Les pièges sournois de la piste Hô Chi Minh
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Les pièges sournois de la piste Hô Chi Minh
jeudi 8 janvier 2015 LE FIGARO 12 CHAMPS LIBRES REPORTAGE 300 km CHINE VIETNAM BIR. LAOS Golfe du Tonkin Vientiane Mék Savannakhet o ng THAÏLANDE Sepone Infographie Une équipe mobile d’intervention de l’ONG Handicap International s’active autour d’une bombe, en 2012 dans le district reculé de Nong. A. GELEBART/HANDICAP INTERNATIONAL Les pièges sournois de la piste Hô Chi Minh Alain Barluet [email protected] Envoyé spécial à Sepone (province de Savannakhet) A U n sourire irradie le visage de Phongsavath, malgré ses yeux éteints. Le jeune homme s’avance lentement, tâtonnant le sol devant lui avec sa canne blanche qu’il agrippe de son moignon. « Je ne veux pas être triste. La tristesse ne m’apporte rien », dit-il. Sa vie a basculé il y a six ans, c’était le jour de son seizième anniversaire. « Nous revenions du lycée avec des camarades. On a trouvé un drôle d’objet sur le bord du chemin. Je ne savais pas que c’était une petite bombe. J’ai essayé de l’ouvrir, elle a explosé immédiatement », raconte-t-il. Quand il a repris conscience, quatorze heures plus tard, Phongsavath avait été transporté à l’hôpital de la province. Gravement blessées, ses deux mains ont dû être amputées. Ses yeux aussi ont été touchés. Aujourd’hui, il est aveugle. Au Laos, ces destins ne sont pas rares. Quarante ans après la fin de la guerre, ce petit pays d’Asie du Sud-est porte toujours le lourd héritage d’un conflit qui n’aurait pas dû être le sien. Officiellement, les États-Unis n’étaient pas en guerre avec le Laos. Celui-ci aurait théoriquement dû être tenu à l’écart des combats qui faisaient rage au Vietnam voisin grâce à l’accord de Genève de 1962. Il lui reconnaissait le statut de pays neutre et proscrivait sur son territoire toute présence militaire. Mais cette « neutralité » n’a pas eu plus d’effet qu’un tigre de papier. En réalité, forces communistes et pro-américaines se livrèrent au Laos à une impitoyable guerre qui n’eut de secrète que le nom. Entre 1964 et 1973, l’aviation américaine a effectué 600 000 raids et largué sur le pays deux millions de tonnes de bombes. Autant que sur tous les théâtres de la Seconde Guerre mondiale, le Pacifique inclus. Le Laos, qui ne compte alors que 3 millions d’habitants (contre 6,8 millions aujourd’hui) est le pays le plus bombardé au monde. On parle d’une mission aérienne toutes les huit minutes en moyenne pendant neuf ans. Les chiffres donnent le vertige. Dans ces orages d’acier, il y a surtout eu 270 millions de bombes à sous-munitions (BASM). Des « bombies », comme disent les Laotiens. Des machines infernales pas plus grosses qu’une boule de pétanque, anodines comme des fruits murs tombés de l’arbre. Largués dans des conteneurs qui en contiennent quatre cents, ces engins sont disséminés avant de toucher le sol. On en trouve de toutes sortes et partout, dans les rizières, les cours d’eau, sur les routes. Bilan : 50 000 victimes depuis 1964, dont la moitié sont des enfants, intrigués par ces petites balles dont ils ignorent le danger. Une simple manipulation peut suffire à dé- clencher leur mécanisme. Car 30 % des bombes lâchées sur le Laos n’ont pas explosé à l’impact. On les appelle les « restes explosifs de guerre » (REG), en anglais UXO (unexploded ordnance). Au Laos, 80 millions de ces BASM sont toujours actives. Quinze des 17 provinces du pays sont contaminées. Une menace quotidienne sur les populations rurales et un frein au développement dans un des pays les plus démunis au monde. Les autorités locales, une demi-douzaine d’ONG internationales, dont Handicap International (1), mènent des programmes de déminage. Mais le défi est immense. Près de Savannakhet, deuxième ville du pays, sur les bords du Mékong, Phet Latxabout claudique à peine grâce à sa prothèse. Mais la mémoire reste à vif. En 1966, - en pleine guerre -, Phet, 16 ans, cuisinait pour les soldats qui campaient alentour. « Je marchais avec trois amis quand mon pied a heurté une sous-munition. Elle a explosé immédiatement, raconte-t-elle. J’étais dans le champ, couverte de sang. On a dû amputer ma jambe parce que les os étaient trop sérieusement fracturés. Ensuite, cela a été difficile. Je me suis battue pour continuer à vivre. » « Une bombe tous les quinze mètres » La nature comme les hommes témoignent des années terribles. À partir de Savannakhet, la route numéro 9 file droit vers l’est, sur le Vietnam. Cette voie stratégique croise l’ex-« piste Hô Chi Minh ». Un réseau de routes et de chemins, certains empierrés, d’une longueur totale de 2 000 kilomètres. Grâce à cet entrelacs, le Vietcong ravitaillait les combattants du Sud, à travers la montagne et la jungle, contournant la ligne de démarcation du 17e parallèle en passant par le Cambodge et le Laos. La région de Sepone, à 50 kilomètres du Vietnam, a subi des bombardements intenses. Les cratères de bombes, profonds parfois de plusieurs mètres, grêlent toujours le sol. Dans les villages où déambulent les cochons noirs, les conteneurs de BASM ont été récupérés pour cultiver les légumes. Ils servent de pilotis aux maisons de bois. « On ne fait pas quinze mètres sans tomber sur un UXO », témoigne Mélanie Broquet, chef de mission au Laos pour Handicap International dont la base opérationnelle est à Sepone, à