Laurent Feneyrou

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Laurent Feneyrou
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Laurent Feneyrou
CNRS, [email protected]
SUB CAELO
L’Ecclésiaste 3, 1-11, selon Bernd Alois Zimmermann
« Dans sa portée [Bedeutung] comme dans la force [Kraft] de sa langue, l’un des
livres sans doute les plus grandioses [wohl grossartigsten Bücher] de la Bible », écrivait
Bernd Alois Zimmermann de L’Ecclésiaste, et plus particulièrement de son chapitre 3 –
« si tant est que l’on puisse lui appliquer des adjectifs ». Dès la cantate Omnia tempus
habent (1957), pour soprano et dix-sept instruments, où sont chantés les versets 3, 1-11,
son œuvre s’y réfère souvent : la Sonate pour violoncelle (1960) est sous-titrée …et suis
spatiis transeunt universa sub caelo (« et un temps pour toute chose sous le ciel »,
3, 1) ; Antiphonen (1961), pour alto et vingt-cinq instruments, cite, en latin, le verset
4, 1 (« verti me ad alia et vidi calumnias quae sub sole geruntur », « je regarde encore
toute l’oppression qui se commet sous le soleil ») ; Tempus loquendi (1963), pièces
elliptiques pour flûte, tire son titre du verset 3, 7 (« un temps pour parler ») ; le Requiem
für einen jungen Dichter (1967-1969), pour solistes, chœurs, orchestre, jazz combo et
bandes magnétiques, noue, dans la Comp. I de son deuxième mouvement (Requiem I),
les versets 3, 10-11, en latin, et des vers du poème Tambour et danse de Sándor Weöres,
en hongrois ; et dans l’« action ecclésiastique » Ich wandte mich und sah an alles
Unrecht, das geschah unter der Sonne (1970), œuvre ultime pour deux récitants, basse
et orchestre, les versets 4, 1-10, en allemand, à la basse, et repris par le premier récitant,
d’une intelligibilité absolue, dialoguent avec la « Légende du Grand Inquisiteur » des
Frères Karamazov de Fedor Dostoïevski, essentiellement confiée au second récitant (en
allemand), où le Grand Inquisiteur confronte le Christ, ressuscité, incarcéré dans les
cachots du Saint-Office, aux résultats de sa doctrine.
À l’exception de l’Action ecclésiastique, qui emprunte à la version allemande de
Martin Luther, toutes les citations de L’Ecclésiaste sont issues de la Vulgate. Dans ses
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ZIMMERMANN, Bernd Alois, « Omnia tempus habent » (1958), dans Intervall und Zeit, éd. Christoph
Bitter, Mayence, Schott, 1974, p. 92. L’adjectif grossartig dénote non seulement le grandiose, mais
aussi le magnifique, l’imposant, le monumental, le sublime ou encore le majestueux.
Nous citerons, dans l’ensemble de cet article, la traduction de l’école biblique de Jérusalem (Paris,
Cerf, 1973), y compris en regard de la Vulgate. Nous avons aussi uniformisé, dans les emprunts aux
ouvrages théologiques, les transcriptions de l’hébreu et, par conséquent, l’orthographe de Qohélet.
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exemplaires du texte latin (Biblia sacra vulgatae editionis, tome II, Ratisbonne, 1849)
et de la traduction du Comité de l’Église évangélique allemande d’après Luther (Die
Bibel order die ganze heilige Schrift des Alten und Neuen Testaments, sans date),
Zimmermann, musicien catholique, annota exclusivement les chapitres 3 et 4.
Marginalia, soulignages et accolades ne portent, dans le chapitre 3, que sur les versets 1
à 11 – le machal 2-8 est isolé dans la Vulgate des versets qui l’encadrent –, puis,
séparément, sur les versets 15, 17 et 19, auxquels Zimmermann n’eut jamais recours
dans ses œuvres . Dans les écrits de Zimmermann, seul le chapitre 3 fait l’objet de
commentaires, dans « Compositions pour instruments solistes » (1969), où ce chapitre,
écrit-il, l’« a depuis toujours particulièrement occupé compositionnellement », et plus
encore, bien évidemment, dans la notice d’introduction à Omnia tempus habent :
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La Vulgate, on le sait, a été attaquée et critiquée en tant que traduction, surtout ces
derniers temps ; mais pour le compositeur, les considérations d’ordre philologique se
révèlent bien moins déterminantes que la question de la force langagière et de la
signification dont sont porteurs ces mots qui l’invitent à entreprendre sa composition.
Il est en outre difficile de s’imaginer qu’une autre traduction latine puisse égaler en
puissance de la langue [Sprachgewalt, dont l’adjectif sprachgewaltig suggère la
violence en paroles] ce troisième chapitre de la Vulgate : le chant sans doute le plus
merveilleux [herrlichste, qui se traduit aussi par magnifique, superbe, somptueux ou
glorieux] sur le temps, le tempus ; seules les Litanies de Lorette lui sont comparables
en beauté de la langue5.
C’est donc la langue, sa force, sa puissance et sa beauté, qui importent ici, non
dans le sens philologique, dans les tournures maintes fois étudiées par les théologiens,
et qui relèvent du néohébreu, de l’araméen, du grec, du perse, voire du latin, dans la
nouveauté du vocabulaire et la brutalité concrète du verbe, dans une syntaxe où le waw
hébreu exprime tour à tour la finalité, la conséquence, l’explication, la cause,
l’opposition ou la condition, dans les formes condensées et autres agglutinations que
Qohélet illustre admirablement, dans un style saillant qu’il savait propre à l’éveil de
l’attention et à l’exercice de la mémoire . L’allusion de Zimmermann aux Litanies de
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Nous remercions Madame Sabine von Schablowsky de nous en avoir autorisé la consultation.
L’exemplaire de l’édition allemande porte, de sa main, la date du 19 février 1947.
