dire que “l’entreprise” a des responsabilités ? Seuls les hommes peuvent avoir des responsabilités. Une société
est une personne artificielle et en ce sens elle peut avoir des responsabilités artificielles, mais on ne peut pas dire “du monde de l’entreprise”
dans son ensemble qu’il a des responsabilités, même dans un sens assez
vague. La première étape dans la clarification de l’examen de la doctrine
de la responsabilité sociétale des entreprises est de se demander précisément ce que cela implique pour qui.
Vraisemblablement, les individus qui doivent être responsables sont
les hommes d’affaires, donc les propriétaires individuels ou les dirigeants d’entreprise. La majeure partie des discussions sur la responsabilité sociétale porte sur les grandes sociétés, donc dans ce qui suit je
négligerai la plupart du temps les propriétaires individuels et parlerai
des dirigeants d’entreprise.
Dans un système de libre entreprise et de propriété privée, un dirigeant d’entreprise est l’employé des propriétaires de l’entreprise. Il est
directement responsable devant eux. Cette responsabilité est de mener
l’entreprise en accord avec leurs désirs, qui en général sont de gagner
autant d’argent que possible tout en se conformant aux règles de base
de la société, à la fois celles imposées par la loi et celles représentées par
la coutume morale. Bien sûr, dans certains cas ses employeurs peuvent
avoir un autre objectif. Un groupe de personnes peut ainsi créer une
entreprise dans un but charitable – par exemple, un hôpital ou une
école. Le gérant d’une telle entreprise n’aura pas le profit pécuniaire
comme objectif, mais celui de rendre certains services.
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Dans chaque cas, l’essentiel est que, dans sa position de dirigeant d’entreprise, le gérant est l’agent des individus qui possèdent l’entreprise et
sa responsabilité principale est envers eux.
Nul besoin de dire que cela n’implique pas qu’il soit aisé de juger de la
bonne exécution de sa tâche. Mais au moins le critère de performance
est simple, et les personnes entre lesquelles existe un arrangement
contractuel sont clairement définies.
[…] La doctrine de la “responsabilité sociétale” prise au sérieux étendrait le rayon d’action du mécanisme politique à toute activité humaine.
Elle ne diffère pas dans sa philosophie de la doctrine plus explicite du
collectivisme. Elle n’en diffère qu’en feignant de croire que des buts collectivistes peuvent être atteints sans moyens collectivistes. C’est pourquoi, dans mon livre Capitalisme et liberté, je l’ai qualifiée de “doctrine
fondamentalement subversive” dans une société libre, et que j’ai affirmé
que dans une telle société “il y a une et seulement une responsabilité
sociétale de l’entreprise – qui est d’utiliser ses ressources et de s’engager dans des activités conçues pour augmenter ses profits, tant qu’elle
respecte les règles du jeu, c’est-à-dire tant qu’elle s’engage dans une
concurrence ouverte et libre, sans duperie ou fraude”. »
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