luigi capuana et le naturalisme en italie - Faculdade de Letras
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LUIGI CAPUANA ET LE NATURALISME EN ITALIE Sonia Cristina Reis Universidade Federal do Rio de Janeiro Brasil Une lecture attentive du Naturalisme français et du Vérisme italien fait apparaître non seulement les similitudes de ces deux poétiques, comme d’ailleurs le remarque généralement la critique qui ne voit dans l’école littéraire italienne guère qu’une variante du courant français, mais encore nous fait néanmoins mettre l’accent sur certaines différences qui leur sont spécifiques et qui, particulièrement, renvoient au canon de l’impersonnel et à la phénoménologie du « primitif ». D’une certaine façon les péripéties du Naturalisme ont partie liée avec celles du Positivisme, qui est généralement vu comme une variante dans les domaines artistiques et littéraires. On en a un exemple avec la théorie du « roman expérimental » d’Émile Zola, qui soutenait que l’écrivain devait exhiber dans les pages de l’oeuvre une dimension de laboratoire, autrement dit s’attacher aux conditions de la vie « vécue », se cantonnant strictement au cadre des lois scientifiques, en se fondant sur les conditions vécues par les personnages dans leur environnement. Cependant, en Italie, le Vérisme, ainsi que nous l’explique Asor Rosa1, critique et spécialiste reconnu dans ce domaine, n’a presque jamais respecté la rigueur de cette position, en partie du fait de l’influence d’une forte tradition de modération, soit de l’ordre des phénomènes de coutumes, soit de la moralité, et aussi en partie du fait du développement spontané de ces mêmes éléments de la tradition littéraire, qui se rendait davantage à l’exigence de vérité qu’à celle du détail scrupuleux scientifique. Rappelons que le concept de vérité avait eu une grande importance dans la poétique du Romantisme avec Alessandro Manzoni. Une autre différence de poids entre le Naturalisme et le Vérisme, habituellement mise en évidence par les critiques en général, signale que le premier représente des environnements urbains, où les classes sociales sont, la plupart du temps, en proie aux problèmes du développement économique moderne, chez le prolétariat comme chez la bourgeoisie, tandis que le second s’attarde dans un environnement rural et provincial, mettant en scène la plèbe campagnarde, qui constituait à ce moment historique en Italie la grande masse de la population, mais aussi la plus abrutie et la plus misérable. Ce qui saute aux yeux, lorsqu’on étudie le Vérisme italien, ce n’est pas seulement la diversité des thèmes ni de l’environnent, mais aussi la vie du paysan italien, surtout de ce « meridione », qui semble renfermer en lui les éléments structuraux de la négation du progrès historique, ce qui rend difficile le montage de sa représentation selon les schémas scientifiques de type positiviste. Et cela parce que ces derniers sous-entendent toujours, en définitif, l’existence d’un rythme d’évolution substantiellement rationnel qui, à travers la douleur et les drames vécus, peut être observé par celui qui représente ce progrès rationnel – c’est à dire l’écrivain bourgeois empli de confiance, pour le moins envers ses outils de connaissance et de systématisation. Le positivisme dans la littérature, toujours d’après ce que nous explique le même Asor Rosa, est intimément lié à l’existence d’une classe bourgeoise hégémonique, extrêmement sûre d’elle, qui contemple le monde qui l’entoure et le considère comme un objet pénétrable et susceptible de représentation, eu égard au fait que les lois qui le régissent ont été élaborées par cette même classe bourgeoise. L’écrivain vériste italien se trouve cependant pris entre deux feux: d’une part, il est talonné par une classe bourgeoise encore faible et hésitante dans ses structures idéologiques, politiques et sociales et, d’autre part, il affronte ce monde du paysan, très éloigné de son propre mode de vie et de pensée, qui préexiste avec toute la force d’une tradition séculaire; c’est pourquoi, pour le représenter, l’écrivain vériste italien ne pouvait pas s’en tenir au canon naturaliste de l’impersonnel. Dans l’un de ses travaux sur la poétique du Vérisme, en particulier sur Giovanni Verga, Flora de Paoli Faria2 nous explique que, pour les écrivains de cette poétique, la Sicile a représenté un nouveau paysage littéraire, mettant en scène de nouveaux personnages guidés par des élans aveugles, par une profonde voracité économique, par des moments destructifs de folie. Ainsi naquit une nouvelle littérature qui, dans la sicilianité elle-même, a trouvé une force capable de réfuter tant de mythes et d’équivoques de l’Italie moderne. On trouve chez Luigi Capuana (1839-1915) les éléments qui permettent de comprendre la poétique du Vérisme. Cet écrivain est, parmi les véristes, celui qui a présenté les résultats les moins extrêmes et les moins radicaux, puisqu’il a pris position, de par son activité de critique et de narrateur, comme médiateur attentif de la culture naturaliste