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1974. L’exposition Douze ans d’art contemporain en 1972, puis l’ouverture du Centre Pompidou en 1977 attestent de ce qu’après 68, le pouvoir ne peut plus faire sans la culture qui a quitté les palais pour prendre la rue, comme la génération précédente avait pris le maquis. Thierry Dufrêne (Endnotes) 1 Jean-Jacques Lebel écrit : « À la limite, le happening c’est n’importe quoi, n’importe où. Il n’y a aucune garantie sur la qualité artistique ni sur la « pureté idéologique » in « Dés/ir/ordre », catalogue de l’exposition Paris New York (dir. Pontus Hulten), Paris, éditions du Centre Pompidou, 1977, p.159-172, p.166. Voir aussi le texte de Barry Farrell « The Other Culture » in Life Magazine, 17 février 1967. 2 La culture au pluriel, éd. 10/18, 1974, repris en 1993 dans la collection Points/Essais, éditions du Seuil, p.211. 3 Catalogue de l’exposition Hors Limites (dir.Jean de Loisy), Paris, Editions du Centre Georges Pompidou, 1994. 4 Catalogue de l’exposition Airs de Paris (dir. Christine Macel), Paris, éditions du Centre Georges Pompidou, 2007 5 Op. cit. p.164. 6 Henri Lefebvre, « Vers un romantisme révolutionnaire », La Nouvelle Revue Française, 1er octobre 1957, p. 645 et 647. 7 Guy Debord, Rapport sur la construction des situations [1957], Paris, Mille et une Nuits, 2000, p. 23. 8 Voir aussi le Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967) de Raoul Vaneigem. 9 Francesco Careri, « New Babylon. Le nomadisme et le dépassement de l’architecture », in Constant, une rétrospective, Antibes, musée Picasso / Paris, Réunion des musées nationaux, 2001, p. 42-65. 10 1966. Au point que le Destruction in Art Symposium aura lieu à Londres en Exposition de huit personnes habitant la rue Mouffetard, à travers leurs noms, sur les murs de leur rue même, Paris, 1972, © Adagp, Paris 2009 Entretien avec Jochen Gerz La rue était-elle au début des années 1970 le seul endroit possible pour des actions artistiques du type de celles que vous souhaitiez pratiquer ? Il y avait peu de lieux dans le monde pour un art différent, mais à Paris ce manque était flagrant. Si l’on remonte aux années 1960, cet art existait sans un environnement institutionnel, mais c’est peut-être aussi pour cela qu’il existait. Il n’y avait d’ailleurs rien d’autre, un grand silence. Alors on pouvait faire simple. Je voulais faire le contraire « du spectacle », un art sans talent, à peine audible dans le ronron social. Je venais d’un petit mouvement international, la poésie visuelle - disons que je faisais des textes non seulement avec des lettres mais aussi avec des images, des photos. Passer d’une chapelle expérimentale à l’autre était facile, car les identités n’étaient pas établies. Alors la rue était adaptée, c’était un peu notre galerie à nous. Il était facile de trouver sa voie. La situation a-t-elle changé dans les années 1980 ? Elle a changé dés les années 1970. Le développement des musées d’art contemporain et des galeries était un fait nouveau. Moi aussi, j’ai fait des expositions dans les galeries ; j’ai fait de l’« entrisme », mais en même temps j’ai eu des doutes. À partir de la fin des années 1970, j’étais de plus en plus convaincu qu’on s’éloignait de nousmêmes : on n’avait pas réussi à faire l’art dont on rêvait, alors on prônait le retour à l’artiste, le retour à l’œuvre. Je n’étais pas très doué pour faire « l’artiste » et, en plus, cela ne m’intéressait pas. La passivité devant l’œuvre ou devant l’artiste est, socialement parlant, un scandale. Guy Debord déplorait également la mise en place de la « société du spectacle ». En Russie, en Allemagne, et ailleurs l’avant-garde s’est construite contre cette passivité. On opère tous à l’intérieur du triangle artiste - œuvre - spectateur. Ruser contre le regard passif, la civilisation du regard, le vécu à travers les autres pour donner goût au