Sous la Tour de Pomègues

Transcription

Sous la Tour de Pomègues
Sous la Tour de Pomègues
Karine ROTTIER
Prix d’encouragement
Cela fait trois générations que nous habitons avec mes parents sur l’île du Frioul au large de la
rade de Marseille. Nous faisons ainsi partie de cette rare population d’iliens qui demeure sur
ce majestueux navire de pierre lorsque les derniers touristes le quittent à l’amorce de
l’automne.
Ces conditions de vie quoiqu’un peu austères renforcent le sentiment d’appartenance et je dois
dire qu’avec mes trois sœurs nous l’aimions beaucoup cette île. Comment aurait-il pu en être
autrement puisque c’est là que nous avons fait nos premiers pas, que nous avons joué tous
ensemble et que nous avons exploré la moindre calanque, le moindre buisson de romarin dans
les éboulis des sentiers.
Il faut dire que je n’ai jamais manqué d’imagination et que souvent j’entrainais ma « raille »,
mes sœurs et quelques amis, dans des histoires fabuleuses. Nous n’avions rien et pourtant
nous avions tout, tout pour nous amuser, pour inventer, pour rêver….Un rocher un peu rond !
et c’était un nid de cigognes d’où nous pouvions observer l’arrivée d’imaginaires ennemis, un
champ de lentisque ou d’astragale ! et nous nous retrouvions dans une forêt fantastique et il
nous suffisait de croiser la route d’un lézard ou plus rarement d’une couleuvre pour faire un
bond dans la préhistoire.
Mon père parlait souvent de respect, de transmission, et les repas du soir en famille étaient
l’occasion pour nos parents de nous raconter toutes les histoires de famille, celle du frère de
ma mère parti sur un coup de tête pour conquérir le monde et dont nous n’avions plus de
nouvelles, celle de nos cousins de Méjean qui ne quitteraient leur calanque pour rien au
monde et celle de notre pauvre grand père, le père de notre père, mort tragiquement dans un
accident de plongée.
-
« La mer c’est cent fois pour toi et une fois pour elle, faites attention les enfants »
disait mon père.
-
« Je vous vois souvent plonger du côté de la digue de Ratonneau avec vos collègues et
je vous ai déjà expliqué que ce n’est pas très prudent, surtout au cœur de l’été avec
toutes les navettes et les bateaux de tourisme qui rasent le phare pour entrer dans le
port »
Mais de toutes les histoires de nos parents, celle que nous préférions, mes sœurs et moi,
c’était l’histoire de leur rencontre.
Une véritable carte postale marseillaise ; nos parents se sont rencontrés au Château d’If.
Ma maman habitait avec ses parents du côté du Roucas Blanc et ils étaient venus passer la
journée en famille au Château d’If. Le hasard a voulu que ce même jour mon père avait
organisé une partie de pêche à la pointe de l’île.
Maman, un peu plus jeune que mon père, était magnifique dans sa belle robe blanche et
quand leurs regards se sont croisés, papa n’a pu résister ; ça c’est la version coup de
foudre. En vérité, le temps s’est un peu gâté lorsque peu après, papa a proposé à maman
de s’installer ensemble et de fonder une famille ; la pauvrette n’attendait que ça sauf que
pour mon père, c’était au Frioul et nulle part ailleurs.
-
« Mais qu’est-ce que je vais faire seule sur ton île ?
-
Tu ne seras pas seule puisque j’y serais aussi, et puis je te présenterais mes amis.
-
Et s’ils ne me plaisent pas ?
-
Et bien on s’en fera d’autres.
-
Moi je suis de la ville, j’ai peur de m’ennuyer.
-
Tu verras, il y a beaucoup de choses à faire et Marseille n’est pas loin….. »
Mon père avait réponse à tout, il finit par convaincre ma mère et depuis, quatre enfants
étaient venus grossir le cercle familial ; mes parents étaient extraordinaires. Certes je ne
peux pas dire qu’il n’y avait jamais de prises de bec mais tous les conflits trouvaient
immédiatement une fin par le dialogue et la bonne humeur de notre famille était quasi
permanente.
Pourtant, cela faisait quelques semaines que je sentais bien que quelque chose clochait. Ce
n’est pas que nos parents se disputaient, non, mais il y avait une certaine tension entre eux
et souvent le soir nous assistions à de véritables messes basses dont il était difficile
d’entendre le moindre mot.
Avec mes sœurs nous avions tout imaginé mais il leur semblait bien que j’étais sinon
l’objet, du moins le sujet du courroux de mes parents.
Impossible d’aborder le sujet avec eux, les portes restaient fermées :
-
« Ca va pas Maman ?
-
Si, si très bien !
-
Pourtant il me semble qu’avec Papa vous avez de plus en plus de secrets pour nous.
-
Mais non qu’est-ce que tu vas t’imaginer »
Pourtant un soir, nous entendîmes très distinctement mon père dire :
-
« Mais puisque je te dis qu’il le faut, c’est son avenir et aussi probablement son destin.
A son âge, si j’avais pu …
-
Pu quoi Papa, c’est de moi qu’il est question ? »
Ça avait été plus fort que moi, il fallait que j’intervienne.
-
« Ecoute mon grand ce n’est pas le moment ; nous parlons beaucoup avec ta mère et
effectivement c’est toi qui est concerné, mais il est trop tôt pour en parler et je te
promets d’avoir une conversation d’adulte avec toi après ton prochain anniversaire ».
Etant l’aîné de la fratrie je devins aussitôt le sujet de toutes les conversations de mes
sœurs ainsi que de toutes leurs supputations.
-
