ÉDITORIAL

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ÉDITORIAL
ÉDITORIAL
ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche
2008/2 - n° 8
pages 3 à 4
ISSN 1774-5314
Article disponible en ligne à l'adresse:
http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2008-2-page-3.htm
Pour citer cet article :
« Éditorial »,
Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2008/2 n° 8, p. 3-4. DOI : 10.3917/acp.008.0003
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Éditorial
Après plusieurs années de pratique professionnelle, Carl Rogers réalisa qu'il
travaillait fort différemment de ses collègues. Il décida alors d'observer, de
définir et de décrire sa manière de pratiquer, jusqu'à développer une
approche à part entière. Il n'a ensuite cessé de préciser, présenter et tester
cette approche. Une de ses grandes forces fut de ne pas le faire en comparaison avec ce qui existait déjà, ce qui lui permit l'élaboration de nouveaux
critères, dont bon nombre devinrent partie prenante du champ de la
psychothérapie et des professions de la relation d'aide au sens large.
Il demeure cependant vrai que l'Approche centrée sur la personne
est une position, une vision particulière. Elle propose et défend un tout
cohérent dont la valeur justifie de poursuivre dans la voie ouverte par son
fondateur. Pour cela il convient de continuer à affirmer cette conception
dans sa spécificité, à ne pas craindre la confrontation avec d'autres optiques,
et surtout à ne pas tomber dans le piège de la considérer comme moins
valable.
Il vaudrait mieux, par exemple au niveau de la psychothérapie, se souvenir du rôle pionnier de Rogers et de sa «thérapie centrée sur le client»,
dont certains concepts ont mis des décennies avant d'être redécouverts
par d'autres. «C'est ainsi que Rogers avait depuis longtemps anticipé le
changement de l'écoute en psychanalyse.» (p. 23.) Pour que la démarche
thérapeutique centrée sur la personne ne soit pas déconsidérée, comme
certains le craignent aujourd'hui (p. 89), il vaut la peine de s'appuyer sur
sa spécificité et sur sa richesse, et de les affirmer clairement.
«Pour beaucoup d'entre nous qui travaillons avec cette approche,
l'emploi d'une terminologie psychanalytique s'avère inutile.» (p. 28). Ce
n'est pas là une question de rejet de la démarche psychanalytique, mais de
proposition différente. Ce qui est rejeté, c'est la vision d'un être humain
psychiquement «malade», enfermé dans des mots et des concepts relevant
d'une théorie «qui n'a jamais été vérifiée. Pas plus qu'aucune autre théorie.»
(p.28.)
La proposition contenue dans l'essence de l'Approche centrée sur la personne vise à plus qu'à voir l'être humain « guérir ». Elle raisonne également
en termes d'individus en croissance. « Parce que l'homme est poussé vers
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Jean-Marc Randin
une expérience nouvelle. Plus une personne est en bonne santé, plus cet
élan sera fort et plus les motifs de croissance influenceront son comporte ment. » (p. 81.) C'est de potentiel humain qu'il s'agit, d'autant plus que c'est
ce potentiel qui se dévoile lorsque le thérapeute offre un environnement
répondant aux conditions définies par Rogers.
Il a, entre autre, «été montré que l'empathie du thérapeute induit chez
le client une meilleure capacité à s'écouter. Je pense que cela devrait également induire chez le client une meilleure capacité à communiquer et donc
a écouter, comprendre et respecter les personnes de son entourage.» (p. 45.)
Pourtant la plupart des pratiques, de la psychothérapie à la supervision en
passant par l'éducation et le travail social, ne sont pas basées sur une
conception de la personne comme un être complet, « qui a des capacités
innées de croissance et de changement» (p. 38). D'où la nécessité de continuer à faire vivre, à transmettre et à promouvoir une vision non réductrice
de l'être humain.
Il est également temps et nécessaire de sentir la légitimité à le faire, sinon
trop peu de champ de la conscience collective sera occupé par la perception
que chaque être humain a des moyens à développer, que chacun peut plus
qu'il ne se croit capable. «En tant que thérapeutes, consultants, éducateurs,
nous avons mérité une place.» (p. 51.) Trop souvent les propos de Rogers
sont assimilés à une vision idéaliste, alors que «ses thèses sont fondées sur
des analyses très rigoureuses de ce qu'est l'être humain, de ce que requiert
la communication authentique, de la nature de l'empathie, du processus
d'apprentissage et de transformation de la personnalité» (p. 20).
Il se peut que cette réalité ait quelque chose de dérangeant qui mène
a tenter, par bien des moyens, de la discréditer ou de la mettre de côté.
Il y a pourtant de la beauté à refuser le rôle facile d'expert, de la force à
admettre l'impossibilité d'expliquer l'autre et à lui laisser le champ de la
découverte, du respect à ne pas s'imaginer avoir su écouter « avant que
le client n'ait exprimé ou signifié ce qu'il voulait personnellement dire
ainsi que ce qu'il a ressenti intérieurement» (p. 59). De plus, dans un monde
où l'habitude est si forte de devoir tout expliquer, quelle extraordinaire
révolution des modes de pensée que d'accepter de partir à l'exploration
de ce qui existe mais n'est pas encore connu, dé-couvert. Une révolution
que notre monde n'a pas encore faite, tant l'accent est depuis longtemps mis
sur la capacité à maîtriser, si contraire à l'esprit de découverte.
Jean-Marc Randin
ACP Pratique et recherche n° 8
LES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE LA PENSÉE DE CARL
ROGERS
René Daval
ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche
2008/2 - n° 8
pages 5 à 20
ISSN 1774-5314
Article disponible en ligne à l'adresse:
http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2008-2-page-5.htm
Pour citer cet article :
Daval René, « Les fondements philosophiques de la pensée de Carl Rogers »,
Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2008/2 n° 8, p. 5-20. DOI : 10.3917/acp.008.0005
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Les fondements
philosophiques de la
pensée de Carl Rogers
René Daval
René Daval est professeur de philosophie à l'Université de Reims,
France, où il enseigne l'éthique et la philosophie du langage. Il
supervise des recherches de thèses de doctorat dans ces deux
domaines et est l'auteur de plusieurs ouvrages autour de la philosophie analytique et du pragmatisme.
Résumé
Les textes de Rogers évitent une trop grande technicité, ce qui
a conduit certains lecteurs pressés à les assimiler à des écrits de
vulgarisation. En réalité, il n'en est rien, et la théorie comme la
pratique rogérienne reposent sur des présupposés philosophiques
très précis, mais qui restent souvent implicites. Il s'agit donc de
mettre l'accent sur les philosophes qui ont fourni à Rogers le cadre
conceptuel sur lequel reposent sa théorie de la personnalité et sa
pratique de la psychothérapie. Seront analysés les liens de Rogers
avec le pragmatisme américain et notamment avec les œuvres de
Dewey et de Mead. Les existentialistes, Kierkegaard et Buber, ont
joué un rôle majeur dans sa conception de ce qu'est la personne
humaine et de ce que devraient être les relations entre les personnes. Rogers se situe aussi par rapport à la psychanalyse, mais
s'en distingue par son optimisme quant à la nature de l'homme.
Il n'admet pas plus le concept freudien de pulsion de mort que
l'idée jungienne de l'existence de pulsions de destruction dans le
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René Daval
psychisme humain. On a souvent rapproché l'optimisme rogérien
de celui de Rousseau. Rogers fait justice de cette opinion en indiquant qu'il n'a jamais lu les écrits du philosophe de Genève. Il n'a
jamais pensé d'ailleurs que la civilisation puisse corrompre le cœur
de l'homme.
Mots-clés: philosophie, existence, personne humaine, sympathie,
empathie, relation centrée sur le client, bien et mal.
Un préjugé tenace veut que l'œuvre de Rogers manque de profondeur et
que ses concepts soient insuffisamment justifiés par l'analyse: il ne ferait
que théoriser à partir du bon sens. La lecture d'un texte comme
Psychothérapie etRelations humaines1 devrait suffire à elle seule à dissiper cette
idée reçue, tant l'aspect méthodologique et expérimental est présent, et
la théorie de la personnalité exposée est riche et fondée sur une longue
expérience clinique. Mais je voudrais ici insister sur le lien qu'entretient
la pensée de Rogers avec la philosophie, ou en tout cas, avec certaines
philosophies. La clinique et la thérapie rogérienne croisent des philosophies
et s'appuient sur elles, même si l'auteur reste souvent discret sur ses lectures
et ses préférences philosophiques. Je vais m'attacher à montrer la continuité
qui existe entre l'œuvre de Dewey et celle de Rogers, d'une part, et
l'influence exercée sur celui-ci par l’existentialisme de Kierkegaard et le
personnalisme de Buber, d'autre part. Suivra une réflexion sur la conception
de la nature humaine qui est celle de Rogers, ce qui me conduira à étudier
ses relations avec Freud. Je terminerai en marquant les liens qui existent
entre le concept d'«empathie» et les philosophies allemandes de la fin du
dix-neuvième siècle et du début du vingtième siècle.
Éducation et démocratie
John Dewey et Carl Rogers partagent la même foi dans les idéaux
démocratiques et pensent tous deux que l'éducation a pour fonction de
1
N.d.e.: Rogers, C. R. & Kinget, G. M., Psychothérapie et relations humaines, Louvain,
Publications Universitaires, 1962 (épuisé).
6
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Les fondements philosophiques de la pensée de Carl Rogers
développer la créativité inhérente en chaque personne, et que certaines
institutions lorsqu'elles sont trop rigides, brident ou annihilent. Dewey a
fortement insisté sur le fait que l'éducation a pour fonction d'aider le moi
a se trouver lui-même. Le moi trouve son unité d'expression lorsqu'il ne
poursuit plus qu'un seul but. L'idéal devient alors un motif d'action.
Lorsqu'il fait de la psychothérapie, Rogers refuse d'être placé en position
de maître face à son client, et il reproche souvent à la psychanalyse freudienne de mettre le client en situation d'infériorité par rapport à l'analyste.
Le dispositif de face à face qu'il préfère, a cette fonction de mettre les deux
protagonistes dans la même position. Le pédagogue Rogers, comme
Dewey, veut que l'élève découvre par lui-même, développe son esprit d'investigation, sa curiosité, et ne soit pas soumis à un enseignement magistral
qu'il subirait passivement. Les seules connaissances utiles sont celles qui
modifient le comportement de la personne, et il est nécessaire que celle-ci
les découvre elle-même et les fasse siennes. On ne peut communiquer ces
connaissances aux autres, sous peine de les transformer en enseignement
dont les résultats sont décevants. Rogers signale rejoindre sur ce point la
pensée de Kierkegaard. Je reviendrai plus loin sur les liens que l'on peut établir entre le philosophe danois et le psychologue américain. Le pragmatiste
John Dewey, comme Carl Rogers, fait appel à l'observation et à l'expérience. Il s'agit pour l'un comme pour l'autre de former une «personne»
et non pas d'apprendre un comportement à un sujet d'expérimentation.
John Dewey reprochait aux éducateurs de son temps de vouloir contraindre
les enfants à effectuer des efforts, sans se préoccuper de ses intérêts,
des capacités qui sont en lui et de l'esprit d'initiative dont il est capable.
Dans L'école et l'enfant2, Dewey écrit: «quand on reconnaît l'existence chez
l'enfant de certaines capacités qui ne demandent qu'à se développer, qui ont
besoin qu'on agisse à partir d'elles pour en assurer l'efficacité et la discipline,
nous avons une base solide pour construire3». L'effort naît sans trop grande
contrainte parce que l'on veut rendre opératoires les capacités de l'enfant,
et assurer la croissance et le plein épanouissement de celui-ci. L'éducateur
s'assure l'assiduité de l'enfant puisque celui-ci se met au service de fins qui
lui semblent valables. Effort et intérêt sont réconciliés, et l'effort n'est plus
ressenti comme une corvée. Dewey et Rogers se retrouvent encore, eux qui
insistent tous deux sur le fait que l'éducation est un processus dynamique
qui passe par plusieurs phases et qui mobilise l'activité du moi dans le
2
3
Trad. L.S. Pidoux, Paris, Fabert, 2004, 1re éd. en français, Delachaux et Niestlé, 1913.
P. 29.
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René Daval
temps. Dewey insiste sur le lien qui existe entre l'intérêt, que l'éducateur doit
susciter chez l'enfant, et notre être actif. Rogers, quant à lui, pense que le
seul objectif éducatif est l'adaptabilité4. Il ne faut pas transmettre un savoir
figé, mais déclencher un processus qui se déroulera progressivement. Il faut
faciliter l'apprentissage. Développer la curiosité et le goût de la recherche,
tout soumettre à la question, voilà comment il faut procéder. De même
John Dewey jugeait que l'intérêt n'est pas un sentiment inerte à l'égard d'un
objet. Comme Rogers accorde une grande importance à la place de l'affectivité dans le processus éducatif, Dewey notait qu'il n'y a pas d'intérêt sans
émotion. L'individu est engagé dans une activité qui lui tient à cœur.
Il y a une philosophie de la vie chez Rogers comme chez Dewey: le premier parle de l'instinct d'accomplissement et de la tendance à l'actualisation
que possède tout organisme vivant et qui le pousse à croître, à se développer et à réaliser ses potentiels, le second marque que le caractère actif
de l'intérêt reflète les tendances et les impulsions de l'organisme vivant.
Proche sur ce point de Bergson, Carl Rogers invoque l'élan vital qui conduit
l'homme vers un développement plus complexe. L'Approche centrée sur
la personne a pour fonction de libérer cet élan vital. Dewey, comme son
ami et collègue G.H. Mead, estime que les impulsions vont toujours dans
une direction spécifique5. Le moi fait toujours quelque chose, il est toujours
dans un état de tension. Il y a un caractère spontané et impulsif de l'activité
de l'organisme. Il y a toujours un objet interne ou externe qui nous intéresse. Dewey va jusqu'à écrire: «l'impulsion etle moine font qu'un; ils sont
unis dans leur élan, dans leur mouvement6». L'objet n'a d'intérêt pour
le moi que s'il est engagé dans l'activité de celui-ci comme c'est le cas dans
le jeu. L'union qui existe entre l'apprentissage et les véritables intérêts de
l'organisme est un thème que l'on retrouve dans les écrits de Rogers sur
l'éducation.
Une autre conviction commune rapproche Carl Rogers et le pragmatisme et tout particulièrement celui de G.H. Mead et de John Dewey:
celle selon laquelle il y a continuité entre la pédagogie et la formation de l'esprit citoyen: ce qui caractérise la démocratie, c'est l'égalité des droits de tous
4
Voir par exemple L'approche centrée sur la personne, trad. H.G.Richon, Lausanne, Randin, 2001,
p. 338.
5
G.H. Mead (1863-1932), philosophe américain, ami de Dewey et du sociologue Cooley,
professeur à Chicago, est l'un des pragmatistes les plus importants et l'un des fondateurs de
la psychologie sociale. Trois livres importants sont à retenir: La philosophie de l'action; L'esprit,
le soi et la société; La philosophie duprésent.
6
Livre cité, p. 31.
8
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Les fondements philosophiques de la pensée de Carl Rogers
et la possibilité offerte de tenter de s'élever dans la hiérarchie sociale.
L'enfant est un membre de la société et doit être traité comme tel à l'école,
a souvent souligné Dewey. L'école a pour fonction d'assurer le maintien
et l'amélioration de la vie sociale. Elle a un rôle moral à tenir. L'école
doit s'occuper du développement de l'enfant considéré comme un tout.
Elle doit apprendre à l'enfant à maîtriser l'ensemble de ses relations sociales.
L'enfant sera un citoyen qui aura le droit de vote, mais il sera aussi le
membre d'une famille et il aura sans doute la responsabilité d'élever à son
tour des enfants et d'en faire des membres de la société. L'enfant sera un
travailleur, jouant un rôle actif dans la production des richesses de la société.
Il sera citoyen d'une commune et devra en ses lieu et place élever le niveau
moral de la société. La théorie de la pédagogie active de Dewey (et de
G.H. Mead, son ami et collègue de Chicago), tout comme la pédagogie et
la théorie de la psychothérapie de Rogers poursuivent le même objectif:
traiter l'autre comme une personne égale, à qui l'on doit donner les moyens
de développer sa créativité. Le fameux principe rogérien en thérapie de
«l'acceptation inconditionnelle du client» n'a pas d'autre but: il faut donner
a celui-ci, en le mettant dans un climat de confiance affective, les moyens
de se développer personnellement, d'actualiser les potentialités qui sont
en lui. John Dewey et G.H. Mead poursuivent le même but. Dans Le
développement de la personne7 , Carl Rogers écrit: «j'en suis arrivé à croire que
les seules connaissances qui puissent influencer le comportement d'un
individu sont celles qu'il découvre lui-même et qu'il s'approprie8». Dewey,
pour sa part, jugeait qu'il fallait s'appuyer sur les intérêts et les besoins de
l'enfant pour qu'il trouve du plaisir à ses apprentissages. Il s'agit pour
les deux penseurs d'aider une personne à devenir elle-même et à tirer
profit des ressources qui existent en elle. Il faut se garder d'imposer
une théorie ou un savoir, mais essayer en instaurant une relation authentique avec l'autre de l'aider à devenir lui-même. Un être qui parvient à
l'existence authentique développe aussi des relations authentiques avec sa
famille, ses amis, ses collègues de travail, ce qui profite à la société tout
entière. À la fin de sa carrière dans son travail sur les groupes de rencontre,
Rogers s'efforcera d'aider les membres du groupe à atteindre ce but9.
7
8
Trad. E.L. Herbert, Dunod, Paris, 1966.
Texte cité, p. 198.
rencontre, trad. D. Le Bon, Paris, Dunod, 1973.
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La conception de la science
Dans un texte de la fin du Développement de lapersonne, Rogers souligne son
accord avec la conception de la science qui était celle de Dewey: après avoir
critiqué le néo-behaviorisme de Skinner, il ajoute: «nous nous trouvons
ainsi en accord fondamental avec l’affirmation de John Dewey: «la science
a fait son chemin en libérant, non en étouffant, les éléments de variation,
d'invention, d'innovation, et de nouvelle création dans les individus». La
meilleure façon d'apprendre, estime Rogers pour sa part, est d'abandonner
toute attitude défensive pour s'ouvrir au monde et à l'expérience.
L'apprentissage passe par la meilleure compréhension de la signification
réelle de l'expérience Il faut laisser l'expérience guider le processus
d'apprentissage dans une direction qui nous semble positive.
Rogers et l'existentialisme
Aider l'autre à être soi-même: Rogers n'est pas ici proche seulement du
pragmatisme de Dewey et de G. H. Mead, mais il l'est aussi de Kierkegaard,
dont il a souvent souligné l'influence sur son œuvre. Dans Le développement
de lapersonne, on peut lire: «je crois que la meilleure façon d'exposer ce
but de la vie, tel que je le vois dans mes rapports avec mes clients, est
d'employer les mots de Soeren Kierkegaard: être vraiment soi-même10».
Dans le Post-Scriptum aux Miettes Philosophiques d'où cette expression est
issue, Kierkegaard souligne qu'il n'y a pas de système de l'existence et
qu'on ne saurait penser l'individu en en faisant un élément d'un système
comme le voulaient Hegel et ses disciples. L'existence se vit dans le secret,
dans l'ironie, l'humour, le désespoir, dans la culpabilité, le sentiment du
péché, dans l'espérance et pour certains dans l'expérience de la foi. C'est
Heidegger et non pas Kierkegaard qui parlera d'existence inauthentique et
d'existence authentique, mais l'idée est déjà chez le philosophe danois: c'est
en assumant sa liberté que l'on devient une personne et non en multipliant
des «expériences intéressantes» qui n'ont d'autre but que de nous permettre
d'éviter le choix. Il faut assumer sa responsabilité. L'existence véritable
s'éprouve dans le choix. On ne saurait réduire le sujet existentiel à ses rôles
sociaux, ni à quelque activité que ce soit. Être une personne, c'est vivre dans
«l'isolement de la subjectivité11». Il ne s'agit pas de prendre une importance
10
Le développement de la personne, p. 124.
11
Post-Scriptum aux Miettes Philosophiques, trad. P. H. Tisseau et E.-M. Jacquet Tisseau, Paris,
éditions de l'Orante, 1977.
10
ACP Pratique et recherche n° 8
Les fondements philosophiques de la pensée de Carl Rogers
digne de l'histoire du monde ou de la vérité du système. Il y a un secret
de la subjectivité. Avec un vocabulaire moins philosophique, c'est à cela
même que nous invite Carl Rogers. Il ne s'agit pas pour le thérapeute de
proposer un mode de vie, ni de donner des conseils, mais d'aider son client
a découvrir ce qu'il veut vraiment, ce qui n'est possible que s'il comprend
ce qu'il est vraiment. Dans son travail thérapeutique, Rogers ne cherche pas
a établir un diagnostic, ni à donner des directives à ses patients. Ceux-ci
s'éloignent progressivement de ce qu'ils ne sont pas. Les façades construites
pendant l'éducation et la vie passée se fissurent. Le client commence à
comprendre ce qu'il est. Ce «devenir soi-même», pour reprendre une formule de Kierkegaard passe aussi par une confrontation avec les images que
les autres ont de soi, et d'abord celles issues de l'éducation par les parents.
Certains clients s'écartent de l'image longtemps incrustée en eux de ce qu'ils
devraient être. La cure, finalement, conduit le client vers l'autonomie.
La personne choisit les buts qu'elle veut atteindre dans sa vie, elle n'est plus
simplement le reflet des désirs des autres. Rogers parle d'«autodirection
responsable12». La psychothérapie se traduit par une plus grande flexibilité
de la personnalité: le client se sent changer, se transformer, ne plus être
prisonnier de schèmes de comportement rigides. Kierkegaard insiste sur le
fait que l'individu est toujours en devenir et ne se dirige pas mécaniquement
vers un but qu'il se serait fixé au préalable. Rogers est ici encore en phase
avec le penseur danois: être soi-même, c'est devenir soi-même. La personne
s'ouvre davantage à sa propre expérience et devient plus tolérante vis-à-vis
de parties d'elle-même qu'elle ne supportait pas auparavant. Cette transformation implique bien sûr de la part du thérapeute l'attitude d'acceptation
inconditionnelle du client que Rogers préconise toujours.
On le voit, il s'agit pour Rogers d'apprendre à son client à assumer
sa liberté, sa responsabilité d'être humain. Ici encore il rejoint Kierkegaard
qui luttait tellement contre toutes les pensées totalisantes de son temps et
notamment de l'idéalisme allemand avec Fichte et Hegel qui voulaient replacer l'individu dans la totalité de l'Histoire, dans l'organisation de l'État ou
dans la marche de la raison dans l'Histoire. Il faut replacer l'individu face
a lui-même: à lui d'avoir le courage d'assumer sa responsabilité, à lui de
choisir son mode d'exister. Pour devenir vraiment subjectif, analyse
Kierkegaard dans le Post-Scriptum, il s'agit de savoir quelles données
intellectuelles le sujet doit soumettre à la réflexion, de quelle objectivité
11 doit se défaire, quelle idée infinie il a de la valeur de ce changement.
12
Le développement de la personne, p. 128.
ACP Pratique et recherche n°8
11
René Daval
La subjectivité est effort personnel et total. Le devenir subjectif est un
travail d'affranchissement. Rogers ne veut pas imposer ses vues au client
qu'il a en thérapie, pas plus qu'il ne veut contraindre l'enfant à accepter
passivement les valeurs et les enseignements du maître. Kierkegaard,
comme Hamann quelques années avant lui, est très critique vis-à-vis des
techniques éducatives de son temps13. Dans L’Alternative comme dans son
Journal il regrette la pratique du par cœur et demande que l'on cherche
a développer le moi de l'enfant. La quête de Kierkegaard s'exprime dans
la maxime suivante: «trouver une vérité qui soit une vérité pour moi».
C'est à ce but que devrait tendre l'éducation qui, au lieu de cela propose des
connaissances objectives sans explications à des enfants qui ne sont pas
encore en âge de s'y intéresser. Rogers a dit et écrit qu'il y avait beaucoup
d'aspects de la pensée de Kierkegaard qui lui étaient étrangers, et notamment son pessimisme quant à la nature humaine, mais il a très fortement
marqué sa proximité avec lui. Tous deux jugent que la tâche essentielle
est de développer la personne en soi et chez les autres. Rogers ne se réfère
pas directement à la théorie des stades de l'existence de Kierkegaard, qui
distinguait stade esthétique, éthique et religieux; il n'en reste pas moins
que quand il décrit le processus thérapeutique, on retrouve certains aspects
de la distinction kierkegaardienne. En effet, il s'agit pour le client de développer les capacités créatives qui sont en lui, et notamment de construire
sa propre vie à partir de ses propres valeurs, ce qui est une caractéristique
du stade éthique selon Kierkegaard, de savoir développer ses capacités organismiques et notamment sensorielles, ce qui renvoie au stade esthétique
du philosophe danois, tandis que la vie spirituelle du client nous met en
contact avec le stade religieux tel que le dépeint l'auteur de L’Alternative.
