Le patron d`Electrabel prêt à tourner le dos au nucléaire
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Le patron d`Electrabel prêt à tourner le dos au nucléaire
X Le patron Photo: Joakeem Carmans d’Electrabel prêt à tourner le dos au nucléaire 30 Interview exclusive de Philippe Van Troeye, le directeur général de la société leader dans la production et la fourniture d’énergie. Black-out, réacteurs fissurés, prix de l’électricité : il n’a éludé aucune question. Attention, boss atypique ! L a moitié des Belges sont clients de sa société. Et pourtant, la plupart d’entre eux ne connaissent pas son visage et ignorent jusqu’à son nom. Depuis janvier 2014, Philippe Van Troeye est le directeur général d’Electrabel, numéro 1 en Belgique de la production d’électricité et de la vente de gaz et d’électricité. Originaire du Centre, domicilié à Nivelles, l’homme de 53 ans est très discret, n’accordant que très peu d’interviews. « Mon ambition n’est pas de devenir une star des médias ! Je ne suis pas Jean-Marc Nollet… », nous dit-il, égratignant au passage le principal adversaire d’Electrabel sur la scène politique. Philippe Van Troeye a pourtant accepté de se prêter au jeu des questions-réponses pour “Le Soir magazine”. L’occasion de découvrir un big boss atypique (fils de syndicaliste et fan du groupe de hard rock AC/DC !), d’entendre sa stratégie et ses idées, et d’aborder quelques points épineux, comme ce blackout qui n’a jamais eu lieu ou les réacteurs nucléaires fissurés… Nous sommes sortis de l’hiver. Le black-out tant redouté n’a pas eu lieu. N’a-t-on pas exagéré? Certains accusent même les producteurs d’électricité de nous avoir fait peur pour faire grimper les prix! Retenez d’abord que ce ne sont pas les producteurs d’électricité qui ont sonné l’alarme mais Elia, le gestionnaire du réseau électrique, chargé de vérifier que l’approvisionnement soit suffisant pour les consommateurs. Devant ce signal, nous avons pris de notre côté toutes les décisions possibles pour assurer un maximum de capacité de production. Nous avons notamment veillé à ce qu’aucune de nos centrales ne soit en maintenance durant l’hiver et nous avons remis en service au plus vite le réacteur de Doel 4. Cette seule réparation a nécessité la mobilisation de 600 personnes et 150.000 heures de travail en quelques mois. L’hiver a heureusement été très peu rigoureux. Et rien ne s’est passé, grâce aux réactions des acteurs du marché. Selon moi, on n’a pas exagéré ou crié au loup pour rien. Il était important que l’on sensibilise tout le monde, y compris les particuliers. Et le problème se posera encore l’hiver prochain, sans doute avec davantage d’acuité parce que d’autres centrales vont être fermées. Ça, il faut nous l’expliquer! On manque d’électricité, mais on va encore fermer des centrales? C’est simple à comprendre. Les autorités ont subsidié l’installation de nou- velles unités de production d’énergie renouvelable. En conséquence, les autres unités de production sont devenues, et de manière très importante, non rentables. Plutôt que de tourner en continu, elles tournent quand il n’y a pas de vent et pas de soleil. Elles produisent donc moins mais les coûts pour les faire fonctionner, eux, ne baissent pas. Ajoutez à cela que le prix de l’électricité, sur les bourses de l’énergie, a chuté fortement. Avec nos centrales au gaz, par exemple, nous avons perdu en 2013 quelque 100 millions d’euros ! Nous devons donc prendre des mesures structurelles. Electrabel est une société privée. Notre obligation, c’est d’avoir assez d’électricité pour couvrir les besoins de nos clients. Pour ce qui est de la sécurité d’approvisionnement du pays, le gouvernement décidera sans doute de placer certaines de ces unités non rentables dans ce qu’on appelle la réserve stratégique. Pour faire simple, l’État indemnise des producteurs pour garder des centrales en état de fonctionner en cas de pénurie. Expliquez-nous aussi pourquoi le prix de l’électricité est au plus bas sur les marchés mais au plus haut sur la facture des consommateurs! Entre 2007 et aujourd’hui, le prix de l’électricité, à la bourse de l’énergie sur le marché européen, a baissé de 40 %. Dans le même temps, le prix payé par le consommateur final a grimpé de 40 % en Belgique, alors que la TVA a baissé. Pourquoi ? Dans la facture finale, seulement un tiers correspond à la partie énergie. Pour le reste, de multiples coûts se sont ajoutés : réseau de distribution, réseau