Z IMMERMANN , Bernd Alois, « Kompositionen für unbegleitete Soloinstrumente » (1969), dans
Intervall und Zeit, op. cit., p. 68. Voir aussi « Über die neuerliche Bedeutung des Cellos in der neuen
Musik » (1968), article dans lequel Zimmermann écrit du Liber ecclesiastes, p. 78-79 : « La musique,
plus que toute autre forme d’expression artistique, se rapporte à l’écoulement du temps [Vergehen] ;
au moment où un événement musical se produit, il plonge dans le passé [Vergangenheit] et éveille
l’attente du contraire de l’écoulé, le futur. Phases, couches, espace – ils sont rassemblés dans l’unité
du flux vécu et temporel de la musique et sont simultanément déployés dans cette même unité. »
ZIMMERMANN, Bernd Alois, « Omnia tempus habent », op. cit., p. 92-93.
« Qohélet a découvert qu’il décuplerait l’effet de ses aphorismes désespérés s’il les exprimait en des
phrases monotones comme des mélopées du désert, où éclaterait de temps en temps une maxime
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Lorette, invocations latines de la Vierge dont la lecture était recommandée pour les
persécutés et les opprimés, ceux-là même que L’Ecclésiaste évoque dans son chapitre 4,
insiste sur une autre dimension, litanique, de laquelle participe Qohélet et ses divers
genres littéraires, entre confession, exhortation, considération, citation et proverbe…
L’importance du Liber ecclesiastes pour Zimmermann tient aussi à la
signification de ses mots, à sa doctrine . Dans la trilogie de Salomon, si les Proverbes
sont le livre de l’éthique et le Cantique des cantiques celui de la théologie,
L’Ecclésiaste est celui de la physique. L’auteur y énonce la vanité du monde sensible ,
la conscience de notre misère et nos angoisses, dressant l’inventaire des injustices,
souffrances, calamités, infirmités et maux que l’on souffre sous le soleil. Dans une
déréliction se débattent les opprimés, sans consolation ni vengeance, dans une
sukophantia (délation, calomnie ou fraude), dans une adflictio, selon le mot de la
Vulgate (affliction, malheur ou tourment), qu’Évagre le Pontique rapportait au diable et
aux démons , et que la traduction française atténue en tâche, en souci destiné à nous
éviter de sombrer dans l’oisiveté. Richesses, profits, gains du travail, honneurs, plaisirs,
vertus et même sagesse cesseront, car sages ou sots, nous serons entraînés, sans
distinction d’avec les bêtes, vers la mort. Leur souffle et le nôtre se perdront en un
même lieu. Qohélet jette un regard désabusé sur l’absurdité de ce qui se fait sous le
soleil, met en cause la réalité du désir, ou plutôt pointe le douloureux hiatus entre notre
soif d’éternité, infinie, jamais étanchée, et l’instant de notre finitude. Une foi
soupçonneuse, inquiète, rôdant à la lisière de l’enclos et proclamant le bonheur des
morts, mieux, de ceux qui n’existent pas encore, l’amertume d’une âme désenchantée,
l’ironie, la sortie d’une logique rigoureuse à la faveur d’une tendance au ressassement, à
l’enchaînement d’idées par appels d’images ou de mots, l’usage de la citation, la
conscience d’une multiplicité qui est celle du monde que parle Qohélet et qu’il porte en
soi, l’interprétation pluraliste de ses versets, la hardiesse avec laquelle le Liber
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affilée comme un poignard ou livide comme un éclair d’orage trouant l’horizon », écrit à cet égard
Jean STEINMANN (Ainsi parlait Qohélet, Paris, Cerf, 1955, p. 135-136).
Voir aussi, outre les autres sources théologiques citées dans cet article, et parmi d’innombrables
ouvrages, GALLING, Kurt, Der Prediger, Handbuch zum Alten Testament, Tübingen, Mohr, 1940.
L’hébreu hevel – souffle de vent, haleine, inanité, inexistence, presque rien, tout ce qui est
inconsistant et passager, tout ce qui est voué, par son essence, à disparaître (une notion tragique, selon
André Neher, située en l’homme, distincte donc de l’Anankè et de la Moira des Grecs) –, fut traduit à
l’origine par atmos ou vapeur d’eau tôt dispersée. La Septante lui préfère le terme mataiotes forgé sur
mataios vain, inutile, sot, frivole, futile, orgueilleux, insolent, voire impie ou criminel. Dans la
Vulgate, uanitas, dérivé de l’adjectif uanus, vide ou inutile, l’équivalent de mataios, désigne,
littéralement, un état caractérisé par le vide, l’inutilité, la non-réalité, la vaine apparence, un néant,
vacance de l’être. Plus tard, cette vanité qualifiera ce qui par nature est corruptible, le monde matériel
et corporel, mais aussi tout ce qui est susceptible d’être dépassé, car l’objet mène à la connaissance
plus subtile et toute intellectuelle de raisons, de logoi cachés au sein même de notre monde, puis à la
contemplation. « Absurdité », traduit aussi André BARUCQ (Ecclésiaste, Paris, Beauchesne, 1968).
Voir ÉVAGRE LE PONTIQUE, Scholies à l’Ecclésiaste, Paris, Cerf, 1993.
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ecclesiastes soulève l’absurdité de notre condition transitoire, prélude à une philosophie
existentielle consistant « à porter un jugement sur l’existence de l’homme, en refusant
de se prononcer au préalable sur sa nature » : tout ici taraude Zimmermann et s’achève
dans une terrifiante aporie, qui traversera les évidements et silences du Requiem für
einen jungen Dichter et de l’Action ecclésiastique : écrire, composer, serait-il vanité ?
