sur commande - Le Mensuel de Rennes

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SOCIété
Grand-Champ
Assassinée
sur commande
C’est un scénario à la Chabrol. Du Dallas entre Grand-Champ
et Pluvigner. Un meurtre déguisé en cambriolage, une victime,
femme d’un industriel fortuné et quatre suspects sous les
verrous, dont l’une des belles filles de la famille. Pour la justice,
cette dernière aurait commandité l’opération pour récupérer
l’héritage du patriarche.
Par Elodie Bannier, avec Jean-Philippe Tranvouez
[email protected]
(Photos Jean-Philippe Tranvouez)
Eugène Le Couviour (à l’arrière-plan), lors de la messe donnée
à Pluvigner pour l’enterrement d’Anne-Marie, son épouse.
M
ercredi 15 avril, 16 h. Les cloches
sonnent le glas à Pluvigner. Une
pluie épaisse s’abat sur le parvis de
l’église. Deux corbillards sont mobilisés pour transporter une montagne de fleurs
blanches, les préférées d’Anne-Marie. Le ciel est
lourd, l’ambiance aussi. Eugène Le Couviour, 90
ans, emmitouflé dans son long par-dessus beige,
se tient droit et digne, face au cercueil de son
épouse. La foule, 500 personnes au bas mot,
l’entoure. Eugène reste un homme respecté dans
la région. Il n’est autre que l’ancien maire de la
ville, l’ancien conseiller général du canton et le
créateur de l’entreprise devenue Hill-Rom. Dans
les rangs, anonymes et politiques se passent le
mot. « Anne-Marie a été assassinée. » Que s’est-il
réellement passé ?
Vendredi 10 avril, peu avant 3 h du matin, deux
hommes pénètrent dans le parc qui entoure la
propriété d’Eugène et d’Anne-Marie Le Couviour,
au moulin de La Chesnaie à Grand-Champ. Les
intrus guettent les époux. Ils attendent que le
couple aille se coucher. Les cambrioleurs enfilent
leurs cagoules. L’un d’eux, armé d’une hache,
brise la vitre de la véranda. Ils forcent aussi une
porte donnant sur la cuisine. L’alarme ne se
déclenche pas. Elle n’aurait pas été activée. Les
agresseurs foncent à l’étage, dans la chambre
d’Eugène et d’Anne-Marie. Ils tombent face à
face avec le couple. Eugène se retrouve au sol,
pieds et mains ligotés par des liens en plastique,
la bouche bâillonnée par du sparadrap. Anne-
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Marie est emmenée dans une pièce attenante et
subit le même sort que son mari. A une exception
près. Elle se retrouve avec « les voies respiratoires
obstruées par un bâillon », d’après le parquet
de Lorient.
« Mise en scène »
Les agresseurs prennent la fuite. Ils emportent
quelques bijoux et de l’argent. Eugène parvient
à se libérer. Il découvre Anne-Marie sur le sol, inanimée. Il appelle sa fille, Catherine, qui prévient
les secours. Arrivée à La Chesnaie, elle alerte
également Thierry, l’aîné des enfants d’AnneMarie. Une cinquantaine de gendarmes du Morbihan et de la section de recherche de Rennes
investissent le hameau grégamiste, soutenus par
un hélicoptère.
Est-ce un cambriolage qui a mal tourné ? Les
enquêteurs restent dubitatifs. Le jour même,
ils sont surpris par la manière dont les lieux
ont été fracturés, dont les évènements se sont
enchaînés. « Ça sent la mise en scène », suggère
le colonel Michel Coat, patron des gendarmes
morbihannais. Les cambrioleurs se sont dirigés
tout de suite dans la chambre du couple. Ils n’ont
embarqué qu’un maigre butin. Etrange pour un
cambriolage.
Difficile pour les enquêteurs de recueillir des
témoignages. La propriété du couple Le Couviour,
bordée par le Loch, est entourée de hauts sapins.
Elle reste isolée en campagne et les premiers
voisins sont installés à plus de 300 m. Lorsque le
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drame s’est déroulé, la majorité dormait.