Elia, certificats verts, etc. Tous ces coûts sont en priorité liés à la transition énergétique. Les moyens que l’on utilise pour produire de l’électricité ont changé. En quelques années, la capacité de production d’énergies renouvelables est passée à 5.000 MW, l’équivalent de cinq centrales nucléaires. C’est une bonne chose, mais cela a eu des implications, notamment le développement de subsides, le fameux système de certificats verts, pour permettre l’implantation des éoliennes, des panneaux solaires, etc. Un exemple : pour placer des éoliennes en mer du Nord, on a dû garantir aux investisseurs un prix de 130 euros par MW, soit trois plus que le prix actuel du marché ! La différence est payée par Elia, qui répercute ces coûts sur le consommateur. Pour les particuliers, tout cela devient incompréhensible, mais c’est la réalité du secteur aujourd’hui largement globalisé. J’ajoute une information importante : le gaz de roche très utilisé aujourd’hui aux USA a entraîné une chute des prix du charbon, qui est désormais employé en masse pour produire de l’électricité en Europe, notamment en Allemagne. Et cela a fait chuter les prix de gros de l’électricité, y compris en Belgique où paradoxalement l’on n’utilise plus de charbon… Depuis la libéralisation du marché, Electrabel, qui avait le monopole, a perdu plus de la moitié de ses clients. Pourquoi ne pas avoir baissé vos prix plus tôt? Electrabel a surtout perdu des clients en 2011 et 2012, effectivement parce que nos prix pour le gaz étaient plus élevés à ce moment-là. C’était une conséquence directe de nos contrats d’approvisionnement à long terme signés dans le passé, à la demande de l’État, pour assurer l’approvisionnement du pays. Or, dans ces contrats à long terme, le prix du gaz est indexé sur celui du pétrole. Quand ce dernier est parti à la hausse, le prix de notre gaz augmentait alors que celui acheté par nos concurrents sur les bourses de l’énergie baissait… On a perdu beaucoup de clients à ce moment-là. Nous n’avons sans doute pas été assez réactifs. Il a fallu renégocier les contrats, cela ne s’est pas fait pas en un jour. Aujourd’hui, regardez les comparatifs, nos prix sont parmi les plus bas et nous sommes toujours le leader sur le marché belge, avec l’ambition de le rester ! Peuton se passer du nucléaire en Belgique? C’est possible? Ce n’est pas à moi de le décider. Je ne me mêle pas de la politique énergétique de ce pays. C’est à nos politiques de la définir. Moi, je ne suis qu’un industriel qui investit dans ce pays. Je suis un peu comme un boulanger qui devrait installer un nouveau four et qui regarde combien il va pouvoir vendre de pains, à quel prix et à qui. Soit les conditions sont là et il achète son four, soit c’est trop risqué et il importe ses pains de France ou de Pologne pour les vendre ici ! Si les politiques créent des conditions qui me permettent de construire mon four en Belgique, je préférerai le construire en Belgique. Sera-ce un four qui fonctionnera à l’atome ou au solaire ? C’est le monde politique qui le définira. Et si on reparle du nucléaire, ma priorité sera toujours la sécurité. C’est d’abord moi qui assume le risque. Justement, ces fissures dans deux de vos réacteurs nucléaires, cela ne vous empêche pas de dormir? Arrêtons de faire peur aux gens ! Il n’y a pas de danger, pour personne : ces centrales ne tournent pas, elles ont été stoppées depuis des mois. Moi aussi, je vis en Belgique avec une famille et des amis ! Dès qu’il y a 31 Photo: BelgaImage 32 EDF en France. Je me bats contre l’étiquette purement nucléaire collée à Electrabel, fruit d’une vision très réductrice de notre société. Si, dans dix ans, il n’y a plus de nucléaire en Belgique, Electrabel sera toujours présent ! Vous avez fait toutes vos classes ou presque chez Electrabel. Vous avez aujourd’hui 5.000 personnes sous vos ordres. Quel genre de chef êtesvous? Je viens d’un milieu ouvrier et mes parents, en faisant des sacrifices, m’ont permis de faire mieux qu’eux. Ils m’ont appris leurs valeurs, à commencer par le respect. Je retiens surtout un conseil de mon père, que je n’ai pas suivi mais que j’ai compris. Il m’a dit un jour : Photo: Joakeem Carmans eu un doute, nous avons arrêté ces réacteurs. Et si nous avons le moindre doute, ces centrales ne redémarreront pas. Nous ferons toutes les études nécessaires et attendrons le feu vert de l’Agence fédérale de contrôle nucléaire. Des expertises sont toujours en cours. Et cela va