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Ce n’est nullement le lieu d’étudier la canonicité du livre, les hypothèses sur son
auteur, sur sa date, sur son origine et sur l’unité du livre, les ressemblances avec les
cultures orientale et hellénique, les contradictions du texte sinon son éclectisme, ce que
Daniel Lys nomme la « théologie des contrastes » et qui contribue à lui donner une part
de sa force, la condamnation de ses « erreurs » (scepticisme, incrédulité, négation de
l’immortalité de l’âme, épicurisme, pessimisme et égoïsme), la longue histoire de
l’exégèse chrétienne, depuis Origène, la paraphrase moralisante de Grégoire le
Thaumaturge, l’interprétation allégorique de Denys d’Alexandrie ou le commentaire de
Didyme l’Aveugle, et jusqu’à nos jours… Si nous ignorons, en l’état actuel de nos
recherches, les commentaires théologiques qu’avait lus Zimmermann, il nous faut
néanmoins citer les Homélies de Grégoire de Nysse, dont le nom n’était pas étranger au
musicien, qui lui attribue erronément l’Hymne à Dieu de Grégoire de Nazianze – poème
qui devait compter au nombre des sources du Requiem fûr einen jungen Dichter.
Les œuvres de Zimmermann suscitent bien des interrogations sur L’Ecclésiaste,
de nature théologique. Citons notamment ces deux points, davantage liés au chapitre 4 :
1. L’Action ecclésiastique nous incite d’abord à l’examen du nom de Qohélet,
dont la racine qahal signifie assembler, rassembler, réunir le peuple ou ses
représentants, mais aussi collecter des sentences ou amasser des sagesses. Le mot qui en
dérive désigne l’assemblée, la réunion, la foule, et correspond au grec ecclèsia, d’où le
nom d’ecclèsiastès, qui traduit dans la Septante celui de Qohélet. Mais l’hébreu est de
forme féminine et dénoterait une fonction, de dignité ou d’offices, un titre d’honneur,
une direction, une excellence. L’ecclésiaste serait membre de l’assemblée, celui qui la
convoque, la dirige, parle devant elle, l’orateur, le rhéteur, sinon le professeur de
philosophie – Emmanuel Podechard hésitera, dans sa traduction, entre président, « qui
dit trop peu », et maître ou docteur, qui « exprime mieux la réalité de la fonction, mais
ne correspond pas à l’étymologie ». Luther en fait le prédicateur, Prediger – le
concionator de la traduction latine de saint Jérôme –, qui donne son titre à sa traduction
allemande du livre . Mais Zimmermann accole à l’adjectif ecclésiastique le nom
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Notons ici la récitation d’un fragment du Caligula d’Albert Camus dans Antiphonen.
STEINMANN, Jean, Ainsi parlait Qohélet, op. cit., p. 133.
Pour une critique de la traduction du nom de Qohélet, voir ELLUL, Jacques, La Raison d’être, Paris,
Seuil, 1987, p. 26-29, qui conclut à la nécessité de ne pas le traduire.
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d’action, témoignant d’un enseignement de la théologie moderne selon laquelle l’une
des leçons essentielles de Qohélet est qu’il nous revient de faire, d’agir, fût-ce
vainement, absurdement. Ich wandte mich… culmine dans des « actions », à l’instar des
gesticulations acrobatiques des récitants ou, peu avant la fin, de la pose méditative du
chef d’orchestre et de ces mêmes récitants, disant, murmurant, criant, assis sur le sol,
des extraits pris au hasard chez Dostoïevski et dans les chapitres 2, 3 et 4 du Prediger.
2. Dans Antiphonen, la citation du verset 4, 1 de L’Ecclésiaste (en latin) s’ajoute
à d’autres sources littéraires (Camus, Dante, Dostoïevski, Joyce et Novalis) et à deux
autres extraits de la Bible (Job, 9, 25, en hébreu ; et Apocalypse de saint Jean, 5, 1, en
grec) . La relation entre Job et Qohélet, établie anciennement, se trouve déjà chez
Clément d’Alexandrie et porte ici sur l’inexorable fuite du temps. Pourtant les deux
livres se distinguent en ceci que Job hurle la tragédie de ses propres souffrances, quand
Qohélet pense le problème de l’humanité et s’adonne à une critique du bonheur. En
outre, il n’émet nulle lamentation, nulle plainte désespérée, comme dans Job ou le
Psaume 22, mais une constatation pesante. Et qu’en est-il de l’Apocalypse, dont la
présence dans Antiphonen éveille encore d’autres contradictions ? Car l’eschatologie ne
tourmente guère Qohélet, dont l’état d’esprit se révèle diamétralement opposé à celui
des auteurs d’apocalypses. Ni prophétique, ni mystique, mais observant le destin de
l’homme, son enseignement porte sur ce qui se fait sous le soleil, dans les strictes
limites duquel se situe son espérance. Néanmoins, si, selon Jean Steimann, « les
apocalypses devaient révéler la nécessité pour Dieu de briser par un coup radical de sa
puissance souveraine le cycle du déterminisme d’un cosmos, dominé par la loi des
incessantes renaissances d’empires sataniques […], il fallait qu’auparavant fût dressé le
bilan d’une sagesse incapable d’échapper au cycle désespérant de l’éternel retour ». La
lecture de Zimmermann n’a donc pas la rigueur de celle du théologien et tient, plus
encore dans les dernières œuvres, d’une saisie cumulative, dévorant les sources dont elle
se saisit, et d’une perception atmosphérique du texte, à la tonalité pleine de mélancolie.
Devant des suggestions de recherches théologiques si nombreuses qui invitent à
de longs développements, nous limiterons notre étude à l’usage du chapitre 3 de
Qohélet, dont la méditation sur le temps constitue un point nodal chez Zimmermann.
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Figurent aussi des extraits de l’Ulysse de James Joyce, de la Divine comédie de Dante, des Frères
Karamazov de Dostoïevski et de Caligula d’Albert Camus, confiés aux instrumentistes de l’ensemble.
STEINMANN, Jean, Ainsi parlait Qohélet, op. cit., p. 49.
Pour une introduction, voir NIEMÖLLER, Klaus Wolfgang, « Religiosität im Schaffen von Bernd Alois
Zimmermann », dans Zwischen den Generationen. Symposium Bernd Alois Zimmermann Köln 1987,
éd. Wulf Konold et Klaus Wolfgang Niemöller Ratisbonne, Gustav Bosse, 1989, p. 7-24.
