Henry de Montherlant et Roger Vailland : Drôles de joueurs L
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Henry de Montherlant et Roger Vailland : Drôles de joueurs L
Henry de Montherlant et Roger Vailland : Drôles de joueurs L’inscription de Montherlant dans la droite littéraire dès les années vingt et son appartenance clairement revendiquée au camp de l’ordre l’auraient d’emblée éloigné en tous points de Vailland, alors adepte du Simplisme, si les deux écrivains n’avaient partagé un goût prononcé pour les expériences ludiques. Celui qu’on allait plus tard surnommer le libertin bolchevik ou l’aristocrate d’extrême gauche, manifeste dès le début de sa carrière un intérêt pour l’œuvre de Montherlant puisqu’il consacre en 1928, dans le premier numéro du Grand Jeu, un article assez élogieux à l’auteur des Bestiaires, dont il apprécie l’hédonisme, l’attention portée aux métamorphoses et à la « confusion des formes1 » dans la corrida. Il semble aussi, à en croire la dernière page de son journal, que Vailland se soit replongé à la toute fin de sa vie dans les essais du moraliste et qu’il ait ressenti un certain plaisir à constater, au-delà de leurs divergences, une « fraternelle[s] solitude[s]2 ». Cette exigence commune de singularité chez deux écrivains si différents se traduit notamment par la place prépondérante qu’ils accordent au jeu, perçu comme un espace d’héroïsation et de distinction. Si dans sa biographie de Montherlant, Pierre Sipriot ne fait jamais directement référence à Vailland, c’est pourtant l’une de ses réflexions sur le jeu théâtral qui sert d’épigraphe au chapitre consacré à la rédaction de La Reine morte : « La vie sous toutes ses formes ne m’apparaît exprimable que dramatiquement.3 » Se définissant chacun à leur manière comme des hommes de loisir, les deux écrivains attirent l’attention du lecteur sur l’aspect ludique du théâtre, du sport, de la corrida, du libertinage, de la guerre et de l’existence en général. Dans Drôle de jeu, roman de Vailland publié en 1945, l’on se souvient qu’Annie, sous le coup de l’exaspération, en vient à comparer l’action des résistants à « un jeu de con4 » ou de « sale[s] gosse[s]5 », consistant tout bonnement à risquer sa vie pour poser des bombes et faire dérailler des trains. De son côté, si 1 Roger Vailland, « La Bestialité de Montherlant », Le Grand Jeu n°1, 1928, article reproduit dans Chronique des années folles à la Libération 1928/1945, édition dirigée par René Ballet, préface de Claude Leroy, Messidor, éditions sociales, 1984, p. 47-50. 2 René Ballet cite, après l’article du Grand Jeu consacré à Montherlant, un court extrait de la dernière page du journal de Roger Vailland, datée du 4 avril 1965, cinq semaines environ avant sa mort : « Commencé de lire les essais de Montherlant… Malgré ma dépression, quel plaisir la lecture de Montherlant, nos fraternelles solitudes… », ibid., p. 50. 3 Pierre Sipriot, Montherlant sans masque, t. II, Écris avec ton sang, Éditions Robert Laffont, 1990, p. 199. Le choix de cette citation de Vailland est éclairé quelques lignes plus loin par Pierre Sipriot : « Une nuit, Montherlant sent que chaque personnage peut se coller sur sa vie privée et s’en nourrir. », p. 200. Voir aussi Henry de Montherlant, « Comment fut écrite La Reine morte (1943) », Théâtre, op. cit., p. 179-182. 4 Roger Vailland, Drôle de jeu (1945), Phébus, « libretto », 2009, p. 180. 5 Ibid., p. 178. 