durer encore un certain temps, le temps qu’il faudra pour que l’on soit complètement rassuré. Mais je le répète encore : les réacteurs sont aujourd’hui arrêtés, il n’y a pas de danger. Et qu’on arrête de raconter n’importe quoi ! JeanMarc Nollet, d’Écolo, nous accuse par exemple parfois dans la même interview d’avoir arrêté les réacteurs pour organiser la pénurie mais aussi de vouloir les relancer alors que c’est dangereux. Laissons les scientifiques travailler. Nous communiquerons en toute transparence quand le travail sera terminé. Mais, personnellement, vous pensez que l’on peut sortir du nucléaire? Si vous aviez un choix total, que feriez-vous? Franchement, je ne sais pas. L’évolution des moyens de production et l’innovation dans le secteur sont rapides. Le monde change. Dans dix ans, nous ne produirons plus de la même manière et nous consommerons différemment. Les enjeux climatiques sont importants. Je suis quelqu’un de rationnel et de pragmatique. Je n’ai pas d’idéologie pronucléaire, l’atome contre tout le reste. Je suis partisan d’un mix énergétique. Si d’autres solutions, avec un risque résiduel moins grand que le nucléaire, permettent aux citoyens et aux entreprises d’avoir une énergie à un prix compétitif, j’y suis favorable. Electrabel veut être un acteur majeur de cette transition énergétique. Un patron d’Electrabel prêt à sortir du nucléaire, c’est étonnant! Dans l’esprit du grand public, Electrabel = nucléaire… Mais ce n’est pas vrai ! Electrabel est le premier investisseur dans l’énergie verte en Belgique. Nous avons toujours beaucoup de centrales au gaz. La plus grosse centrale hydraulique appartient à Electrabel. Et, si je regarde plus haut, notre maison mère GDF Suez a un parc très diversifié, très orienté vers les énergies renouvelables, nettement moins nucléarisé que celui d’autres acteurs comme « Ne fais jamais ingénieur !» Rebelle, j’ai fait ingénieur… Il était ouvrier aux usines Boël à La Louvière. Et il trouvait que la situation était rendue pénible par les chefs du cadre moyen, les petits chefs, des ingénieurs qui pensent savoir tout mieux que tout le monde et n’écoutent pas les ouvriers. Ce sont eux qui sont parfois à l’origine de conflits sociaux. J’ai promis à mon père de ne pas être comme eux et de faire un bon ingénieur ! Votre père était délégué syndical. Cela change quelque chose dans votre manière de diriger la société? Oui. Je suis très attentif aux relations sociales dans l’entreprise. Mon père m’a transmis cette valeur de respect des autres. Aujourd’hui, je ne me sens pas au-dessus des gens, mais parmi eux. Et je me bats pour eux, avec eux. Le CEO d’Electrabel est un employé comme les autres, certes avec une responsabilité particulière. Je veux aussi être quelqu’un d’accessible et de chaleureux. Ce n’est peut-être pas l’image que l’on se fait du CEO d’Electrabel… Vous êtes fan d’AC/DC, ça aussi ça ne fait pas très CEO d’Electrabel! Je suis un peu iconoclaste dans mes choix musicaux ! J’aime Police, AC/ DC, Queen. J’ai 53 ans, je suis né à l’époque du rock. Jamais je n’aurais écouté du Beethoven à 18 ans ! Mais ça ne veut pas dire que je ne peux pas en écouter aujourd’hui, disons que cela m’est venu plus tard. En littérature, je ne suis pas non plus attiré par le dernier prix Goncourt, je préfère les romans policiers. Et si j’ai envie d’oublier tous mes soucis, j’ouvre un bon livre de mathématiques ou de physique de haut niveau. C’est une séance de yoga pour mes neurones… Ok, je suis un peu spécial ! Vous serez au concert d’AC/ DC début juillet à Dessel? Oui. Pour l’anecdote, le bourgmestre de Dessel m’a demandé d’utiliser un terrain d’Electrabel pour le parking de ce concert. J’ai évidemment accepté, et le bourgmestre m’a invité au concert ! Dernière question: vous avez succédé à Sophie Dutordoir, qui tient aujourd’hui une épicerie fine italienne. Ça vous tenterait de changer complètement de vie comme ça? Je ne suis pas encore mûr pour cela, mais oui, je serais capable d’un coup de folie comme ça ! Pourquoi pas professeur ! J’aime donner un coup de main à mes enfants dans leurs études. Mon fils de 24 ans vient de terminer ses études d’ingénieur civil et poursuit un doctorat. Ma fille de 19 ans est en première année de pharmacie. C’est un plaisir de pouvoir aider ses enfants. Oui, si je dois choisir une autre voie, je serais tenté par donner des cours, peut-être pas à l’université mais en humanités. Propos recueillis par Benoît Franchimont.