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Le 17 janvier 1955, Zimmermann écrit envisager la composition d’une œuvre
chantée avec solistes instrumentaux. Une lettre du 1er novembre 1956, adressée à Eigel
Kruttge, vice-directeur musical de la Radio de Cologne, en précise la source littéraire :
le Liber ecclesiastes. Mais bientôt est envisagé de lui adjoindre le Psaume 139, qui
honore l’omniscience de Dieu, et la louange cosmique à Yahvé du Psaume 148, le
triptyque se faisant « symbole de la Trinité ». De ce projet , duquel résultera le Requiem
für einen jungen Dichter (mais sans les psaumes mentionnés et avec un seul verset de
L’Ecclésiaste), puis l’Action ecclésiastique, se détache Omnia tempus habent,
« parenthèse dans le cadre plus vaste d’un oratorio », « mouvement autonome »,
« interlude pour le moins conséquent ». Cette cantate , commencée à Rome, lors d’un
séjour à la Villa Massimo, et composée en 1957-1958, date de la même période que
l’article « Intervalle et temps ». Zimmermann suppose d’emblée que l’auditeur connaît
le texte biblique : « On passe ainsi de passages d’une assez grande intelligibilité à des
passages moins intelligibles. Le cas échant, il arrive qu’on inverse des mots. Ce n’est
pas la place où ils apparaissent qui exprime la signification des passages intelligibles,
mais l’action conjuguée des diverses forces entre “mot” et “son” dans l’ensemble de la
composition, qui dévoile leur sens. » Ne sont retenus que les versets 3, 1-11, de sorte
que cette méditation sur le temps mésestime la position sapientale du Liber ecclesiastes,
la mesure, le juste milieu, la « sagesse sans hardiesse » (André Neher), qui réclame,
jusque dans la prière, concision et circonspection, et non expansions, paroles oiseuses
ou pratiques excessives. Zimmermann se détache donc d’une lecture luthérienne, qui
voit en Qohélet celui qui veut apprendre à tirer plaisir des biens présents dans la paix, la
joie et la reconnaissance envers Dieu, établissant comme un eudémonisme, cependant
dénué d’épicurisme. Aucune consolation du verset 3, 12 : « Et je sais qu’il n’y a pas de
bonheur pour l’homme sinon dans le plaisir et le bien-être durant sa vie. » Omnia
tempus habent écarte la sage modération, en laquelle résonne le mèden agan des
stoïciens, le « rien de trop », par lequel le pessimisme de Qohélet, ainsi tempéré, ne
s’abîme pas plus dans le désespoir que ses plaisirs ne chavirent dans la jouissance.
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D’un point de vue théologique, la cantate suit rigoureusement les divisions et le
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Zimmermann en confirme les sources dans une lettre du 1er novembre 1956 : « Dans le latin de la
Vulgate, les textes bibliques que je vous avais déjà mentionnés, le Psaume 139, au début, et le Psaume
148, à la fin de l’œuvre, demeurent. Dans la traduction de Luther, les chapitres 3 et 4 de L’Ecclésiaste
constituent, tels un cantus firmus, la base textuelle de l’importante section centrale. Les nouveaux
textes à ajouter représentent d’une certaine manière l’exégèse des textes bibliques, témoignant du flot
ininterrompu de littérature relative aux choses dernières, de l’Antiquité à nos jours. »
Voir DANUSER, Hermann, « Text- und Musikstruktur in Bernd Alois Zimmermanns Kantate Omnia
tempus habent », dans Zwischen den Generationen, op. cit., p. 77-95.
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sens du texte : trente-trois mesures sont consacrées au verset 1, quatre-vingt-dix-neuf au
machal 2-8, et soixante-sept aux versets 9-11, établissant les proportions : 1 : 3 : 2.
Examinons l’hébreu, car si Zimmermann ne s’y réfère jamais ici, il n’en demeure pas
moins que le chatoiement de la terminologie hébraïque nourrit indirectement sa pensée :
la structure tripartite d’Omnia tempus habent est-elle alors une trace de la symbolisation
trinitaire du projet initial ou la conséquence des trois temps que distingue Qohélet ?
Il y a d’abord le temps z m a n, que la Septante traduit par chronos. Cet
aramaïsme, que l’on trouve dans Le Livre d’Esdras (10, 14), Esther (9, 27 et 31) et Le
Livre de Néhémie (2, 6 ; 10, 35 et 13, 31), où il est traduit par date, désigne le temps
déterminé, délimité, ou selon Emmanuel Podechard, la « période de temps qu’une chose
doit durer », et n’apparaît que dans le verset 3, 1. Omnia tempus habent, écrit la
Vulgate : « Il y a un moment pour tout. » C’est la première section de la cantate où, sur
la voyelle conclusive d’omnia, clavecin, harpe, vibraphone et marimba donnent, en une
brève figure, le total chromatique, une série de secondes mineures et majeures, à la
structure webernienne, semblable à celle des Perspektiven (1955-1956), pour deux
pianos : original (do réb si), inverse (la sol# la#), rétrogradation inverse (mi ré mib) et
rétrogradation (fa sol solb), le second hexacorde miroitant le premier, avec lequel il
entretient une relation de triton (la#-mi). Le déroulement du texte est le suivant : Omnia
/ omnia tempus habent // omnia tempus habent / omnia habent tempus // et suis spatiis
transeunt universa sub caelo // tempus omnia habent / omnia // omnia tempus habent.