Le Je et le Tu
L'accent mis sur le concept de personne conduit Rogers à confronter
sa pensée avec celle du philosophe Martin Buber, l'un des fondateurs du
personnalisme. Rogers revient sans cesse sur la notion de personne: c'est
ainsi qu'on peut lire dans la première partie de Le développement de la personne,
intitulée «notes personnelles», l'affirmation suivante: «je parle en tant que
personne dans un contexte d'expérience et d'apprentissage personnels14».
13
Écrivain, essayiste et philosophe allemand, né en 1730, mort en 1788, surnommé le mage du
nord, hostile à la pensée des Lumières, théoricien de l'humour et de l'ironie et penseur religieux.
14
Ibid. p. 1.
12
ACP Pratique et recherche n° 8
Les fondements philosophiques de la pensée de Carl Rogers
Rogers veut rencontrer l'autre en tant que personne. Il veut «confirmer
l'autre», expression qu'il emprunte à Martin Buber15, comme il le signale
lui-même16, à la suite d'un dialogue tenu avec celui-ci à Ann Harbor dans
le Michigan, le 18 avril 1957. Confirmer l'autre, c'est accepter toutes ses
potentialités, c'est l'aider à laisser celles-ci se développer et s'épanouir.
Confirmer l'autre, c'est faire confiance à sa créativité, et l'aider à la mettre
en œuvre. Dans son ouvrage majeurJe et Tu17, Buber affirme que le monde
est double pour l'homme, car l'attitude de l'homme est double en vertu
de la dualité des mots principes qu'il peut prononcer. Au couple Je-Tu,
base du langage, s'oppose cet autre couple de mots bases: Je-Cela. Ces mots
fondent une existence. Dire Tu à l'autre, c'est s'adresser à lui en tant que
personne, c'est refuser de le transformer en objet, c'est le respecter comme
liberté, c'est, pour parler comme Kant, le traiter toujours comme une fin,
et jamais comme un moyen. Buber distingue deux manières de traiter
l'autre: comme un sujet, ou au contraire, comme un objet: «dire Tu, c'est
n'avoir aucune chose pour objet. Car où il y a une chose, il y a une autre
chose, chaque Cela confine à un autre Cela18». L'approche du monde par
la science expérimentale ne nous livre que des Ceci et des Cela et nous rend
impossible l'approche du mystère des êtres que seul le Tu peut nous faire
entrevoir. Quand on dit à l'autre: Tu, il n'est plus pour nous une chose
parmi les choses, il n'est pas un Il ou Elle, limité par d'autres Ils ou Elles,
il n'est plus un simple assemblage de qualités. En dehors de toute
connexion, il est le Tu et toutes choses se reflètent dans sa lumière. Je ne
découvre l'homme que j'appelle Tu dans aucun temps, et dans aucun lieu
déterminé. Buber insiste: «tant que le ciel du Tu se déploie au-dessus de
moi, les vents de la causalité s'accroupissent à mes talons et le tourbillon
de la fatalité se fige19». On ne saurait avoir l'expérience du Tu, mais il vient
a ma rencontre. C'est moi qui entre en relation immédiate avec lui. C'est une
relation qui met en jeu l'être total. La relation se joue dans la réciprocité: je
m'accomplis au contact du Tu, je deviens Je en disant Tu. La relation entre
le Je et le Tu ne passe par la médiation d'aucun concept, ni d'aucune image.
Il s'agit d'une relation entre deux présences vivantes.
15
Le lecteur consultera avec profit l' article de C.-M. Leroy: «Martin Buber, précurseur de
personnalisme», in ACP Pratique et recherche, n° 1, juin 2005, pp. 67-72.
16
17
ls
Le développement de la personne, p. 44.
Trad. G. Bianquis, Paris, Aubier, 1969, édition allemande 1923.
Je et Tu, p. 21.
19 r
, T^
r.-r
ACP Pratique et recherche n°8
13
René Daval
Rogers et le néo-béhaviourisme
Rogers, pour sa part, craint que le développement des sciences du comportement ne puisse être employé pour aliéner la personnalité de l'homme,
et milite pour une approche qui respecte la valeur de la personne. Carl
Rogers insiste sur le fait que le psychothérapeute ne doit pas avoir en vue
de prévoir les réactions de son patient pour pouvoir agir sur lui et faire de
lui un être socialement acceptable, ce à quoi pourrait conduire une approche
telle que celle de Skinner, mais doit vouloir l'épanouissement et le libre
développement de celui-ci. Il ne s'agit pas de contrôler le comportement
humain, mais d'aider l'homme à devenir lui-même.
La psychothérapie est une relation entre un Je et un Tu, et non entre un
Je et un Il ou un Cela. C'est que, comme le fait remarquer Buber: «l'homme
qui a la connaissance empirique des choses ne participe point au monde.
La connaissance empirique se passe «en lui» et non entre lui et le monde.
Il n'y a pas de psychothérapie sans relations entre deux personnes, c'est-àdire sans l'établissement d'un rapport entre un Je et un Tu. Dans la relation
entre un Tu et un Je passe la vie. Rogers accepterait les termes des affirmations suivantes de Buber: «Le Tu est plus actif et il éprouve davantage
que le Cela ne peut en avoir conscience. Aucune imposture n'a d'accès en
ce lieu; c'est ici le berceau de la Vie Véritable20». Nous ne pouvons avoir
une connaissance empirique des hommes que nous appelons Tu. Nous
sommes vraiment en relation avec lui dans le lieu sacré du mot fondamental Je-Tu. L'expérience, au contraire, m'éloigne du Tu. Nous ne savons
rien de partiel au sujet du Tu. Adresser à l'autre le mot fondamental Je-Tu,
c'est l'acte de mon être, c'est mon acte essentiel.
Carl Rogers développe une pensée analogue, lorsqu'il dit que le thérapeute doit avoir une relation de personne à personne avec son client, et
non par exemple une relation de médecin à patient, ou d'expert à celui
qui ne sait pas. Il s'agit pour le thérapeute de développer un processus de
compréhension de soi chez son client, et de responsabilisation. Il ne s'agit
pas de trouver des solutions pour le client, et à sa place, mais de créer
les conditions pour que le client puisse élaborer ses propres réponses aux
questions existentielles qu'il se pose. Il faut que le client se sente libre de
répondre à sa manière aux difficultés que la vie lui oppose. Rogers y insiste
sans cesse: le psychologue «indique sans ambages que sa tâche est de créer
un espace et une ambiance propices à l'approfondissement des problèmes,
et à la mise à jour des relations. Mais [il] ne sous-entend nullement qu'il
Tu, p. 27.
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ACP Pratique et recherche n° 8
Les fondements philosophiques de la pensée de Carl Rogers
serait de sa responsabilité d'apporter les réponses21». Le thérapeute encourage la libre expression des sentiments, que favorise son attitude de respect,
d'ouverture à l'autre et d'écoute bienveillante. Accepter l'autre comme un
Tu, c'est aussi accepter l'expression des sentiments négatifs qu'il peut avoir.
Permettre l'expression des sentiments négatifs, c'est rendre possible
l'acceptation par le client du fait que ces sentiments existent en lui, ce qui
lui évite de les projeter sur les autres, ou de les dissimuler par des mécanismes de défense. Les sentiments négatifs acceptés, ce sont les sentiments
positifs qui vont se manifester, comme l'amour, la sociabilité ou le désir de
se conduire en adulte. De toute façon, le processus thérapeutique ne relève
pas du jugement moral, et le thérapeute ne doit ni louer, ni blâmer son
client. Il faut donner à la personne la possibilité de se comprendre telle
qu'elle est. Le fait de s'accepter soi-même conduira la personne à un niveau
supérieur d'intégration de sa personnalité. À la fin du processus thérapeutique, le client a de moins en moins peur, et devient de plus en plus
autonome. Le client va pouvoir se passer du thérapeute. Il a atteint la
«congruence», c'est-à-dire qu'il est devenu capable d'affronter l'expérience
vécue en pleine lucidité. La congruence permet la connaissance authentique
de soi et des autres.
On le voit, Rogers et Buber ont en commun la conviction que la relation de personne à personne n'a rien à voir avec toute approche de l'autre
considéré comme un objet à traiter ou à transformer à partir de notre
propre conception de ce qu'il devrait faire. Mais il y a chez Buber l'affirmation que cette relation a une dimension de mystère religieux qu'on ne
trouve pas chez Rogers.
Rogers et la psychanalyse
Venons-en alors à la conception de la nature humaine qui est celle de Carl
Rogers. De nombreux critiques ont opposé sur ce point Freud et Rogers.
Le premier verrait l'homme comme fondamentalement méchant, asocial et
lubrique, tandis que le second, apparaissant ainsi comme le successeur de
Rousseau, jugerait que l'homme est bon par nature, et deviendrait mauvais
dans une société qui le corrompt22. Rogers juge que l'on ne peut faire
de psychothérapie sans avoir une vue philosophique de ce qu'est l'homme,
et il s'est souvent félicité de la confrontation que les critiques entreprennent
21
L'Approche centrée sur la personne, p. 95.
22
L’Approche centrée sur la personne, p. 429.
ACP Pratique et recherche n°8
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René Daval
de faire entre son travail et celui de Freud. Rogers souligne néanmoins que
Rousseau n'a jamais exercé sur lui aucune influence directe, et qu'il ne l'a
d'ailleurs pas lu. Il note avec force que son expérience de psychothérapeute
ne lui a jamais fait observer que l'homme fut naturellement et foncièrement
mauvais, asocial et destructeur. L'homme n'est pas une table rase, dépourvue de toute forme. Rogers ne croit pas non plus que l'homme serait naturellement parfait, puis qu'il serait corrompu par la société. L'homme a des
caractéristiques spécifiques que l'on peut décrire en disant qu'il est positif,
capable de se construire, capable de progresser, réaliste et fiable. Dans la
relation d'aide empathique telle que Rogers la pratique, l'homme apparaît
comme exprimant beaucoup de sentiments cruels ou meurtriers, comme
agité de pulsions anormales ou de désirs bizarres. Mais à mesure qu'il
découvre ses tendances en lui, qu'il devient lui-même et qu'il s'autonomise,
l'homme révèle sa nature. On peut voir alors que l'homme est un membre
de l'espèce humaine digne de confiance, qui tend par nature à se développer, à se différencier des autres, et à coopérer avec eux. L'individu humain
passe de la dépendance à l'indépendance, réussit à autoréguler ses instincts,
et il tend à sa survie et à son progrès comme à celui de l'espèce.
Rogers juge que «la véritable humanisation est un processus complexe
qui fait de nous l'une des créatures les plus sensibles, les plus réactives, les
plus créatives et les plus agréables de la planète23». Il est clair qu'en affirmant cela, Rogers s'oppose à la conception psychanalytique de l'homme,
et notamment à celle que Freud expose dans Malaise dans la culture. Il n'y a
pas trace chez lui de l'affirmation, centrale dans les derniers écrits de Freud,
et selon laquelle il y aurait en l'homme des pulsions de mort. Il est loin aussi
de Mélanie Klein, qui insiste sur les pulsions de destructivité de l'être
humain et sur le noyau paranoïde de sa personnalité. Rogers oppose sa
pensée à la psychanalyse freudienne, mais il est loin aussi de Jung quant
a sa conception de la nature humaine. Jung estime en effet que l'homme,
lorsqu'il est le jouet de l'inconscient, individuel et surtout collectif peut se
révéler un être dangereux, cruel et violent. Pour Rogers, au contraire,
l'homme ne fait que développer les tendances qui sont en lui, et pourvu
qu'il sache les reconnaître, il va aller dans le sens d'une plus grande sociabilité et d'une meilleure adaptation à la réalité tant naturelle que sociale.
L'homme pour Rogers n'est pas foncièrement irrationnel. Le comporte ment humain est, au contraire, rationnel et vise les buts que notre organisme
s'efforce d'atteindre. Ce sont seulement nos mécanismes de défense qui
23
L'Approche centrée sur lapersonne, p. 432.
16 ACP Pratique et recherche n° 8
Les fondements philosophiques de la pensée de Carl Rogers
nous empêchent d'accéder à la rationalité. Notre organisme, libéré de ses
défenses, tend naturellement à se développer harmonieusement.
S'opposant une fois encore à Freud, Rogers affirme: «en ce qui me
concerne, je vois en l'homme une créature d'une admirable complexité, qui
par fois tourne terriblement mal, mais dont les pulsions les plus profondes
vont dans le sens du progrès, du sien comme de celui de ses congénères24».
Il faut cependant qu'il puisse jouir d'un climat rassurant pour pouvoir se
développer vers cette intégration et cette harmonie supérieures, vers ce qu'il
appelle la congruence. Pour Freud l'homme à l'état naturel est un loup pour
ses semblables dont il veut faire l'objet de ses pulsions agressives ou
sexuelles. Dans Malaise dans la Culture, il insiste longuement sur la nécessité
que rencontre toute culture d'opposer des barrières aux pulsions, barrières
que l'enfant va intérioriser et qui seront à l'origine de son surmoi.
Pour Rogers, au contraire si l'homme peut poursuivre son développement
naturellement, il va tendre sans excessive contrainte interne ou externe à
l'harmonie avec lui-même et avec les autres. On peut de ce point de vue
parler d'un optimisme de Rogers: s'il récuse la paternité de Rousseau et sa
conception de la vie sociale comme pervertissant l'homme, il ne croit pas,
contrairement à Freud, à Jung ou à M. Klein, que l'homme représente
un danger pour ses semblables tant que ne se sont pas construits en lui
des mécanismes psychiques ayant pour fonction de canaliser ses pulsions.
Cet optimisme se retrouve dans sa théorie de l'éducation et, comme nous
avons essayé de le montrer plus haut, le rapproche du pragmatisme de
Dewey et de G. H. Mead.
Empathie et sympathie
Terminons en précisant les origines philosophiques de la notion d'empathie.
On sait l'importance de l'empathie dans la thérapie comme dans les théories éducatives de Carl Rogers. Il s'agit de comprendre une autre personne.
Il faut se garder de tout jugement de valeur, de toute évaluation, et essayer
de saisir intellectuellement et avec des sentiments positifs les cadres de référence d'une autre personne. Rogers n'utilise pas le terme de compréhension
en un sens banal: il faut comprendre ce terme en référence à la distinction
traditionnelle depuis Dilthey entre «expliquer» et «comprendre». Le philosophe Dilthey appelle «explication» la démarche de l'esprit à l'œuvre dans
les sciences de la nature et qui consiste à relier entre eux des phénomènes
24
Ibid., p. 435.
ACP Pratique et recherche n°8
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René Daval
par des lois causales mathématiquement exprimables. La compréhension,
quant à elle, est la démarche des sciences de l'esprit, et d'abord de l'histoire,
mais aussi de la psychologie, de la sociologie ou de l'économie. Il s'agit de
reconstruire un sens à partir de la parole du sujet que l'on veut comprendre,
du processus de décision qu'il met en œuvre dans ses décisions économiques ou des traces d'une culture que l'Histoire nous a léguées.
Rogers parle de compréhension au sens du Dilthey de YIntroduction à
l'étude des sciences humaines25 . Jaspers avait repris cette distinction dans sa
Psychopathologie générale (1923), et insistait sur le fait que la compréhension
implique un rapport de proximité avec l'objet, et respecte l'individualité de
celui-ci. Jaspers parlait d'«empathie» (Einfühlung). Les notions d'imitation
et de contagion affective avaient été développées par Le Bon et Tarde en
psychologie des foules, et par l'esthéticien allemand Theodor Lipps. Freud
rapproche son concept d'identification de celui d'empathie, tout en maintenant une distinction entre eux. Jung, pour sa part réactualise la notion de
«participation mystique» de Lucien Lévi-Bruhl. Mais l'empathie au sens
de Rogers se rapproche aussi du concept de «sympathie» proposé par
Max Scheler dans Nature et formes de la sympathie26. C'est, selon le phénoménologue, une disposition de la nature humaine qui a une valeur morale,
car elle nous permet de nous mettre à la place d'autrui. Scheler distingue
la sympathie de toutes les formes de contagion affective analysées par les
psychologues des foules comme Gabriel Tarde ou Gustave Le Bon, tout
comme de l'idée de «projection affective» et d'«empathie» de l'esthéticien
et éthicien allemand T. H. Lipps. C'est que pour Scheler, la sympathie
implique que l'on ne fusionne pas avec l'autre, que l'on ait conscience de
son altérité, et que l'on soit capable de connaître ce qu'il ressent. La sympathie n'est pas une fusion affective avec l'autre ou une identification à lui.
Carl Rogers, de même, distingue l'empathie de la fusion à l'autre.
L'empathie est un processus de connaissance et implique la conscience de
l'altérité du client. Il s'agit de voir les choses comme l'autre les voit, sans
jugement, sans prise de distance évaluative. Il faut être capable de se mettre
a la place de l'autre, en comprenant les événements de sa vie comme il
les comprend. Il faut aussi avoir de l'affection pour l'autre. En aucun cas,
en revanche il ne s'agit de ressentir la même chose que lui, de se projeter
en lui, ou de revivre émotionnellement ses émotions. Rogers se demande:
«aurai-je assez de finesse pour comprendre non seulement ce qu'il
comprend clairement, mais aussi son non-dit, ce qu'il ne perçoit lui-même
25
26
1901, trad. Sauzin, Paris, 1942.
1913, deuxième édition modifiée en 1923.
18
ACP Pratique et recherche n° 8
Les fondements philosophiques de la pensée de Carl Rogers
que de manière trouble ou confuse? Y a-t-il des limites à cette compréhension? 27 ». La thérapie ne peut provoquer de changements positifs chez
le client que si elle est fondée sur la compréhension empathique. Celle-ci
permet au thérapeute de percevoir avec exactitude les sentiments éprouvés
par le client, les significations qu'il donne à ses conduites, la manière dont
il vit les situations dans lesquelles il se trouve placé. Le thérapeute doit faire
partager à son client cette attitude d'ouverture aux autres et au monde et de
disponibilité28. La capacité empathique permet de pénétrer suffisamment
dans l'univers de l'autre pour éclairer les significations dont celui-ci est
conscient, mais même celles dont il n'est pas encore conscient. Rogers
prend grand soin de préciser, quand il définit l'empathie, le fait que le thérapeute doit rester lui-même et éviter de se projeter sur le client: il doit
comprendre l'univers du client comme s'il était le sien, mais en restant
conscient du «comme si».
Dans L’Approche centrée sur lapersonne, on peut lire: «sentir la colère, la
peur, l'embarras du client comme si c'étaient les siens, tout en restant à distance de cette colère, de cette peur et de cet embarras: voilà la condition que
nous essayons de décrire (en définissant ce qu'est l'empathie)». Max Scheler
jugeait que la participation affective (das Mitgefühl) était en tant que telle,
tout comme toute forme de fusion affective, dépourvue de valeur morale
parce qu'il n'y a plus de véritable intérêt pour l'autre, ni de prise en compte
de celui-ci et que le sujet de cette participation reste en lui-même. Scheler
parle en philosophe de l'éthique. Carl Rogers, psychothérapeute et aussi
éducateur ne parle pas de valeur morale de l'empathie, mais il juge qu'elle
n'a d'efficacité que si elle met en présence deux ou plusieurs personnes
conscientes de leur individualité.
Conclusion
Si Rogers évite souvent d'employer un vocabulaire trop technique, et si son
style est limpide et évite toute surcharge érudite, cela ne signifie pas pour
autant que sa pensée est superficielle ou conduit à énoncer des banalités.
J'ai essayé de montrer qu'il y a un arrière-plan philosophique que Rogers
ne dévoile pas toujours dans ses textes, et qu'il rejoignait plusieurs grands
penseurs sans toujours le signaler aux lecteurs. Si Kierkegaard et Buber sont
des philosophes qu'il cite et avec lesquels il se reconnaît une fraternité de
pensée, il évoque moins souvent John Dewey et le pragmatisme dont il est
27
C. Rogers, L'approche centrée sur la personne, trad. H. G. Richon, Lausanne, Randin, 2001.
28
' L'approche centrée sur la personne, livre cité, p. 167.
ACP Pratique et recherche n°8
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a certains égards proche, au moins dans sa réflexion sur l'éducation. Quant
au débat sur l'explication et la compréhension, il ne pouvait l'ignorer car il
se retrouve chez tous les théoriciens des sciences humaines de son époque.
Je n'ai pas trouvé de référence directe à Scheler dans les textes de Rogers,
mais l'emploi qu'il fait du terme même d'empathie conduit à trouver des
convergences entre le phénoménologue allemand et lui. Rogers connaissait
bien l'œuvre de Freud, et celui-ci connaissait les textes sur la contagion
affective ainsi que Nature et Formes de la Sympathie de Scheler. Rogers, on le
voit, n'était pas seulement un grand clinicien, mais sa pensée s'appuie sur
des fondements philosophiques solides. La limpidité de son style ne doit
pas nous induire en erreur: loin de s'en tenir au sens commun ses thèses
sont fondées sur des analyses très rigoureuses de ce qu'est l'être humain, de
ce que requiert la communication authentique, de la nature de l'empathie,
du processus d'apprentissage et de transformation de la personnalité.
Références
Buber, M.,Je et Tu, 1923, trad. G. Bianquis, Paris, Aubier, 1969.
Dewey, J., L'éco le et l'enfant, 1913, trad. L. S. Pidoux, Paris, Fabert, 2004.
Dilthey, W., Introduction a l'étude des sciences humaines. (Einleitung in die Geisteswissenschaften). trad. par L. Sauzin. Paris, PUF, 1942.
Freud, S., Le malaise dans la culture, trad. P. Cotet, R. Lainé et J. Stute-Cadiot, Paris,
PUF, 2004.
Jaspers, K., Psychopathologie Générale, 1923, trad. A. Kastler, J. Mendousse, Alcan,
1933. Réédition Tchou, 2000.
Kierkegaard, S., Œuvres Complètes, T. 3,1843, trad. P.-H. Tisseau et E.-M. JacquetTisseau, Paris, éd. de l'Orante, 1977.
Mead, G. H., L'Esprit, Le Soi et la Société, 1934, trad. Cazeneuve, Kaelin et Thibault,
Paris, P.U.F. 1963, trad. D. Cefaï et L. Quéré, Paris, P.U.F., 2006.
Rogers, C.R., L’Approche centrée sur la personne, trad. H.G. Richon, Lausanne,
Randin, 2001.
Rogers, C. R., Le développement de la personne, trad. E. L. Herbert, Paris, Dunod,
1968, Paris, Dunod-InterÉditions, 2005.
Rogers, C. R., Lesgroupes de rencontres, 1970, trad. D. Le Bon, Paris, Dunod, 1973.
Rogers, C. R., La relation d'aide et lapsychothérapie, 1942, trad. J.-P. Zigliara, Paris,
E.S.F. 1991.
Rogers, C. R., Kinget, G. M., Psychothérapie et relations humaines, Louvain,
Publications Universitaires, 1962.
Scheler, M., Nature et formes de la sympathie, 1913, trad. M. Lefebvre, Paris, Petite
Bibliothèque Payot, 2003.
20
ACP Pratique et recherche n° 8
CARL ROGERS PLUS PERTINENT AUJOURD'HUI QUE FREUD
Edwin Kahn et Françoise Ducroux-Biass
ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche
2008/2 - n° 8
pages 21 à 24
ISSN 1774-5314
Article disponible en ligne à l'adresse:
http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2008-2-page-21.htm
Pour citer cet article :
Kahn Edwin et Ducroux-Biass Françoise, « Carl Rogers plus pertinent aujourd'hui que Freud »,
Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2008/2 n° 8, p. 21-24. DOI : 10.3917/acp.008.0021
Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.
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France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Carl Rogers plus
pertinent aujourd'hui
que Freud
Edwin Kahn, PhD
Traduction: Françoise Ducroux-Biass
Edwin Kahn, docteur en psychologie, est professeur de psychologie au Queensborouh Community College, The City University
de New York. Dans ses articles, il compare en les opposant les
œuvres de Carl Rogers, Heinz Kohut et Robert Stolorow. Il est
membre de l'Association for the Development of the PersonCentered Approach (ADPCA) et de l'Association for
Psychoanalytic Self Psychology.
Résumé
Dans cet article, Kahn reconnaît à Freud les mérites d'avoir découvert l'inconscient, les interprétations et le transfert, mais il
remarque que la notion rogérienne de l'écoute avait devancé de
plusieurs décennies les récentes «découvertes» de la psychanalyse
dans ce domaine. Pour Rogers, c'est l'attitude d'acceptation,
de compréhension et d'authenticité dégagée de tout pouvoir et
de tout contrôle qui permet à l'homme de grandir car c'est le
client qui «sait». Freud n'a jamais eu cette confiance-là.