fait d’être, d’être auteur ; se montrer, s’exposer soi-même. L’art n’a pas à concurrencer les fabricants. L’art est une signification de l’être. L’exposition de soi, la mise en scène sont-elles un risque que prend l’artiste ? Dans ce contexte je n’aime pas parler de « mise en scène ». J’aime l’auteur. On est tous les auteurs de la vie. Il n’y a pas de spectateurs. La dimension de ce que l’on fait, c’est la vie. C’est la seule pièce qu’on ne se joue pas. Une des meilleures manières de le dire est l’art. Le milieu de l’art, ou le monde de l’art, comme on dit, est une autre chose. Dans votre premier travail public et participatif à Paris, effectuée entre 1968 et 1970, Y-a-t-il de la vie sur la Terre ? vous avez envoyé par courrier des sacs en plastique vides qui vous ont été retournés plus tard, remplis, puis vous les avez enterrés dans les fondations de la tour Montparnasse. Cette initiative était-elle personnelle ou collective ? Quel est le contraire de social, de personnel ? Le texte qui accompagnait l’envoi des sacs faisant référence à la menace de la bombe atomique. À l’époque ce sentiment de menace était réel. Mais le texte parlait surtout d’une autre menace, moins connue : tous ces objets sans signification personnelle qui nous entourent ; l’état de notre vie quotidienne. J’ai invité des gens du milieu artistique, et aussi beaucoup d’autres Is there Life on Earth ? Paris, 1968-1970 © Adagp, Paris 2009 en utilisant le Bottin, à me retourner les sacs remplis d’objets dont ils voulaient se débarrasser. Les sacs étaient scellés, mis à l’abri à quarante mètres de profondeur sous la tour Montparnasse, et ainsi conservés. Dés le début, les publics étaient divers. Ces actions ont-elles eu un certain retentissement ? Il y avait une sorte de frémissement. Le milieu de l’art contemporain a commencé à exister à ce moment. Il était tout petit et il n’était pas homogène. Les rôles d’artiste, de galeriste, de critique, d’éditeur étaient joués par les mêmes personnes. Ce petit monde était international. On a cru en une société culturelle, mais on a parlé politique. Les actions que vous avez faites à la fin des années 1960 et au début des années 1970 annoncent-elles ce que vous avez fait ensuite, notamment ce renouvellement du monument et de l’espace public auquel votre nom est vraiment associé (le Monument invisible de Sarrebruck, le Monument contre le fascisme d’Hambourg) ? Correspondent-elles à la naissance d’une idée de mémoire prise en charge par le vivant, en lien avec cette esthétique de la déception ? Le temps nous fait bouger, autrement c’est du pareil au même. L’environnement qui nous façonne est le temps, c’est lui la matière à traiter. Le temps est incompréhensible, cruel, et une belle chose. On est fait par l’enfance, et la mienne a eu lieu pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui explique peut-être mon approche de la mémoire. Il était trop tard quand j’ai appris et compris ce que j’avais vécu sans le vivre. C’est pourquoi mon travail sur la mémoire est aussi une révolte contre la mémoire. Il n’y a aucune consolation dans la mémoire. Le souvenir arrive trop tard. Il faut inventer la mémoire, elle est toujours d’aujourd’hui. Bien sûr elle a toujours une origine, elle a une raison, mais elle n’appartient pas à sa raison d’être. C’est moi qui veut vivre, faire, payer, réagir, perdre. Vivre. C’est cela la mémoire. Elle ne peut pas appartenir à un seul ou à un groupe seul, ni à un objet seul. Elle est nomade, infidèle, pas moins que sa sœur, l’oubli, elle est l’enzyme de la créativité. Aussi personnelle qu’elle soit, elle est toujours une expression de partage, et de l’autre. L’absence fait-elle renaître le désir d’art ? Je prescris des cures d’absence lorsque j’enterre les objets. Ainsi, ils n’existent qu’en nous, dans la mémoire. Les monuments ne m’intéressent que pour faire revenir les gens, pour démentir