Samedi 11 avril. Le corps d’Anne-Marie Le Couviour, 75 ans, est autopsié. Verdict du médecin
légiste : mort par asphyxie. L’enquête prend un
sérieux tournant. La thèse de l’assassinat se profile. Dimanche 12 avril, les gendarmes interpellent deux hommes. Le premier, Vanceslas Le Cerf,
est cueilli chez son ex-compagne à Plouay. Ce
conducteur d’engins de chantiers de 36 ans, résidant à Guidel, est salarié chez Rouxel à Vannes.
Il arrondit aussi ses fins de mois comme videur
dans une boîte de nuit, à Quimperlé. Le second,
Guénolé Madé, un chômeur de 26 ans, est arrêté
chez lui, au Pouldu. Vanceslas passe aux aveux. Il
dit avoir reçu 20 000 € d’un certain Loïc Dugué
pour tuer Anne-Marie Le Couviour et maquiller
l’assassinat en cambriolage.
Lundi 13 avril. Loïc Dugué, paysagiste de 42 ans,
marié et père de trois enfants, est interpellé. Ce
Ploemeurois assure avoir agi pour le compte
de son ex-patronne, Josiane Le Couviour. Cette
sexagénaire n’est autre que la femme de JeanJacques, fils d’Eugène. Le paysagiste dit avoir
rencontré Josiane quelques semaines avant le
meurtre. Elle lui aurait demandé de trouver deux
« hommes de main » qui accepteraient 20 000 €
pour faire disparaître Anne-Marie, sa belle-mère.
Les gendarmes arrêtent Josiane, chez elle, à Larmor-Plage. La belle-fille nie avoir commandité
l’assassinat. Parmi les quatre auteurs présumés
du complot, Josiane reste la seule à clamer son
innocence. Des bijoux et de l’argent, volés
C’est dans leur propriété, La Chesnaie à Grand-Champ,
qu’Eugène Le Couviour a été agressé et qu’Anne-Marie, sa
femme, a été assassinée.
chez Anne-Marie et Eugène, auraient pourtant été retrouvés dans son jardin.
Mardi 14 avril. Le quatuor est mis en examen.
Vanceslas Le Cerf et Guénolé Madé pour assassinat, séquestration et vol avec violence. Loïc
Dugué et Josiane Le Couviour pour complicité.
Tous risquent la réclusion criminelle à perpétuité.
Dans la nuit du mardi 14 au mercredi 15 avril, les
prévenus défilent devant le juge des libertés et de
la détention. Vanceslas, un gars costaud au visage
sombre, avoue « avoir bâillonné Anne-Marie Le
Couviour pour l’éliminer ». A la barre, Guénolé
jure être « allé à Grand-Champ pour commettre
un casse, pas du tout pour tuer. Il ne devait y avoir
personne dans la maison ». Le jeune homme, maigrichon, reconnaît avoir « ligoté le monsieur ».
Pour ce qui est de l’assassinat, « j’ai appris que la
dame était morte avec les gendarmes ».
Loïc, l’intermédiaire présumé, confirme avoir
été « en repérage à Grand-Champ », mais ne
pas être « entré dans la maison d’Eugène et
d’Anne-Marie ». Josiane pénètre à son tour dans
le tribunal. Elle adresse un sourire à ses proches
et demande le huis clos. Accordé. La salle est évacuée. A la sortie de l’audience, elle se cache sous
son manteau blanc. Son époux et son fils l’attendent avec un sac d’affaires. Les quatre prévenus
quittent le tribunal, menottes aux poignets,
escortés par des gendarmes. Direction la prison.
Zones d’ombre
Pour le parquet de Lorient, Josiane a comman-
dité l’assassinat pour une histoire d’héritage.
Cette sexagénaire n’a jamais travaillé, d’après
un de ses amis. Elle a épousé, à 18 ans, un
industriel du meuble avant de se remarier avec
Jean-Jacques.