Mots-clés: inconscient, transfert, interprétation, insight, acceptation,
compréhension, authenticité, confiance.
Publié in Psychotherapy Bulletin, Official Publication of Division 29 of the American Psychologist
Association, Vol 35, spring 1998, pp. 35-36.
ACP Pratique et recherche n°8
21
Edwin Kahn
Tout le monde connaît la contribution de Freud à la psychologie et à la
psychothérapie du vingtième siècle. Mais apprécie-t-on à sa juste valeur
la contribution d'un important psychologue américain, Carl Rogers?
D'une manière différente, les réalisations de Rogers dépassent celles de
Freud et anticipent de plusieurs décennies les récentes découvertes de la
psychanalyse. Freud nous a enseigné l'inconscient et l'utilité de la prise
de conscience, alors que les idées de Rogers ont contribué au concept de
l'estime de soi. Rogers nous a montré combien il est nécessaire d'écouter
l'autre en l'acceptant, et qu'il est également nécessaire d'être ouvert et
non défensif dans la relation.
Dans la psychologie freudienne, avec l'inconscient au centre, la suppression de la répression est devenue l'un des buts principaux de la
thérapie. Les interprétations sont devenues la façon d'aider à l'élargissement
de la prise de conscience. Toutefois les premiers psychanalystes allaient
imputer des intentions malsaines à leurs patients, soi-disant inconscients.
Lorsqu'un patient n'était pas d'accord avec une interprétation, l'analyste
ne se souciait pas de l'objection émise, qu'il appelait résistance. Défense
et résistance devinrent des thèmes importants en psychanalyse, peut-être
a cause d'interprétations qui nuisaient à l'estime de soi.
Une autre contribution importante de Freud fut sa découverte du transfert. Il réalisa que les patients transféraient l'expérience qu'ils avaient faite
dans leur enfance sur leurs relations présentes. Le transfert contribua à faire
de la psychanalyse une théorie developpementale. Les analystes étaient
maintenant capables de retracer les causes anciennes des expériences
actuelles de leurs clients. Mais des problèmes survinrent. Les analystes
agissaient comme s'ils étaient un écran blanc, de telle façon que les réactions
des patients puissent être interprétées comme un transfert, c'est-à-dire
venant de l'enfance. Mais un écran blanc n'est pas blanc du tout; c'est
l'équivalent d'un détachement émotionnel. Ce mode de détachement de
l'analyste freudien était aisément ressenti comme le renouvellement du
traumatisme d'avoir des parents émotionnellement indifférents.
Ainsi, la colère d'un patient contre l'analyste pouvait avoir des raisons
légitimes. Mais ce n'était pas légitime pour l'analyste qui croyait que, conformément à la théorie du transfert, la perception du patient était une distorsion. Que le patient soit en colère n'était pas réaliste et cela reflétait un
sentiment appris dans l'enfance. Cette théorie absolvait l'analyste de toute
culpabilité d'avoir causé les sentiments du patient. Pour qu'une analyse
soit réussie, le client devait acquérir une autre attitude et accepter les interprétations de la distorsion du transfert. Les propres expériences du client
22
ACP Pratique et recherche n° 8
Carl Rogers plus pertinent aujourd'hui que Freud
n'avaient que peu de poids. La psychanalyste Evelyn Schwaber (1983)
écrivit: «deux réalités hiérarchiquement organisées restent emprisonnées
dans cette attitude: d'un côté ce dont le patient fait l'expérience, de l'autre
ce que l'analyste 'sait'».
Cet état de choses persista jusqu'à ce qu'une révolution psychanalytique
intervienne dans les années soixante-dix grâce aux «insights»1 d'un ancien
freudien, Hans Kohut.
Ce n'est peut-être pas une coïncidence si, pendant des années, Kohut
et Rogers se sont trouvés dans des départements différents de l'université
de Chicago. Au bout d'un long combat, Kohut en vint à comprendre que
les expériences des patients étaient valides. Il dit par exemple, dans son
dernier livre (1984): «comme j'ai fini par le saisir, le patient insistait — et il
avait raison d'insister — pour que j'apprenne à voir les choses exclusivement
a sa manière et non à la mienne».
Or, l'importance de l'écoute à partir du point de vue de l'autre était bien
ce sur quoi Rogers ne cessait d'insister. Il écrivait par exemple, en 1942:
«Il n'y a pas de plus grande tentation que celle d'informer le client sur
ses comportements, d'interpréter ses actes et sa personnalité [..] Résister
a la tentation d'interpréter trop rapidement, reconnaître que l'insight est
une expérience qui est faite par le client, et non une expérience qui lui
est imposée, est une étape importante dans les progrès du thérapeute».
(Rogers, 1942.)
C'est ainsi que Rogers avait depuis longtemps anticipé le changement
de position de l'écoute en psychanalyse. Il est dommage que Kohut et ses
disciples ne l'aient pas crédité de ce résultat. Pour atteindre nos potentialités, il existe en chacun de nous un élan constructif appelé tendance
actualisante. C'est la prémisse sur laquelle repose l'approche rogérienne.
Lorsqu'une personne fait l'expérience d'un regard positif inconditionnel
(acceptation sans jugement) et d'empathie de la part d'un autre signifiant,
cette personne développe sur elle-même un regard positif inconditionnel (estime de soi); le processus d'actualisation est mis en marche.
Mais, à l'inverse, cette croissance naturelle est déviée quand la personne
fait l'expérience d'une acceptation conditionnelle et/ou de l'absence
d'empathie.
1
N.d.t.: insight: «The (often sudden) understanding of one's emotional or psychological situation or condition of which one was previously unaware.» In K. Tudor & T. Merry, 2002,
Dictionary of Person-Centred Psychology, PCCS Books, Ross on Wye. La compréhension (souvent
soudaine) d'une situation ou d'une condition émotionnelle ou psychologique de laquelle une personne n'avait
pas conscienceprécédemment.
ACP Pratique et recherche n°8
23
Edwin Kahn
Dans la relation thérapeutique, Rogers n'a jamais voulu avoir de projet
pour la personne ni la guider en aucune manière. Le rôle du thérapeute
est d'aller au rythme du client. Ce n'est pas un processus très facile que
celui qui consiste à essayer d'éviter d'avoir des opinions et des préjugés sur
une autre personne ou de lui imposer des valeurs, tout en étant acceptant,
compréhensif et authentique. Il ne s'apprend pas dans les livres. C'est une
manière d'être qui s'apprend probablement le mieux au sein des relations
personnelles.
Rogers n'aimait pas le terme «patient», car il ne pensait pas que les personnes qui avaient des problèmes émotionnels étaient «malades». Il n'avait
aucun désir «d'analyser» les gens. Il était contre le modèle médical qui
faisait du docteur un expert au pouvoir considérable. Rogers cherchait à
donner aux individus leur propre pouvoir en les écoutant, les estimant et
en leur faisant confiance.
Dans les dernières décennies de sa vie, Rogers en vint à réaliser que les
idées qu'il avait découvertes dans le domaine de la psychothérapie s'appliquaient à toutes les relations humaines. Il chercha à élargir l'éventail de
ses activités en les appliquant à l'éducation, aux relations familiales, au
management, aux affaires interculturelles et à la résolution des conflits.
C'est ainsi qu'aujourd'hui les idées de Rogers pénètrent notre culture à
travers les groupes d'entraide mutuelle, la salle de classe et l'éducation
parentale. Les idées de Rogers étaient simples mais profondes. C'est grâce
a l'attitude d'acceptation, de compréhension et d'authenticité, ainsi qu'à
l'abandon du pouvoir et du contrôle sur les autres que les individus grandiront. Freud n'a jamais eu cette confiance-là.
Références
Kohut, H. (1984). How DoesAnalysis Cure ? (A. Golberg & P. E. Stepansky, Eds).
Chicago. University Press.
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24
ACP Pratique et recherche n° 8
LE POINT DE VUE DE L'APPROCHE CENTRÉE SUR LA PERSONNE
SUR L'UTILISATION DE NOTIONS ISSUES DE CONCEPTS
ANALYTIQUES, NOTAMMENT CELLES DE « TRANSFERT » ET DE «
CONTRE-TRANSFERT »
Barbara Temaner-Brodley et Françoise Ducroux-Biass
ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche
2008/2 - n° 8
pages 25 à 30
ISSN 1774-5314
Article disponible en ligne à l'adresse:
http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2008-2-page-25.htm
Pour citer cet article :
Temaner-Brodley Barbara et Ducroux-Biass Françoise, « Le point de vue de l'Approche centrée sur la personne sur
l'utilisation de notions issues de concepts analytiques, notamment celles de « transfert » et de « contre-transfert » »,
Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2008/2 n° 8, p. 25-30. DOI : 10.3917/acp.008.0025
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France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Le point de vue de
l'Approche centrée sur la
personne sur l'utilisation
de notions issues de
concepts analytiques,
notamment celles de
«transfert» et de
«contre-transfert»
Barbara Temaner Brodley, PhD
Traduction Françoise Ducroux-Biass, rev.
Au terme de ses études à l'Université de Chicago où elle obtint le
titre de docteur en psychologie, Barbara Brodley rejoignit l'équipe
enseignante du Centre de Counseling de Chicago fondé par Carl
Rogers dans cette même université. Elle devint ensuite professeurassistant à l'École de psychologie professionnelle de l'Université
Argosy et psychothérapeute en libéral. Elle est décédée le
14 décembre 2007, à l'âge de 75 ans. De son vivant, Barbara
Brodley publia de nombreux articles dans lesquels elle témoignait
de son attachement à la thérapie centrée sur la personne et de son
désir de voir celle-ci se perpétuer parmi les jeunes générations
de thérapeutes.
L'original anglais de cet article a été publié in Renaissance, Vol. 9, N° 1, 1992.
ACP Pratique et recherche n°8
25
Barbara Temaner Brodley
Résumé
Dans un langage direct et précis, l'auteur aborde la question
de concepts psychanalytiques communément utilisés, parmi les
psychothérapeutes professionnels comme dans le grand public.
Ces concepts ne sont pourtant pas admis de tous, et appartiennent
a une construction théorique non prouvée, mais qui a eu un retentissement rare. Oublier qu'il s'agit de concepts théoriques peut être
dommageable de la part des cliniciens.
Mots-clés: transfert, contre-transfert, pratique psychanalytique,
approche humaniste.
Souvent, dans leurs exposés cliniques, psychologues, thérapeutes et
étudiants utilisent une terminologie issue du langage psychanalytique.
Les questions du type «qu'en est-il du transfert?» sont monnaie courante.
Non moins courantes sont les allusions à la «phase de latence» lorsque la
problématique est d'ordre familial. Et il n'est pas moins fréquent d'entendre
un superviseur dire à ses supervisés que son «'contre-transfert' est pour son
client une invitation à 'passer à l'acte' sur le champ».
Les termes «transfert», «contre-transfert» et d'autres expressions psychanalytiques (défense du moi, résistance, phase de latence, moi-objet, etc.)
sont utilisés dans ces contextes cliniques comme s'ils se référaient à des
phénomènes validés de manière consensuelle alors qu'il ne s'agit que de
constructs théoriques. Confondre des concepts théoriques avec des phénomènes observables est une erreur intellectuelle que commettent bien des
cliniciens des professions d'aide. Cette erreur est nuisible pour les clients,
les étudiants et les cliniciens eux-mêmes.
Il semble difficile de trouver de bons arguments contre l'exigence de
clarté intellectuelle vis-à-vis de nous-mêmes et de précision dans la communication lorsque nous discutons de psychothérapie en général ou de
notre travail avec des clients spécifiques. Il semble aussi difficile de nier
les constatations suivantes: (1) Le vocabulaire qui s'est développé à partir
de la pratique psychanalytique ne renvoie pas au comportement mais à
26
ACP Pratique et recherche n° 8
Le point de vue de l'Approche centrée sur la personne
sur l'utilisation de notions issues de concepts analytiques
des interprétations complexes du comportement, à des relations «causeeffet» supposées exister entre des événements intrapsychiques et des
comportements observables. (2) Les termes eux-mêmes renvoient à une
variété de comportements observables souvent contradictoires. (3) En se
développant, la théorie psychanalytique a donné naissance à de nombreuses
variantes, partant à des définitions différentes de bien des concepts
(Epstein, 1983; Freud, 1974; Gelso & Carter, 1984; Greenson, 1974;
Joseph, 1985; Kernberg, 1981; Racker, 1982; Searles, 1979; Stevens, 1986;
Sullivan, 1987; Winnicott, 1949). (4) La théorie psychanalytique n'est pas
la seule explication reconnue du comportement humain, voire la seule
théorie de thérapie (Rogers, 1959; Skinner, 1989). Si ces points sont acquis,
il semblerait que, lors de discussions concernant des clients spécifiques,
la mention de la théorie à laquelle il est fait référence, la définition des
concepts qui la sous-tendent et la précision des données observables prises
en considération soient un atout considérable de clarté et de précision
intellectuelles dans la communication.
On pourrait même dire que ce serait une marque de considération pour
les participants d'orientations non analytiques (voire d'autres cliniciens) de
reconnaître que, dans une discussion, des participants aient la possibilité
de ne pas se référer à l'une ou l'autre version psychanalytique. Lorsque des
termes psychanalytiques sont utilisés sans indication précise quant à la théorie, les définitions ou les comportements, le participant d'une orientation
non psychanalytique — qu'il soit centré sur la personne ou d'une autre
approche humaniste — se trouve dans une situation difficile et injuste. Afin
de pouvoir réagir authentiquement de manière responsable au cours
d'un exposé théorique ou de la présentation clinique d'un client, il doit
contrer de manière implicite ou explicite les assomptions de l'intervenant
psychanalytique en lui demandant de préciser sa théorie, ses hypothèses et
éventuellement les comportements du client. S'il y renonce et adopte la
terminologie psychanalytique il aura l'impression d'être veule, de participer
a une manière de pensée non étayée ou de donner une fausse image de
lui-même.
Les déclarations et les questions qui s'appuient sur des termes psychanalytiques comme s’ils renvoyaient à une réalité commune ou à une commune
conceptualisation de l'individu contribuent à la diffusion d'une pensée
clinique fumeuse et à la production d'un travail irresponsable. L'usage
ordinaire ou inexpliqué de termes psychanalytiques est aussi une forme
de brimade mentale. Et ceci est d'autant plus vrai quand ces termes sont
utilisés par des praticiens en position d'autorité par rapport aux personnes
ACP Pratique et recherche n°8
27
Barbara Temaner Brodley
auxquelles ils s'adressent. Pour un étudiant, questionner les thèses de son
superviseur au milieu d'une discussion clinique est par trop menaçant.
Chaque fois que des termes psychanalytiques sont utilisés dans une
discussion, il serait sage que des questions comme celles qui suivent
soient posées: À quelle théorie précise vous référez-vous? Quelles sont
vos hypothèses? Quelles sont les définitions exactes des termes que vous
employez? Quels sont les comportements spécifiques du client dont
vous parlez ? Malheureusement ce genre de questionnement est rare.
L'erreur qui consiste à utiliser des termes tels que «transfert» ou
«contre-transfert» comme s'ils se référaient à des phénomènes validés de
manière consensuelle n'est pas seulement le fait de cliniciens ou d'enseignants négligents. Il arrive, certes, que ce soit de la négligence. Parfois
c'est dû à l'ignorance ou à un manque de formation intellectuelle en
psychologie clinique. Cependant je pense que c'est aussi l'héritage du haut
statut social conféré à la psychanalyse et à la mystique dont ses adhérents
l'ont entourée.
Pour des raisons qui ont bien plus à voir avec l'histoire de la théorie et
de la pratique de la psychanalyse qu'avec la vérité de la théorie et l'efficacité de la pratique, la terminologie mise en place par Freud et les psychanalystes est devenue le langage interne des psychologues cliniques et autres
thérapeutes. Utiliser des termes comme «transfert» et «contre-transfert»
communique une position «interne» à beaucoup de personnes de la communauté mais également aux autres à l'extérieur. Signe de statut, ces termes
sont utilisés comme s'ils désignaient la réalité ou comme si la théorie dont
ils sont dérivés était valide. Or ce n'est vrai ni dans un cas ni dans l'autre.
La théorie psychanalytique n'a jamais été vérifiée. Pas plus qu'aucune autre
théorie.
En ce qui concerne le concept du «transfert» notamment, la position
de l'Approche centrée sur la personne a été mise en évidence par Rogers
(1951,1987), par Shlien (1984,1987) et par Seeman (1987). Pour beaucoup
d'entre nous qui travaillons dans cette approche, l'emploi d'une terminologie psychanalytique s'avère inutile.
Nous ne l'utilisons pas nous-mêmes. Et quand elle est utilisée par
d'autres nous la trouvons obscure. Certains parmi nous la ressentent
même comme offensante pour nos sensibilités et pour les sentiments
d'humilité et de respect que nous éprouvons pour nos clients ou toute autre
personne.
Que les thérapeutes souscrivent ou non à l'une ou l'autre des versions
de la théorie ou de la pratique psychanalytique, il est évident que la clarté
28
ACP Pratique et recherche n° 8
Le point de vue de l'Approche centrée sur la personne
sur l'utilisation de notions issues de concepts analytiques
intellectuelle et l'ouverture de la communication entre collègues et étudiants
ne peuvent qu'accroître les efforts sincères qui visent à comprendre vraiment les clients et à travailler avec eux. Éviter délibérément l'usage de
termes psychanalytiques (du moins jusqu'à ce qu'une discussion ait permis
de spécifier les comportements, expliquer la théorie et définir le vocabulaire) ouvrirait la voie à une meilleure communication entre collègues,
une meilleure compréhension des clients et une pratique plus efficace.
Références
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In L. Epstein & A.H. Feiner, (Eds). Countertransference: The therapist's contribution to the therapeutic situation (pp. 213-234). New-York: Jason Aronson, Inc.
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Seeman, J. (1987). Transference and Psychotherapy. Person-Centered Review, 2,
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ACP Pratique et recherche n°8
29
Barbara Temaner Brodley
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Winnicott, D.W. (1949). Hate in the countertransference. International Journal of
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QUE RESTE-T-IL DES CONDITIONS NÉCESSAIRES ET SUFFISANTES
AU CHANGEMENT THÉRAPEUTIQUE ?
Une synthèse des évaluations critiques réalisées 50 ans après l'article de Carl Rogers publié
en 1957
Emmanuelle Zech
ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche
2008/2 - n° 8
pages 31 à 49
ISSN 1774-5314
Article disponible en ligne à l'adresse:
http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2008-2-page-31.htm
Pour citer cet article :
Zech Emmanuelle, « Que reste-t-il des conditions nécessaires et suffisantes au changementthérapeutique ? » Une
synthèse des évaluations critiques réalisées 50 ans après l'article de Carl Rogers publié en 1957,
Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2008/2 n° 8, p. 31-49. DOI : 10.3917/acp.008.0031
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Que reste-t-il des
conditions nécessaires
et suffisantes
au changement
thérapeutique ?
Une synthèse des évaluations
critiques réalisées 50 ans après
l'article de Carl Rogers publié
en 1957
Emmanuelle Zech
Université catholique de Louvain, Belgique
Emmanuelle Zech est professeur de psychologie clinique et de la
santé à l'Université catholique de Louvain, Belgique. Elle réalise
ses recherches sur les processus naturels d'adaptation au deuil et
aux événements traumatiques ainsi que sur les processus thérapeutiques. Elle a notamment publié un livre en français intitulé
Psychologie du deuil et des articles essentiellement en anglais dans les
revues internationales. Elle a une pratique clinique de consultations
au Centre de Santé Mentale de Louvain-la-Neuve.
ACP Pratique et recherche n°8
31
Emmanuelle Zech
Résumé
Dans cet article, l'auteure1 réalise une synthèse d'un numéro
spécial de la revue Psychotherapy: Therory, Research, Practice, Training
qui était consacré à l'évaluation critique des conditions nécessaires
et suffisantes au changement thérapeutique 50 ans après leur formulation par Carl Rogers (1957). D'abord, elle résume les idées
principales développées par Carl Rogers dans son article de 1957.
Ensuite, elle procède à une synthèse des points de vue convergents
et divergents aux postulats relevés dans les onze articles, en
incluant les données empiriques ayant testé les postulats rogériens.
Enfin, elle conclut par une évaluation critique personnelle et des
propositions de recherches futures.
Mots-clés: relation thérapeutique, conditions nécessaires et suffisantes, efficacité, Rogers.
En septembre 2007, un numéro spécial de la revue «Psychotherapy: Therory,
Research, Practice, Training» était consacré aux conditions nécessaires et
suffisantes du changement thérapeutique (Volume 44, N° 3, The Necessary
and Sufficient Conditions at the Half Century Mark). Après une introduction
par l'éditeur Charles J. Gelso, le numéro commençait par la reproduction
du texte original de Carl Rogers publié 50 ans plus tôt: The necessary and
sufficient conditions of therapeutic personality change (1957)2. S'en suivaient
11 commentaires critiques rédigés par d'éminents psychothérapeutes praticiens et/ou chercheurs d'orientations psychothérapeutiques diverses:
Marvin Goldfried (Psychothérapie intégrative), Arnold Lazarus (Thérapie
comportementale et cognitive), Laura Brown (Psychothérapie féministe),
Clara Hill (spécialiste du processus thérapeutique), George Silberschatz
(Control-Mastery Theory), Jeanne C. Watson (Thérapie centrée sur l'émotion), Alvin Mahrer (praticien expérientiel), Paul Wachtel (Psychanalyse),
Robert Elliott et Elizabeth Freire (Thérapie centrée sur la personne),
Barry Farber (Psychodynamique) et Lisa Wallner Samstag (Psychanalyse,
spécialiste de la relation thérapeutique).
1
N.d.e.: orthographe adoptée par Emmanuelle Zech.
2
N.d.e.: paru en français in Rogers, C.R., L'approche centrée sur la personne, Lausanne, Randin, 2001,
pp. 253-269.
32
ACP Pratique et recherche n° 8
Que reste-t-il des conditions nécessaires et suffisantes au changement thérapeuthique ?
Ces commentaires représentent une évaluation des idées et du modèle
publiés en 1957 en fonction de la littérature qui s'est développée et des
études qui ont été publiées depuis un demi-siècle. Ces études furent essentiellement publiées en anglais et restent donc souvent largement méconnues
des professionnels d'expression française. Le présent article propose une
synthèse des idées énoncées dans ce numéro spécial. Dans un premier
temps, il semble utile de résumer les idées principales développées par
Carl Rogers dans son article de 1957, même si une traduction est par ailleurs
disponible en français (Rogers, 2001). Dans un deuxième temps, on procédera à une synthèse des apports et contributions relevés dans les onze
articles. Ensuite, on exposera les points de vue et données qui divergent par
rapport aux postulats de Rogers. Enfin, on conclura par des perspectives
permettant d'intégrer ces points de vue contradictoires.
Présentation de l'article de Carl Rogers publié en 1957
En 1957, Rogers énonçait les six conditions nécessaires et suffisantes (CNS)
qui déterminent tout changement thérapeutique. Bien que formulées simplement et de manière concise, chacune de ces conditions, présentées sous
forme de postulats, a des implications et significations particulières. Si la
plupart des praticiens, toute orientation confondue, utilisent et connaissent
certaines de ces hypothèses (par exemple, les définitions d'empathie et de
considération positive inconditionnelle), d'autres sont moins connues ou
mal comprises. Dans un but de clarté, les définitions sont brièvement
reprises et explicitées. Les six conditions nécessaires et suffisantes sont les
suivantes. Premièrement, il faut une relation entre deux personnes. Ceci
signifie pour Rogers qu'aucune modification thérapeutique importante
ne peut survenir sans l'aide d'une relation. Concrètement, cela veut dire
que chacune des deux personnes devrait sentir qu'un contact personnel ou
psychologique a été établi avec l'autre personne.
La deuxième condition postule que le client n'est pas en état de
congruence. À l'inverse, la troisième condition énonce que le thérapeute,
lui, est en état de congruence. La congruence équivaut selon Rogers à
l'authenticité, à une cohérence interne. C'est-à-dire qu'il s'agit de pouvoir
être tout proche de ce qui se passe en soi, de pouvoir s'écouter, pouvoir être
soi-même. Cela consiste à savoir identifier exactement ce que l'on ressent
au moment présent, moment après moment. Il s'agit donc par exemple
d'être conscient et de pouvoir accepter ses défauts, ses qualités,
ses carences, pouvoir reconnaître ses préjugés, ses sentiments éprouvés
ACP Pratique et recherche n°8
33
Emmanuelle Zech
injustifiés par les circonstances. On peut aussi la définir comme un processus de conscientisation de l'expérience vécue. Il s'agit éventuellement
également de pouvoir communiquer à autrui ce qu'on ressent au moment
présent. Cette autre dimension de la congruence réfère à une attitude de
transparence de son propre vécu (Lietaer, 1993).
