Waldtraut Helene Treilles, née Von Hauptmann

Transcription

Waldtraut Helene Treilles, née Von Hauptmann
1
TREILLES Waldtraut Helene (1926 - )
1) Le témoin :
Waldtraut Helene Treilles (de son nom de jeune fille, von Knebel Doeberitz) est née en 1926
en Poméranie Orientale dans une famille de propriétaires terriens (des Junkers). A la tête de
plusieurs domaines situés près de la ville de Falkenburg, ses parents, cousins, se sont mariés
afin de ne pas émietter le patrimoine familial. Elle grandit dans un milieu privilégié, au sein
d’une famille aristocratique et protestante dont le sentiment de caste est très fort.
Waldtraut a 14 ans au début de la Seconde Guerre mondiale. Son père participe à la campagne
de Pologne en tant qu’aide de camp d’un général. Jusqu’à l’âge de 16 ans, son éducation est
assurée par une préceptrice, elle reste donc dans la demeure familiale.
Durant cette période, elle est en contact avec les prisonniers de guerre qui travaillent sur le
domaine. Elle côtoie ainsi d’abord des prisonniers français puis également des Russes suite à
l’attaque de l’URSS par l’Allemagne. Tissant des liens avec certains de ces prisonniers, elle
apprend le français et, dans une moindre mesure, le russe. Vers la fin de l’année 1940 (ou
début 1941), elle aide un prisonnier français dont elle est tombée amoureuse à s’évader. Il est
repris au moment de passer la frontière française, mais la complicité de Waldtraut n’est pas
soupçonnée.
Entre 1941 et 1943, Waldtraut est en pension dans une institution protestante, le Couvent du
Saint Sépulcre (Heiligengrabe). Après l’obtention de son baccalauréat, elle travaille sur le
domaine de son père et est ainsi dispensée du travail obligatoire.
Le 22 juillet 1944, son père est arrêté par la Gestapo, soupçonné (à tort) de complicité dans le
complot du 20 juillet et l’attentat contre Hitler. Il passe un an à la prison de la Bendlerstrasse
et est libéré peu de temps avant la chute du régime nazi.
Quant à Waldtraut, elle est enrôlée par mesure disciplinaire dans le Reichsdeutsche
Arbeitsdienst (le Service du Travail). Elle est d’abord envoyée dans un camp à l’Est de la
2
Poméranie, à la frontière de la Prusse-Orientale, où elle travaille notamment en « service
extérieur » dans des fermes avant de creuser des Panzergräben (des fosses anti-chars) en
prévision de l’avancée russe. Elle connaît ensuite le camp de Moschwig où elle travaille dans
une usine de fabrication d’armes.
Au début du mois de mai 1945, les Arbeitsmaiden (les travailleuses) de Moschwig sont
renvoyées dans leurs foyers. L’armée soviétique étant déjà en Poméranie, Waldtraut se rend
chez une tante de l’autre côté de l’Elbe où elle retrouve sa famille.
A la suite du traité de Potsdam et du partage de l’Allemagne qui les placent dans la zone
d’occupation soviétique, Waldtraut et ses parents (désormais ruinés) s’installent à Hanovre
(en zone britannique).
Waldtraut souhaite alors entreprendre des études mais, dans l’impossibilité de s’inscrire à
l’université à cause d’une administration kafkaïenne, elle devient secrétaire-traductrice pour
les Alliés avant de travailler dans un journal protestant. Elle passe également une année à
Rome en 1951, d’abord comme jeune fille au pair puis comme dactylographe et traductrice à
la FAO.
Waldtraut s’installe en 1954 à Paris où elle s’inscrit à la Sorbonne. Elle épouse un Français,
donne naissance à deux filles et devient professeur d’allemand. Après avoir vécu au
Cameroun et à Tahiti, Waldtraut Treilles, qui se définit elle-même comme Franco-Allemande,
vit aujourd’hui à La Réunion.
2) Le témoignage :
Le témoignage de Waldtraut Helene Treilles s’intitule La vie est un caméléon et est sous titré
Chemin de vie d’une Franco-allemande. La rédaction de ce témoignage (projet de longue date
sans cesse repoussé) a commencé suite à une tempête qui, par certains aspects, a rappelé la
guerre à l'auteur.
Il est publié pour la première fois en 1994 aux Editions La Bruyère. Une deuxième édition
révisée et complétée parait en 2003.
En 2011, une nouvelle version du texte (légèrement remanié et réorganisé en chapitres plus
précis) est disponible aux Editions Chemins de Tr@verse sous le titre La vie caméléon,
3
mémoires sans nostalgie d’une Allemande exilée.
Il n’y a pas de préface dans les premières éditions, en revanche il en existe une des éditeurs
Caroline Cordesse-Molino et Yves Morvan dans celle de 2011.