Lorsque Josiane arrive chez les Le Couviour, elle
trouve une famille recomposée où l’ambiance
demeure froide. Les tensions ont pris racine il y a
35 ans. A l’époque, Eugène Le Couviour divorce
pour se remarier avec Anne-Marie Dréano.
Tailleur, chignon, rouge à lèvres et talons,
« maman était toujours habillée chic », décrit
un de ses fils. Anne-Marie, quand elle divorce,
a déjà trois enfants Thierry, Jean-Charles et
La belle-fille nie avoir
c o m m a n d i t é
l ’a s s a s s i n a t
Benoîte. Eugène aussi : Jean-Jacques, Philippe
et Catherine. Demi-frères et demi-soeurs ont du
mal à s’entendre. Ils n’ont d’ailleurs jamais passé
un Noël ensemble.
« Nous ne sommes pas issus du même monde »,
accorde l’un d’eux. Les enfants d’Anne-Marie
vivent « simplement », ceux d’Eugène plus
« aisément ». En 1991, quand Eugène vend l’usine
Le Couviour aux Américains d’Hillenbrand, ils
héritent chacun d’un cinquième des soixante
millions d’euros. Les enfants vivent aujourd’hui
dans des maisons cossues. Catherine est propriétaire d’un château à Landevant et Jean-Jacques
a fait construire, avec Josiane, une somptueuse
villa à colonnades à Larmor-Plage avec cours de
tennis, practice de golf, piscines intérieure et
extérieure, parkings aérien et en sous-sol… Ils
ont également été propriétaires d’un yacht et
d’une Ferrari jaune.
Dans les rues pluvignoises, les habitants répètent
que « l’argent est monté à la tête des enfants »
Le Couviour. « Ils frimaient avec leurs 4x4 BMW,
Mercedes, Porsche », rapporte un commerçant.
Leur train de vie élevé aurait grevé le budget des
enfants, pensent plusieurs sources proches du
dossier. Le château de Catherine et la maison de
Jean-Jacques et Josiane auraient un temps été
mis en vente, sans trouver acquéreur. C’est aussi
à cette période qu’Anne-Marie aurait reçu une
lettre de menace accompagnée d’une photo de
la propriété familiale de Vence, dans les AlpesMaritimes. « Celle-là, tu ne l’auras jamais ! » indiquait l’auteur du mystérieux courrier.
Josiane a-t-elle voulu éliminer Anne-Marie pour
qu’elle n’ait pas à arbitrer la répartition de la
fortune d’Eugène entre ses trois enfants et ceux
de son mari ? C’est ce que soupçonne l’accusation. D’autres questions restent en suspend.
Quel est le mobile de Loïc Dugué ? Si le jardinier
n’a pas touché de « commission », pourquoi
a-t-il accepté de servir d’intermédiaire pour cet
assassinat ? D’après son avocat, « il ne sait pas
pourquoi il a fait ça, ni pourquoi il est allé
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à son ancienne patronne.
Autre élément : Josiane a
accordé à son jardinier, il
y a de cela un an, un prêt
pour qu’il puisse lancer sa
propre entreprise. La belle-
Un testament aurait été établi par l’ancien maire,
mais personne ne sait ce qu’il contient. Ses fils,
Jean-Jacques et Philippe auraient voulu savoir,
il y a deux ans, comment Eugène envisageait de
diviser l’héritage, estimé à plusieurs dizaines de
millions d’euros. Une dispute aurait alors éclaté
à La Chesnaie. Un
proche de la famille
est formel : « Depuis,
Eugène ne voyait plus
ses fils. Seulement
Catherine ».
De leur côté, Benoîte,
Jean-Charles
et
Thierry disent avoir
« toujours été soudés ». Ils sont aujourd’hui abattus. « Nous pleurons une fin de vie tragique, dans des souffrances
et des douleurs atroces. » Le fils aîné d’AnneMarie vit « l’assassinat de (sa) maman comme un
cauchemar ». Benoîte a juré, le jour de l’enterrement, qu’elle et ses frères feront « tout pour que
la vérité, quelle qu’elle soit, soit faite ».