Quatrièmement, le thérapeute maintient une considération positive
inconditionnelle (CPI) du client. La CPI signifie que l'on s'ouvre avec chaleur et bienveillance à l'autre, on le prend comme il est, avec son cadre de
référence. Cela implique de pouvoir l'accepter en tant que personne, de
ne pas avoir de jugement de valeur et d'accepter chaque aspect du client,
que ce soient les aspects positifs ou négatifs. Elle implique aussi de respecter
le rythme de la personne. La CPI génère chez le client un sentiment de
sécurité et de liberté d'expression, de pouvoir être ce qu'il est avec toutes
ses facettes. Ceci implique que le thérapeute reflète de la même façon et
avec le même poids les sentiments du client. Le thérapeute ne minimise pas
et n'exagère pas les sentiments. Par exemple, il fait clairement la différence
entre les sentiments d'irritation, de colère ou de rage chez un client. Par
ailleurs, le thérapeute distingue également les diverses tonalités et ne les
confond pas (ex. se sentir honteux est différent de se sentir coupable). La
CPI répond au besoin universel de considération positive (chaleur, accueil,
sympathie, amour) venant des autres et elle permet le développement de la
considération positive de soi. En effet, lorsque la considération de l'autre est
conditionnelle, on aime l'autre mais avec des conditions: un jugement est
donné par des personnes-critères, ce qui implique que celles-ci apprécient
certains aspects et pas d'autres chez l'autre; l'amour et l'attention donnés
procèdent donc à une sélectivité. C'est ainsi qu'une personne développera
également une considération sélective d'elle-même et sur la base de critères
extérieurs à elle-même et à son propre ressenti.
Cinquièmement, le thérapeute ressent de l'empathie envers le client.
L'empathie, c'est percevoir comme si j'étais à sa place. Bien qu'on ne soit
jamais à la place de l'autre puisqu'on n'est jamais l'autre, il s'agit d'entrer
dans et de comprendre le cadre de référence de l'autre avec ses composantes émotionnelles et ses significations. Il s'agit d'écouter et d'entendre
les sentiments, l'expérience, les émotions (moins les faits, les lieux, les
personnes) vécus ici et maintenant et le faire savoir au client. La technique
principale utilisée pour être empathique comprend les divers types de reformulation et les reflets de «sentiments», ce qui inclut le reflet de cognitions,
comportements, sensations physiques, émotions, donc le vécu expérientiel
de la personne, ce qu'elle expérimente. L'empathie du thérapeute se
34
ACP Pratique et recherche n° 8
Que reste-t-il des conditions nécessaires et suffisantes au changement thérapeuthique ?
témoigne non seulement par les remarques du thérapeute mais également
par le ton utilisé.
Enfin, la dernière condition postule que le client perçoit ces deux dernières attitudes du thérapeute. En effet, si le client ne perçoit pas l'empathie et la considération du thérapeute, c'est comme si elles n'existaient pas.
Par exemple, les thérapeutes peuvent croire être très empathiques avec leurs
clients et fort bien les comprendre. Cependant, si leurs clients ne le perçoivent pas — si le thérapeute n'est pas explicite dans cette compréhension
— il n'y a en fait aucune réelle empathie.
Rogers avance également qu'aucune autre condition n'est nécessaire. Si
ces six conditions perdurent, elles suffiront et le processus de changement
de personnalité, c'est-à-dire le changement thérapeutique, apparaîtra.
Rogers explicite donc une série d'omissions volontaires et de conditions non
prescrites pour que le changement thérapeutique s'opère. Premièrement,
il ne dit pas que ces conditions s'appliquent à un type particulier de clients
et pas à d'autres. Ceci signifie par exemple qu'on ne doit pas travailler
différemment avec des personnes souffrant de névrose ou de psychose.
Deuxièmement, il ne propose pas que ces conditions soient spécifiques à la
thérapie centrée sur la personne et pas aux autres types de psychothérapies.
Ces conditions seraient donc valables quelle que soit l'approche thérapeutique utilisée. Il rejette également l'idée que la psychothérapie soit une sorte
de relation particulière, différente de celles de la vie de tous les jours. Ainsi,
il propose que les amitiés puissent remplir ces six conditions mais à l'inverse
des relations d'aide ou de psychothérapie professionnelle, il pense que les
relations d'amitié ne présenteront les conditions nécessaires et suffisantes
que momentanément. Quatrièmement, Rogers ne propose pas que certains
savoirs intellectuels soient nécessaires au thérapeute (savoirs psychologiques, psychiatriques, médicaux, religieux). Il postule que devenir thérapeute s'acquiert par l'expérience, et non par l'information intellectuelle.
Cinquièmement, il réfute que le thérapeute doive avoir un diagnostic
psychologique correct du client comme prérequis d'une psychothérapie.
Ce postulat est contraire à la pratique habituelle d'évaluation psychologique
exhaustive des clients, mais il propose que le diagnostic aide surtout les
thérapeutes qui ne se sentent pas en sécurité dans la relation avec leur
client (par exemple, ils ne peuvent accepter le client tel qu'il est ou être
empathique sans s'attendre à certaines caractéristiques du client). Il propose
donc que le diagnostic (correct) puisse être utile mais qu'il n'est pas une
condition nécessaire à la thérapie. De même, selon lui, les techniques ne sont
pas des conditions nécessaires à la thérapie, sauf si elles permettent
ACP Pratique et recherche n°8
35
Emmanuelle Zech
d'atteindre une des conditions nécessaires et suffisantes. Il propose
qu'elles peuvent et même devraient être un chemin pour atteindre les conditions essentielles de la thérapie. C'est la manière avec laquelle les techniques
sont utilisées qui compte, pas le type de technique qui est utilisé. Ainsi,
aucune technique ne serait nécessaire, que ce soient les associations libres,
l'interprétation des dynamiques de personnalité, des rêves, l'analyse du
transfert, l'hypnose, la suggestion ou toute autre technique, y compris le
reflet des sentiments si son application démontre un manque d'empathie.
Enfin, il propose qu'il faut tester des hypothèses falsifiables et opérationnalisables pour déterminer quelles sont réellement les conditions nécessaires
et suffisantes. Suivant une logique scientifique, il propose que l'infirmation
comme la confirmation des hypothèses sont aussi informatives l'une que
l'autre.
Apports et contributions de l'article 50 ans après
On peut résumer les contributions de cet article selon plusieurs axes.
Le premier est relatif à l'importance quantitative de ce texte dans le monde
psychothérapeutique. Ainsi, le texte de Rogers, bien que généralement
peu connu des jeunes générations francophones, est un des articles les plus
connus et ayant été le plus influent dans le monde de la psychothérapie.
A titre d'exemple, cet article a été cité plus de mille fois depuis 1980 par
des auteurs provenant de 36 pays différents (Elliott & Freire, Goldfried).
De même, une étude réalisée en 1982 et une réplication de 2007 dans le
magazine Psychotherapy Networker ont montré que les professionnels de la
santé mentale essentiellement non rogériens (en 2007, N = 2,589; 69% se
considérant comme des thérapeutes cognitivo-comportementalistes et 31 %
comme ayant une approche partiellement rogérienne) considéraient unanimement Carl Rogers comme ayant été le psychothérapeute le plus influent
aux États-Unis (Hill).
Le deuxième axe de contribution majeure de cet article concerne les
ruptures qu'il a induites dans le fonctionnement et dans la compréhension
des processus psychothérapeutiques depuis 1957. Au fil des commentaires,
trois ruptures ont été identifiées. La première concerne le principe du test
empirique, la deuxième l'importance du rôle du thérapeute dans les interactions thérapeutiques et la troisième est relative à la conceptualisation du
patient-client. Ainsi, concernant la première rupture, Rogers a proposé que
les conceptions théoriques devaient être traduites en hypothèses et être
investiguées empiriquement (Brown, Farber, Goldfried). Il s'avère que le
test empirique d'hypothèses valides était très rare il y a cinquante ans dans
36
ACP Pratique et recherche n° 8
Que reste-t-il des conditions nécessaires et suffisantes au changement thérapeuthique ?
le domaine de la psychothérapie (Silberschatz). Rogers est donc à l'origine
des traitements supportés et validés empiriquement, ainsi que des études sur
l'alliance thérapeutique et sur les ingrédients du changement thérapeutique
(Silberschatz, Watson). Il est aussi à l'origine de méthodes de recherche et
d'apprentissage de la psychothérapie, avec l'utilisation des enregistrements
de séances thérapeutiques (Goldfried) et des jeux de rôle en triade (Brown).
Deuxièmement, il est à l'origine d'une remise en cause du rôle du
thérapeute. L'article a en effet eu un impact majeur en mettant l'accent sur
l'importance de la relation entre deux (ou plus) personnes pour obtenir une
efficacité thérapeutique plutôt que sur des techniques (Elliott & Freire,
Farber, Goldfried, Wachtel). Rogers constate en effet en 1957 que beaucoup de thérapeutes préfèrent faire quelque chose plutôt que d'être avec
quelqu'un (Brown). A contrario, il propose que le thérapeute devrait s'efforcer d'être (en relation) plutôt que de faire. Ceci a pour conséquence
la mise en cause qu'il y ait des techniques spécifiques pour des problèmes
spécifiques. Il était admis en psychiatrie ou en psychanalyse que le thérapeute devait rester dans une attitude calme et imperturbable face au patient.
En référence au modèle freudien prévalent à l'époque (Wachtel), Rogers a
proposé que le thérapeute devait sortir d'une fausse neutralité, parfois assimilée à de la froideur ou un manque de soins, et être véritablement présent
dans la relation (Brown). Cette critique, Hoffman, dans une allocution en
2007 à la division de psychanalyse de l'American Psychological Association
la réitérait en mettant en garde les thérapeutes analystes de «ne pas
rester en arrière dans une attitude stéréotypée, et posture stylisée de calme
imperturbable», suggérant par là que cette attitude est loin d'avoir disparu
aujourd'hui dans la pratique analytique (Wachtel). Ce qui est proposé est
une perspective prônant des attitudes thérapeutiques aidant à renforcer
l'humanité du processus thérapeutique en permettant aux thérapeutes de
devenir plus eux-mêmes dans les interactions thérapeutiques plutôt que
de tenir un rôle spécifique et contraint (Brown, Goldfried).
Enfin, cet article a fait rupture quant à la conception du patient-client
prévalente jusqu'alors (Brown). En effet, la condition d'empathie a mis en
cause la nécessité de devoir poser un diagnostic pour être efficace thérapeutiquement (Farber). Elle défie donc la démarche du modèle médical
«diagnostic, planning d'intervention, contrôle du processus» (Elliott &
Freire). En effet, la notion de diagnostic implique une illusion de savoir qui
est le client et ce que l'on peut attendre au cours de la thérapie (Brown). La
démarche proposée place donc le client dans un rôle actif et responsable,
dans une relation différemment égalitaire, permettant au client d'être libre,
ACP Pratique et recherche n°8
37
Emmanuelle Zech
et donnant au thérapeute un rôle de témoin de la souffrance d'autrui et de
personne rendant son pouvoir au client (Brown). Rogers a fait bouger le
modèle médical de la psychothérapie dans lequel le client est considéré
comme un patient malade qui a besoin de services experts plutôt que
comme une personne complète en état d'incongruence, qui a des capacités
innées de croissance et de changement (Brown).
Force est de constater également aujourd'hui que cet article a eu un
impact révolutionnaire dans toutes les écoles de psychothérapie, parfois
sans reconnaissance explicite de l'apport rogérien (Elliott & Freire,
Goldfried, Silberschatz). Goldfried avance même que cet article contenait
les fondements de ce qui existe en psychothérapie contemporaine. En effet,
les conditions proposées d'empathie, de CPI et de congruence du thérapeute ont été intégrées en psychothérapie contemporaine très largement,
tant en ce qui concerne les développements récents des thérapies expérientielles et centrées sur la personne (TCP, Elliott & Freire) que dans les
nouvelles formes de thérapies cognitivo-comportementales (TCC) que l'on
désigne aujourd'hui sous les termes de «troisième vague», et qui se basent
notamment sur l'acceptation (Hayes et al., 1999, cités dans Elliott & Freire).
Ainsi, ont été cités en rapport avec les TCP (1) l'Emotion-focused therapy
(de Leslie Greenberg et collègues, 2002) qui est une approche humaniste
plus structurée et qui intègre des interventions gestaltistes (ex. technique de
la chaise vide) et les conditions facilitatrices (Watson); (2) le Focusing
(d'Eugène Gendlin, 1982, 1996) qui permet d'aider la personne à devenir
plus consciente de ses expériences intérieures et donc devenir plus
congruente (Watson). On peut encore citer (3) la pré-thérapie (de Garry
Prouty, 1976,1994,2003), une démarche thérapeutique mise en place pour
des personnes ne remplissant pas la première condition de contact psychologique, comme par exemple les personnes souffrant de schizophrénie
ou les personnes gravement handicapées mentales. L'évolution des TCC
également montre une intégration de certains aspects relatifs à l'article de
1957. Ainsi, par exemple, la Dialectical Behavior Therapy développée par
Marsha Linehan (1993) pour patients souffrant de trouble de la personnalité borderline propose une thérapie équilibrant d'une part l'acceptation du
client tel qu'il est et dans ce qu'il vit et d'autre part une disponibilité à les
aider à apprendre comment changer quand ils le désirent (Goldfried).
L'entretien motivationnel développé par Miller et Rollnick (2002,2006) est
un autre exemple initialement appliqué aux patients dépendants aux substances et qui propose qu'en étant empathique, en acceptant et en validant
les expériences et comportements des clients résistants/ambivalents, on les
38
ACP Pratique et recherche n° 8
Que reste-t-il des conditions nécessaires et suffisantes au changement thérapeuthique ?
amène graduellement à prendre conscience des conséquences négatives de
leur comportement et donc à s'engager dans le changement de comportement (Goldfried). Enfin, on peut encore citer la Mindfulness CognitiveBehavioral Therapy for Depression (M-integrated CBT, Segal et al., 2002)
ou thérapie «pleine conscience» développée pour le traitement des
troubles dépressifs et en particulier des ruminations mentales émotionnelles
négatives par l'identification et l'acceptation de celles-ci pour ce qu'elles
sont — uniquement des pensées. En fait, certains proposent aujourd'hui
une vision plus intégrée des thérapies, qui s'éloigne des conflits de chapelle
théorique ou du rejet et mépris d'une orientation par rapport à d'autres et
proposent une perspective de thérapies empiriquement validées hors école
(Norcross & Goldfried, 2005, cités par Goldfried).
Validation empirique:
quelles sont les conditions validées?
Aujourd'hui, cinquante ans après les hypothèses émises sur les six conditions proposées, on peut faire un bilan des données empiriques qui les
soutiennent ou infirment. En ce qui concerne la première condition, il est
maintenant clairement établi que la base d'une thérapie efficace est une relation et qu'un principe de changement est relatif à l'alliance thérapeutique,
c'est-à-dire à l'accord entre client-thérapeute au sujet des buts et méthodes
de changement et de la présence d'un «bon» lien entre client et thérapeute.
Même si le résultat le plus robuste trouvé dans la littérature concerne la corrélation positive entre une relation thérapeutique positive et le changement
thérapeutique, un argument relatif à la non nécessité de la relation et de
la première condition provient des études sur le «self-help» et le fait que
la plupart des changements peuvent être opérés par le client seul (Hill).
De même, certains récents développements de protocoles thérapeutiques
presque impersonnels et qui n'impliquent qu'un minimum de relation entre
personnes s'avèrent pourtant efficaces (par exemple, les programmes de
traitement par Internet). D'après Hill (2007), ceci nie donc l'idée qu'il faut
une relation pour que le changement s'opère. Elle ne serait donc ni nécessaire, ni suffisante. La question se pose cependant de savoir si ces interventions par Internet représentent effectivement une absence de relation ou
de contact psychologique entre deux personnes. En effet, même s'il y a une
absence de présence physique dans ce type de protocole, les personnes
interagissent de part et d'autre de leur ordinateur et il existe donc un contact
psychologique et interpersonnel.
ACP Pratique et recherche n°8
39
Emmanuelle Zech
En ce qui concerne les autres conditions, elles sont censées définir ce qui
constitue une relation thérapeutique utile et efficace. Les recherches ont
aujourd'hui clairement établi que l’empathie et la chaleur du thérapeute,
c'est-à-dire un aspect de la CPI, sont substantiellement et de manière
consistante associées aux effets positifs sur le résultat thérapeutique
(Norcross, 2002, cité par Elliott & Freire). Ainsi la Task Force sur les relations validées empiriquement3 de la Division 29 en Psychothérapie de
l'Association de Psychologie Américaine (APA) recommande l'empathie et
la chaleur comme essentielles et la congruence et l'acceptation comme étant
probablement efficaces (Watson). Il a été montré que la réponse empathique
acceptante et congruente facilite la régulation des affects de plusieurs
manières: elle (1) stimule la conscience des réactions émotionnelles, (2) aide
les clients à mettre des mots et symboliser leurs expériences intérieures, (3)
permet de moduler les réactions émotionnelles du client par la représentation en mots, et (4) cultive la capacité réflexive des clients et implique que
les perspectives des clients sont subjectives et qu'il y a d'autres manières
d'envisager le monde (Watson). La réponse empathique pourrait mener à
des résultats positifs aussi parce qu'elle (1) augmente la satisfaction thérapeutique et donc l'adhésion aux interventions, (2) procure une expérience
correctrice au niveau émotionnel et permet aux clients de se sentir valable,
respecté et compris, (3) produit l'exploration des sentiments et peut faciliter le traitement émotionnel et (4) peut mobiliser les efforts des clients au
changement (Norcross, 2002, cité par Farber).
En ce qui concerne la CPI, les recherches ont démontré qu'il est essentiel que le thérapeute soit patient et qu'il respecte le rythme du client. En
effet, dans les cas contraires, la thérapie est contre-productive et on observe
même une détérioration de la santé mentale du client (Goldfried). De
même, chez les thérapeutes, les comportements critiques, contrôlants ou
négligents sont significativement associés à de mauvais résultats thérapeutiques (Watson). Cette attitude implique aussi que le thérapeute puisse
comprendre le client dans ses propres termes et qu'il ne pose pas de jugement de valeur sur le vécu du client. De plus, du point de vue du client,
avoir la croyance que le thérapeute s'intéresse à lui pourrait aider dans les
situations de stress (Norcross, 2002, cité par Farber).
3
L'American Psychological Association regroupe ses membres en plusieurs divisions, dont l'une
s'occupe de psychothérapie (par exemple, la Division 29 concerne la Psychotherapy, ou la Division
17 concerne la Counseling Psychology). Chaque division peut demander à des commissions,
appelées «Task Force», de travailler sur un dossier ou une question particulière. Dans ce cas,
il s'agissait d'identifier, opérationnaliser et disséminer des informations sur les relations thérapeutiques empiriquement validées.
40
ACP Pratique et recherche n° 8
Que reste-t-il des conditions nécessaires et suffisantes au changement thérapeuthique ?
Enfin, une revue de littérature de Klein et al. (2002, cité par Hill) a indiqué
que les variables relatives à l'authenticité du thérapeute étaient dans 34 %
des cas liés à des résultats positifs et dans 66 % liés à des résultats nuls ou
non significatifs. Hill propose donc que l'authenticité du thérapeute pourrait être «non néfaste» mais qu'elle n'est donc ni nécessaire ni suffisante au
changement thérapeutique. Elle propose qu'elle pourrait en fait — dans la
mesure où il s'agit d'être «conscient de soi» — être importante pour éviter
les pièges du contre-transfert. A contrario, la congruence est considérée par
certains commentateurs comme l'attitude thérapeutique la plus importante
parce que les deux autres ne peuvent avoir de sens si le thérapeute n'est pas
intégré et vrai dans la rencontre (Norcross, 2002, cité par Farber). Elle est
cependant une attitude difficile à comprendre, à tester empiriquement et à
pratiquer. Ceci pourrait expliquer les résultats empiriques modérés relatifs
a l'efficacité de la congruence. Elle répond par exemple aux questions relatives à la gestion des émotions fortes ou de l'ennui du thérapeute en proposant qu'elles sont normales, habituelles, inévitables et même une source
d'information fondamentale sur leprocessus thérapeutique (Wachtel). Les émotions
du thérapeute sont loin d'indiquer qu'il «a un problème» (Wachtel). En fait,
on a principalement appris depuis Rogers que les ratés dans le fait d'atteindre les standards décrits n'étaient pas seulement inévitables mais étaient
probablement un des meilleurs moteurs du changement thérapeutique:
ce sont les réparations des ruptures relationnelles qui semblent être les facteurs
cruciaux du processus thérapeutique (Safran & Muran, 2000, cités in
Wachtel). Être un thérapeute efficace implique d'être bon aux réparations
des ruptures relationnelles et veiller à ce qu'elles ne soient pas trop fréquentes ou trop sévères (Wachtel). Ceci nécessite d'atteindre un minimum
les trois attitudes thérapeutiques: l'empathie pour comprendre ce qui
suscite chez le client la rupture, la congruence pour sentir et conscientiser
chez le thérapeute si ses comportements, attitudes, valeurs ont généré une
friction relationnelle chez lui ou chez le client et la CPI afin que le thérapeute puisse accepter les changements, ambivalences et résistances du
client.
Mises en cause de l'article après 50 ans
Les critiques principales s'attardent essentiellement sur la question de savoir
si les conditions sont nécessaires et suffisantes, nécessaires mais insuffisantes (Elliott & Freire, Lazarus, Silberschatz, Watson) ou encore ni nécessaires, ni suffisantes (Hill). La plupart des commentaires critiques — et cette
ACP Pratique et recherche n°8
41
Emmanuelle Zech
critique est également source de controverse au sein même des tenants
des TCP — proposent que les conditions sont nécessaires mais qu'elles
pourraient ne pas être suffisantes dans tous les cas (Silberschatz, Watson).
Bien qu'il soit indéniable que de hauts niveaux relationnels peuvent faciliter des changements constructifs et peuvent en soi être à l'origine du
changement, dans beaucoup de cas, cela s'avérerait nécessaire mais pas
suffisant (Lazarus). L'argument le plus fréquent à l'appui de cette position
est que certains problèmes ou troubles nécessitent clairement des techniques
ou des interventions thérapeutiques spécifiques. Cinq types de problèmes
ou troubles sont cités au travers des divers commentaires. D'abord, Rogers
a négligé les problèmes ayant une origine ou des causes biologiques et pour
lesquels un diagnostic correct et des traitements médicaux sont essentiels
(Hill, Lazarus). On peut par exemple citer les dépressions endogènes à
origine hormonale. Ensuite, il y a des problèmes relatifs à un manque
d'informations ou de compétences chez le client et pour lesquels le thérapeute peut assumer un rôle pédagogique — comme par exemple lorsqu'il
s'agit d'acquérir des compétences parentales, contrer l'ignorance sexuelle
ou les inaptitudes sociales (Lazarus). Un troisième cas est relatif au traitement des troubles anxieux et à l'efficacité démontrée de l'exposition à
l'objet phobique afin de permettre la désensibilisation de la réaction
anxieuse (Goldfried). Ensuite, les personnes présentant des croyances
dysfonctionnelles pourraient bénéficier voire clairement nécessiter des
«techniques» telles que donner de l'information corrective et des recommandations comportementales. Selon cette position, les trois attitudes du
thérapeute ne seraient pas suffisantes pour altérer les croyances (Lazarus).
Enfin, il existe également des personnes qui, de par l'intensité ou le type
de symptômes qu'elles présentent, n'entrent pas en contact personnel ou
psychologique (condition 1), comme par exemple les personnes en crise
hallucinatoire ou les personnes souffrant justement de trouble du contact
ou d'autisme.
Un autre argument à l'appui de l'idée que les conditions sont nécessaires
mais insuffisantes est que les données empiriques montrent que les
meilleurs prédicteurs des résultats thérapeutiques, au-delà d'une alliance
thérapeutique positive (ce qui confirme les hypothèses rogériennes) sont
composés des «facteurs clients» (Elliott & Freire, Hill, Lazarus, Silberschatz,
Watson). Des exemples de «facteurs clients» sont la capacité de se soigner,
la préparation au changement ou encore l'engagement dans la thérapie.