1 Montherlant choisit de regrouper sous le titre Va jouer avec cette poussière ses carnets de 1958 à 1964, c’est que cette formule, qu’il reprend, pour l’anecdote, à un journaliste belge, résume selon lui parfaitement sa « position devant la vie6 ». Le classement de Montherlant parmi les écrivains de droite et l’étiquette de militant de gauche de Vailland ne doivent pas nous conduire à opposer schématiquement le rapport au jeu de ces deux auteurs. Chez Vailland, la conciliation entre hédonisme et eudémonisme, libertinage et lutte des classes, est loin de se faire sans heurt et, inversement, il serait bien caricatural de se représenter Montherlant sous les traits d’un gardien de but solitaire, ayant choisi l’« enjouement7 » au détriment de l’ouverture au monde. Plus que de simples jeux ou de pures distractions, les drôles de jeux auxquels se réfèrent constamment nos deux auteurs trahissent bien souvent le besoin d’éclairer le réel et d’en offrir une image plus nette, plus lisible. I-Autoportraits en amateurs La construction progressive de la posture aristocratique des écrivains passe en grande partie par la convocation de figures littéraires intimement liées au défi, à la séduction et à l’imposture. L’on pense d’abord au mythe de Don Juan que Montherlant et Vailland ont tous deux tenté, à quelques mois d’intervalle, de désacraliser, sous les traits d’un séducteur vieillissant recevant à trois reprises des pots de chambre sur la tête dans La Mort qui fait le trottoir8 et sous ceux d’un riche homme d’affaires, directeur d’une compagnie d’aviation roulant en Ferrari dans Monsieur Jean9. Si sa présence se fait plus discrète dans l’œuvre de Montherlant, le libertin des Liaisons dangereuses hante l’univers des deux écrivains, à en juger notamment par la place accordée à la correspondance entre Philippe et sa demi-sœur dans Beau Masque10 et à la complicité entre le séducteur des Jeunes Filles et sa « chère Guiguite11 », dans les rares lettres qu’ils s’échangent, à la fin du premier volume de la tétralogie. Les nombreux personnages de séducteurs dans les œuvres ne doivent pas faire oublier la fascination des deux hommes pour la figure du prêtre incroyant, dont le sang-froid 6 Henry de Montherlant, Va jouer avec cette poussière, Carnets 1958-1964, Gallimard, 1966, p. 10. Ibid. 8 Henry de Montherlant, La Mort qui fait le trottoir (1959), Théâtre, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 1009-1093. 9 Roger Vailland, Monsieur Jean, Gallimard, 1959. 10 Roger Vailland, Beau Masque (1954), Gallimard, « L’Imaginaire », 1991. 11 Henry de Montherlant, Les Jeunes Filles (1936), Romans, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 915-1078, p. 1057. 7 2 et la duplicité en font également un parfait modèle de joueur. L’abbé de Pradts est, comme l’indique l’auteur des Garçons dans sa préface, un « personnage merveilleux12 », en parfaite adéquation avec sa conception du christianisme « sans la foi13 ». De son côté, dans l’essai qu’il lui consacre en 1956, Vailland charge indéniablement de traits qui lui sont personnels le portrait de Bernis, « athée conséquent, mais cardinal du meilleur ton14 », fidèle compagnon de Casanova et ministre des affaires étrangères sous Louis XV. Pour Montherlant comme pour Vailland, l’amateur de sport, de chasse amoureuse ou de corrida se distingue du joueur invétéré, du drogué et de l’amoureux passionné en ce qu’il reste toujours à distance de son propre jeu. Il n’est pas anodin que Le Joueur soit le roman de Dostoïevski que Marat, gentilhomme embarqué dans la Résistance, relise avec le moins de plaisir15. S’appuyant sur les analyses de Diderot, Vailland montre que le talent du comédien se mesure à la faculté qu’il a de se dédoubler16, faculté que l’on retrouve chez Costals, à la fois acteur et spectateur de son propre jeu. L’éthique de souveraineté prônée par Vailland rejoint sur certains points l’idéal de mesure prêché par le narrateur des Olympiques, mettant en garde Peyrony, jeune athlète, contre toute forme d’excès. L’amateur, tel que le définit Vailland dans Le Regard froid, se démarque à la fois du professionnel et du joueur happé par une jouissance mortifère dans la mesure où sa connaissance et sa pratique du jeu ne sont pas asservies au besoin : « XXII ‘Amateur’ a une double signification. D’une part, c’est celui qui aime et qui s’y connaît. Cela implique science, goût et plaisir exquis tiré de la science du goût. C’est l’amateur de danse que ravit la réussite d’un entrechat où l’ignare ne voit qu’un saut. L’amateur d’autre part c’est celui qui ne fait pas profession. Il n’est pas contraint par la nécessité. C’est volontairement qu’il s’adonne à son goût et il ne cesse jamais de le dominer. 