Cinq tempus habent et sept omnia, établissant une proportion 5 : 7, qui correspond à
l’intervalle de triton au centre de la série et affecte le nombre de syllabes et
l’articulation des mesures, avant de traverser d’autres œuvres de Zimmermann ; mais un
seul et suis spatiis transeunt universa sub caelo, de cinq mesures, sur un intervalle de
quinte structurant (mi-la). Et cinq types de vocalités sont requises, souvent à découvert :
chant syllabique ; chant mélismatique, encore exceptionnel ; entre parlé et chanté avec
intonation précise ; parlé sur trois hauteurs (aigu, médium, grave) ; tonus rectus selon la
récitation de la liturgie catholique – un sixième type, rare, unique, sur -pus de tempus
longe fieri… sera plus parlé que chanté, autour de la hauteur écrite. En somme, dans son
geste inaugural, plus d’exposition, de donnée immédiate, que d’introduction, le temps
zman, chez Zimmermann, dénote la totalité simultanée ou déployée en soi (des quatre
cellules sérielles de trois notes), souvent close en ses miroirs, s’y rassemblant et s’y
maintenant, ainsi que la durée proportionnée (des mots, intervalles, rythmes et mesures).
Il y a ensuite, tout au long des versets 3, 2-8, le temps eth, fréquemment employé
au sens d’époque ou de saison à laquelle une chose doit arriver, ce que la Septante
traduit par kairos, le temps du moment favorable, pour toute action et toute étape de la
vie, un temps opportun hors duquel l’homme ne saurait réussir, ni même être vivant
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selon Évagre le Pontique, car il ne peut pas plus modifier le cours des événements qu’il
n’a su les prévoir. Ce n’est pas l’effort de l’homme, sa volonté, qui lui procure
l’avantage désiré, sinon le bonheur, mais l’observation, la mesure du moment propice,
la connaissance de ce kairos qui, chez les stoïciens, exigeait de passer par le devoir
parfait. André Neher écrit que ces temps sont les « harmoniques » du son fondamental
zman, « centre d’équilibre de la multitude de eth qui gravite autour de lui ». Or, la
Vulgate rend le zman / chronos indistinct de eth / kairos par l’usage du seul tempus,
mais entrevoit leur différence en substituant, dans la deuxième stique de 3, 1, une
périphrase qui insiste sur le caractère transitoire des choses : et suis spatiis transeunt
universa, transeunt dénotant le passage, au-delà, par-delà, à travers, outre, la traversée
par des étendues, des distances, des moments de la durée, des espaces, intervalles ou
laps de temps propres (suis spatiis). Luther traduit au singulier : tout projet, dessein,
intention (Vorhaben), a « son heure » (seine Stunde). C’est cette stique du verset 3, 1
que porte en exergue la Sonate pour violoncelle en cinq mouvements :
Rappresentazione, Fase, Tropi, Spazi (sempre misterioso molto, quasi irreale a
perdifiato) et Versetto, tous divisés en courts moments (7 ; 12 ; 12 ; 8 ; 6). Délaissant la
virtuosité, le Versetto conclusif se caractérise par son intensité méditative (espressivo
molto e religioso, indique le premier moment), ses dessins essentiellement diatoniques
(la sol do si sib, dans le sixième et dernier moment), sa nuance pianissimo, sinon ppp,
son lyrisme et le comblement d’une discontinuité première, trouée de silences, jusqu’à
une sorte de transcendance ultime – Silke Wenzel a par ailleurs mentionné comment la
symbolique numérique du texte biblique irriguait notamment la Rappresentazione,
établissant des proportions : 8 : 11 et 16, ce dernier nombre correspondant au nombre de
syllabes du texte.
Mais revenons à Omnia tempus habent et aux antithèses du machal 2-8, où
Qohélet enseigne que tout, dans ce monde, pour autant qu’il se trouve sous le soleil et
régi par le temps, possède son contraire. Rien donc n’y dure éternellement, n’y subsiste.
Nihil stare perpetuuum, écrivait déjà saint Jérôme. Et les événements, temporaires,
transitoires, fugaces, se déroulent selon un retour périodique et une alternance des
contraires, réglée comme celle du soleil qui se lève et se couche, du vent qui tourne, des
fleuves qui coulent et ne remplissent pas la mer. « Rien de nouveau sous le soleil » : en
1, 9, Qohélet constatait que chaque génération se limite à répéter l’œuvre des autres et
que notre mémoire est trop débile pour conserver le souvenir de ce qui a déjà passé et
qui pourtant paraît nouveau. Ici, il observe que les événements oscillent
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NEHER, André, Notes sur Qohélet, Paris, Minuit, 1951, p. 95.
Voir W ENZEL , Silke, Text als Struktur. Der Kohelet im Werk Bernd Alois Zimmermanns, Berlin,
Weidler, 2001, qui s’appuie sur HELLER, Adolf, Biblische Zahlensymbolik, Reutlingen, Braun, 1936.
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continuellement, non sans monotonie, d’un extrême à l’autre, mais encore sans que rien
de nouveau n’advienne. Aucune morale dans cette alternance. Tout se déroule selon une
nécessité inéluctable, mais imprévisible, entre hasard et conformité à des lois régulières,
mais obscures, l’avenir ne laissant entrevoir aucune espérance, puisque tout s’y
répétera . Mouvement, répétition et stabilité. Si Dieu fait les choses, leur assigne un
temps et les déroule à son gré, déjouant nos prévisions, son œuvre, les principes de son
gouvernement et la formule des événements qui se succèdent constituent une énigme
que n’éclairent ni la justice, ni la raison, et qui contribue à la misère de nos existences.
L’homme en effet, impuissant, ne peut découvrir le kairos de chaque chose, dans son
ignorance du but que Dieu poursuit sous le soleil. Impénétrable, indéchiffrable, est la
main souveraine d’un Dieu soucieux de se faire craindre et de nous éprouver.
Zimmermann résumerait ainsi, comme il le fit à propos des Dialoge (1960-1965), pour
deux pianos et orchestre, dans une lettre du 2 août 1960 :
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Omnia tempus habent : chaque chose a son temps, chaque homme, chaque instrument,
chaque son, chaque événement, tous communiquent dans la même seconde de
l’éternité, reçoivent des appels en provenance de couches qui leur sont inconnues,
envoient des appels vers l’inconnu, échange continu de toutes les dimensions –
énigme – secret – symbole – couche sur couche.