Les aspects relatifs aux clients sont peu ou pas développés dans l'article
de 1957, ce qui implique que l'on comprend que l'efficacité thérapeutique
42
ACP Pratique et recherche n° 8
Que reste-t-il des conditions nécessaires et suffisantes au changement thérapeuthique ?
est essentiellement de la responsabilité du thérapeute et de ses propres attitudes. Dans le même ordre d'idées, des estimations ont proposé que 40%
des améliorations des clients étaient dues aux variables liées au client et aux
facteurs extra-thérapeutiques (Asay & Lambert, 1999, cités par Hill). Il est
donc fondamental de considérer les variables liées aux clients (Lazarus), à
leur environnement, aux contextes sociaux extra-thérapeutiques et également aux exigences des phases différentes de la thérapie (Hill; Norcross,
2002). Dès lors, la proposition alternative est que les thérapeutes devraient
être flexibles et varier dans leur degré de soutien et de directivité en fonction des besoins idiosyncrasiques des clients (Lazarus). Ainsi, le principe de
non-directivité est-il controversé, également au sein des TCP (Elliott &
Freire). Selon Lazarus, il n'est en fait pas possible de trouver des conditions
nécessaires et suffisantes pour tous les problèmes et tous les patients: ce qui
est bon pour l'un peut être mauvais pour un autre. Par exemple, le thérapeute pourrait être trop «laissez-faire» et ne pas assez soutenir, guider ou
structurer le processus des clients (Watson). Dans ces cas, le client n'est pas
suffisamment protégé ou sécurisé et cela lui permet ou même l'incite à
éviter ses problèmes et donc à les entretenir (Lazarus).
On peut enfin regretter que Rogers ait accédé à un «objectivisme naïf»
en formulant ses hypothèses de manière simpliste et peu explicite sur le test
empirique à effectuer (Elliott & Freire). Bien que l'on puisse reconnaître
et apprécier la tentative d'opérationnalisation de ses hypothèses, la forme
«si-alors» utilisée dans le texte est considérée comme trop déterministe et
réductionniste de la complexité et de la richesse des processus thérapeutiques (Elliott & Freire). De plus, le manque d'explications et de contexte
théorique dans cet article a mené à des interprétations des conditions
comme étant une liste de règles, de principes vagues, à suivre de manière
mécanique (Elliott & Freire). Cela a pu également générer des définitions
restreintes de la pratique empiriquement fondée qui sont elles-mêmes à la
source vraisemblable de la résurgence, depuis 5 ans, du combat entre les
académiques prônant la TCC vs. les praticiens centrés sur la personne
notamment en Allemagne, aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne (Elliott &
Freire). Par exemple, la définition donnée dans l'article au changement
de «personnalité» ou à l'efficacité thérapeutique va bien plus loin qu'une
définition concernant les changements de symptômes — classiquement
utilisée dans les classifications diagnostiques — et implique une plus grande
intégration de l'individu, moins de conflits internes, plus d'énergie pour
vivre et des comportements plus matures. Elle néglige par contre les changements relatifs au fonctionnement interpersonnel (Hill).
ACP Pratique et recherche n° 8
43
Emmanuelle Zech
Évaluation finale et perspectives
Sur les six conditions présentées comme étant nécessaires et suffisantes au
changement thérapeutique, une concernait la relation, trois conditions
étaient relatives au thérapeute et deux au client. À l'examen des points de
vue convergents et divergents, ceci révèle plusieurs éléments de conclusion.
D'abord, seule la première condition, relative à la présence d'une relation
entre deux personnes, était considérée et présentée comme une alternative
par Rogers: elle peut être présente ou non. Il s'avère cependant qu'on peut
considérer que, dans les relations, il y a des degrés de contact psychologique
différents, voire minimes comme avec les personnes souffrant de trouble
psychotique, et que ce degré de contact peut varier d'un moment à l'autre,
d'une séance à l'autre. Rogers proposait que toutes les autres pouvaient être
présentes à des degrés divers. Ainsi, on peut considérer que toutes les
conditions peuvent être présentes à des degrés divers. Il est clair que les attitudes du thérapeute et les CNS en général ne peuvent enfait être atteintes que
dans une certaine mesure dans les relations thérapeutiques réelles (Wachtel).
Des études réfutent par exemple l'idée que les interventions puissent être
totalement non-directives. En effet, même les interventions de Rogers
étaient orientées vers ses objectifs (Wachtel). Par contre, on peut concevoir
que les interventions du thérapeute soient réellement centrées sur le client
et ses besoins lorsqu'il répond aux demandes d'aide et de guidance
(Wachtel). Ainsi, les conditions représentent des objectifs que l'on n'atteint
jamais complètement ou totalement. Dans ce sens, il devient nécessaire
d'établir à quel niveau ou degré chacune d'elles devient suffisante pour
induire un changement thérapeutique. Donc, bien que la littérature remette
en cause leur caractère suffisant, les recherches ont établi que ces conditions
s'avèrent utiles et efficaces pour produire un changement thérapeutique
significatif chez le client. Il semble que la relation attitude-efficacité soit
linéaire: plus elles sont présentes, plus le changement thérapeutique peut
s'opérer.
Deuxièmement, nombre de critiques concernaient le manque de considération des facteurs liés aux clients, parmi lesquels les facteurs préexistants
a la relation comme le type de problème ou de trouble qu'ils peuvent présenter, mais également les facteurs liés à leur motivation et à leurs réponses
au thérapeute. Ce n'est pas que Rogers ne considérait pas les facteurs liés
au client puisqu'il a postulé deux conditions relatives au client: (1) l'incongruence du client, c'est-à-dire son état de discordance, de vulnérabilité ou
d'anxiété — de manière moins diagnostique donc aux troubles des clients —
44
ACP Pratique et recherche n° 8
Que reste-t-il des conditions nécessaires et suffisantes au changement thérapeuthique ?
et (2) la perception par le client des attitudes thérapeutiques (condition 6).
Il semble que ces conditions ont été relativement peu explorées ou commentées. Cependant, la littérature a en fait montré que les patients diffèrent
dans leurs capacités d'utiliser les traitements — et donc de répondre aux
interventions ou attitudes du thérapeute — et que cela influence également
les changements thérapeutiques. Plus précisément, les études ont montré
que les changements thérapeutiques dépendent des facteurs personnels du
client tels que son niveau de résistance ou de motivation au changement,
son perfectionnisme, son style de coping4, la chronicité et le type de
problème, la qualité et la quantité de soutien social, son style d'attachement,
ses capacités de régulation émotionnelle (Silberschatz, Watson). Ainsi, une
critique principale est que les conditions d'efficacité ne sont pas mises en
place uniquement par le thérapeute (Silberschatz). Des études ont par
exemple montré que l'empathie doit être comprise comme relationnelle et
bidirectionnelle et non une variable appartenant spécifiquement au «thérapeute» parce que la capacité du patient d'avoir lui-même de l'empathie
influence en retour celle du thérapeute (Meissner, 1996, cité par
Silberschatz). Ceci suggère donc que les attitudes du thérapeute entrent en
interaction avec celles du client, et inversement. En plus de ces relations
d'interaction, je pense que les recherches ultérieures devraient examiner
si et dans quelle mesure les attitudes du thérapeute se transmettent au client.
En effet, un des postulats de base est que le client est incongruent et que
la thérapie lui permettra de mieux conscientiser ses expériences, devenir
plus authentique et donc également réduire ses troubles. De même, la CPI
du thérapeute est censée générer chez le client une CPI pour ses propres
expériences. Enfin, il a été montré que l'empathie du thérapeute induit
chez le client une meilleure capacité à s'écouter. Je pense que cela devrait
également induire chez le client une meilleure capacité à communiquer et
donc à écouter, comprendre et respecter les personnes de son entourage.
En effet, le processus thérapeutique est censé se généraliser en dehors de
la relation thérapeute-client.
Dans le même ordre d'idées, le débat entre ce qui induit le changement
(la relation ou la technique) néglige le fait que les deux peuvent s'alimenter
réciproquement, que les deux peuvent contribuer au changement
(Goldfried). Les techniques et la relation sont intimement liées et peuvent
s'influencer mutuellement (Hill, Silberschatz). L'utilisation d'une technique
est inséparable de la manière de la communiquer et du contexte dans lequel
4
N.d.e.: manière de faire face et de s'adapter aux situations difficiles rencontrées dans sa vie.
ACP Pratique et recherche n°8
45
Emmanuelle Zech
elle est utilisée: toute technique peut être délivrée d'une manière empathique, congruente et acceptante (Watson). Ceci était déjà postulé dans
l'article de 1957. Il s'avère que les techniques aident à construire la relation,
qui permet d'autres techniques et facilitent à leur tour une relation plus profonde. Ainsi, alors que ce débat propose une vision dichotomique (c'est l'un
ou l'autre), l'intégration des deux est non seulement possible mais surtout
souhaitable. Ainsi, à l'instar de Watson (2007), je suggère que les recherches
futures devraient mieux identifier les variables médiatrices et modératrices
de la relation thérapeutique. Ceci permettra de mieux reconnaître quand, où
et avec qui les conditions peuvent être plus ou moins bénéfiques (voire
néfastes) (Watson). Dans cette lignée de recherches, on trouve par exemple
celles ayant montré que les clients plus «résistants» répondent mieux aux
approches non-directives (Watson; voir aussi les recherches sur l'entretien
motivationnel). Dans cette optique, chaque personne nécessiterait donc un
ratio optimal entre empathie, congruence, acceptation et guidance, stimulation, structuration (Watson) et ce, moment après moment. Ce débat sur
le degré de directivité ou de non-directivité nécessaire ou utile aux clients
provient en fait surtout de la condition CPI qui implique de tendre vers un
non jugement de valeur des expériences du client. Cette CPI n'est possible
qu'en se centrant sur la personne, ses demandes, ses désirs, et donc aussi
ses ambivalences dans ses demandes contradictoires de changement et de
non changement. L'objectif d'une relation thérapeutique n'est pas en soi
d'être non-directif. L'objectif est de permettre à l'autre d'être plus libre,
responsable et congruent.
Enfin, par le passé, les recherches ont essentiellement examiné les
attitudes thérapeutiques séparément l'une ou l'autre et on a donc essayé
d'isoler leur caractère nécessaire et suffisant de chacune d'elles. Je pense
par contre que les recherches devraient également et peut-être surtout
examiner leurs influences mutuelles. Cette interdépendance existe à deux
niveaux: d'une part entre les trois attitudes du thérapeute et d'autre part
entre celles du thérapeute et du client — hypothèse qui a été décrite cidessus. En ce qui concerne les attitudes du thérapeute, on devrait examiner
si elles existent en interdépendance. En effet, un thérapeute ne peut adopter une CPI que s'il est conscient de ses préjugés, attitudes, croyances,
sentiments et ressentis dans la relation. Un thérapeute présentera également
d'autant plus de CPI s'il parvient à entrer et comprendre le cadre de référence de son client: en se centrant sur lui, en étant empathique, il pourra
conscientiser les expériences de l'autre et, en maintenant une conscience de
soi, une congruence, il pourra d'autant mieux choisir d'adopter une CPI.
46
ACP Pratique et recherche n° 8
Que reste-t-il des conditions nécessaires et suffisantes au changement thérapeuthique ?
Les jugements de valeur posés sur les actes ou les expériences des clients
proviennent du cadre de référence du thérapeute. C'est en en prenant
conscience que le thérapeute peut décider de se recentrer sur le cadre de
référence de son client afin de mieux le comprendre et donc se permettre
de s'abstenir de jugement de valeur. Ainsi, ce sont les tensions entre les attitudes et l'effort pour résoudre ces tensions qui sont au cœur du processus
thérapeutique. Wachtel pense également que congruence et CPI n'existent
que dialectiquement. Finalement, ceci expliquerait combien la relation est
importante tant dans le sens de la relation interpersonnelle entre thérapeute
et client, mais également de par le mouvement et les influences réciproques
entre les attitudes d'empathie, de congruence et de CPI. L'interdépendance
des attitudes a des implications pour l'évaluation des relations entre attitudes et efficacité thérapeutiques puisque les attitudes devraient être évaluées ensemble plutôt que séparément ou isolément les unes des autres.
Cette évaluation devrait être réalisée selon les divers points de vue concernés par l'efficacité thérapeutique: chez le thérapeute, chez le client et dans
son entourage.
Note de l'auteure
La correspondance peut être adressée à Emmanuelle Zech, Université
catholique de Louvain, Institut de psychologie, Place du Cardinal Mercier,
10, B-1348 Louvain-la-Neuve, Belgique ou par courrier électronique à:
[email protected]. Elle remercie les étudiants du cours de
méthodes d'intervention clinique de l'UCL et ses clients pour les réflexions
et élaborations sur les processus thérapeutiques qu'ils ont induites.
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48
ACP Pratique et recherche n° 8
Que reste-t-il des conditions nécessaires et suffisantes au changement thérapeuthique ?
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ACP Pratique et recherche n° 8
49
CARL ROGERS ET LE DÉVELOPPEMENT DE L'APPROCHE CENTRÉE
SUR LA PERSONNE
Carl R. Rogers et Jean-Marc Priels
ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche
2008/2 - n° 8
pages 50 à 52
ISSN 1774-5314
Article disponible en ligne à l'adresse:
http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2008-2-page-50.htm
Pour citer cet article :
Rogers Carl R. et Priels Jean-Marc, « Carl Rogers et le développement de l'Approche Centrée sur la Personne »,
Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2008/2 n° 8, p. 50-52. DOI : 10.3917/acp.008.0050
Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.
© ACP-PR. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Carl Rogers et
le développement
de l'Approche Centrée
sur la Personne
Carl R. Rogers
Center for Studies of the Person
Traduction: Jean-Marc Priels
Ce texte a été écrit par Carl Rogers en 1986 et publié suite à une
sollicitation de la revue anglaise Person-Centered Review1. Il présente
un point de vue sur la présence de l'Approche centrée sur la
personne dans le monde académique, de la recherche et au sein
des universités qui reste d'une grande actualité pour les pays
francophones.
Mots clés: recherche, Approche centrée sur la personne, université.
C'est une nouvelle aventure pour moi que de pouvoir régulièrement
disposer d'un espace pour exprimer mes sentiments et mes opinions sur
les thèmes qui retiennent mon intérêt. J'espère pouvoir en faire usage de
différentes manières. Je serai heureux d'avoir des réactions sur ce que j'écris
et des propositions de sujets pour de futures rubriques. Pour cette fois, je
ferai quelques brefs commentaires au sujet d'une thématique importante.
1
Rogers, C.R. (1986). Carl Rogers on the Development of the Person-Centered Approach,
Person-Centered Review, vol. 1, n° 3, pp. 257-259.
50
ACP Pratique et recherche n° 8
Carl Rogers et le développement de l'Approche centrée sur la personne
Qu'est-ce qui est essentiel...?
L'éditeur a demandé à chacun des membres du comité éditorial d'exprimer
son point de vue quant à ce qui est le plus essentiel pour le développement
futur de l'Approche centrée sur la personne. À la lecture de cette question
ma réaction immédiate a été la suivante: « c'est d'une solide recherche dont
nous avons le plus besoin!» Laissez-moi m'expliquer.
Dans le champ de la pratique psychologique, les principes de base de la
thérapie centrée sur le client et de l'Approche centrée sur la personne ont
gagné en respect et sont souvent acceptés, même si ces principes vont
fréquemment à l'encontre de la façon habituelle de traiter les gens. En tant
que thérapeutes, consultants, éducateurs, nous avons mérité une place.
Je sens cependant que dans les universités nous sommes sous-représentés, fortement mal compris et, par erreur, perçus comme superficiels.
Nous sommes sous-représentés en partie parce que nous constituons une
menace pour l'esprit académique. Nous saisissons l'importance d'un
apprentissage expérientiel autant que l'importance d'un apprentissage
cognitif. Un tel apprentissage comporte le risque de se voir modifié par
l'expérience et cela peut être terrifiant à celui pour qui le monde est intellectuellement structuré. Peut-être est-ce partiellement dû à cet aspect des
choses qu'il y ait peu de membres des facultés qui aient été formés ou même
qui aient été exposés à l'Approche centrée sur la personne. Une autre
raison de la rareté de membres des facultés sensibles à l'Approche centrée
sur la personne est que la fascination envers l'apprentissage expérientiel
tend à détourner des individus prometteurs de l'accentuation académique
purement intellectuelle. Ils se tournent vers la pratique privée ou vont vers
d'autres activités des professions d'aide.
Par ailleurs les thérapeutes en pratique privée ne s'incluent pas de façon
significative dans le champ de la connaissance. À de rares exceptions près,
ils ne conduisent pas de recherches. La recherche est dans une large mesure
menée par les candidats au doctorat des universités, travaillant souvent sur
les thèmes qui retiennent l'attention de leur promoteur à la faculté. Étant
donné que ces promoteurs se montrent rarement intéressés par l'Approche
centrée sur la personne, le cercle est bouclé. Il y a relativement peu de
nouveaux savoirs développés dans notre champ. Il y a là un dilemme qui
comporte de sérieuses implications pour notre futur.
Je n'ai pas de solution claire à ce dilemme. Je peux simplement pointer
deux signes porteurs d'espoir. Là où la psychologie humaniste est
bien représentée dans les facultés — comme c'est le cas en divers endroits:
ACP Pratique et recherche n°8
51
Carl R. Rogers
Union Graduate School, The University of Hamburg (Allemagne de l'Ouest),
Saybrook Institute, Centerfor Humanistic Studies ou en d'autres lieux moins
connus — la recherche sur la base des hypothèses de l'Approche centrée sur
la personne est possible et est effectivement menée.
Les horizons de la recherche sont également élargis par les nouveaux
développements de la philosophie des sciences. Le terme même de
«recherche» était, par le passé, perçu de façon négative de la part des
thérapeutes parce qu'il était perçu comme investissant, au moyen d'une
approche statistique impersonnelle, des portions fragmentées de la personne et de son expérience. Les modalités de la logique positiviste ne sont
désormais plus les seules en cours dans les sciences comportementales, et
une variété de méthodes basées sur la phénoménologie sont reconnues
comme des voies valables pour faire avancer notre savoir. J'ai tenté de résumer certains de ces développements prometteurs dans un article récent
(Rogers, 1985). Même l'analyse méticuleuse d'un cas unique est une source
permettant l'émergence de la connaissance et génératrice d'hypothèses.
Il y a une seule manière par laquelle l'Approche centrée sur la personne
peut éviter de devenir étroite, dogmatique et restrictive. C'est au travers
d'études — rigoureusement pensées et menées avec cœur — qui ouvrent sur
de nouveaux horizons, font émerger de nouvelles prises de conscience,
mettent nos hypothèses au défi que s'enrichit notre théorie, que s'accroît
notre savoir et que nous sommes plus profondément engagés dans la
compréhension du phénomène du changement humain.
Référen ces
Rogers, C.R. (1985). Toward a more human science of the person. Journal of
humanistic Psychology, vol. 25, n° 4, pp. 7-242.
2
N.d.e.: Pour humaniser la science de l'homme, in Rogers, C.R., L'Approche centrée sur la personne,
Lausanne, Randin, 2001, pp. 313-329.
52
ACP Pratique et recherche n° 8
SYSTÈME RÉVISÉ D'ÉVALUATION POUR L'ÉTUDE DES ENTRETIENS
NON-DIRECTIFS CENTRÉS SUR LA PERSONNE
Jerome Wilczynski et al.
ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche
2008/2 - n° 8
pages 53 à 73
ISSN 1774-5314
Article disponible en ligne à l'adresse:
http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2008-2-page-53.htm
Pour citer cet article :
Wilczynski Jerome et al., « Système révisé d'évaluation pour l'étude des entretiens non-directifs centrés sur la
personne »,
Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2008/2 n° 8, p. 53-73. DOI : 10.3917/acp.008.0053
Distribution électronique Cairn.info pour ACP-PR.
© ACP-PR. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Système révisé
d'évaluation pour
l'étude des entretiens
non-directifs centrés
sur la personne
Jerome Wilczynski
Barbara Brodley
Illinois School of Professional Psychology
Argosy University, Chicago
Anne Brody
University of Chicago
Student Counseling and Resource Service
d.
Traduction: Françoise Ducroux-Biass
©
en
.c
Jerome Wilczynski, docteur en psychologie, est président du
département des études de premier cycle a Y Argosy University à
Chicago. Thérapeute non-directif, centré sur le client, il exerce
également en libéral.
Barbara Brodley, récemment décédée, fit partie du corps enseignant de l’Argosy University à Chicago. Pendant quarante-cinq
ans elle fut thérapeute, chercheur, auteur et théoricienne dans
l'Approche centrée sur le client.
Anne Brody, docteur en psychologie, est thérapeute centrée sur le
client au sein du Service de counselling et de ressources humaines
de l' University of Chicago. Elle exerce également en libéral.
Paru in The Person-CenteredJournal, vol. 15, N° 1-2, 2008, pp. 34-57.
ACP Pratique et recherche n° 8 53
Jerome Wilczynski, Barbara Brodley, Anne Brody
Résumé
Ce système d'évaluation pour l'étude des entretiens non-directifs
centrés sur la personne modifie et met à jour les versions précédentes publiées jusqu'ici (Brodley & Brody, 1990, 1991, 1993;
Brody, 1991). Ce système diffère des autres échelles d'évaluation
centrées sur la personne (Truax et Carkhuff, 1967; Lietaer, 1995;
Gundrum, Lietaer & Van Hees-Matthijssen, 1999) car il est le seul
système d'évaluation centrée sur la personne qui prenne en compte
l'intention ou l'attitude non-directive du thérapeute dans l'établissement des différents critères ou catégories d'évaluation.
Mots-clés: thérapie centrée sur la personne, entretiens non-directifs,
évaluation des réponses thérapeutiques.
Avant-propos
Barbara Brodley est décédée le 14 décembre 2007. Ce système d'évaluation
était très important pour elle et nous lui sommes redevables de nous avoir
permis de travailler étroitement avec elle et ainsi de pouvoir le rendre public.
Nous dédions ce travail à la mémoire de notre très cher mentor, professeur,
collègue et très chère amie. Les mots ne peuvent traduire l'affection que
nous lui portions ni dire combien elle nous manque.
Les personnes qui désireraient approfondir ce système d'évaluation en
vue d'un emploi précis peuvent contacter personnellement le principal
auteur de cet article pour toute information concernant les critères et le processus d'évaluation1.
Historique du système d'évaluation
Le système d'évaluation non-directive centrée sur le client fut initialement
développé par Barbara Brodley et Anne Brody pour l'étude des entretiens
de Carl Rogers, enregistrés sous forme de disques, vidéos, films et transcriptions dactylographiées, lesquels sont, au demeurant, disponibles pour
1
N.d.e.: Jerome Wilczynski, PsyD, voir coordonnées personnelles en fin d'article.
54
ACP Pratique et recherche n° 8
Système révisé d'évaluation pour l'étude
des entretiens non-directifs centrés sur la personne
consultation (Brodley & Brody, 1990). Les catégories d'évaluations de ce
système révisé sont dérivées de l'étude phénoménologique, étalée sur des
années, des réponses de Rogers à ses clients (Brodley, 1990, 1994, 1996,
1997a, 1997b) ainsi que de l'examen des réponses2 empathiques des étudiants qui désiraient apprendre l'art du processus de compréhension empathique non-directive de la thérapie centrée sur le client (Wilczynski, 1999,
2004). Par ailleurs, une modification de ce système d'évaluation a été utilisée par Cornelius-White (2003a, 2003b) pour explorer le construct de la
non-directivité, de ses relations à la thérapie et de ses résultats.
Parmi les deux catégories de réponses les plus générales se situe d'abord
celle des formulations du thérapeute qui correspond à l'essai de représentation exacte des sentiments que le client vient d'exprimer. Le thérapeute a
pour intention que ces formulations n'aient aucune influence directive sur
le sujet du client ou son processus subjectif. La deuxième catégorie consiste
en formulations provenant du cadre de référence du thérapeute (pas celui
du client), bien qu'elles puissent concerner le client, le thérapeute, d'autres
personnes ou autre. Ces formulations peuvent être délibérément directives,
comme par exemple demander au client d'approfondir ou d'expliquer
quelque chose et pourtant ne pas avoir pour intention d'influencer le client.
Dans cette deuxième catégorie, les formulations sont exprimées à partir
du cadre de référence interne du thérapeute, contrairement à celles de la
première catégorie dont les réponses représentent le cadre de référence du
client. Ainsi les catégories établies à partir des études qualitatives mentionnées ci-dessus, qui ont utilisé ce système d'évaluation, ont principalement
pour but de faire la distinction entre les intentions ou attitudes non-directives du thérapeute et les intentions ou attitudes directives, au cours de
l'entretien.
C'est en cela que ce système d'évaluation est différent des autres systèmes utilisés pour l'évaluation d'entretiens centrés sur le client (Truax &
Carkhuff, 1967; Carkhuff, 1969; Hill, Thames & Rardin, 1979; Lietaer,
1995; Hayes & Goldried, 1996; Gundrum, Lietaer & Van Hees-Mattijssen,
1999; Gazzola & Stalikas, 2003; Talkens, 2005). En termes plus précis, les
échelles précédentes n'établissent pas de distinctions catégorielles entre
les intentions du thérapeute relatives à sa compréhension exacte du cadre
de référence du client par rapport à d'autres intentions, ni n'évaluent ces
intentions. Dans la littérature centrée sur le client il n'y a pas d'autre système
2
N.d.t.: ce terme désigne une expression verbale ou gestuelle du thérapeute en réaction à une
situation donnée. Il ne s'agit pas nécessairement d'une réponse à une question posée.