17 » Cette mise à distance n’exclut donc en aucun cas l’exigence de rigueur et de discipline à partir du moment où l’amateur, c’est aussi celui qui s’y connaît, comme le montre, entre autres, le passage technique sur le magic circle du bowling du Point-du-jour dans La Truite18. Les 12 Henry de Montherlant, Les Garçons (1969), Préface, Romans II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 429-842, p. 435. 13 Henry de Montherlant, La Relève du matin (1920), Les Essais, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1963, p. 29. 14 Roger Vailland, Éloge du cardinal de Bernis (1956), Grasset, « Les Cahiers Rouges », 1988, p. 18. 15 Roger Vailland, Drôle de jeu, op. cit., p. 76. 16 Roger Vailland, Le Regard froid : réflexions, esquisses, libelles (1945-1962), Grasset, « Les Cahiers Rouges », 1963, p. 93. 17 Ibid., p. 23-24. 18 Roger Vailland, La Truite, « Au bowling du Point-du-Jour », Gallimard, « Folio », 1964, p. 9-60. 3 « fiches physiologiques19 » des Olympiques, l’utilisation de l’italique et des notes de bas de page dans Les Bestiaires sont aussi chez Montherlant une manière d’initier le lecteur aux petits mondes du stade et de la corrida. À la différence de Vailland, qui a très vite abandonné la boxe et qui n’a jamais été un cycliste assidu, Montherlant se réfère à sa propre pratique sportive pour donner une légitimité aux passages les plus techniques de ses œuvres. On pense notamment au récit de sa découverte du stade dans la préface des Olympiques20 et aux extraits de lettres et de journaux, stratégiquement placés à la fin des Bestiaires21 et relatant ses prouesses tauromachiques. Mais refusant de réduire l’amateurisme au simple fait de pratiquer un loisir, Montherlant décrit souvent son expérience de spectateur et ne cherche en rien à se définir comme un spécialiste ou un expert lorsqu’il mentionne dans Le Solstice de juin son initiation tardive et bien rapide à la savate au cours de l’automne 4022. Le sport doit rester un loisir et la vie monacale de M. Dandillot, les régimes alimentaires et les pesées23 auxquels se plie aveuglément ce fanatique de la méthode naturelle de Georges Hébert ont pour seul effet de le conduire à une mort prématurée. Il va sans dire que se présenter comme un amateur, c’est courir le risque de se voir reprocher son dilettantisme, son opportunisme, son manque de connaissance du terrain, autant de critiques qui ont été adressées à Montherlant et à Vailland. Comme le rappelle Pierre Charreton dans Les Fêtes du corps, Pierre Naudin n’épargne guère les deux hommes. Cet écrivain, pratiquant en amateur de haut niveau la course à pied et le cyclisme, critique Vailland pour avoir cherché à restituer les différentes étapes d’une course cycliste, sans en avoir jamais disputé une seule, et remet sérieusement en doute la pratique sportive de Montherlant24. Mais l’éloge de l’amateurisme implique justement le refus de toute spécialisation, qu’il s’agisse d’un sport, d’un art ou d’une pratique d’écriture. Roman, théâtre, essai, chronique, récit de voyage : rares sont les genres littéraires que ces deux aristocrates ont délaissés. Cette aisance à passer d’un domaine à un autre ne doit pas pour autant conduire à assimiler l’homme de loisir au vulgaire touche-à-tout, partisan du moindre effort. Montherlant a beau, sur le ton de la provocation, faire dire au narrateur de La Petite Infante de 19 Henry de Montherlant, Les Olympiques (1924), Romans, op. cit., p. 219-379, p. 260. Henry de Montherlant, Les Olympiques, préface, op. cit., p. 221-230. 