Le plus souvent, Omnia tempus habent, conservant l’alternance du machal 2-8,
notamment dans l’instrumentation, maintient le découpage de chaque verset, mais aussi
et surtout, par la voix, l’un de l’ambivalence. Davantage qu’une succession
d’instantanés de quelques mesures, propres à illustrer banalement les séquences de eth,
c’est cette coincidentia oppositorum de chaque stique qui constitue la geste théologique
fondamentale de Zimmermann, attentive à la direction de l’axe plus qu’à ses extrémités.
Cela apparaît particulièrement évident dans les déclamations tonus rectus : tempus
plangendi et tempus saltandi (« un temps pour gémir et un temps pour danser ») ou
tempus scindendi et tempus consuendi (« un temps pour déchirer et un temps pour
coudre »). Divers madrigalismes traversent cette section médiane : le moriendi (« pour
mourir ») entre parlé et chanté, dévitalisant le tempus nascendi, que l’hébreu, distinct de
la Vulgate, dit « pour enfanter », et non « pour naître » (les douze syllabes latines y
égrènent les douze sons de la série, dans la résonance de la harpe et du vibraphone) ; le
ridendi (« pour rire »), bref, entre parlé et chanté, s’opposant au long et ample chant du
tempus flendi (« un temps pour pleurer ») ; le perdendi (« pour perdre ») en tonus
rectus, à la dynamique retenue ; le tempus belli (« un temps pour la guerre ») en stile
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« Tout est en faveur de la thèse du caractère indéfini de la durée, et d’une absence totale de mutation
dans le cours des choses » (BARUCQ, André, Ecclésiaste, op. cit., p. 60-61).
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concitato, quand pacis (« pour la paix ») sera bisbigliato. Zimmermann introduit
étonnamment, au sein du verset 3, 2, un tempus isolé, déclamé tonus rectus (pianissimo
/ mp), dénaturant la symbolique numérique du texte biblique, ses quatorze antithèses et
ses vingt-huit (7 x 4) itérations de tempus, ici au nombre de vingt-neuf. Soulignons
aussi la structure commune aux deux stiques du verset 3, 3, où tempus est chanté, alors
que occidendi / destruendi (pour tuer / détruire ») et sanandi / aedificandi (« guérir /
bâtir ») sont entre parlé et chanté. Reliant par la musique les actes évoqués et modifiant
la structure du machal, chaque type de vocalité exigerait un commentaire théologique
dont l’ampleur dépasse, on l’imagine aisément, le cadre qui nous est imparti. Il
conviendrait d’étudier la figuration du et de l’alternance, souvent en miroir, en dehors,
non seulement par son émission vocale, entre parlé et chanté, dans tempus spargendi
lapides et tempus colligendi (« un temps pour lancer des pierres et un temps pour en
ramasser »), avec les figures en mouvement contraire des claviers et de la harpe, mais
aussi par sa hauteur dans le tonus rectus de tempus scindendi et tempus consuendi ou
tempus tacendi et tempus loquendi (« un temps pour se taire et un temps pour parler »).
C’est à ce même dernier verset que puise Tempus loquendi , dénué de ce qui le précède,
tempus tacendi. Dans Omnia tempus habent, le texte était dans la résonance du piano,
du clavecin et de la harpe, ainsi que sur les harmoniques des violons, tacendi et
loquendi procédant d’une même écriture vocale et instrumentale. Ouverts, les treize
pezzi et la coda de Tempus loquendi témoignent d’une solitude silencieuse, mais surtout
d’un souffle primordial, ruach, vivifiant s’il vient de Dieu, vivifié s’il est de l’homme :
« De même que pour parler, il est indispensable de respirer pour jouer d’un instrument à
vent. La respiration représente donc ici en quelque sorte le tempus loquendi . »
Outre zman et eth, il y a encore un troisième temps, olam, qui ouvre à une
difficile interprétation. S’agit-il du sens temporel, celui de durée indéfinie qu’il prend
ailleurs dans L’Ecclésiaste (1, 4 et 10 ; 2, 16 ; 3, 14 ; 9, 6 ; 12, 5) et que légitiment ou
accentuent les mots « depuis le commencement jusqu’à la fin » concluant le verset
3, 11 ? Ou d’un sens tardif, celui de monde, mundum, que retiennent saint Jérôme et la
Vulgate, qui résulte de ce que la durée est de plus en plus identifiée à ce qui dure, et
qu’expliquent l’étude et la connaissance du monde que Dieu a rendues possibles à
l’homme et dont il lui a donné le désir ? Est-ce l’amour du monde, la sagesse,
l’intelligence, voire l’ignorance, le secret ou le voile posé sur le cœur des hommes,
qu’évoquent d’autres commentateurs ? La durée indéfinie, illimitée, sans fin « ni
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Pour une analyse détaillée de l’œuvre, voir HIPPE, Martina, « Bernd Alois Zimmermanns Tempus
loquendi », dans Zeitphilosophie und Klanggestalt. Untersuchungen zum Werk Bernd Alois
Zimmermanns, éd. Hermann Beyer et Siegfried Mauser, Mayence, Schott, 1986, p. 70-112.
ZIMMERMANN, Bernd Alois, « Kompositionen für unbegleitete Soloinstrumente », op. cit., p. 70.
« Ab initio ad finem », selon la Vulgate.
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concevable ni assurée », est-elle synonyme d’éternité, de cette autre dimension,
inconnaissable, de l’homme, qui orienterait vers l’immortalité de l’âme et resterait
tributaire d’une métaphysique l’opposant au temps ? Assurément, non. Olam est bien
concret, de sorte qu’Emmanuel Podechard se refuse à une telle traduction : « Rien
n’indique que Qohélet se transporte jamais par la pensée dans un monde différent du
nôtre. Or, si ce n’est pas là ce qu’on veut dire, s’il ne s’agit pas d’une autre vie, le terme
d’éternité est impropre . » Est-ce un désir d’éternité, desiderium aeternitatis, restreint à
l’ordre intellectuel, notre besoin de nous élever au-dessus d’une connaissance limitée
des événements et des choses qui adviennent sous le soleil, et d’embrasser par
l’intelligence l’éternité en soi ? Emmanuel Podechard, contemporain de Bergson, traduit
olam par « durée entière », « ensemble de la durée », « totalisation » des eth qui en
désignent les parties. La Septante, rappelle-t-il, ajoutait à l’origine sun panta devant ton
aiôna, explicitant ainsi l’idée de durée totale. Ce tout, cet ensemble, cette entièreté, est
non la synthèse de l’homme, mais un don de Dieu. Ni éternel présent donc, ni arrêt du
temps, ni immobilité, mais durée conçue comme présent authentique. Mais s’il s’agit de
durée, mise par Dieu au cœur de l’homme, comment la distinguer du zman initial ?