ACP Pratique et recherche n°8
55
Jerome Wilczynski, Barbara Brodley, Anne Brody
qui évalue les intentions non-directives du thérapeute que celui de Brodley
& Brody (1990, 1991, 1993) ou Brody (1991). Pour Brodley (1997b) et
d'autres auteurs tels que Raskin (1947/2005; Moon, 2005; Bozarth,
2005/2001; Merry, 2004; Sommerbeck, 2004; Levitt, 2005; Wilders, 2005;
Witty, 2005) ce qui est distinctif et important pour comprendre la thérapie
centrée sur le client c'est le fait que toute l'Approche centrée sur le client
repose sur l'attitude non-directive du thérapeute. Comme l’affirmait John
Shlien, «être centré sur le client est par inhérence non-directif» (communication personnelle à B. Brodley, 1990). C'est la raison pour laquelle le développement d'un système d'évaluation qui identifie le comportement et les
attitudes du thérapeute non-directif est essentiel.
Dans les premières versions de ce système d'évaluation (Brodley, 1990,
1992, 1993; Brody, 1991), les réponses de compréhension empathique
n'étaient pas différenciées par types, mais étaient classées en une seule
catégorie. Depuis ces dernières études, Brodley (1994,1995a, 1995b, 1996,
1999, 2002) a qualitativement analysé et différencié les types de réponses
empathiques et dans le cadre de sa recherche, Wilczynski (1999, 2004) a
donné par la suite des définitions aux catégories. Ces définitions contenues
dans le système d'évaluation rendent les catégories opérationnelles et
permettent ainsi aux chercheurs de classer les réponses systématiquement. D'autres chercheurs (Nelson, 1994; Bradburn, 1996; Diss, 1996;
Weinstein, 2007) ont utilisé ce système pour la recherche. Aujourd'hui,
le système d'évaluation a été révisé par Wilczynski ainsi que par les premiers auteurs.
Le système d'évaluation
D'après Brodley & Brody (1990, 1991, 1993) et Brody (1991), les réponses
des thérapeutes aux formulations des clients — différentes de celles adressées au thérapeute — sont évaluées et placées dans l'une de cinq grandes
catégories qui s'excluent mutuellement. «Un système secondaire classe
les réponses dans d'autres catégories non exclusives et non exhaustives»
(Brodley & Brody, 1993, p.2).
Le système d'évaluation des réponses de compréhension empathiques,
et autres genres de réponses, «utilise des définitions théoriques et infère
l'existence d'intentions derrière les réponses du thérapeute» (Brodley &
Brody, 1993, p. 1). L'utilisation d'inférences dans l'évaluation implique «que
l'on peut juger le comportement d'un thérapeute [centré sur le client]
sur les apparences et que l'on peut croire que ses formulations relèvent
56
ACP Pratique et recherche n° 8
Système révisé d'évaluation pour l'étude
des entretiens non-directifs centrés sur la personne
du bon sens». (Brodley & Brody, 1993, p. 1). Cette pratique semble justifiée
par le consensus élevé de chercheurs indépendants qui utilisent le système
(quatre-vingt-dix à cent selon Brodley & Brody, 1990, 1991, 1993; Brody,
1991) et la possibilité de négocier un accord entre les chercheurs sur des
formulations qui ne concordent pas. Lorsque faire se peut, il est utile
d'écouter les enregistrements pendant la lecture des transcriptions, mais ce
n'est pas nécessaire. La relation entre les significations des formulations
du thérapeute et les formulations antérieures du client; la syntaxe du
thérapeute, les expressions tâtonnantes des réponses du thérapeute, les
remarques subséquentes du client, y compris les formulations d'accord ou
de désaccord et la facilité du thérapeute à accepter ces corrections, tout ceci
fournit une forte évidence des intentions non-directives du thérapeute.
Critères de catégorisation et d'évaluation d'une réponse
Pour classer les réponses par catégories et les évaluer, il faut d'abord déterminer les critères caractéristiques qui constituent une réponse distincte et
articulée du thérapeute (Brodley & Brody, 1991). Cela en raison du fait
qu'une réponse distincte n'est pas nécessairement identique aux unités
d'interaction entre le thérapeute et le client. Avant d'évaluer les réponses,
et dans le cas où il est fait recours à plusieurs évaluateurs pendant la
recherche, il est nécessaire que toute différence dans l'évaluation des
réponses distinctes soit résolue au moyen d'une négociation. Les critères
ci-dessous sont tirés de la version de Brodley & Brody de 1993 et ont été
révisés comme suit:
1. La formulation du thérapeute représente une attitude distincte qui
permet à la réponse d'être désignée comme distincte. C'est l'intention
apparente, représentée isolément ou dans une séquence de formulations
du thérapeute, qui détermine une réponse séparée [...]. Dans un texte
dactylographié, une série de formulations peuvent avoir été regroupées
et comptées en une seule réponse. Dans ce système d'évaluation
elles seront toutefois considérées comme des réponses séparées si leurs
intentions apparentes sont différentes. Il arrive que dans une seule
phrase ou un seul paragraphe de verbalisations, l'existence de plusieurs
intentions distinctes constituent plus d'une seule réponse. [Par exemple
des intentions apparentes différentes peuvent correspondre à ce que
le client a dit, à un début de réponse à une de ses questions ou encore
a quelque chose que le thérapeute lui raconte.]
ACP Pratique et recherche n° 8
57
Jerome Wilczynski, Barbara Brodley, Anne Brody
2. Un fragment de verbalisation qui ne constitue pas une phrase complète
mais qui peut donner suffisamment d'information pour transmettre une
intention apparente et pouvoir ainsi être étalonné de manière spécifique,
est considéré comme une réponse.
3. S'il existe un arrêt entre deux formulations, la réponse [intermédiaire]
est considérée comme distincte, même si les formulations qui ont eu
lieu avant et après l'arrêt sont évaluées comme appartenant à la même
catégorie.
4. Les gestes verbaux du type «je vois», «OK», «M-hm», etc. ne sont
pas considérés comme des réponses articulées mais sont répertoriées
dans une catégorie séparée appelée «reconnaissances».
5. Quand un commentaire intermédiaire du client est minimal et que le
commentaire intermédiaire du thérapeute est continu ou répète la même
formulation, ceci est considéré comme une réponse.
Réponses mises à part pour évaluation séparée
1. Les réponses du thérapeute aux questions du client sont mises à part
pour être évaluées séparément. En effet les questions qui sont posées au
thérapeute par le client demandent de la part du thérapeute une considération différente de celle accordée aux narrations d'ouverture de soi
(Brodley, 1989, 2004; Kemp, 2004).
2. Les réponses relevant du milieu ambiant (dactylographie ou organisation
matérielle) n'étant pas des réponses aux demandes formulées par le
client, mais des expressions spontanées du thérapeute, elles sont mises
a part pour être évaluées séparément.
3. Les discussions d'ordre matériel concernant la thérapie ou toute autre
question d'ordre pratique (honoraires, rendez-vous) ne sont pas évaluées
en tant que réponses distinctes. Elles sont considérées comme extrathérapeutiques et en conséquence sont omises des évaluations (Brodley
& Brody, 1993). Toutefois, suivant les besoins du chercheur, de tels
dialogues peuvent être évalués séparément.
6. «Les introductions [aux séances] par le thérapeute comme: 'je suis prêt
a entendre tout ce dont vous désirez parler' ne sont pas considérées
comme des réponses distinctes. Elles sont omises des évaluations car
elles ne sont pas considérées comme des réponses à des formulations ou
autre comportement du client.» (Brodley & Brody, 1993, p. 4.) Ces introductions peuvent néanmoins faire l'objet d'études concernant leurs
caractères non définitif et non-directif.
58
ACP Pratique et recherche n° 8
Système révisé d'évaluation pour l'étude
des entretiens non-directifs centrés sur la personne
Catégories de réponses mutuellement exclusives,
évaluées dans le système
«D'une étude d'entretiens centrés sur le client aux fins de déterminer les
intentions reconnaissables et présentes dans le matériau il est ressorti cinq
[grandes] catégories d'intentions. À l'exception de celles omises ci-dessus,
ces catégories caractérisent cinq intentions apparentes différentes et
constituent 100 % des réponses articulées par le thérapeute dans une transcription.» (Brodley & Brody, 1993, p. 4.) Toutes les réponses qui ne sont
pas mises à part sont évaluées dans cinq grandes catégories. Les grandes
catégories trouvées chez Brodley & Brody (1990, 1991, 1993) et Brody
(1991) ont été scrupuleusement préservées et se déclinent comme suit:
(I) réponse de compréhension empathique, (II) commentaires du thérapeute, (III) interprétation/explication, (IV) accord du thérapeute, (V) question directive. Toutes les
réponses d'un même échantillon d'entretiens, à l'exclusion des réponses
mises à part pour évaluation séparée, sont placées dans l'une des cinq
grandes catégories.
Types de réponses de compréhension empathique
I-Réponses de compréhension empathique
Les réponses sont généralement classées comme réponses de compréhension empathique lorsque l'intention apparente du thérapeute est de vérifier
sa compréhension de l'expérience, du sentiment ou du point de vue qui
vient d'être exprimé par le client (Rogers, 1957a, 1986a/2002; Brodley,
1997a, 1997b; Brodley & Brody, 1993). Ces réponses de vérification sont
l'expression de ce que le thérapeute a perçu de ce que le client essayait de
transmettre à travers ses gestes et son langage (Brodley & Brody, 1990,1991,
1993; Brody, 1991).
Arriver à comprendre empathiquement ce que le client transmet n'a pas
pour objet de différencier ses sentiments hors de la forme de communication et d'expression de soi du client. Les thérapeutes doivent accorder plein
respect et attention à toutce que le client communique. La compréhension
empathique ne vise pas seulement les sentiments ou le processus d'experiencing apparent du client. Cependant le thérapeute n'aura pas réussi une
véritable compréhension empathique avant que le client n'ait exprimé
ou signifié ce qu'il voulait dire personnellement ainsi que ce qu'il a ressenti
intérieurement et que le thérapeute l'ait compris (Brodley, 1996, 2002).
ACP Pratique et recherche n° 8
59
Jerome Wilczynski, Barbara Brodley, Anne Brody
Dans ce système d'évaluation, lorsque le client corrige le thérapeute en
indiquant que celui-ci ne l'a pas complètement ou correctement compris,
la réponse est encore considérée comme réponse de compréhension empathique
si elle apparaît comme étant l'intention du thérapeute (Brodley & Brody,
1991, 1992, 1993; Brody, 1991). En d'autres termes, d'après le client, la
réponse de compréhension empathique peut être ou non totalement exacte.
L'échange thérapeutique suivant — citation par Brody d'un entretien avec
Rogers (1983) — est un exemple de réponse de compréhension empathique:
Client: J'ai peur que les gens le voient. Qu'ils voient que je ne suis
pas vraiment compétent ou capable. Que je ne suis pas à la hauteur.
Rogers: Ce serait vraiment effrayant si les gens découvraient ce que
vous êtes véritablement. Et que vous n'êtes pas à la hauteur...
peut-être n'êtes-vouspas à la hauteur (p. 20).
Voici un autre exemple de réponse de compréhension empathique trouvée
chez Rogers (1946):
Client: J'ai l'impression que ma partie sexuelle, là en bas, est morte,
complètement morte. Je n'ai jamais eu ça avant. Peut-être que
je suis tombé sur quelque chose de nouveau? Je n'ai jamais eu ça.
J'ai eu affaire à d'autres problèmes. Mais je n'ai jamais eu ce sentiment de mort complète.
Rogers: C'est en quelque sorte comme si, du moins récemment,
vous ressentiez que vous êtes mort sexuellement (cité par Brody,
1991, p. 21).
Lorsqu'une réponse empathique a été identifiée, elle peut être classée dans
l'un des quatre types de réponses de compréhension empathique, si une
telle discrimination est nécessaire pour la recherche. Autrement il suffit
aux évaluateurs de la placer sous la rubrique réponse empathique lorsqu'ils
procèdent aux discriminations catégorielles.
En se basant sur la recherche de Brodley (1993, 1994, 1995a, 1995b,
2002), Wilczynski (1999, 2004) a adapté les idées de Brodley qu'il a exprimées dans une communication personnelle. Il a délinéé quatre types de
réponses de compréhension empathique qu'il nomme ainsi: (a) véritables
réponses de compréhension empathique littérales, (b) véritables réponses de compréhension empathique complexes, (c) véritables réponses de compréhension empathique
informationnelles, (d) questions de clarification. En 2004, Wilczynski (pp. 7-9)
définit ces quatre types de réponses empathiques comme suit:
a) Une véritable réponse empathique littérale est celle qui saisit le ressenti,
l'expérience ou le point de vue exprimés par le client en répétant ce qu'il a
60
ACP Pratique et recherche n° 8
Système révisé d'évaluation pour l'étude
des entretiens non-directifs centrés sur la personne
communiqué. En d'autres mots, la forme de la réponse du thérapeute
est [...] presque une réplique des mots du client, avec l'intention de
comprendre. [L'attitude vocale et gestuelle du thérapeute ou de légères]
altérations dans les mots [communique que] les [ . ] réponses [ . ] du
thérapeute (sic) [représentent] l'expérience du client plutôt que celle du thérapeute. Voici un exemple de véritable réponse empathique littérale:
Client: Quand il a dit ça, ça m'a vraiment fait mal.
Thérapeute: Quand il a dit ça, ça vous a vraiment fait mal.
Les véritables réponses de compréhension empathique littérales sont considérées
comme un véritable suivi empathique du client car elles saisissent l'essence
ou le sens de ce que communique le client en même temps que les détails
informationnels les plus significatifs qui expliquent pourquoi le client a fait
l'expérience de cette situation d'une manière particulière.
b) Les véritables réponses de compréhension empathique complexes correspondent
aux critères de compréhension empathique du cadre de référence interne du
client. Toutefois, le thérapeute [peut utiliser] ses propres mots dans sa
réponse [comme parfois utiliser certains des mots du client]. En voici un
exemple:
Client: Je ne me sens vraiment pas dans mon assiette aujourd'hui.
Je me suis levé tard, j'ai raté le bus, et en me dépêchant je me suis
renversé le café sur les souliers. Ah! Je déteste ce genre de journées.
Thérapeute: Vous le détestez vraiment et vous vous sentez perdu
quand la journée commence avec tant de contretemps.
Dans cet exemple, le thérapeute communique qu'il comprend combien le
client déteste quand la journée commence mal. Ne pas se sentir tout à fait
«bien» en conséquence de la manière dont le jour a commencé est un
sentiment très étroitement lié à la haine du client pour ce genre de journées.
Le thérapeute comprend exactement la source bifocale du sens affectif,
de même que les détails d'information qui expliquent les raisons de l'origine
du ressenti du client.
c) Les réponses informationnelles qui ne sont pas véritablement de compré-
hension empathique «pistent3» les informations données par le client mais
sont dépourvues d'expression de compréhension du sens [personnel] que
3
N.d.t.: en anglais: «tracks».
ACP Pratique et recherche n°8
61
Jerome Wilczynski, Barbara Brodley, Anne Brody
cette information revêt pour le client. Ce type de réponse ne peut pas être
considéré comme une véritable réponse de [compréhension] empathique
[complexe] car il ne correspond pas à la signification ni à l'essence de la
communication du client d'une part, et que le client n'a pas exprimé de
ressenti personnel d'autre part. Par exemple:
Client: Je me suis levé tôt, je suis allé à l'épicerie, je suis passé
prendre mes souliers chez le cordonnier, j'ai fait le repas, j'ai mangé
et fait la vaisselle. Je suis vraiment fatigué.
Thérapeute: Vous en avez fait beaucoup aujourd'hui. Vous êtes allé
a l'épicerie, chercher vos souliers chez le cordonnier, vous avez fait
le repas, vous avez mangé et vous avez même fait la vaisselle.
Cet exemple met en évidence le suivi ou le tracé du contenu informationnel de la communication du client. En tant que tel il entre dans la
rubrique de [compréhension] empathique. Malheureusement le thérapeute
n'a pas su voir la manière dont cette information a affecté le client [à savoir
qu'elle avait fatigué le client]. C'est pourquoi cette réponse ne peut pas
être considérée comme véritable réponse de compréhension empathique
car elle n'apporte pas au client la compréhension de l'impact que l'information a eu sur lui. De ce fait le client ne peut pas être certain d'avoir
été correctement compris ou non. Néanmoins les questions informationnelles
qui ne sontpas de compréhension empathique sont classées comme des réponses
de [compréhension] empathique puisque l'intention du thérapeute est
simplement de comprendre ou de suivre le client.
d) Les questions de clarification tombent dans la rubrique des [réponses de
compréhension] empathique quand l'intention de la question posée est
de vérifier de manière explicite si le thérapeute comprend exactement
le client. Ces questions ne sont pas suscitées par le désir d'obtenir plus
d'information que celle qui est fournie par le client. Voici un exemple de
question de clarification:
Client: Mon patron m'a dit que je n'avais pas assez travaillé aujourd'hui. Bien, vous savez, j'ai crevé un pneu, [ah, vraiment!] Je déteste
vraiment ça, vous savez.
Thérapeute: Vous voulez dire que c'est le reproche que vous détestez ou l'ennui d'avoir un pneu crevé ?
Dans cet exemple, étant donné l'ambiguïté de la communication du client,
le thérapeute ne fait qu'essayer de savoir ce qui est détesté [...].
62
ACP Pratique et recherche n° 8
Système révisé d'évaluation pour l'étude
des entretiens non-directifs centrés sur la personne
Ne sont considérées comme questions de clarification que les réponses
dont le but est de clarifier expressément l'exactitude de ce que le thérapeute,
incertain de sa compréhension, a compris de la communication du client,
que ce soit totalement ou en partie.
Les quatre autres grandes catégories de réponses sont des exemples du
comportement du thérapeute lorsque l'intention immédiate de ses réponses
semble être autre qu'une vérification de sa compréhension (Brodley &
Brody, 1990, 1991, 1993; Brody, 1991).
II - Commentaires du thérapeute
Comme établi par Brodley & Brody (1990, 1991, 1993) et par Brody (1991)
les réponses sont considérées comme commentaires du thérapeute lorsque l'intention apparente du thérapeute est de faire part de son observation ou
de son opinion, ou encore d'exprimer son propre ressenti sur le client de
même que sur un point de vue d'ordre général. L'exemple ci-après est tiré
d'un écrit de Rogers (1985a):
Client: Mais pas pour moi. Non, non, oui. Il faut que j'éclaircisse
ça, parce que je ne pense pas que je sois honnête quand je dis que
c'est OK — Vous pouvez être comme ça.
Rogers: Ce qui me frappe un peu c'est que vous êtes bien plus
dur avec vous-même que vous ne le seriez avec un client. (Cité
par Brody, 1991, p. 21).
Il se peut également qu'un commentaire du thérapeute (représentation de soi)
relate l'expérience du thérapeute plutôt que celle du client (Brodley & Brody,
1990, 1991, 1993; Brody, 1991). D'un entretien entre un thérapeute et un
client (Rogers, 1977, p. 22), Brody a extrait l'exemple qui suit:
Client: Je ne sais pas. Je pensais ça, quand nous, avant, quand nous
parlions de la colére... J'y ai beaucoup pensé.
f: J'ai beaucoup réfléchi à ce que vous aviez à dire là-dessus.
III - Réponses d'interprétation ou d'explication
Les réponses sont considérées comme interprétation ou explication
lorsque l'intention apparente du thérapeute est d'expliquer le client au client
(Brodley & Brody, 1990, 1991, 1993; Brody, 1991). Par exemple:
Client: ... J'aimerais vraiment lui dire que, euh, je l’aime vraiment
beaucoup.
ACP Pratique et recherche n° 8
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Jerome Wilczynski, Barbara Brodley, Anne Brody
Rogers: C'est pourquoi vous me le dites à moi au lieu de le lui
diré... (cité par Brody, 1991, p. 22).
En 1991, Brody donne un autre exemple d'une interprétation ou explication
extraite de Rogers (1982, p. 22):
Client: .. J'aime qu'on me dise que je peux être plus... J'aimerais
juste que vous me donniez la permission d'être moi. Dites-moi,
Carl... Je dirai, «Carl Rogers a dit que vous pouvez être vousmême», vous savez, vous avez dit qu'on peut faire ça. Je leur dirai
que vous réussissez très bien.
Rogers: Et le problème que vous semblez avoir soulevé dans
l'entretien c'est: pouvez-vous vous dire à vous-même d'être
vous-même ?
IV- Accord du thérapeute
D'après Brodley & Brody, (1990, 1991, 1993) et Brody (1991) les réponses
sont identifiées comme accord du thérapeute lorsque l'intention apparente
du thérapeute est d'être verbalement en accord avec le client. Brody cite
l'exemple suivant:
Client: ...Bien sûr, il y a maintenant une horloge biologique...
du coup tout n'est pas dans mon camp.
Rogers: C'est vrai (Rogers, 1985b, p. 23).
Toujours chez Rogers (1977), voici un autre exemple d'accord du thérapeute:
Client: ... Et en même temps, vous savez je n'ai pas eu la chance
que quelqu'un accepte le mien. Ou bien je ne la leur ai pas donnée.
Rogers: Oui. Peut-être vous ne la leur avez pas donnée (Brody,
1991, p. 23).
Bien qu'il ne soit pas pris chez Rogers, voici un autre exemple d'accord du
thérapeute:
Cliente: Peut-être que je me suis trompée tout du long. Peut-être
qu'il m'aime vraiment?
Thérapeute: Je pense qu'il se peut que vous ayez raison là-dessus.
V- Questions directives
Il est possible d'identifier une question directive par l'apparente intention du
thérapeute de diriger, sous forme de question, les sentiments, les réponses,
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ACP Pratique et recherche n° 8
Système révisé d'évaluation pour l'étude
des entretiens non-directifs centrés sur la personne
les pensées ou les considérations du client (Brodley & Brody, 1990, 1991,
1993; Brody, 1991). Dans l'extrait qui suit, Brody nous donne un exemple
de question directive chez Rogers (1977):
Client: ... Et je ne sais pas vraiment comment... Et je ne sais
pas vraiment comment faire avec 9a... Vraiment je ne sais pas
(soupirs). Vous savez, vraiment donner tellement de vous-même
c'est simplement fou. Trop (soupirs).
Rogers: Si vous aviez pleuré quelles auraient été certaines des questions sur lesquelles vous auriez pleuré? (Brody, 1991, p. 23.)
Autre exemple de question directive toujours tiré de Rogers (1985b):
Client: Je ne suis pas vraiment un raté, mais il y a encore ce
ressenti au-dedans de moi que quelque chose d'autre pourrait
avoir été fait.
Rogers: Presque un ressenti corporel? (cité par Brody, 1991, p. 24.)
Autres catégories descriptives
Les réponses peuvent être classées en d'autres catégories suivant les intérêts
et les buts du chercheur. Ces catégories additionnelles permettent une analyse plus détaillée de l'entretien. Elles sont présentées ci-après telles qu'elles
apparaissent chez Brodley & Brody (1990, 1991, 1993) et Brody (1991):
(1) réponse à la première personne; (2) tâtonnements; (3) représentations
de soi; (4) réponses aux questions du client; (5) désaccord du client. Cette
dernière catégorie est la seule qui évalue les significations du client plutôt
que celles du thérapeute.
Réponses à la première personne
Les réponses de compréhension empathique sont classées comme réponses
a la première personne lorsque le thérapeute utilise la première personne pour
répondre à partir du point de vue du client. Voici un exemple de réponse à
la première personne cité par Brody (1991, p. 25):
Client: Je n'en sais pas assez sur la question, euh... Il me semble
que, euh... et il me semble que le, euh, tout vient de cette idée que
je ne suis pas assez compétent dans ce que je fais.
Rogers: Vous ressentez comme: «je ne suis pas à la hauteur. Je n'en
sais pas assez. Je suis... Il se peut que je sois nerveux, il se peut que
ACP Pratique et recherche n°8
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Jerome Wilczynski, Barbara Brodley, Anne Brody
je, il se peut que j'échoue. Je suis juste, euh, je ne suis vraiment pas
a la hauteur.» (Rogers, 1983).
Et voici encore un autre exemple de réponse à la première personne tiré de
Rogers (1986b) par Brody (1991, p. 26):
Client: Je me demande maintenant comment je répondrais en ce
moment s'il n'y avait personne d'autre dans cette pièce que vous
et je, vous et moi... Je ne sais pas.
Rogers: Mais du moins la question est posée. «Si nous étions seuls
est-ce que je serais en train de parler, est-ce que je serais en train
de faire quelque chose de différent de ce que je fais maintenant?»