européenne, ce qui s’est traduit en une observation équilibrée de la réalité, en des analyses psychologiques minutieuses, tout en se montrant curieux des aspects étranges voire inquiétants de l’expérience littéraire au sein de la nouvelle poétique, qui constituerait le Vérisme en Italie. La multitude et la vivacité des intérêts de Capuana, sa disposition de s’essayer à des genres et à des techniques diverses, l’ampleur exceptionnelle et la variété de sa production ont rendu difficile la tâche de rendre compte, même brièvement, de l’ensemble de ses oeuvres, car, outre son travail comme écrivain, critique et journaliste, il faudrait aussi rappeler ses études du folklore sicilien, sa curiosité envers la poésie populaire, ses recherches sur le spiritisme et sur les phénomènes parapsychologiques, en plus de son activité de photographe. L’écrivain italien est donc auteur de nombreux livres qui vont des récits aux études littéraires. Il publie d’abord un premier roman, Profili di donne(1877), qui suit encore dans la ligne du Romantisme, mais sa deuxième publication,Giacinta (1879), consiste en un texte typiquement vériste. Cette oeuvre fut l’un de ses récits les plus connus et suscita bien des polémiques et des discussions. Dédié à Émile Zola, Giacinta raconte l’histoire d’un personnage féminin qui, en l’absence de véritables liens affectifs de famille et sous le poids des préjugés sociaux – car pèse sur son honneur le souvenir d’un viol au cours de son enfance – réagit en essayant d’affirmer des sentiments propres et sincères qui échappent au modèle normal. Elle se refuse à épouser l’homme aimé pour se marier avec un noble, de caractère débile, tout en faisant de l’homme qu’elle aime son amant, une façon de protester ainsi contre l’injustice qu’elle avait eu à subir de la part de la morale bourgeoise. Mais une telle situation aboutit à une altération de son équilibre psychique qui la mènera au suicide. Le narrateur présente de cette façon le malaise de la protagoniste et le choc qui l’oppose à la société fermée et médiocre qui l’entoure. La curiosité par rapport au monde féminin, présente dans d’autres romans ainsi que dans plusieurs nouvelles de Capuana, révèle souvent le malin plaisir de l’homme de province à l’égard du monde bourgeois, où la femme peut exister et s’exprimer sur des modes ignorés du monde paysan fermé; néanmoins, outre ce plaisir, l’auteur dénonce subtilement les forces inquiétantes qui surgissent de ces personnages féminins, l’indéfinition du malaise féminin qui empêche sa libre expression; c’est dans ce cadre que nous pourrions citer ses nouvelles les plus intéressantes, comme Ribrezzo (1885) ouTortura (1888). L’attention du narrateur Capuana est souvent centrée sur des cas psychologiques, surtout entremêlés de motifs bizarres et fantastiques dans ses nouvelles qui se déroulent en Sicile; ils sont repris du folklore sicilien ou bien inspirés du spiritisme et de la parapsychologie, tous constituant des objets de ses études. Un autre de ses récits, Il marchese di Roccaverdina (1901), se déroulant aussi dans le décor campagnard de la Sicile, se livre à l’analyse du trouble psychique progressif qui s’installe dans l’âme du protagoniste, un noble de la campagne, vivant une existence égoïste telle qu’elle s’affirme dans la destruction qu’il provoque dans ce cadre rural. Le protagoniste nourrit un amour maladif pour Agripina Solmo, une paysanne dont il a fait sa maîtresse, et qu’il oblige par la suite à se marier avec l’un de ses employés. Le sentiment exacerbé du personnage principal envers cette femme le mène à tuer ce mari qu’il lui avait pourtant trouvé, commettant ainsi un crime parfait; mais sa conscience n’a de cesse de lui rappeler ce crime, d’où les signes maléfiques qui l’entraîneront peu à peu vers la folie. Selon les mots de Giulio Ferroni3, l’univers de ce récit de Capuana est aride et cruel, fait de rapports aveugles et violents, produisant ainsi, sur la scène narrative, uncrescendo d’hallucinations et de vains efforts pour les contenir ou pour les étouffer; derrière l’objectivité du récit scintillent les traits perceptibles d’une inquiétude personnelle, du rapport ambigu qu’a vécu Capuana avec le monde concret de sa ville natale. Ses oeuvres théoriques et critiques sont importantes pour comprendre le Vérisme italien, en particulier ses Studi sulla letteratura contemporanea (I et II, 1879 et 1882), études influencées non seulement par la lecture passionnée d’auteurs comme Honoré de Balzac, Gustave Flaubert, Edmond de Goncourt et Émile Zola, mais encore et peut-être surtout par les positions esthétiques de Francesco De Sanctis. Ce dernier d’ailleurs est le théoricien de la reprise du réel dans l’aspiration à un art créatif et imaginatif, attentif aux formes, respectueux des fonctions de l’idéalisation, sans toutefois se laisser étouffer par le développement de la philosophie et de la science. Le nom de Capuana est encore habituellement cité comme celui d’un idéologue du Vérisme. Ayant suivi les théoriciens du Naturalisme français, Zola en