«Anne-Marie Le Couviour
avait les voies respiratoires
obstruées par un bâillon
Le parquet de Lorient
fille a-t-elle fait pression sur
Loïc pour qu’il exécute son
plan ? Difficile de le savoir.
L’instruction du dossier est en cours et l’avocat
de Josiane, Me Jean-Jacques Le Roux, refuse de
communiquer.
Une interrogation taraude la famille. Pourquoi
Eugène n’a-t-il pas, lui aussi, été assassiné ?
Josiane Le Couviour, la commanditaire présumée du meurtre de sa belle-mère,
a quitté le tribunal de Lorient en dissimulant son visage.
jusque-là ». Quelle relation entretenait-il
avec Josiane, le cerveau présumé de l’affaire ?
Loïc a été le paysagiste attitré de la Larmorienne
pendant dix ans. D’après une source proche
du dossier, il vouerait « une allégeance totale »
»
De Bieuzy-Lanvaux à Pluvigner
La saga
Le Couviour
En Morbihan, le drame qui a frappé la
famille Le Couviour s’est révélé d’autant plus
retentissant qu’il touche une personnalité
incontournable de Pluvigner. Patriarche de la
famille, Eugène Le Couviour fut longtemps le
premier employeur d’une commune et d’un
canton dont il était aussi maire et conseiller
général. Parcours d’un homme qui a gravi,
à force de travail, l’échelle sociale.
E
ugène Le Couviour, né le 23 avril 1919
à amors, vient d’un milieu modeste. Sa
famille est originaire de Bieuzy-Lanvaux.
Ses grands-parents, bûcherons, ont habité la
forêt de Floranges. Il passe son certificat d’étude
à 12 ans puis quitte l’école. À 15 ans, il devient
saisonnier agricole en Beauce. Il est ensuite
embauché chez Racheline, à Paris, une fabrique
de sommiers et de lits.
À 20 ans, Eugène y obtient un poste à responsabilité. Mobilisé en 39, le jeune homme est fait
prisonnier de guerre, envoyé en Allemagne.
À son retour, le Morbihannais se marie et retourne
travailler à Paris. Au bout d’un an, lui et sa femme
démissionnent pour revenir en Bretagne. Eugène
commence alors à fabriquer des sommiers dans
la cave de sa maison. En 1946, il construit sa pre-
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Guigner Le Hénanff, maire de Pluvigner, le président du conseil général Joseph Kerguéris,
le conseiller général Aimé Kergueris, présentent leurs condoléances à Eugène Le Couviour.
mière « cabane » qui fait office de menuiserie.
Il embauche un ouvrier en 1947. Ses frères et
quelques membres de la famille le rejoignent. En
1965, son entreprise, spécialisée dans la fabrication de literie, s’agrandit. Eugène emploie vingt
personnes.
Le patron développe son carnet d’adresses. Il rencontre des directeurs d’hôpitaux bretons et imagine alors son premier lit médicalisé. Un succès.
L’entreprise se spécialise dans la fabrication de
matériel hospitalier et devient leader en France.
En 1966, Eugène, proche de Raymond Marcellin,
est élu maire de Pluvigner. La même année, il
crée la société anonyme Le Couviour à BieuzyLanvaux. Lorsqu’ils sont en âge de prendre des
responsabilités, le patriarche attribue des places
à ses enfants : Philippe chapeaute la direction
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financière, Jean-Jacques est chargé de la
technique, Catherine assure la liaison.
En 1988, Eugène déménage l’usine à Pluvigner. 20 000 m2 sont construits à l’entrée de
la commune. En 1989, 500 personnes y sont
employées.
Eugène Le Couviour reste maire de Pluvigner jusqu’en 1995. On recense à son actif
la naissance du collège, la construction de la
rocade… Il est élu conseiller général de 1971
à 1979.
En 1974, il épouse en secondes noces AnneMarie Dréano. Le couple s’installe à La Chesnaie, à Grand-Champ. En 1998, Eugène vend
sa société à un groupe américain pour 60 millions d’euros. Elle devient Hill-Rom.