Tâtonnement
D'après Brodley & Brody (1993, p. 10) les réponses sont évaluées comme
tâtonnement quand le thérapeute fait référence à son propre degré de certitude ou de tâtonnement dans sa formulation de compréhension empathique. Brody (1991, p. 27) cite l'exemple suivant chez Rogers (1986b):
Rogers: Il semblerait que votre préoccupation soit de ne pas pouvoir répondre aux attentes.
Client: Oui.
Rogers: Et dans la mesure où je peux le deviner, c'est à vos propres
attentes que vous avez peur de ne pas pouvoir répondre.
Représentation de soi
Les réponses sont classées sous la rubrique représentation de soi lorsque le
thérapeute révèle quelque sentiment personnel au client. L'exemple suivant,
cité par Brody (1991, p. 27), est tiré de Rogers (1982):
Rogers: ...Ce que je sens, c'est qu'ils aillent au diable tous ceux
qui désirent pouvoir dire «ah, voici Carl Rogers!» Je suis juste Carl.
Je préférerais être moi, être la personne que je suis.
Ci-après, voici un autre exemple de représentation de soi qui n'est pas de
Rogers, cette fois-ci:
Client: Pendant ma dernière année à l'université, j'ai décidé
de ne pas continuer mes études de musique mais de devenir
psychologue.
Thérapeute: J'ai juste pris la même décision alors que je terminais
ma licence.
O)
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ACP Pratique et recherche n° 8
Système révisé d'évaluation pour l'étude
des entretiens non-directifs centrés sur la personne
Réponse aux questions du client
Une évaluation adéquate des réponses au client repose sur une analyse
sophistiquée et séparée qui établit la différence entre les représentations du
client et ses narrations pendant les séances. L'examen d'un important
échantillon de séances a fait ressortir la nécessité d'établir des sous-catégories de réponses à ces questions (Brodley, 2004; Kemp, 2004; Brodley,
1989).
Toutefois, les réponses sont généralement classées comme réponses aux
questions du client«si la réponse du thérapeute suit le client qui pose la question ou réagit à celui-ci. La classification dans cette catégorie ne dépendpas
de la réponse du thérapeute qui répond à la question» (Brodley & Brody,
1993, p. 8). Le thérapeute peut répondre, ignorer, aborder la question sans
toutefois y répondre ou bien utiliser une combinaison de ces catégories en
réponse à la question du client. «Il n'est pas nécessaire, le cas échéant, que
la réponse du thérapeute intervienne immédiatement après la question
du client pour la classer en tant que réponse à un client» (Brodley & Brody,
1993, p. 8). Ci-après, voici un exemple de réponse à la question d'un client
pris chez Rogers (1964) et cité par Brody (1991, p. 25):
Client: Par exemple, dans mon cas, comment réagiriez-vous à
[?]... comme je n'ai pas de but, comme je le disais, il y a un
moment. Que feriez-vous pour m'aider ?
Rogers: Eh bien, parlons en un peu. Euh, vous dites que vous
n'avez pas de but.
Autre exemple trouvé chez Rogers (1957b):
Client: C'était la combinaison, je pense... Avez-vous remarqué
mes... je bouge les pieds.
Rogers: Oui, j'ai remarqué. (Cité par Brody, 1991, p. 25.)
Désaccord du client
Comme ce fut le cas pour l'analyse des réponses aux questions (Brodley,
2004; Kemp, 2004; Brodley, 1989), cette catégorie concerne les réponses du
client plutôt que celles du thérapeute. Le classement dans cette catégorie
repose sur le jugement du discours du client sur lui-même en relation à une
réponse de compréhension empathique du thérapeute. «Les réponses sont
considérées comme désaccord du clientlorsque le client manifeste pleinement
son désaccord avec la réponse [de compréhension empathique] du thérapeute.» (Brodley & Brody, 1993). Voici un exemple de désaccord du clientcité
par Brody, 1991, p. 27):
ACP Pratique et recherche n° 8
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Jerome Wilczynski, Barbara Brodley, Anne Brody
Rogers: Vous avez l'impression d'avoir été quelque peu désespéré
a ces moments...
Client: Non, je ne me sentais pas désespéré. Seulement, je ne comprenais pas. Je ne sais pas pourquoi je me suis évanoui.
Brody (1991, p. 28) cite un autre exemple tiré de Rogers (1957b):
Rogers: C'est plutôt troublant, n'est-ce pas? Désirer très fort un
enfant... désirer le miracle... et pourtant ne pas être sûre.
Cliente: Bien, je crois que je suis sûre que je le désire...
Accord entre évaluateurs
Il a été procédé au calcul du pourcentage d'accord entre les évaluateurs des
premières versions de ce système d'évaluation (Brodley & Brody, 1990,
1991, 1993; Brody, 1991; voir aussi Brodley, 1994, 1995b, 1997b, 2001,
2002) aussi bien que de tous les types de réponses empathiques qui ont suivi
(Wilczynski, 1999, 2004).
Tel que le rapporte la version de 1993 de ce système d'évaluation,
le pourcentage d'accord entre les évaluateurs «[...] par réponse et pour
[les cinq grandes] catégories mutuellement exclusives a reposé sur les
jugements de deux évaluateurs indépendants, et a été mesuré d'après le
pourcentage d'accord entre les deux évaluateurs. Pour les deux types de
jugement, [l'accord] s'est situé entre quatre-vingt-dix et cent pour cent.
La moyenne de l'accord fut de quatre-vingt-quatre pour cent en ce qui
concerne l'identification d'une réponse distincte, et de quatre-vingt-deux
pour cent en ce qui concerne les catégories mutuellement exclusives»
(Brodley & Brody, 1993, p. 11).
D'après Wilczynski (1999, 2004) il en est de même pour les types de
réponses de compréhension empathique. Le pourcentage d'accord entre les
évaluateurs a été déterminé, avec quelques modifications, selon le processus reporté dans les versions précédentes de Brodley & Brody (1990,1991)
et Brody (1991). Pour Wilczynski (1999, 2004) le pourcentage moyen
d'accord entre les évaluateurs a été de quatre-vingt-dix pour cent.
Conclusions
A l'exception de ce système, aucun des systèmes mis en place pour évaluer
les réponses dans les entretiens centrés sur le client n'a jamais pris en
68
ACP Pratique et recherche n° 8
Système révisé d'évaluation pour l'étude
des entretiens non-directifs centrés sur la personne
compte l'attitude non-directive de la thérapie centrée sur le client dans son
processus d'évaluation (voir Truax & Carkuff, 1967; Carkuff, 1969; Hill,
Thames & Rardin, 1979; Gundrum, Lietaer & Van Hees-Matthijssen, 1999;
Gazzola & Stalikas, 2003; Talkens, 2005). Ce système d'évaluation établit
des catégories de réponses suivant l'inférence de l'attitude non-directive du
thérapeute centré sur le client.
Les auteurs pensent que ce système peut aider les étudiants en thérapie
centrée sur le client à comprendre si l'attitude non-directive est compromise
dans leur travail thérapeutique. Nous estimons d'après nos expériences que,
lorsqu'il est utilisé dans la transcription des entretiens, ce système aide les
étudiants à identifier et à comprendre exactement comment leurs réponses
expriment les attitudes.
Pour contacter les auteurs:
Jerome Wilczynski: [email protected].
Ou à l'université: [email protected].
ACP Pratique et recherche n° 8
69
Jerome Wilczynski, Barbara Brodley, Anne Brody
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ACP Pratique et recherche n°8
73
CRÉATIVITÉ ET SANTÉ PSYCHOLOGIQUE
John M. Shlien et al.
ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche
2008/2 - n° 8
pages 74 à 87
ISSN 1774-5314
Article disponible en ligne à l'adresse:
http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2008-2-page-74.htm
Pour citer cet article :
Shlien John M. et al., « Créativité et santé psychologique »,
Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2008/2 n° 8, p. 74-87. DOI : 10.3917/acp.008.0074
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Créativité et
santé psychologique
John Shlien
Traduction: Marie-Hélène d'Arifat et Françoise Ducroux-Biass
John Shlien, décédé en 2002, était un proche collaborateur et
ami de Carl Rogers. Il a travaillé à l'Université de Chicago, puis à
celle de Harvard en tant que Professor of Education and Counseling
Psychotherapy, avant de prendre sa retraite en Californie.
Résumé
Dans cet exposé donné lors de la Conférence d'automne du
personnel de «l'Association américaine du management», en
septembre 1956 à New York City1, l'auteur aborde la question du
potentiel créatif de l'être humain et de la richesse qu'il représente
pour la société, pour peu que l'on s'occupe de le développer.
Il commence par distinguer création et production, avant de
présenter les caractéristiques de la personne créative. L'être
humain sera d'autant plus capable d'être créatif qu'il est en bonne
santé psychologique. Ce postulat est d'abord discuté, avant d'être
renforcé par les résultats de la recherche en psychothérapie.
Puisque la thérapie permet à des personnes en difficulté de mieux
fonctionner, une démarche similaire permettrait sans doute à des
personnes fonctionnant sans difficulté particulière de progresser
vers une plus grande créativité.
Mots-clés: créativité, personne créative, santé psychologique,
croissance, counseling.
1
Publié inA collection ofthework ofJohnM. Shlien, 2003, Ross-on-Wye, PCCS Books, pp. 19-29.
74 ACP Pratique et recherche n° 8
Créativité et santé psychologique
- I La créativité n'est que depuis peu une qualité respectable. Elle a longtemps
été considérée avec dérision ou suspicion comme si elle se rapportait à
des activités non pratiques et féminines telles que l'art, le bricolage, la
cuisine aux herbes — ou qu'elle concernait plutôt des personnes, tels l'inventeur farfelu, le scientifique utopique ou les fous de village. Aujourd'hui,
la créativité est considérée comme une qualité utile et désirable. Une grande
école d'ingénieurs propose un cours sur la «pensée créative», beaucoup
d'universités l'ont incluse dans leur cursus, les industries s'y intéressent 2 ..
L'artiste-créateur n'a plus besoin de l'aide d'un riche mécène. Il est
largement admiré et bien payé; il se peut qu'il soit mécène lui-même
et contribue financièrement à des initiatives comme la mise en place de
bibliothèques, de bourses etc.
Pourquoi ce changement ? Peut-être parce que, comme l'ont fait remarquer [le sociologue] David Riesman et quelques autres, nous passons en
ce moment, idéologiquement et économiquement, de la précarité à
l'abondance. Cela veut dire plus de temps libre que nous utilisons en partie pour chercher et pour développer de nouvelles idées. La technologie
se développe à une telle vitesse que nous pourrions concrétiser presque
n'importe laquelle de nos inventions. Des idées, ce n'est presque que de cela
dont nous avons besoin. (Westinghouse a récemment fait de la publicité
pour «son corps scientifique» de douze mille personnes: «À votre service.
Que voulez-vous qu'ils fassent pour vous ?»). L'automatisation, la consommation en hausse, l'augmentation de la production, les changements rapides
et l'obsolescence, la communication de masse et la lutte pour un meilleur
niveau de vie — tous ces facteurs se combinent et font augmenter la
demande pour de nouveaux modèles et de nouveaux produits. La créativité
est appelée à avoir un rôle encore plus grand et un sens encore plus large
que jamais auparavant.
Dans le domaine de l'industrie, la créativité appliquée devra probablement être induite à partir du sommet de la hiérarchie. D'abord parce
qu'actuellement les conditions qui permettent le développement, la reconnaissance et la récompense de l'action créative n'existent généralement
2
Lorsque Morris Stein, PhD, professeur de cette université [Chicago, N.d.t.], a ouvert son
étude sur la créativité aux chercheurs de la chimie, beaucoup plus de compagnies qu'il ne put
en accepter ont posé leur candidature.
ACP Pratique et recherche n°8
75
John Shlien
qu'à ce niveau. Deuxièmement, il semble plus difficile de trouver du
talent chez les cadres ; en conséquence il faut insister sur la qualité.
Troisièmement, et c'est le plus important, c'est du haut de la hiérarchie
que le ton est donné à ceux qui sont au-dessous. Des résultats créatifs
dépendent fortement de l'atmosphère que seul un cadre créatif peut établir.
Nous avons donc besoin d'en savoir bien plus sur la créativité. Qui est
créatif? Comment cette créativité peut-elle se développer? Pour ouvrir
le débat, nous ferons la distinction entre deux sortes de travail: la création
et laproduction. Les deux sont utiles. Le même individu peut les combiner
a des degrés divers et de telle manière qu'elles ne s'excluent pas mutuellement, même si, dans la pratique, elles s'excluent souvent. C'est sans
doute pourquoi la personne dite «pratique» tourne souvent le «créatif» en
dérision, le qualifiant de «rêveur» car sur certains plans, il y a entre ces deux
personnes de réelles différences. Nous avons tendance à oublier toutefois
que rien n'est plus pratique, au sens utilitaire du mot, qu'un bon rêve.
Le travail le plus utile c'est celui de la production. On peut augmenter cette
production en l'accélérant. Mais on ne produira que la même chose en plus
grande quantité. C'est un travail de routine qu'on peut apprendre en s'entraînant. La création au contraire implique nouveauté et originalité. Elle ne
s'apprend pas; elle est inventée. Elle s'améliore par expansion. Elle
débouche sur d'autres choses qu'elle-même. Et c'est cette dernière distinction, à savoir que la création débouche sur une autre activité, qui permet
de mesurer le degré de créativité d'une invention donnée. Et cette mesure
est sans doute plus utile que l'apparente complexité de l'invention ou de
l'action. La roue, par exemple, est simple (même si certaines civilisations n'y
ont pas encore pensé), mais elle conduit à l'engrenage, au véhicule, à la puissance motrice, et à d'autres conséquences qui lui échappent complètement.
La gamme des huit notes en musique est moins complexe que la théorie
générale de la relativité, ou que l'ordinateur, mais elle ouvre tout autant à un
vaste éventail de variations et d'inventions nouvelles. La mesure importante,
en termes de créativité ultérieure, réside dans les conséquences de l'invention initiale,
plus que dans la complexité de cette invention.
Cette même mesure peut s'étendre à la créativité dans le domaine du
management. Un leadership efficient s'attachera plutôt à faciliter la créativité dans les branches subsidiaires qu'à établir un système de contrôle et
de comptabilité aussi complexe que possible. Une bonne idée instillée par
le biais d'une politique d'entreprise ou de l'ambiance de travail pourrait
conduire à d'innombrables développements concrets sur un chantier, dans
un bureau ou un laboratoire.
O)
76
ACP Pratique et recherche n° 8
Créativité et santé psychologique
Je vous ai proposé un moyen de distinguer la créativité de la production.
Il vaut ce qu'il vaut. Je voudrais vous proposer maintenant quelques caractéristiques susceptibles de définir la personne créative. L'intelligence pure
— la mémoire, le raisonnement analytique, etc. — a une valeur importante
et aide à résoudre les problèmes de production, mais elle n'est pas le seul
élément constitutif de l'approche créative. Pour être créatif, il ne suffit
pas d'être intelligent. Les caractéristiques qui suivent sont décrites en termes
de théorie, même si elles peuvent être exprimées en termes de mesure et
que certaines sont actuellement utilisées, avec des variantes, dans la
recherche de sélection. Je voudrais insister sur le fait que la sélection n'est
pas le seul, ni même peut-être le principal problème. Certaines techniques
vous permettront peut-être de reconnaître des personnes qui sur le moment
ont un état d'esprit créatif. Cela ne garantit pas qu'elles vont rester dans cet
état ou que «les autres» manquent de potentiel créatif. Le principal problème pourrait être le développement de la créativité. Mais, pour le moment, je
voudrais vous présenter quelques caractéristiques d'un comportement,
d'une attitude ou d'un mode de pensée créatifs.
1. La personne créative est capable de choisir et fait preuve de goût et de
discernement. Elle ne choisit pas au hasard entre différentes possibilités
avec le vague espoir que « quelque chose en sortira.»
Elle agit à partir d'une impulsion ou d'une hypothèse qui l'oriente vers
un but bien défini. Le résultat unique qu'elle obtient ainsi aurait sans doute
pu être atteint en combinant mécaniquement, de toutes les façons possibles,
tous les éléments en présence. Mais cela aurait produit un nombre presque
incalculable de résultats inutilisables. L'acte créatif pourtant fonctionne, et
ce précisément parce qu'il n'est pas mécanique. Même si le résultat surgit
un peu «par hasard», le chercheur créatif sait que cette solution s'inscrit
exactement dans le sens de son intuition initiale.
2. Une autre qualité, étroitement liée à celle que je viens de décrire, est si
proche de l'essence même de la créativité que la décrire en d'autres termes
serait réducteur. Mis à part le fait que l'acte créatif n'est pas mécanique,
il n'est pas non plus basé sur une logique rétrospective, celle qu'on utilise
normalement. Dans son livre «L'esprit créatif»3, Henri Bergson donne cet
exemple: «Prenons la couleur orange. Dans la mesure où nous connaissons
3
N.d.e.: The Creative Mind, New York, Philosophical Library, 1946.
ACP Pratique et recherche n°8
77
John Shlien
le rouge et le jaune, nous pouvons considérer que la couleur orange a
quelque chose du rouge et quelque chose du jaune. Mais supposons que la
couleur orange est ce qu'elle est alors que ni le jaune ni le rouge ne sont
encore apparus dans le monde. L'orange est-il toujours composé de ces
deux couleurs ?» La logique rétrospective nous conduit à dire qu'une réalité créée dans le présent peut être réduite aux éléments qui dans le passé
auraient pu être combinés pour la créer. Ceci est peut-être vrai d'un point
de vue analytique, mais ce n'est pas la logique qui a été utilisée au moment
de la création. À ce moment précis, sous l'impulsion que l'orange existait,
l'expérience qui est faite de cette couleur tient simplement de la sensation,
non de la combinaison du rouge et du jaune. Cette sensation est indépendante de ce qui apparaîtra plus tard comme une combinaison des deux
couleurs. Et il est vrai que, mis à part le but initial, l'effort aurait très bien
pu être mécanique. Quelqu'un aurait pu mélanger le rouge et le jaune sur
la roue des couleurs jusqu'à ce que l'orange apparaisse. Si l'orange était
reconnu comme ce qui était recherché, il serait alors considéré comme un
mélange de rouge et de jaune. Mais cela n'aurait pas été de la créativité. De
plus, si l'on regarde en arrière, il semblerait que le rouge et le jaune aient été
inhérents à la couleur orange dès le moment où l'expérience de cette couleur
a été celle d'une simple sensation. Maintenant, vous pensez qu'il en est ainsi,
mais vous regardez en arrière, après l'expérience, alors que je suis justement
en train de vous expliquer que la création regarde en avant. Si ceci n'était pas
vrai, il n'y aurait jamais d'inventions, seulement des découvertes. Cela peut
nous sembler ainsi après les faits. Pourtant, le plus important se passe avant
les faits. Pour pouvoir établir ces faits, la logique à ce moment-là porte
en elle la conviction que la nouveauté peut vraiment émerger. C'est comme
le saut des quanta en physique, dont on ne peut prévoir le résultat, même
si on peut le comprendre après qu'eut lieu la combinaison de certains
éléments à un certain niveau d'énergie. Cette logique sous-entend que
l'inventeur agit comme s'il était vraiment convaincu que quelque chose de
vraiment nouveau pouvait émerger.
3. Le mode de pensée créatif opère en dehors des limites évidentes d'un
problème donné. Cela demande un sens de liberté qui permet à la personne
d'envisager le problème avec son imagination. La pensée créative a été définie comme «la capacité de détruire les anciennes attitudes pour laisser la
place à de nouvelles». L'intelligence peut proposer des alternatives. La créativité leur fait de la place. Ce principe est bien illustré par le jeu de société
qui consiste à tracer quatre lignes droites en continu pour relier neuf points
78
ACP Pratique et recherche n° 8
Créativité et santé psychologique
disposés d'une certaine façon, et ce sans jamais repasser au même endroit.
La seule façon d'y arriver est «de sortir du champ» en brisant le rectangle
sous-jacent.
4. Une autre qualité peut être illustrée par le problème des six allumettes
posées sur une table. Il s'agit de former quatre triangles équilatéraux dont
le côté a la longueur d'une allumette. À plat, en deux dimensions, ceci est
impossible. Mais si on met debout le tripode, la base constitue le quatrième
triangle. Et cela ajoute une autre dimension au problème. Dans cet exercice, la
solution apparaît immédiatement, lorsqu'on ajoute la troisième dimension.
D'autres types de problèmes ont beaucoup de dimensions et il s'agit de
trouver les dimensions supplémentaires. Dans les problèmes d'ordre
spatial l'addition de la troisième dimension semble simple, pourtant
plusieurs siècles se sont écoulés avant que la perspective n'apparaisse dans
les œuvres d'art. Einstein a introduit une quatrième dimension que peu de
gens comprennent, et avec laquelle encore moins de gens raisonnent.
Introduire une nouvelle dimension n'est pas une petite affaire.
5. L'adulte créatif a souvent une histoire balisée d'expériences créatives,
en partie parce que les talents particuliers comme la musique, l'imagination,
ou encore certains facteurs d'intelligence se développent en général pendant
les premières années de la vie. Ces qualités se sont peut-être déjà exprimées
et ont été reconnues. La personne chez qui ces qualités ont été reconnues
se voit déjà comme quelqu'un qui n'a pas peur des situations nouvelles,
trouve des solutions, pose des actes originaux. Cette confiance en soi fait
toute la différence — si bien que, de deux personnes ayant un potentiel
égal, celle qui a une image positive d'elle-même produira sans doute plus
rapidement un travail original.
6. Même si elle a confiance en ses capacités, la personne créative reste respectueuse du problème, elle reconnaît les limites de son pouvoir conscient
qui ne peut pas toujours imposer une solution au problème. À un certain
point (au stade de l'incubation), elle traite le problème comme s'il «avait une
ACP Pratique et recherche n°8
79
John Shlien
vie propre» par laquelle, en son temps et à travers ses systèmes de pensée
autonome et subliminal, il arriverait à la solution. Elle peut travailler d'arrache-pied, mais viendra un moment où elle laissera les choses se faire.
Edison dit que le génie c'est «90% de transpiration et 10% d'inspiration»;
mais cette dernière fraction en fait partie. Des réponses surgissent subitement, comme des illuminations inattendues. En montant dans l'autobus,
«Eureka!», le chimiste voit surgir l'image des noyaux de benzène; le mathématicien sort d'un profond sommeil et il écrit la formule qu'il cherche
depuis des mois. Ce qui caractérise l'attitude créative, c'est à la fois le respect pour le problème en tant que tel et le respect du chercheur pour luimême, lui qui a choisi le problème mais ne peut en forcer la solution.
7. La personne créative recherche la différence. Ce qui ne veut pas dire
qu'elle soit exagérément excentrique, exubérante ou rebelle mais qu'à un
moment donné, elle soit capable d'affronter une certaine solitude pour garder foi en elle-même. Comme dit Brewster Chiselin4: «Le formaliste fidèle
n'a aucune chance de créer quoi que ce soit». L'imitateur, avec lequel il peut
être confortable ou même flatteur de travailler, ne peut tout simplement pas
créer. L'inventeur ne peut pas se contenter d'imiter.
8. Enfin, le créatif possède une «imagination libérale» — la capacité d'avoir
a l'esprit deux idées contradictoires en même temps. Ce qui signifie qu'il
pourrait avoir, au même moment, deux cadres de référence, le sien et un
autre; qu'il éprouverait consciemment, et très précisément, des «sentiments
mélangés» — amour et haine, respect et mépris — envers une seule personne
ou un seul objet; cela pourrait impliquer qu'il doive mettre en balance des
théories contradictoires avant d'oser les expériences cruciales. La lumière
s'explique-t-elle par la théorie ondulatoire ou par la théorie corpusculaire ?
Est-ce que la gravité tire ou est-ce qu'elle pousse ? (Elle pousse!)
J'ai commencé ici par faire la distinction entre deux types de travail:
le travail de production et le travail de création J'ai ensuite essayé de vous
donner quelques exemples de la diversité des traits qui permettraient de
reconnaître une personne créative. Il y a encore une autre différence. Celle
qui suit répond à l'un des deux types de motivation humaine. Maslow a
4
N.d.e.: Chiselin, B. (1963). The Creative Process. New York: Mentor Books.
80 ACP Pratique et recherche n° 8
Créativité et santé psychologique
établi une différence entre les besoins de déficience et les besoins de croissance.
Les besoins de déficience sont des besoins vitaux, nécessaires pour l'autopréservation et le maintien en bonne santé — par exemple, le besoin de
nourriture, d'eau, de vitamines, de reconnaissance sociale et d'estime de soi.
Si ces besoins ne sont pas satisfaits, l'être humain est un animal souffrant.