La difficulté de la Bible se retrouve dans Omnia tempus habent. Après le verset
9, où l’insistance sur quid, chanté cinq fois, exaspère l’idée de vanité du profit que
l’homme tire de sa peine ou de son travail (labore suo), et après le quasi rubato du
verset 10, violemment ponctué (fff) par l’ensemble instrumental (sans les vents),
Zimmermann divise en quatre le verset 11 : cuncta fecit bona in tempore suo (« tout ce
qu’il fait convient en son temps »), chanté forte ; et mundum tradidit disputationi eorum
(« Il a mis dans leur cœur l’ensemble du temps »), déclamé tonus rectus, à découvert,
dans un quasi rubato ; ut non inveniat homo opus quod operatus est Deus (« mais sans
que l’homme puisse saisir ce que Dieu fait »), de nouveau chanté, mais pianissimo ; ab
initio usque ad finem (« du commencement à la fin »), utilisant le chant, le parlé, leur
intermédiaire et le tonus rectus, partant tous les types de vocalité. Dans le dernier
moment, le texte est ainsi disposé, incitant au commentaire théologique : ab initio usque
ad finem / ad finem / finem / usque ad finem / ab initio. La dernière hauteur de la voix
établit avec sa note initiale un intervalle de triton (comme les cordes, mi-sib) : do sur le
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ELLUL, Jacques, La Raison d’être, op. cit., p. 279.
PODECHARD, Emmanuel, L’Ecclésiaste, Paris, Gabalda, 1912, p. 295. Raymond PAUTREL renchérit :
« On ne peut guère garder la traduction : “Dieu a mis dans leur cœur l’éternité“, sans mettre le lecteur
moderne en garde sur la portée que cette affirmation prendrait dans le vocabulaire chrétien. Ce serait
un anachronisme de lexique et de doctrine, que d’attribuer à Qohélet l’idée d’un désir quelconque de
l’infini placé par Dieu dans le cœur humain » (L’Ecclésiaste, Paris, Cerf, 1958, p. 20-21).
NEHER , André, Notes sur Qohélet, op. cit., répond, p. 100 : « Une philosophie plus récente nous a
appris à concevoir l’éternité dans notre seul et unique monde, tout en lui laissant son entier contenu
métaphysique. Le problème du temps et de l’éternel, tel qu’il est posé dans cette philosophie, revient
au problème de la rencontre dans l’homme et par l’homme, du physique et du métaphysique. »
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o- de omnia, fa# sur le -o de initio, la même syllabe bouclant, dans sa typographie
même, le cycle. La fin de l’œuvre sur le mot de commencement n’est pas sans clore la
totalisation des temps manifestés dans la partition, non seulement en son milieu (eth),
mais aussi dans ses premières mesures (zman). Cela implique-t-il le retour au
commencement ou son inclusion et son dépassement dans la totalisation – thèse à
laquelle nous inclinerait le maniement sériel ? Mais une inquiétude demeure : clavecin,
vibraphone et marimba répètent trois mesures en stile concitato du tempus belli – même
hauteur unique (fa#), mêmes rythmes, mêmes nuances. Comment interpréter cette
coexistence ultime de la durée entière donnée par Dieu et du temps pour la guerre ? De
quelle guerre s’agit-il ? D’une guerre des temps ? De l’intervalle distendu entre l’instant
et l’éternité, où se joue l’existence ? Ou entre l’homme et le Dieu ? Dans la Comp. I du
Requiem für einen jungen Dichter, sur les quatre pistes de la bande magnétique I, en six
directions, ces mêmes versets 3, 10-11, confiés, en latin, à un récitant au timbre de
ténor, et données tantôt distinctement, tantôt transposées, filtrées et réitérées, se
superposent à un poème hongrois, confié à deux voix de femme, l’une dans le registre
médium, l’autre, plus grave et douce, un fragment de Tambour et danse (Dob és tánc)
de Sándor Weöres, jeu de rythmes et de phonèmes, d’imitation et de contrainte, que
Peter Eötvös avait fait connaître à Zimmermann – le traitement musical et électronique
en accentue la virtuosité langagière, où se détachent principalement, comme se
détacheront dans un mouvement ultérieur de l’œuvre (Elegia), les mots silence (csönd),
paix (béke) et lumière (fény), traités isolément, avant qu’une discursivité ne se constitue
pleinement. À ces deux sources littéraires s’ajoutent des bruits de manifestation et, dans
l’extinction de ces bruits, à cinq reprises, des extraits de La Création du monde de
Darius Milhaud, dont Zimmermann, soldat de la Wehrmacht, avait découvert la
musique, comme celle de Stravinsky, à Paris, pendant la Seconde Guerre mondiale.