C’est essentiellement à l’édition de 2003 (notamment pour la numérotation des pages) que
cette fiche se rapporte.
Waldtraut Treilles qualifie elle-même son témoignage de « roman biographique », elle y
relate sa vie sous le régime nazi et à sa chute. Ce témoignage a été écrit longtemps après les
faits en s’appuyant sur les journaux intimes de l’auteur mais également sur quelques lettres
conservées par ses proches. Des extraits de ces documents ainsi que des photographies sont
reproduits dans le livre.
«Je n’avais rien oublié et si je voulais contrôler un détail, je pouvais me référer aux quatorze
journaux que j’ai tenus dès l’âge de onze ans et que j’avais réussi, je ne sais plus comment, à
sauver des Russes, des bombes, des déménagements, des cafards dévoreurs de papier et des
cyclones. » (Prologue, p 9)
Proposant un récit romancé, Waldtraut Treilles ne donne que peu de dates, la chronologie
précise des évènements est alors parfois assez difficile à reconstituer.
3) L’analyse :
Le regard d’une jeune fille privilégiée
Waldtraut Treilles offre ici le témoignage d’une jeune fille de l’aristocratie poméranienne
pendant la seconde guerre mondiale. De par son âge (14 ans en 1939) et sa condition sociale
(fille de riches propriétaires fonciers protestants), elle n’est confrontée à la guerre que
tardivement et le plus souvent de façon indirecte. Même si son père est mobilisé, la guerre et
le nazisme ne touchent pas directement l’auteur, du moins pas dans un premier temps. Elle
prend d’ailleurs conscience de ce statut privilégié face aux prisonniers français.
« (…) j’eus honte. Honte d’être à cheval, honte d’être si bien habillée, honte d’être moi. Je
sentis pour la première fois, très confusément, que j’étais peut-être du mauvais côté de la
barrière, que dans un sens le sort des opprimés et des bafoués était autrement plus enviable
que celui des gagnants,des nantis. » (p.54)
4
Riche, elle ne souffre pas de la faim. Protestante, elle n’est pas concernée par les mesures
anti-juives.
D’ailleurs elle fait part de l’antisémitisme de ses parents et de son milieu en général :
« La pire des trahisons que pouvait commettre une jeune fille prussienne de bonne famille
était d’épouser un garçon au sang juif. Il valait mieux encore se faire engrosser par son
garde-chasse. Pourtant nous avions des amis juifs, dont mon parrain (…) mais parfois je
surprenais mes parents qui parlaient à mi-voix des vices cachés des femmes juives, de leurs
robes provocantes, de la lourdeur orientale de leurs formes épanouies et de leur sensualité
suspecte et hautement condamnable pour un bon Prussien protestant pur sang. Les Juifs, s’ils
étaient du même niveau social, étaient donc des gens qu’on pouvait accepter à sa table, dans
son fumoir, mais Mein Gott, en aucun cas dans son lit. » (p.35)
L’anti-nazisme familial
Pour l’auteur, les sentiments anti-nazis de ses parents ne font aucun doute. Leur opposition à
Hitler n’est pour autant pas politique mais sociale. C’est essentiellement leur sentiment de
caste et de supériorité sociale qui leur font prendre aversion le nazisme.
« Que mes parents fussent anti-nazis, c’est sûr. Mais je me suis souvent demandé quelle en
était la raison profonde. Parce qu’ils étaient pro-sémites ? Certainement pas. Peur de perdre
la guerre et d’être réduits à rien, comme cela est arrivé plus tard ? Quand tout allait bien
(…), ils détestaient toujours autant le petit peintre, mais ils étaient fiers des victoires
allemandes. Etaient-ils anti-nazis par conviction religieuse ou parce qu’ils se rendaient
compte à quel point ce régime totalitaire signait la fin de toute expression libre, de tout
individualisme, de toute culture, de toute spiritualité ? (…) Honnêtement, je crois qu’ils
n’étaient pas assez clairvoyants ni assez intelligents pour s’en rendre compte. Nous vivions
dans un circuit trop fermé. » (p. 45)
Parlant de ce sentiment de supériorité, d’appartenance à une caste :
« De là venait l’aversion de mes parents et de toutes mes connaissances – et je ne connaissais
que des gens de notre Kiste, notre caste - pour ce petit peintre en bâtiment, ce caporal même
5
pas caporal-chef, ce petit parvenu autrichien à moustache, avec son horrible accent qui
faisait plutôt danseur de tango professionnel que chef suprême de l’armée, qui n’était pas un
« né » mais un fils de personne. Et il prétendait commander des généraux se prévalant de