Pour éviter cette souffrance, l’homme fait un travail productif. Il gagne sa
vie. Presque tout le travail est de cette nature, et obéit à ce motif. Dans une
culture de pauvreté, c'est ce qui tend à se passer. Lorsqu'on meurt de faim,
on mange ce qu'on trouve pour se maintenir en vie. Mais lorsque les
besoins de déficience sont comblés, un autre type de besoins se manifeste.
Ce sont les besoins de croissance et c'est de là que naît le travail créatif.
Dans une culture d'abondance, les hommes bien nourris mangent plus qu'à
leur faim, inventent une cuisine élaborée et établissent des programmes de
nutrition équilibrée. Lorsque la subsistance et la sécurité sont toutes les deux
également garanties, les personnes se mettent à la recherche d'expériences
nouvelles. Pourquoi le confort ne conduit-il pas simplement à la paresse?
(Certains pensent d'ailleurs qu'il le fait5.) Parce que l'homme estpoussé vers
une expérience nouvelle. Plus une personne est en bonne santé, plus cet élan
sera fort et plus les motifs de croissance influenceront son comportement.
Ceci est un point important. On entend souvent dire que «les personnes les
plus créatives sont aussi les plus névrosées», comme si créativité et névrose
étaient liées. Même si cette idée est moins à la mode maintenant6, les
théories de compensation et de sublimation ont laissé beaucoup de traces,
et certains conseillent même à l'artiste de cultiver sa névrose; ils croient que
le bègue devenu grand orateur l'est devenu justement parce qu'il bégayait.
Je crois très sincèrement que, lorsque névrose et créativité cohabitent, la
créativité se développe malgré la névrose et non pas à cause d'elle.
5
Les termes «riche paresseux» et «vache repue», par exemple, signalent les dangers du confort.
C'est la «psychologie de la baignoire», c'est-à-dire que «si vous donnez une baignoire à certaines
personnes elles y mettront leur charbon». Un nouveau confort peut certes conduire à une relaxation proche de la léthargie mais il conduit éventuellement au développement d'une énergie
qui cherche à s'exprimer. En fait l'action à laquelle nous donnons de la valeur, parce qu'elle
apparaît comme une réponse au stress, a pour fondement l'énergie qui se constitue pendant
le repos. En conséquence le confort est toujours le résultat de l'action. Sans faire l'apologie de
la richesse ou de la stupidité je désire faire remarquer qu'il y a des «pauvres paresseux» qui sont
plus déprimés que motivés par la pauvreté et que la plus acerbe des vaches mécontentes n'est
ni plus brillante ni plus inventive qu'une vache repue - simplement elle ne donne pas de lait.
Seuls ceux qui ne sont pas sûrs de vraiment pouvoir compter dessus prennent le confort pour
de l'indolence.
6
Cette question été brillamment traitée par deux des meilleurs critiques littéraires américains:
Edmond Wilson dans The Wound andthe Bow (L'arc et le blessé) [University Books, 1961] etLionel
Trilling dans son essai Art and Neurosis (L'art et la névrose) [Doubleday Anchor, 1953].
ACP Pratique et recherche n°8
81
John Shlien
On croit aussi que la privation conduit à la créativité. À ce propos il y a le
mythe romantique de l'artiste dans sa mansarde. «Tu dois souffrir pour
pouvoir créer». Donc, quelques prétendus artistes habitent dans des mansardes, vivent de pain et de vin rouge et attendent. Mais il ne se passe pas
grand-chose sauf que leurs dents se gâtent. Par ailleurs, les pyramides et le
Taj Mahal ont été conçus dans des palais, et une grande partie de la science
occidentale a été développée par des gentilshommes de la haute bourgeoisie anglaise. L'originalité et l'ingéniosité semblent issues du bien-être.
On dit aussi que la créativité se manifeste lorsqu'on est soumis à une certaine pression. «La nécessité est la mère de l'invention». Si cela veut dire que
les gens ne créent que soumis à des pressions extérieures, c'est une erreur.
Il est vrai que les soldats creusent de bonnes tranchées sous le feu de
l'ennemi, et que les galériens rament plus vite sous le fouet, mais mis à part
dans les contes de fées, où un coup de baguette change la paille en toile d'or,
on n'a jamais entendu dire qu'une grande création ait été réalisée sous la
menace d'une grave punition ou même de la mort. Les gens ne peuvent être
créatifs que par besoin de croissance personnelle, sous l'impulsion d'une
puissante motivation intérieure, jamais sous la contrainte de menaces extérieures. Lorsqu'un cheval franchit un obstacle, il le fait, croyez-le ou non,
parce que le bond qu'il contient dans ses flancs veut sortir, s'exprimer.
Cela vous semble bizarre ? Considérons une autre alternative. Pourquoi le
ferait-il? À cause de la haie? C'est impossible, ou bien n'importe qui pourrait franchir un quelconque obstacle sur présentation d'un stimulus.
L'obstacle est une estimation, un défi, or le cheval pourrait sauter même s'il
n'y avait pas d'obstacle, et d'ailleurs il le fait souvent. Le problème, c'est que
nous considérons généralement son saut en fonction de l'estimation de
l'obstacle, qu'il s'agisse d'une haie ou de quelque chose d'autre, et qu'à tort
nous considérons l'obstacle comme étant le motif. La créativité ne peut naître
ni de la névrose, ni de la privation, ni de la nécessité. La production peut
être forcée, et souvent elle l'est, mais la création ne peut s'exprimer qu'à partir de ressources saines qui libèrent notre motif de croissance intérieure.
Carl Rogers l'exprime clairement et avec conviction:
La source principale de la créativité semble être cette même
tendance dont nous découvrons la présence profonde — et que
nous décrivons comme la puissance curative en psychothérapie —
cette tendance de l'homme qui le pousse à s'auto-actualiser, à
devenir son potentiel [..] L'individu crée d'abord parce que cela
lui apporte de la satisfaction, parce qu'il sent que cette attitude est
auto-actualisante (Rogers, 1961).
82
ACP Pratique et recherche n° 8
Créativité et santé psychologique
-IVJ'ai essayé de donner les caractéristiques du travail créatif, et d'établir que
la santé est un prérequis pour les motifs de croissance menant à la créativité. Je parle ici de santé psychologique et je voudrais proposer l'idée que
le counseling7 permet d'améliorer cette santé psychologique.
La connaissance de la santé psychologique en est encore à ses débuts,
mais depuis quelque temps elle est redéfinie en termes positifs. Ceci est
nécessaire, car la santé, c'est bien plus que l'absence de maladie. Lorsqu'un
homme est «remis sur pied», la douleur qui le paralysait a disparu et il peut
marcher. Mais est-ce cela la santé ? Non, la santé a à voir avec la possibilité
de courir, sauter ou encore faire d'autres choses difficiles à décrire. Ainsi
une description positive de la paix signifierait bien plus que la «fin de
la guerre». Il est assez facile de décrire les faits concrets de la maladie,
du dysfonctionnement, du handicap ou de la mort. C'est bien plus difficile
de décrire l'éventuel idéal apparemment abstrait d'une vie saine8. Cependant
ce dont nous avons besoin c'est de connaître les caractéristiques des
personnes en bonne santé et compétentes, afin d'avoir des buts positifs.
Apprendre à définir la santé psychologique en termes de ce qu'il nous faut
atteindre, plutôt que de ce que nous voulons éviter, aura un impact
particulier dans le champ du counseling et de la psychothérapie et de
leurs applications à l'industrie. La psychothérapie pourra alors cesser d'être
considérée comme quelque chose de «honteux» pour «personnes malades
seulement». Déjà, nous admettrons que nous sommes tous plus ou moins
malades selon les moments et, à la longue, la catégorie de «personne
malade» n'existera plus. Nous comprendrons aussi autre chose: si les
savoir-faire utilisés en counseling psychologique peuvent libérer les capacités constructives des personnes en dysfonctionnement afin que celles-ci
7
N.d.t.: dans la tradition rogérienne anglo-saxonne, les termes counseling (ou counselling) et
psychothérapie ont la même signification. Ils sont interchangeables. Toutefois, lorsqu'il s'agit
de l'application des principes de la psychothérapie rogérienne à des domaines autres que la
psychothérapie, l'expression utilisée sera parfois celle de «counseling psychologique», à ne pas
confondre avec l'expression française: «conseil psychologique».
8
Ce n'est pas seulement la psychologie mais l'ensemble de la science sociale qui a été bloquée
par la focalisation sur la pathologie, le dysfonctionnement, la désorganisation. Outre les raisons
données ci-dessus, il en existe trois autres qui sont moins contraignantes. D'abord, la maladie
est «un problème». Ce n'est pas de cette façon que la santé réclame notre attention. Ensuite,
c'est dans les hôpitaux, ou dans les prisons, qu'est centralisée l'étude du dysfonctionnement; la
personne libre et en bonne santé n'est pas un sujet d'intérêt pour l'homme. Troisièmement, il
y a chez le scientifique social une curiosité morbide, ce qui fait que la littérature abonde en études
sur la prostitution, la délinquance, la névrose, le conflit social, etc.
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John Shlien
aient une santé plus saine, cette même aide devrait être disponible à toute
personne en bonne santé qui fonctionne plutôt moins bien que pleinement.
Si jamais nous options pour des buts de santé positifs, nous nous soucierions moins de savoir où commence la personne et nous attacherions
davantage à déterminer comment atteindre la fine pointe recherchée des
buts positifs.
Un des aspects de la santé psychique est l'estime de soi. Elle est généralement considérée comme une condition sous-tendant l'état d'autonomie
qui génère un comportement productif ou créatif. Je voudrais ici faire appel
a des recherches faites sur cet aspect particulier de la santé. Je n'ai pas le
temps d'entrer dans les détails du counseling, sur ce qu'il est ni comment il
est pratiqué. Sachez simplement que le counseling n'a rien de bizarre ni de
mystérieux. Le counseling essaie de fournir de manière relativement pure
certaines des conditions qui favorisent l'épanouissement de la santé et que
l'on trouve dans bien des aspects de la vie — là où toute bonne relation
humaine offre sécurité, compréhension, sincérité et chaleur humaine. S'il
n'en était pas ainsi, si nous ne faisions jamais l'expérience de telles relations
en beaucoup de circonstances, nous serions tous dans un triste état. Il est
maintenant prouvé que l'aide de praticiens bien formés est efficace. Mais
Thomas Gordon 9 m'expliquait récemment qu'il était arrivé à d'excellents
résultats dans une industrie de la côte ouest où un travail de counseling avait
été réalisé avec la participation de toute l'organisation. De surcroît, le
travail n'avait pas été fait (pour la plus grande part) par des professionnels
mais par les dirigeants eux-mêmes, après quelque formation. Voilà une
expérience très forte et passionnante!
Les résultats que je voudrais présenter sont illustrés dans le tableau
ci-contre.
Cette recherche concerne la croissance de l'estime de soi ainsi qu'elle a
été mesurée par un outil appelé la «corrélation self-idéal».
Cette échelle et plusieurs autres sont décrites dans le livre de Rogers et
Dymond, Psychotherapy and Personality Change (1954) w , ouvrage primé l'an
dernier par l'«American Personnel and Guidance Association». Nous avons
déjà vu que l'estime de soi est essentielle à la santé psychologique. Nous
pouvons voir ici comment l'estime de soi est modifiée par le counseling
9
N.d.t.: Psychologue américain internationalement connu, auteur de plusieurs ouvrages parus
en français, dont Parents efficaces: une autre écoute de l'enfant, Paris, Marabout, dernière édition
mars 2008.
10
N.d.t.: en français Psychothérapie et changement de lapersonnalité, non traduit.
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ACP Pratique et recherche n° 8
et réfléchir à ce que cela implique. Les nombres sur la gauche indiquent
le degré d'estime de soi sur une échelle allant de zéro à .80 ou .90. L'axe
du bas indique le nombre d'entretiens, de zéro à cinquante. Toutes les
lignes représentent la composition moyenne d'un groupe (c'est-à-dire à
peu près vingt personnes). Les deux lignes en zigzag — du haut et du bas —
représentent les véritables groupes contrôle qui ont été soumis au test mais
n'ont bénéficié d'aucun counseling, puis ont été retestés. La ligne 1 indique
le score moyen d'un groupe de demandeurs d'aide. Ces personnes ont été
évaluées lors de leur demande d'aide puis ont dû attendre soixante jours,
sans recevoir d'aide, avant d'être évaluées à nouveau. Le score moyen
du groupe est de zéro (-.01 pour être exact), c'est-à-dire le même aux deux
évaluations. La moyenne de ce groupe ne change pas sans counseling. On
peut dire que les personnes appartenant à ce groupe sont «improductives»,
dans le sens qu'elles présentent le genre de problèmes suivants: elles sont
incapables d'étudier si ce sont des étudiants, de gérer leur famille si ce sont
des femmes au foyer, de fournir le travail demandé si ce sont des travailleurs
et ainsi de suite.
La ligne 2 illustre les résultats d'un groupe qui ne demande pas de
thérapie. C'est le groupe contrôle dit «normal». Pour autant qu'on sache,
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John Shlien
on peut dire que ces personnes sont «productives», c'est-à-dire qu'elles sont
capables d'étudier, de travailler, de vivre dans un confort social modéré.
Apparemment, en moyenne, ces personnes ne changent pas non plus entre
les deux évaluations. Le score moyen est d'abord de .53, puis de .54.
Ces groupes 1 et 2 (qui diffèrent l'un de l'autre de façon significative au-delà
du niveau .01) définissent de façon empirique la direction du mouvement
que nous aimerions voir comme résultat d'un counseling efficace.
La ligne 3 représente un groupe dont l'évolution a été considérée comme
un succès par d'autres moyens d'évaluation. Ce groupe a été évalué à
nouveau quelques mois après avoir bénéficié d'une cinquantaine d'heures
de counseling; on peut voir qu'il atteint alors un score moyen de .55,
c'est-à-dire presque identique à celui du groupe contrôle dit «normal».
La ligne 4 illustre les résultats d'un autre groupe qui avait fait une
demande de counseling, mais n'avait bénéficié que de vingt heures d'entretien seulement. Le même genre de changement a pu être constaté, à
savoir un score de .52 lors de l'évaluation qui eut lieu quelques mois après
la fin des entretiens de counseling.
D'après ces mesures, il est évident qu'un counseling réussi aide à commencer un processus au cours duquel les individus classés au niveau
«improductif» sont passés au niveau «productif» et que ce mouvement a pu
être accompli après seulement vingt heures d'entretien, soit à peu près la
moitié des heures d'une semaine de travail.
La ligne 5 en haut de la charte est une projection que j'ai ajoutée
qui nous conduit à la question suivante: si le counseling peut aider une
personne à passer d'un stade improductif à un stade productif, est-ce que
le même genre d'accompagnement pourrait aider un groupe déjà productif
a atteindre le niveau créatif? Si la créativité provient de la bonne santé
psychologique, pourquoi ne pas viser directement la créativité plutôt que
se limiter à la productivité? Cette notion est illustrée par l'hypothétique
ligne 5 qui assume que l'on peut commencer le travail avec, disons, un
groupe de dirigeants d'entreprise ayant décidé de mettre à profit l'expérience du counseling, non parce qu'ils sont «malades» — j'ai essayé de mettre
en évidence que ce mot n'avait que peu de sens pour nous — ni parce qu'ils
fonctionnent d'une manière improductive, mais parce que cela pourrait les
aider à devenir aussi plus créatifs. Ce groupe pourrait-il passer de «normal»
a «subnormal»? C'est la prochaine question de recherche. Elle est actuellement prise en compte par le Centre des Relations Industrielles de
l'Université de Chicago dans le cadre d'un éventuel programme de formation continue pour cadres supérieurs. Toutefois une question préalable se
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ACP Pratique et recherche n° 8
Créativité et santé psychologique
posera: «Est-ce que le score d'estimation de soi de la personne créative est
aussi élevé que nous l'assumons ici?» Nous ne le savons pas encore, mais
si nous nous basons sur ce qui a été dit jusqu'ici, il devrait l'être.
D'autre part, pourquoi les personnes qui ont commencé à zéro et ont
presque atteint le haut de la charte, n'ont-elles pas évolué jusqu'au niveau
«créatif»? En fait, certaines y sont arrivées, mais moins que la moyenne
d'entre elles. Je pense aussi que cela dépend du but fixé ou du potentiel
de ressources au départ. Peut-être celles qui sont improductives au départ
se fixent-elles comme objectif de devenir productives, et s'arrêtent-elles
lorsqu'elles atteignent cet objectif? Il y a encore beaucoup de questions
auxquelles il faudra répondre à l'avenir. L'index d'estime de soi utilisé dans
le schéma ci-dessus n'est peut-être même pas approprié à cette nouvelle
recherche. Ce qui est important, c'est que le counseling soitl'outil approprié
et que ses résultats puissent être constatés.
Je pense qu'à l'avenir, d'ici une dizaine d'années, on aura trouvé une
méthode pour identifier les personnes créatives et les aider à se développer.
Pour terminer, au lieu de résumer, je voudrais plutôt vous faire une
suggestion personnelle. Si ces méthodes deviennent accessibles et que, en
tant que dirigeant, vous vouliez trouver ou développer une équipe créative,
peut-être devrez-vous être créatif vous-même. Je ne veux pas, par là, être
sarcastique ou provocant, mais ce sera sans doute nécessaire. Vous devrez créer
une ambiance qui facilitera le travail de votre équipe. C'est un acte créatif en
lui-même. Sinon vous risquerez de perdre cette équipe et vous serez déçu.
De plus, si vous ne vous sentez pas créatif vous-même, votre équilibre psychologique risquera d'être menacé par les activités des personnes créatives
autour de vous. Il est donc important de penser à employer des personnes
créatives, mais il est peut-être plus sage de vous efforcez d'abord à être
créatif vous-même.
Références
Rogers, C. R. (1961). On Becoming a Person. Boston: Houghton Mifflin.
Rogers, C. R. & Dymond, R. F. (1954). Psychotherapy and Personality Change.
Chicago: University of Chicago Press.
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RECHERCHE
ACP-PR | Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche
2008/2 - n° 8
pages 88 à 90
ISSN 1774-5314
Article disponible en ligne à l'adresse:
http://www.cairn.info/revue-approche-centree-sur-la-personne-2008-2-page-88.htm
Pour citer cet article :
« Recherche »,
Approche Centrée sur la Personne. Pratique et recherche, 2008/2 n° 8, p. 88-90. DOI : 10.3917/acp.008.0088
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Recherche
Métaanalyse sur l'efficacité de la psychothérapie centrée
sur la personne et de la psychothérapie expérientielle
Lors de PCE 2008, le huitième congrès mondial organisé par la World
Association for Person-Centered and Experiential Psychotherapy and Counseling, à
Norwich, en Angleterre, les chercheurs Robert Elliott et Elisabeth Freire,
de l'Université de Strathclyde en Écosse, ont présenté les derniers résultats
d'un projet de métaanalyse portant sur plus de deux cents recherches dans
le domaine de la psychothérapie, et touchant plus de dix mille clients.
Les buts de ce projet sont de fournir des données sur trois questions:
— Est-ce que le client change ?
— Est-ce que la thérapie aide ?
— Est-ce qu'une démarche thérapeutique fonctionne mieux qu'une autre ?
Les comparaisons entre démarches thérapeutiques portent principalement
sur deux groupes, l'un formé de la psychothérapie centrée sur la personne
et de la psychothérapie expérientielle, l'autre de psychothérapies cognitivo-comportementales. D'autres sous-groupes ont également été pris
en compte, comme le soutien non-directif1 ou la thérapie centrée sur les
émotions2 .
La démarche, qui a pu avoir lieu grâce à des fonds mis à disposition
par l'association britannique pour l'Approche centrée sur la personne
BAPCA3, est importante dans l'actualité anglaise, écossaise ou encore
allemande, où la psychothérapie centrée sur la personne peine à être ou à
rester prise en considération par les systèmes de santé. Ses résultats ont
fait l'objet d'un article paru dans le Glasgow Herald du 8 juillet 2008.
L'auteur, le journaliste Chris Watt, a interviewé plusieurs professionnels en
Approche centrée sur la personne participant au congrès PCE 2008. Il écrit
dans son article:
«[..] que la thérapie cognitive comportementale (TCC) soit plus efficace que d'autres traitements n'est peut-être pas autre chose qu'un 'mythe',
disaient hier les experts.
1
Nondirective-supportive therapy.
2
Emotion-focused therapy.
British Association for Person-Centred' Approach.
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ACP Pratique et recherche n° 8
Recherche
Depuis sa création dans les années cinquante, la TCC — thérapie qui
encourage les patients à contrôler et à rejeter leurs pensées négatives avant
qu'elles ne provoquent dépression ou anxiété — a alimenté une partie
importante des études consacrées à la santé mentale.
Des chercheurs de l'Université de Strathclyde nous avertissent aujourd'hui que cette focalisation peut être 'irresponsable' et fâcheuse.
Le fait que davantage de travaux soient effectués en TCC que dans
d'autres domaines constitue un danger, selon l'équipe de recherche, car les
gens pourraient la considérer comme une panacée pour leurs problèmes
et délaisser d'autres traitements potentiellement plus valables, mais sans
subventions et donc privés de recherche.
Les professeurs Mick Cooper et Robert Elliott, de l'université de
Strathclyde, ainsi que leurs collègues américains, William B. Styles et Art
Bohart, déclarent:
On a vendu au gouvernement, au public et même à des officiels
de la santé une version de l'évidence scientifique de la TCC qui,
en fait, n'est pas fondée.
Voici comment cela fonctionne: tout d'abord, il y a plus de
chercheurs universitaires qui souscrivent à l'approche TCC qu'à
aucune autre approche. Ensuite, ces chercheurs obtiennent plus
de subventions, et publient plus d'études sur l'efficacité de la
TCC. En définitive, davantage d'études sont utilisées pour
démontrer la plus grande efficacité de la TCC.
Bien que les partisans de la TCC s'en vantent rarement, l'accent
qu'ils mettent continuellement sur l'importance des preuves
scientifiques [de l'efficacité des TCC] est mal compris par le
public, les travailleurs de la santé et les officiels du gouvernement,
incompréhension qu'ils laissent s'établir sans la corriger.
Ceci a pour résultat qu'une croyance existe, qu'elle est largement
répandue sans que nul n'en soit responsable. En d'autres termes,
il s'agit d'un 'mythe'.
Les experts disent que cette croyance a 'des conséquences négatives
pour d'autres psychothérapies bien développées mais moins basées sur
l'évidence scientifique, telles l'Approche centrée sur la personne et la
psychodynamique'. [ . ]
Les chercheurs ajoutent que plusieurs études laissent penser que ce
ne serait pas la thérapie choisie qui ferait la différence, mais le niveau de
motivation, de participation et de capacité du patient. [.. ]4»
^ Traduction: Françoise Ducroux-Biass.
ACP Pratique et recherche n° 8
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Jean-Marc Randin
Pour en revenir à ses résultats proprement dits, cette métaanalyse montre
tout d'abord qu'une psychothérapie permet le changement, et ce de manière assez sensible, comparé à l'absence de thérapie. Cela est valable pour
toutes les thérapies prises en compte. En d'autres termes, les thérapies
fonctionnent, et vont dans le sens désiré. Plus précisément, la thérapie
centrée sur la personne comme la thérapie expérientielle permettent
d'importants changements, et ces changements se maintiennent avec le
temps.
Le deuxième constat, et c'est la première fois qu'il est montré clairement par la recherche, est que la thérapie centrée sur la personne fonctionne aussi bien que les thérapies cognitivo-comportementales. La vision,
présente plus ou moins fortement dans de nombreux pays comme dans
de nombreux champs des métiers de l'humain, tant médicaux que sociaux,
qui veut que les thérapies cognitivo-comportementales aient plus d'effet
n'est pas confirmée par la recherche.
En comparant les approches thérapeutiques entre elles, cette métaanalyse
a montré que:
— La thérapie centrée sur la personne classique obtient des résultats équivalents à ceux des TCC.
— Le groupe «thérapie centrée sur la personne et thérapie expérientielle»
obtient des résultats équivalents à ceux des autres formes de thérapies.
Ce même groupe obtient des résultats légèrement supérieurs — mais non
de manière significative — à ceux des thérapies autres que les TCC.
Lorsqu'à ce même groupe sont jointes des démarches non-directives
de soutien thérapeutique, les résultats s'avèrent légèrement inférieurs,
mais non de manière significative, aux thérapies TCC.
Les thérapies expérientielles obtiennent des résultats équivalents à ceux
des TCC, parfois meilleurs pour la thérapie centrée sur les émotions.
Dans certains domaines, l'efficacité de la thérapie centrée sur la personne
est clairement démontrée par la recherche, en particulier dans les situations
de problèmes de couple, de dépression et de stress post-traumatique. Il
semblerait enfin, mais cela demande encore à être confirmé par d'autres
recherches, qu'elle soit également efficace dans les cas de troubles sévères
comme la schizophrénie et les processus borderline.
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