leur disparition. En disant cela je ne parle pas des morts, il est trop tard pour eux. Je parle des vivants. Votre dernier projet à Dublin est le fruit d’une longue relation ? Depuis le début des travaux à Dublin, en 2002, je me sens engagé d’une façon que j’ai du mal à m’expliquer. C’est comme si l’art passait au second plan. Que l’on ne soit pas toujours maître de tout dans l’espace public, c’est peu dire. On est dépendant. La notion de l’artiste indépendant est chère au XXe siècle. On lui demande de faire de l’art, on ne lui dit pas quoi, ni pourquoi. C’est bizarre, si on considère que nous vivons en démocratie. Si je vis dans un tel contexte, je dois être capable de faire confiance à la société. En démocratie les gens se choisissent une forme, toujours et encore. Elle n’est pas seulement politique ou sociale mais aussi esthétique. Ils participent à ce qu’ils choisissent. Le public est le souverain de cette forme choisie. Au fond, je vis donc en confiance en démocratie, puisque j’ai choisi d’y vivre. Je choisis et je suis responsable de mes choix. C’est plus ou moins ainsi que je vois aussi mon travail artistique. L’un reflète l’autre, l’art la démocratie. C’est pour cela que je trouve normal que ma société me passe des commandes. J’aime en tant qu’artiste devoir dépendre de la société : des villes, des régions, des commanditaires institutionnels. Je trouve d’ailleurs que l’on vient me voir maintenant pour des commandes de plus en plus justifiées et complexes. Des commandes que je peux accepter et respecter. Une telle commande est une collaboration dans la durée, pas un blitz créatif. À Dublin cela dure depuis sept ans, et à chaque instant cela peut s’arrêter. On dépend de tout, le travail public est fragile. Personne ne vous connaît, ne vous protège si vous quittez le cocon de votre milieu… A Ballymun, au nord de Dublin, il s’agit d’abord d’une création urbaine et d’un projet social des années 1960, qui ont échoué. Une régénération est en cours. C’est une banlieue pauvre, fière, mais avec de l’aura. On y a tourné des films, on y a écrit de la pop music. Le lieu est connu, en Irlande comme en Angleterre, mais il a été longtemps synonyme de mauvaises choses. Violence, drogue, injustice, révolte, vandalisme, pauvreté, c’est Ballymun. Mais c’est aussi : fierté, solidarité, histoire, art, mémoire, créativité. Quand j’y suis arrivé pour la première fois, j’ai rencontré une trentaine de personnes. Il ne s’agissait pas de professionnels de l’art, ni de spécialistes de la société culturelle. On m’a souvent rappelé que j’avais dit alors, en parlant de Ballymun : « This is a no flight zone for birds ! » (« C’est une zone interdite aux oiseaux »). Il s’agit d’une région proche de l’aéroport, reconstruite par des ingénieurs. Tout est figé, minéral, millimétré. 30 % des nouveaux arbres étaient vandalisés. Bien que de grosses sommes d’argent de l’Europe arrivaient depuis des années à Ballymun, les gens n’étaient pas contents. L’histoire qui se passait n’était pas la leur. On avait instauré une économie avec une monnaie à sens unique. Beaucoup d’habitants pensaient qu’on se méfiait d’eux. Qu’on voulait régler leurs problèmes une fois pour toutes à coup de subventions. Qu’ils avaient perdu les moyens de négocier leur sort. Dans ce contexte j’ai invité les habitants, donc les gens les plus pauvres, à payer. À acheter – pour participer à un travail artistique – leur participation. À acheter des arbres pour l’espace public de Ballymun. On a négocié avec la société forestière d’Irlande de bons prix, et la ville de Dublin a également contribué à chaque achat. Les habitants, ainsi que des gens d’ailleurs, ont donc contribué à amaptocare. Chacun pouvait choisir où, dans les rues et dans les places, planter son arbre. Dés les premiers exemplaires achetés, j’ai rencontré leurs donateurs pour leur poser la question suivante : « Si l’arbre