particulier, mais aussi Paul Bourget et son psychologisme, il affirmait encore le besoin de donner vie à un roman nouveau, conçu comme un « document humain » qui peindrait, en accord avec ses pairs du Vérisme italien, le monde paysan et la réalité régionale, tout en approfondissant aussi bien l’étude psychologique des personnages que celle des sentiments. Il a consacré des efforts considérables à décrire une méthode narrative impersonnelle, c’est à dire sans faire intervenir de rapport entre la pensée individuelle de l’auteur et la matière du récit. Ce fut Capuana lui-même qui forgea le terme de Vérisme pour caractériser le mouvement littéraire qui fleurissait en Italie dans les trois dernières décennies du XIXesiècle. Pour lui, ce courant « signalait plus particulièrement la méthode, plutôt que la matière dont l’art [...] se servait »4. Ce fut lui qui emprunta à l’esthétique de De Sanctis le concept de « forme », en d’autres termes, de l’art comme réalité sensible, et non pas comme « revêtement de l’idée », en adaptant à l’esthétique du Vérisme le canon de la représentation réaliste, sans qu’elle soit nécessairement liée à des thèmes de vie dégradée et brutale, voire encore moins à cet apostolat politique et social auquel les premiers émules italiens de Zola voulaient associer leur école. A partir de cet appareil scientifique naturaliste, le Vérisme apporte avant tout le canon de l’impersonnel. Il remettait à jour le plaidoyer manzionien pour le vrai et la prise de position desanctisienne en faveur du réel, tout en revendicant les droits de la littérature contre les interférences de l’autobiographisme et de l’idéologisme. La reprise de la pensée d’Alessandro Manzoni et de Francesco De Sanctis par les véristes et en particulier par Capuana répond aux questions propres à la culture italienne, en rapport avec la création récente de l’Italie comme État National, en 1870. L’idéalisation du concept d’État s’ajoute à celui d’une langue unifiée, à partir de la réflexion manzonienne, au travers de son roman historique I Promessi sposi [Les fiancés], qui a apporté à la littérature un réseau de rapports qui relient vérité, moralité et poétique au sein de l’oeuvre d’art, laquelle s’avère être le ciment de l’axiome qui fonde de travail de l’écrivain romantique. Les motifs les plus vitaux et les plus significatifs de la culture romantique trouvent aussi leur expression avec la pensée de De Sanctis, eu égard au fait qu’il s’agit d’une période d’enthousisme de l’historicisme idéaliste, qui s’orientait vers la recherche philologique érudite. Le critique italien a établi la cohésion qui lie le contenu à la forme, dans le but de reconstruire un monde culturel et moral d’où seraient produites des oeuvres qui manifesteraient dans leurs jugements leur adhésion aux moments et aux figures animées par une forte tension éthique et civile. L’idéalisation du monde culturel et moral telle que la construisit la pensée romantique dans le cadre du nouvel État italien est entrée en crise par la suite, au travers de laScapigliatura, qui fut la première tentative italienne d’art expérimental, de révolte contre la société bourgeoise. Cette thématique est abordée par les écrivains véristes, chez qui font irruption des récits sur la crise provenant de la nouvelle réalité italienne, issue de l’unification. Il est assez probable que la thématique particulière problématisée par les récits véristes ait rendu difficile l’harmonisation du canon de l’ impersonnel avec les exigences de la représentation psychologique, qui avait été mise en évidence par Verga lui-même, lorsqu’il déclarait avoir abandonné aux psychologues l’étude de la vie occulte de la pensée. Les écrivains italiens Luigi Capuana et Giovanni Verga sont donc fondamentaux pour la compréhension de cette période littéraire en Italie, le premier, comme nous l’avons vu, ayant théorisé et discuté les bases de la nouvelle poétique dans plusieurs oeuvres, tandis que le second les a mises en pratique dans ses récits. Une telle association entre théorisation littéraire et production narrative montre la perméabilité qui se traduit dans le manifeste-programme de ce mouvement artistique, que l’on trouve dans la préface de I Malavoglia(1881) de Giovanni Verga, qui brandit la déclaration la plus ambitieuse de la nouvelle poétique, de par son exposé méthodique à travers un schéma anthropologique et sociologique de caractère darwinien – vision du progrès comme résultat de la lutte pour la survie – et de par une écriture capable d’élaborer des registres distincts de styles en fonction des niveaux sociaux spécifiques que l’on doit représenter. 1 Asor Rosa. Storia della letteratura italiana. Florence, La Nuova Italia, 1985. 2 Flora de Paoli Faria. A estruturação do regionalismo em Giovanni Verga. Dissertação de Mestrado. Programa de Pós-graduação em Ciência da Literatura. Faculdade de Letras da Universidade Federal do Rio de Janeiro, 1983. 3 Giulio Ferroni. Storia della letteratura italiana. Milan, Einaudi, 1995. p. 412. 4 Capuana apud Rosa, 1985, p. 504.