trente-deux ancêtres nobles, dont beaucoup s’étaient illustrés sur les champs de bataille
pendant plusieurs siècles ! C’était inadmissible ! C’était par orgueil, par prétention que
certains Allemands étaient anti-nazis. Si le petit caporal s’était appelé Graf von Machin, ils
l’auraient certainement soutenu. » (p. 46)
Ces sentiments à l’égard d’Hitler n’empêchent pas la mère de conserver une photographie
signée de la main du Führer :
« [elle] reçut (…) un portrait signé de la main du Führer. Elle en était très fière et le plaça
sur le piano Bechstein, dans un cadre d’argent. Ce n’est qu’en 1944, après ce fameux 20
juillet, qu’elle l’enleva, honteuse, et le déchira en mille morceaux. Elle avait compris, enfin,
qu’elle faisait fausse route ! » (p. 127)
Quant à Waldtraut, elle n’a, dans un premier temps, de relation avec le nazisme qu’à travers
les Jeunesses Hitlériennes :
« J’avais été enrôlée, comme tout le monde, dans les Jeunesses Hitlériennes, mais j’avais les
réunions du B.D.M., Bund deutscher Mädchen (Ligue des Jeunes Filles allemandes), en
horreur. Comme elles étaient obligatoires, mes parents me demandaient d’y participer au
moins une fois sur trois, pour éviter les histoires.» (p.83)
Elle n’a d’ailleurs pas conscience des dangers qu’il y a à aider un prisonnier à s’échapper, tant
elle vit à l’écart du nazisme.
« J’étais totalement inconsciente du risque que je prenais en aidant un prisonnier de guerre à
s’enfuir et je ne savais pas que des femmes avaient été tondues, battues et déportées au K.Z.
pour bien moins que cela. Je ne savais vraiment rien de ce qui se passait dans les coulisses du
IIIème Reich, et mes parents réfutaient toute allusion d’un catégorique “ c’est des histoires,
jamais des Allemands ne se prêteraient à des actes de barbarie, c’est contraire à notre sens
éthique ”. Les pauvres, que d’illusions à perdre !» (p. 54)
6
Vivant dans un monde privilégié, protégé des horreurs nazies, elle n’est confrontée que
tardivement à la réalité totalitaire.
Les prisonniers de guerre
« L’arrivée des prisonniers français fut un événement que je n’oublierai jamais. (…) j’étais,
toute gamine déjà, très attirée par tout ce qui venait d’ailleurs, tout ce qui était étranger à
mon petit coin perdu de Poméranie .» (p.47)
Les Français et les Russes ne sont pas traités de la même façon :
« Les prisonniers russes étaient beaucoup moins bien traités. En langage nazi on les
considérait comme des Untermenschen, des sous-hommes, et tout contact avec un prisonnier
russe était sévèrement puni. Mais cela m’était égal car, de toute façon, tout ce qui était
intéressant était interdit pendant le Troisième Reich.» (p.60)
« Les Russes n’étaient pas placés individuellement dans les fermes. On les détachait par
groupes dans les grands domaines, les collectivités ou les usines. Mon père en avait demandé
cinquante pour D., éloigné d’une vingtaine de kilomètres de la maison de ma mère, qu’il
administrait par procuration ou pendant ses permissions. (…) Les Russes étaient parqués le
soir dans un petit hangar sévèrement gardé. Ils couchaient sur des paillasses à même le sol
en ciment. Mais pendant la journée, ils jouissaient d’une relative liberté. » (p.61)
A propos du sort des prisonniers russes, sous-alimentés :
« Comment se fait-il que je n’aie pas été plus bouleversée par ces choses-là, que je n’aie rien
fait d’autre que de leur laisser quelques victuailles comme on jette des os à un chien ? Je ne
le sais pas. Tous les autres millions d’Allemands, dont certains ont vu pire, ne le savent pas
non plus. C’est du moins ce qu’ils disent… » (p.64)
La confrontation à la guerre
Waltdaut est interrogée par la Gestapo suite à une lettre écrite en russe à un des prisonniers de
7
guerre soviétiques et tombée en de mauvaises mains. Elle n’est que peu inquiétée, mais elle
réalise pour la première fois le danger et la réalité de la guerre. La Gestapo est venue, la
maison familiale n’est plus une bulle protectrice inviolable.
Le moment clef, celui qui fait définitivement entrer Waldtraut dans la guerre est l’arrestation
de son père par la Gestapo et son propre envoi au camp de travail.
La lettre qu’elle écrit à sa mère du camp montre bien qu’il en est fini de l’insouciance de ces
jeunes années :
« O Mutti, quelle vie ! Crois-tu que Vati reviendra un jour et que tout cela aura une fin ? »
(p.123)
Lors de son séjour au camp, elle est confrontée pour la première fois à la faim et à la mort.