pouvait parler, que dirait-il de vous ? » J’ai écrit ensuite leurs réponses avec leurs mots, aussi fidèlement que j’ai pu et chacune a été imprimée sur une plaque émaillée, qui a été posée à coté de l’arbre nouvellement planté. Au départ, ce travail public a ressemblé pour beaucoup à un commando suicide : faire payer les plus pauvres pour l’espace public ? Compter sur des gens qui montraient si peu de considération pour leurs rues et places, anciennes ou nouvelles ? Les arbres étaient souvent vandalisés. Une mère m’a dit : « Les dealers se cachent derrière… » À ce moment je ne connaissais pas les raisons de la relation complexe qu’ont les gens en Irlande avec les arbres. L’île n’en avait pratiquement plus après 800 ans d’occupation étrangère. Et en même temps la mythologie celte est peuplée d’arbres… Donc le travail a avancé, les médias en ont parlé, et les textes des participants ont eu plus d’impact, à Ballymun et ailleurs, que les paroles des politiques, des critiques ou de l’artiste. On a ainsi pu mesurer simplement le résultat de amaptocare : les arbres restaient debout. amaptocare, Dublin, 2003-2113 © Adagp, Paris 2009 Les 624 arbres sont donc plantés, les textes recueillis, les plaques en émail installées. Mais la grande carte de Ballymun avec toutes les donations sur la nouvelle Civic Plaza ne peut se faire pour le moment. Une nouvelle ligne de métro traversant la place a été décidée. Elle sera inaugurée en 2013. Le travail aura alors onze ans, si jamais il est achevé. La crise actuelle remet en question le métro, la régénération de Ballymun et aussi amaptocare, bien sûr. Le travail dans l’espace public expose l’art à des réalités si soudaines et parfois si difficiles à imaginer que l’on ne peut, face à cela, se contenter d’un point de vue, aussi justifié soit-il. Avec mes « travaux à Dublin », je voulais aussi faire référence au National Memory Grove qui célèbre la mémoire des sept signataires poètes et autres qui ont mené le soulèvement de Pâques 1916 à Dublin. S’il a échoué, il a eu comme conséquence la naissance de la République irlandaise. C’est ma commande à moi-même, et bien sûr rien ne dit qu’elle sera réalisée. À cette époque, quand je revenais à Ivry-sur-Seine, « les banlieues brûlaient », alors que je travaillais dans des banlieues ailleurs. En France, on prend soin de ne pas envoyer les artistes au massacre. Pourquoi l’Irlande ? À cause de James Joyce ? Dans l’avion pour Dublin, il y avait des noms inscrits sur les sièges : Wilde, Synge, Shaw, Beckett, Joyce, Yeats, Swift, Behan, O’Casey… Air Lingus faisait de la publicité avec les signatures d’écrivains (beaucoup d’entre eux ont vécu à l’étranger d’ailleurs). C’est peut-être ce dont rêvent un peu les artistes. J’ai pensé que l’on était pris au sérieux. Le Centaure1 est devenu un avion. L’Irlande, c’est aussi la mythologie. Vous avez toujours eu cette passion de refaire la mythologie au présent. J’ai voulu faire de l’art, mais je ne suis toujours pas sûr de ce que cela veut dire. C’est pourquoi je ne veux pas être mis dans des cases. Comme tout être humain, vous êtes un peu double. Dans l’écriture spéculaire, il y a un certain hermétisme, comme un secret, opposé à cette prise en compte de la parole la plus simple. La pensée lettrée est-elle une sorte d’inconscient ? À la fin de la guerre je ne pouvais pas aller à l’école, alors j’ai appris à écrire de la main gauche à l’envers, croyant que c’était normal. J’ai continué à l’utiliser plus tard. S’exposer peut faire mal. Je veux simplement que notre intérieur ait une présence dans notre extérieur, que celui-ci se mette à la disposition de notre mémoire. 1 La difficulté du Centaure à descendre de cheval est une installation dans laquelle intervient l’écriture spéculaire. Elle fut présentée à la 37e Biennale de Venise, en 1976. amaptocare, Dublin, 2003-2113 Photographie Felicity Williams © Adagp, Paris 2009