poème pour Lisa

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poème pour Lisa
« Ce soir, dans votre ville, le cirque Bariani vous accueille!»
Daniel se tut, hésita un instant ; il relâcha finalement le bouton du microphone.
Fanfan se tourna vers lui, étonné :
« Tu ne continues pas ?
- Après le feu. »
D’un geste du menton, Daniel indiqua un feu de signalisation situé à une centaine de mètres
sur le boulevard. Le feu était orange, passa au rouge. Daniel ralentit, raccrocha le micro pour
libérer sa main droite, et arrêta la camionnette au carrefour. De part et d’autre, dans la rue
qui coupait perpendiculairement le boulevard, s’alignaient des pavillons clairs. Leurs grilles
peintes composaient un cordon métallique que dépassait parfois le feuillage d’un érable ou
d’un noisetier.
Fanfan remua sur son siège. Gêné par la ceinture de sécurité, il fouillait dans les
poches de sa veste. Il trouva enfin un stylobille et un carnet en mauvais état. Les feuillets
quadrillés étaient couverts de phrases raturées, de dessins maladroits. Fanfan choisit une
page vierge et écrivit quelque chose.
« Qu’est-ce que tu fais demanda Daniel ?
- J’écris un poème pour Lisa. »
Daniel regarda Fanfan. Celui-ci feignit de ne pas s’en apercevoir. Il affectait un air de
profonde concentration.
« Si tu n’étais pas déjà clown, il faudrait songer à le devenir, dit Daniel avec une douceur
destinée à effacer la moquerie contenue dans son propos. »
Fanfan tourna vers Daniel son visage laid, où dominait un nez busqué.
« Je sais, murmura-t-il en souriant. Ce n’est pas la bonne méthode.
- Ce n’est pas seulement ça, répondit Daniel qui détourna les yeux. »
En face de lui, le boulevard bordé de marronniers poursuivait sa faible ascension vers le
centre-ville. Il s’ouvrait au loin sur un rond-point que des parterres de fleurs tachaient de
couleurs vives. En ce bel après-midi de printemps, une lumière chaude et égale baignait la
ville, faisait resplendir les façades crépies et semait des copeaux d’or dans les jardins. Les
fenêtres de la camionnette étaient ouvertes, Daniel inspira longuement. L’air était sain.
Daniel supposa que cette ville abritait des existences paisibles. Il devait être agréable d’y
trouver le soir, après une morne journée de travail, la fraîcheur d’un vestibule, la gaieté
d’une épouse. Daniel imagina que tout à l’heure, les gens qui vivaient ici s’assiéraient sur
leurs terrasses. Empreints du calme de leurs vies régulières, ils se laisseraient aller à la
bienveillance du jour mourant. Alors, froidement, Daniel songea à l’atmosphère viciée du
chapiteau les soirs de représentations, à la touffeur dans laquelle se mêlaient les haleines et
les cris. Dans son esprit la piste apparut, blanche et fumante, assaillie par les faisceaux de
mille projecteurs. Il vit les costumes rutilants et les maquillages bariolés qui, sur les faces
crispées des artistes, coulaient avec la sueur. Il aperçut enfin Lisa, vêtue de la robe de
dentelle qu’elle portait toujours pour le public. Dans la pénombre des gradins, les
spectateurs la hélaient. Un sourire éclairait son visage fragile, elle se faufilait entre les sièges,
et leur vendait la boisson ou les sucreries que leurs enfants réclamaient.
Le feu était encore rouge. Aucune autre voiture ne s’était présentée au carrefour.
Daniel se passa la main sur le visage pour chasser une mélancolie qui l’agaçait. Fanfan
s’appliquait. Sa langue pointait légèrement entre ses lèvres et il repassait certaines lettres,
soulignait certains mots. Il avait probablement l’intention d’arracher le feuillet et de le
donner tel quel à Lisa. Le soin enfantin que Fanfan apportait à une entreprise aussi sotte finit
par irriter Daniel.
« Tu sais bien que Lisa couche avec Bariani, dit-il sèchement. »
Fanfan haussa naïvement les sourcils :
« Non, je ne crois pas. Elle m’a dit que c’étaient des rumeurs, que ce n’était pas vrai. »
Le feu passa au vert. Evidemment, Lisa avait menti. Elle n’avait pas eu le courage de
contrarier la fidélité canine de Fanfan. Peut-être aussi avait-elle honte d’avouer qu’elle
couchait avec son directeur. Le fait était pourtant banal. Daniel enclencha la première
vitesse et démarra.