« Dans le camp de Moschwig, j’ai connu pour la première fois de ma vie la faim. La vraie
faim, celle qui vous tenaille, qui vous tord les boyaux, qui vous fait monter l’eau à la bouche,
mais tout ce qu’on a dans la bouche, c’est de la salive. (…) Le camp était prévu pour une
centaine de gamines et nous étions plus de trois cents. Mais le ravitaillement, vu le chaos
général, et les bombardements quotidiens, était toujours prévu pour cent Arbeitsmaiden, et
ceci en rations de guerre. » p.146
Mort d’une des Maiden du camp :
« Je rabattis la lourde couverture qui grise qui sentait la sueur et le désinfectant et posai mon
oreille sur son cœur. Il avait cessé de battre (…). Nous amenâmes son corps jusqu’à la station
de la Croix Rouge, deux bons kilomètres plus loin, et rentrâmes, titubantes de fatigue, de
chagrin et de désespoir, dans la neige glacée qui crissait sous nos bottes. Je n’avais encore
jamais vu une morte. Surtout une morte de dix-sept ans encore pleine de vie trois jours
auparavant. » (p.134)
Les premiers ennemis : les Anglais
« Au début de la guerre, les Anglais nous faisaient beaucoup plus peur que les Russes. Que
8
nous allions être anéantis pat le rouleau compresseur russe même les plus pessimistes ne
pouvaient le prévoir, mais le danger de l’aviation anglaise était réel. C’est à cause d’eux
qu’il fallait camoufler fenêtres et portes avec du papier gris foncé (…) et barbouiller les
ampoules électriques de bleu. » (p.91)
La « peur du Russe »
Waldtraut n’as pas été confrontée aux troupes soviétiques « libératrices » ne serait-ce qu’à
cause de cette peur du Russe, conséquence des récits d’exactions qui circulent alors, qui
pousse sa famille à aller toujours plus à l’Ouest.
« D’ailleurs mon père, traumatisé par ses expériences précédentes [il était en Poméranie lors
de l’arrivée des Russes], trouvait qu’on n’était pas encore assez loin à l’Ouest. La peur des
Russes le tenaillait toujours. Elle ne l’a pas quitté jusqu’à sa dernière heure. » (p.172)
Les premières rumeurs concernant les troupes soviétiques, Waldtraut les a connues au camp,
comme elle l’écrit à sa mère :
« (…) et moi je révise du vocabulaire russe avec Ingrid, tandis qu’une des filles (…) me lance
“ Arrête avec tes sifflements de locomotive ! Le russe, tu l’apprendras assez vite quand ils
t’aurons violée dix fois.” » (p.123)
Si Waldtraut n’a pas subi directement les violences russes, elle rapporte, en revanche, les
récits qui lui sont faits. Une femme raconte :
« (…) ils ont cloué ma fille sur la porte de notre grange après l’avoir violée pendant des
heures. Elle avait dix-sept ans. » (p.142)
La découverte du génocide
« Dans les mois qui suivaient, on nous montra des photos des camps d’extermination comme
9
les Alliés les avaient trouvés. Images insoutenables. C’est vrai que, non seulement, on ne
l’avait pas su, mais on ne l’aurait pas cru si ces images nous étaient parvenues par le biais
des ennemis, par exemple. (…) Pourtant les preuves étaient là. Les langues se déliaient. »
(p.169)
Réflexions sur la responsabilité de la population allemande
« Après la guerre, les Alliés n’arrêtaient pas de nous rabâcher : “Vous étiez tous
responsables, tous, sans exception.” Je crois qu’ils ne l’ont jamais assez dit. Nous avions tous
notre part de responsabilité. » (p.84)
« «Mais comment cela a-t-il pu nous arriver à nous, la patrie des “poètes et de penseurs” ?
Où étaient nos penseurs pendant ces douze ans ? Qu’on dit nos poètes ? Comment nos
ecclésiastiques, à quelques exceptions près (…), nos “grandes familles” et nos“ braves
petites gens” ont-ils pu succomber à cette manipulation de leur rêve sécuritaire, la recherche
de la fleur bleue, la protection de la civilisation occidentale par de vaillants combattants
teutons ? Comment cette propagande primitive faisant appel aux instincts les plus bas de
l’être humain a-t-elle pu anesthésier leur libre-arbitre et leur clairvoyance ? » (p.85)
La honte
« Il y avait pire. La honte d’être allemande, d’être issue d’un peuple qui avait commis des
actes de barbarie comme jamais aucune peuplade sauvage n’en avait perpétré. Un peuple
dont j’avais cru qu’il appartenait à l’élite intellectuelle et spirituelle et spirituelle de
l’humanité. » (p.168)
Marguerite MENARD (Université Paul-Valéry Montpellier III)