Dans le Liber ecclesiastes se déploie un temps physique, celui de la chronologie,
à l’image de la linéarité et de l’irréversibilité de nos existences, qui nous mène sans
espoir vers une mort absurde, mais aussi le cycle des événements. Un autre temps,
éthique, incluant la courbure, et dont la perspective s’intègre à la perspective physique,
correspond à l’existence vertueuse, au discernement du bien et du mal. Mais du
chapitre 3, l’enseignement qu’en tire Zimmermann se résumerait à ces quatre thèses :
1. Une durée, qui stabilise la fugacité de toute chose sous le soleil, qui n’est pas
seulement entre passé et futur, qui ne se réduit pas à leur négation, mais est présent
authentique. Cette durée suppose l’intervalle ou l’étendue. Zimmermann renoue avec
les accents de Grégoire de Nysse, dissertant, dans sa Huitième Homélie sur
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L’Ecclésiaste, sur l’olam / aiôn en tant que « concept d’étendue » ( diastèmatikon ti
noèma) – parateinô (étendre, tendre le long de quelque chose, traîner en longueur,
durer, demeurer longtemps) ou sumparateinô (étendre ensemble le long de quelque
chose), utilise-t-il encore ailleurs. Dans l’article « Intervalle et temps », l’intervalle, du
temps et de l’espace, réclame une structure commune, régulant les écarts entre tempos,
mètres et rythmes (l’unité de temps effective), mais aussi entre hauteurs (l’unité de
temps intérieure qui ordonne et les uns et les autres) :
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Une parfaite coïncidence entre mesure de temps intérieure et mesure de temps
effective n’est pensable que dans une musique qui ordonne le temps selon la
conscience temporelle intérieure, de telle manière que les différences entre mesures
de temps intérieures et mesures de temps effectives soient abolies [aufgehoben] et
qu’ainsi tous les rapports musicaux soient ancrés dans une structure de base
englobante28.
En toute œuvre de Zimmermann, lecteur de Bergson, de Volkelt et des Leçons
pour une phénoménologie de la conscience intime du temps de Husserl, ce qui importe
est moins la nature de ses événements, certes admirablement ciselés, que les proportions
constituantes et les relations que la durée de chaque événement entretient avec celle des
autres. En témoignent nombre d’esquisses.
2. Une insistance sur le présent. Si l’univers et nos instruments de mesure nous
astreignent à l’inexorable et tragique écoulement, au continuum, à la fluidité, dans notre
réalité spirituelle, le temps s’ouvre et seule une « mince couche de glace » distingue
encore le passé du futur. Ils ne tarderont pas à s’entrecroiser, suscitant le « souvenir du
futur » et la « prémonition du passé », selon les termes de Zimmermann. Les
dimensions du temps y sont interchangeables. Il ne s’agit pas d’un retour, d’un cycle,
d’un cercle, mais de la totalité des relations qui y sont entretenues. Il nous faudra donc
saisir l’œuvre comme un tout. Zimmermann introduira bientôt l’idée de sphéricité du
temps : « Le temps se courbe et forme une sphère. » Cette image jamais ne se fixera et
sa réitération lancinante dans divers articles et entretiens l’enrichira à mesure qu’elle
désignera le rythme, la forme des œuvres, voire les époques de l’histoire de la musique.
3. Un temps non unique, mais dont la pluralité était déjà rendue par la diversité
des mots le désignant dans Qohélet. S’il situe le passé dans le futur, et inversement, s’il
malmène chronos dans l’image de la sphère, le temps est multiple dans son essence.
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GREGOIRE DE NYSSE, Homélies sur L’Ecclésiaste, Paris, Cerf, 1996, p. 431-433. « Donc le discours
montre, à partir du contenant, tout ce qui y est contenu. Tout ce qui est dans la durée, donc, Dieu l’a
donné au cœur humain en vue d’un bien, de sorte qu’“à partir de la grandeur et de la beauté des
créatures”, l’homme s’élève par elles à la contemplation de celui qui les a faites », ajoute-t-il.
ZIMMERMANN, Bernd Alois, « Intervall und Zeit » (1957), dans Intervall und Zeit, op. cit., p. 14.
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Multiple encore, il l’est dans son apparence, distribution d’instants, justifiés parce
qu’occupant l’intervalle qui leur est propre, dispersion aveugle de ces mêmes instants,
cycle transcendant à l’homme et au monde, éternité immobile ou moment en un point,
pour un individu unique et dans une situation irréductible… Dès 1960, Zimmermann
adoptera la notion, déclinée à l’envi dans ses écrits et entretiens, de « pluralisme », dont
les couches métaphoriseront l’expérience esthétique et métaphysique d’une multiplicité
et d’une simultanéité des temps, car la musique est l’art qui convient le mieux à leur
représentation. Structure musicale fondamentale et totalisante, la série assurera la
cohérence du discours et unifiera ce qui semblait dispersé, né du hasard, une réalité
nouvelle intégrant modalité frescobaldienne, tonalité classique, dodécaphonisme et jazz,
comme « mémoire des innombrables couches de notre réalité musicale ». Là où
Zimmermann invoquera le pluralisme, l’accumulation de mètres et d’événements, les
complexes de strates temporelles et existentielles, surgiront citations, montages ou
collages. Conséquence globale d’une pensée sérielle, une parenté s’établira ainsi entre
les proportions indivises du son et de la durée, dont l’article « Intervalle et temps » avait
écrit la théorie, les stratifications du pluralisme et les styles accumulés. À notre
mémoire, ignorante de la chronologie, aux niveaux de notre conscience affleurent des
musiques déjà entendues. Certes, le passé est révolu, mais il reste d’une certaine
manière vivant et présent au sein de la « conscience intime du temps de l’histoire de la
musique » – Zimmermann s’autorisant à transposer ici le fameux concept husserlien.
4. Un temps comme horizon de l’être, ainsi que Qohélet nous y invitait, mais
encore confusément ; une ontologie du temps, condition à l’expression du présent et de
sa présence. Non seulement le temps tel qu’il se constitue dans la conscience – la
conscience que nous en avons –, mais la conscience en tant que temporelle. Ou, comme
l’écrivait Zimmermann, qui avait vraisemblablement évoqué Être et Temps de Martin
Heidegger avec Walter Biemel : la temporalité (Zeitlichkeit) comme « essence
constitutive de l’être-là humain [als Wesenverfassung des menschlichen Daseins] ».
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ZIMMERMANN, Bernd Alois, « Vom Handwerk des Komponisten » (1968), dans Intervall und Zeit,
op. cit., p. 35.
Bernd Alois ZIMMERMANN, « Intervall und Zeit », op. cit., p. 13.
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