dix heures de route de la capitale, Vientiane. L’ONG est présente au Laos depuis trente ans et compte 140 personnes (dont cinq expatriés) parmi lesquels environ 80 démineurs. Depuis 2006, ceux-ci sont intervenus dans 135 villages de la province de Savannakhet, soit trois districts parmi les plus « pollués » du pays. Le plus souvent, les enfants sont blessés ou tués en jouant ou en chassant dans la forêt. Les adultes, eux, en cultivant leurs champs, en coupant du bois ou en tentant de récupérer des débris de métal pour la revente. « Je faisais du feu devant chez moi, une bombe enfouie sous terre a explosé », raconte une femme, qui a miraculeusement réchappé de l’accident survenu en octobre dernier. « Les “restes explosifs de guerre” créent une insécurité psychologi- Entre 1964 et 1973, l’aviation américaine a largué sur le Laos deux millions de tonnes de bombes. Autant que sur tous les théâtres de la Seconde Guerre mondiale réunis. Malgré l’action des démineurs, les « munitions non explosées » font encore chaque année des dizaines de victimes. Reportage sur l’ex-« piste Hô Chi Minh ». que. Les paysans craignent d’étendre leurs rizières ou de faire paître leur bétail », ajoute Mélanie Broquet. « On ne peut pas agir partout, ajoute-t-elle. Nous recherchons l’impact sur les communautés. Il faut donc prioriser nos interventions en fonction des programmes de développement décidés par les autorités laotiennes avec lesquelles nous collaborons. » Dans les écoles, on enseigne aux enfants la conduite à tenir lorsqu’ils trouvent des « bombies ». Les villageois sont sensibilisés aux comportements à risque. Le soir, sur un écran dressé en plein air, on projette de vieux films et un « clip » dans lequel un chanteur enchaîne des mises en garde sur des airs sirupeux. Les équipes de « Handicap » enquêtent sur d’éventuels UXO repérés par la population. Une femme qui voulait agrandir son jardin en coupant les ronces a vu « quelque chose », à 50 mètres de sa maison. On découvre un obus de 37 millimètres non explosé. L’équipe d’intervention (roving team) se rendra sur place pour le détruire. S’il ne peut pas être déplacé, on confine l’engin derrière des sacs de sable avant de le faire exploser. Les procédures sont strictes. Une équipe médicale et une ambulance sont toujours postées à proximité, au cas où… Le métier n’est pas sans risques. Mais Handicap International n’a déploré aucun accident jusqu’à présent. Sur les lieux où des UXO ont été aperçus, les démineurs procèdent à une « enquête technique » pour « dépolluer » le terrain et le cartographier. Les démineurs se déploient en étoile sur un carré (appelé box, boîte) de 50 mètres sur 50 mètres, avec leurs détecteurs. Les appareils couinent, on gratte la terre précautionneusement : de simples résidus mais souvent aussi des sous-munitions comme la « Blue 26 », les plus courantes. « Ce n’est jamais vraiment fini » Certains sites bénéficient d’une « décontamination » poussée quand le projet est, par exemple, d’étendre un village ou de construire une école. C’est le stade ultime du déminage, la « clearance ». Les détecteurs sont passés et repassés sur une bande de terrain longue de 25 mètres et large d’un mètre, centimètres par centimètres. « Ce n’est jamais vraiment fini », souligne Christian Mondange, un ancien militaire français, spécialiste du déminage, actuellement consultant pour Handicap International. « Le sol est en perpétuelle évolution. Parfois, nous repassons dans un village décontaminé et on en trouve encore… », dit-il. La mobilisation des autorités, l’action des ONG et les efforts de prévention commencent toutefois à porter leurs fruits. Près de 17 000 UXO ont été détruits par Handicap International depuis 2006. De 300 victimes en 2010, on est passé à une soixantaine en 2014. Des porte-parole de ces victimes (les ban advocates) militent pour l’universalité du traité d’Oslo, entré en vigueur en 2010. Ce texte prévoit l’interdiction d’utiliser, de produire, d’exporter et de stocker des BASM. Cent treize États l’ont signé, dont le Laos et la France – laquelle devrait avoir détruit ses stocks en 2018. D’autres pays - Russie, Chine, États-Unis, Inde, Pakistan… - s’y refusent toujours, invoquant leur « intérêt national ». En 2014, les BASM ont encore été utilisées, notamment en Syrie et au Soudan du Sud. Bang ! Une explosion retentit dans la jungle luxuriante. Le district reculé de Nong est à portée de canon du Vietnam. Un obus de 500 livres (250 kilos), repéré dans le lit d’une rivière, vient d’être « traité », sous la supervision du chef des démineurs, Kengkeo Boualephavong. Pas très loin, à Bandong, des trophées sont exposés dans un petit musée : hélicoptères, blindés made in USA… Et puis des bombes, de tous calibres… En mars 1971, l’opération Lam Son 719 menée ici par l’armée du Sud-Vietnam, soutenue par les Américains, a tourné au fiasco. En avril 1975, le deuxième conflit indochinois s’est achevé avec la chute de Saigon. Quarante ans plus tard, la guerre des bombes n’est toujours pas terminée au Laos. « Nous en avons au moins pour cinquante ans », estime Kengkeo, le chef démineur. ■ (1) www.handicap-international.fr Les “restes explosifs de guerre” créent une insécurité psychologique. Les paysans craignent d’étendre leurs rizières ou de faire paître leur bétail MÉLANIE BROQUET, » CHEF DE MISSION AU LAOS POUR HANDICAP INTERNATIONAL