« Il a dû faire une belle bêtise pour que papa prenne tant de gants !
-
Non sûrement pas une bêtise sinon Papa n’attendrait jamais deux mois pour lui voler
dans les plumes.
-
Alors c’est pour quoi à ton idée ?
-
Peut-être qu’il va lui parler de fonder une autre famille, dit ma plus petite sœur.
-
Ah oui, comme le frère de Maman qui se croyait plus fort que les autres et qui a
complétement disparu…. »
J’écoutais tout ça d’une oreille discrète mais j’étais quand même un peu inquiet. J’avais
senti ces derniers temps que je devenais un adulte, mon corps se transformait, j’avais pris
de la force et de toute la bande, c’était toujours moi qui plongeait le plus fort, le plus
profond ou qui restait le plus longtemps sous l’eau. De la même façon, je n’arrivais pas à
rester insensible aux œillades en coin que m’adressaient les copines de mes sœurs ; mais
sur le sujet, impossible d’aller plus loin, j’avais trois harpies qui s’occupaient de mes
fréquentations.
Je ne sais pas si vous avez une sœur mais si c’est le cas, vous devez savoir qu’une sœur
est par nature jalouse comme la peste et que si son frère préféré et dans mon cas, unique,
veut avoir une petite copine, celle-ci doit au préalable être adoubée par ses soins. Avec
mes sœurs, je n’avais pas encore trouvé de petite copine qui trouve grâce auprès de toutes
les trois.
En même temps c’était devenu un jeu et nous nous amusions beaucoup.
Vint enfin le jour tant attendu de mon anniversaire, dignement fêté comme il se doit et
conclut par ces paroles énigmatiques de mon père :
-
« Tu te souviens, il y a quelques semaines, je t’avais promis une conversation
d’adulte ?
-
Je ne pense qu’à ça.
-
Et bien demain matin nous partons tôt pour la pointe Sud de Pomégues.
-
Avec toute la famille ?
-
Non que tous les deux. »
Je ne peux pas dire que la nuit suivante fût peuplée de beaux rêves, j’étais tellement
impatient que le sommeil tarda à venir ; en plus toute la nuit, un mistral dont la Provence a
le secret, souffla en bourrasques pour chasser les nuages. Dans ces cas-là la force du vent
fait que la moindre pierre chante, que le plus petit buisson fait du bruit et que tous les
iliens ont leur sommeil perturbé.
En résumé je n’avais pas fermer l’œil de la nuit lorsqu’arriva le petit matin. Les conditions
apocalyptiques de la veille avaient rendu le ciel d’un bleu éclatant sans la moindre trace de
nuages et Maître soleil s’éclatait déjà à illuminer de ses rayons le magnifique décor d’àpics de roches blanches venant se jeter dans la grande bleue.
Après quelques instants de silence, mon père prit la parole, j’allais enfin savoir :
-
« J’ai voulu te parler, mon grand, car cette même conversation je l’ai eu avec mon père
et lui l’avait eu avec ton grand père et ainsi de suite. Il est temps pour toi maintenant
de partir en quête de Méditerranée. Le Frioul c’est super et je sais que tu y es très
attaché mais le monde est grand et présente tellement d’attraits que tu te dois de faire
ta propre expérience. Ne prends pas exemple sur ce que j’ai fait et ne limite pas le
champ de ton existence à ce bout de rocher.
-
Mais toi tu ne l’as jamais quitté le Frioul ?
-
Je n’ai pas pu.
-
Pourquoi ?
-
J’ai eu à ton âge une conversation identique avec mon père et j’étais sûr de pouvoir
partir conquérir le monde sauf que quelques jours après survint ce terrible accident de
plongée qui l’emporta. Dès lors, hors de question de partir voyager, il fallait bien que
quelqu’un prenne en charge la famille, ta grand-mère, tes deux tantes. Puis ta mère est
arrivée et ensuite vous quatre. Je n’ai jamais été malheureux mais il m’a toujours
manqué un je ne sais quoi, un goût d’ailleurs peut être.
-
Et si je ne reviens jamais comme le frère de Maman ?
-
Ton oncle n’est pas parti bien loin.
-
Comment ça ?
-
Il vit avec une intriguante du côté de La Ciotat à qui il a fait une dizaine de petits.
C’est pour ça qu’il n’a plus jamais remis les pieds au Roucas. »
Chemin faisant nous étions arrivé au plus haut point de l’île, tout au bout de la batterie
allemande de Pomègues. Nous nous tenions au bord de la falaise et le vent du large
soufflait dans mes oreilles.
-
Voilà, je t’ai tout dit ; alors ne laisse pas passer ta chance et va courir ce vaste monde.
-
Pourquoi as-tu dit tout à l’heure que je devais partir en quête de Méditerranée ?
-
Car elle est belle et multiple, regarde comme la brillance de ses eaux change suivant la
profondeur, regarde toutes les odeurs de la garrigue qui nous entoure, regarde les
reflets multicolores des poissons….alors imagine ce qu’il y a au-delà de l’horizon ! Va
porter nos couleurs et agrandir notre famille et sache que nous serons toujours là pour
t’accueillir avec ta mère et tes sœurs ».
N’y tenant plus j’ai alors poussé fort sur mes deux pattes, j’ai senti mes grandes ailes
blanches bordées de noir se déployer sous les rayons du soleil et j’ai foncé comme un
missile vers l’horizon en emportant à mes oreilles les dernières paroles de mon père :
-
« Je suis fier de toi mon petit, tu es un véritable Gabian du Frioul ! »
Mme Karine ROTTIER
45 ans
8 lotissement LES CYPRES
13940 MOLLEGES
06.50.35.39.77
[email protected]
Sous la Tour de Pomègues

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