Daniel conduisait lentement. Il avait décidé d’attendre le rond-point pour faire son
annonce, mais il fallait laisser le temps aux éventuels badauds de s’intéresser à la
camionnette. Le moteur ronflait bruyamment. Derrière les hautes grilles d’un pavillon en
meulière, un chien aboya. Les mâchoires de Daniel se contractèrent. Il jugea que Fanfan était
responsable de son malheur. Il aurait dû comprendre que les femmes ne pouvaient pas être
attirées par un clown triste et sans avenir, doté d’un nez trop grand. Lisa avait été un temps
émue par l’amour inconditionnel que lui vouait cet éternel enfant maigre et disgracieux. La
candeur et la servilité de Fanfan l’amusaient. Tous les soirs, elle le recevait dans sa roulotte
et se répandait en interminables confidences. Lui l’écoutait dévotement, ne trouvant jamais
plus de trois syllabes à répondre et prenant un plaisir infini à ce monologue dont il oubliait
parfois le sens. Mais, petit à petit, elle s’était lassée. Elle vieillissait, sa beauté se fanait, elle
n’avait plus de temps à perdre en futilités adolescentes. A présent, les poèmes naïfs de
Fanfan ne la flattaient même plus. Sans calcul hypocrite, sans même le vouloir
consciemment, elle songeait à l’avenir. Contrairement à Fanfan, elle comprenait que le
cirque appartenait à une époque révolue. Le monde extérieur, bétonné, goudronné, drapé
de verre et de métal, regardait comme un îlot d’archaïsme les roulottes, les bestiaux, et la
toile ridicule du chapiteau. Il fut un temps où les foules ignorantes venaient au cirque
s’ébahir des risques pris par les funambules et se repaître du spectacle obscène donné par
des êtres difformes ; aujourd’hui les monstres de foire étaient vengés : le cirque lui-même
était devenu une curiosité. Désormais, Internet pourvoyait aux désirs les plus abjects ; on y
voyait gratuitement un parachutiste s’écraser au sol ou une femme ingérer ses excréments.
Quant à la télévision, elle contentait les moins exigeants. Les supports avaient évolué mais
les vices demeuraient. Et la modernité n’avait pas plus éteint les préjugés millénaires :
souvent les maires se montraient hostiles à la venue du cirque dans leur commune ; ils
craignaient qu’une recrudescence des vols n’accompagnât le départ des forains.
Le cirque Bariani vivait ses dernières heures. Plusieurs fois, Lisa avait surpris des
bribes de conversations téléphoniques qui laissaient supposer que le directeur préparait sa
sortie. La vérité, que Daniel connaissait, était que Bariani multipliait les manœuvres véreuses
et s’entourait d’acheteurs peu scrupuleux en vue de procéder bientôt à la liquidation
clandestine du cirque. Il espérait réunir assez d’argent pour s’enfuir en Italie et y mettre sur
pied une plateforme téléphonique de voyance en ligne. Lisa, bien sûr, n’entrait aucunement
dans ses projets. Cependant, si Bariani était un escroc, il n’était pas pour autant absolument
dénué de scrupules. Un jour que, rendant visite à Lisa qui s’ennuyait derrière son guichet,
Bariani, d’humeur égrillarde, avait entrepris de glisser ses mains dans son décolleté, Fanfan
était passé devant le cabanon. Bariani, qui comme tout le monde au cirque savait avec
quelle ferveur le clown vénérait la guichetière, retira immédiatement ses mains. Il recula
d’un pas, se raidit et feignit d’interroger Lisa sur le déroulement de la vente. Daniel avait
assisté à la scène et, ce soir-là, il décida de ne pas dénoncer les malversations qu’ourdissait
le directeur. Toutefois Bariani s’était donné du mal pour rien. Vraisemblablement, Fanfan
aurait accepté la chose sans la comprendre et n’aurait pas désespéré, comme un chien qui,
voyant son maître quitter la maison pour des raisons qui lui échappent, attend
infatigablement son retour.
Le rond-point n’était plus qu’à une trentaine de mètres ; un passage piéton le
précédait. Comme Daniel ralentissait, il aperçut, sur le trottoir de droite, une jeune femme
et une fillette qui attendaient pour traverser. Daniel arrêta la camionnette et les regarda
s’avancer. Toutes deux étaient jolies. La mère dit quelques mots à sa fille qu’elle tenait par la
main. Il s’agissait probablement de consignes de prudence ; la fillette hocha gravement la
tête. Puis la camionnette peinturlurée attira son attention. Elle ouvrit de grands yeux ronds
et se tourna vivement vers sa mère afin de l’interroger sur la raison d’être de cette voiture
étonnante. Mais la mère, ayant pressenti le danger, regardait droit devant elle ; ses traits
sévères annonçaient qu’il valait mieux ne pas poser de question. Alors la fillette considéra à
nouveau la camionnette. Elle devinait qu’au-delà du véhicule quelque chose lui était
proposé, quelque chose d’extraordinaire, de magique. Elle entrevoyait un univers grandiose,
regorgeant d’animaux, vibrant d’éclats de rires. Elle rencontra le regard de Daniel. Il lui
sourit. Le visage de la fillette se figea ; pendant un instant, pas un muscle de sa face ne
tressaillit. En fin de compte, elle se détourna. Elle revint au niveau de sa mère qui la tirait par
le bras, se composa un air sérieux, et s’éloigna dignement dans l’ombre tiède des
marronniers. Daniel regretta son sourire. On aurait pu croire qu’il avait cherché à amadouer
la fillette afin de vendre des places.
Daniel engagea la camionnette sur le rond-point. Fanfan, collé contre la portière,
fixait maintenant la ville d’un œil morne. Dans quelques mois, Daniel accepterait de
travailler dans la banque que dirigeait son frère. Il ne serait plus le secrétaire de Bariani, il ne
fermerait plus les yeux sur sa comptabilité douteuse. Dans un accès d’égoïsme lucide, Daniel
refusa de penser à ce que deviendrait Fanfan, livré à lui-même dans un monde désenchanté.
Il se saisit du micro et, maintenant le volant de sa main gauche de façon à faire le tour du
rond-point, il déclama d’une voix claire :
« Ce soir, dans votre ville, le cirque Bariani vous accueille… »

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