21 Henry de Montherlant, Les Bestiaires (1926), op. cit., p. 381-583, p. 582-583. 22 Henry de Montherlant, « Écrit sur le mur », Le Solstice de juin (1940), Essais, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1963, p. 851-964, p. 910-915. 23 Henry de Montherlant, Pitié pour les femmes (1936), Romans, op. cit., p. 1079-1222, p. 1084. 24 Pierre Charreton, Les Fêtes des corps. Histoire et tendances de la littérature à thème sportif en France 18701970, CIEREC, 1985, p. 57. 20 4 Castille qu’il a « une horreur toute méridionale pour le travail25 », il ne réduit pas l’otium à la paresse. L’emploi du temps d’un libertin comme Costals est loin d’être de tout repos et le départ de Solange est l’occasion pour le romancier, resté seul à Gênes, d’écrire « à raison de douze heures à treize heures par jour26 », tout en parvenant à se ménager quelques pauses récréatives. Une des particularités de l’amateur est qu’il ne cherche pas avant tout à gagner et à rentabiliser ses efforts. Écartant d’emblée le sport professionnel, Montherlant, dans un entretien avec Pierre Dumayet datant de 1962, affirme que le « détachement à l’égard du but à atteindre27 » est le principal enseignement qu’il a tiré de sa propre expérience du stade. Frédérique, la joueuse de bowling que décrit Vailland au début de La Truite, semble aller jusqu’au bout de cette logique désintéressée puisqu’elle ne daigne même pas suivre sa boule des yeux après l’avoir lancée sur la piste28. C’est parce qu’il ne regarde pas au prix que l’amateur est attiré par les pratiques ludiques, qui lui feront indéniablement perdre du temps, de l’énergie et de l’argent. Conscient que, dans les années 50, le vélo reste encore majoritairement un moyen de transport pour les ouvriers se rendant à l’usine, Vailland insiste par exemple sur le fait que l’art, le « dandysme du cyclisme29 », ne commence qu’à partir du moment où le vélo cesse d’être un instrument de travail pour devenir une source de plaisir, souvent coûteuse. Ce n’est pas un hasard si Georges Bataille dans « La Notion de dépense », étude publiée pour la première fois dans La Critique sociale en 1933, définit le jeu, au même titre que les cultes, les sacrifices et l’érotisme comme une manifestation de la dépense improductive, dans laquelle l’accent est placé sur « la perte qui doit être la plus grande possible pour que l’activité prenne son véritable sens.30 » En dépit des profondes divergences entre Bataille et Montherlant, la notion de dépense improductive rejoint sur certains points l’éthique chevaleresque et désintéressée du service inutile dans la mesure où elles manifestent toutes deux un rejet à l’égard de l’utilitarisme bourgeois et de sa soumission au principe de parcimonie. Même un picaro, un cireur de bottes comme le héros de Moustique manifeste un 25 Henry de Montherlant, La Petite Infante de Castille (1929), Romans, op.cit., p. 585-671, p. 592. Henry de Montherlant, Le Démon du bien (1937), Romans, op. cit., p. 1223-1368, p. 1365. 27 Pierre Dumayet, « Un homme de lettres : Henry de Montherlant » (12 septembre 1962), Vu et Entendu, Stock, 1964, p. 167-176, p. 169. 28 Roger Vailland, La Truite, op. cit. p. 26. 29 Roger Vailland, « Cyclisme : défense de l’amateur », article paru dans Les Nouvelles Littéraires, 5 décembre 1957, Chronique d’Hiroshima à Goldfinger 1945/1965, édition dirigée par René Ballet, Messidor, éditions sociales, p. 341-343, p. 342. 30 Georges Bataille, « La Notion de dépense » (1933), La Part maudite, Les Éditions de minuit, 1967, p. 29-54, p. 33. 26 5 goût prononcé pour la dépense et voudrait bien pouvoir « s’amuser avant de crever31 ». Ce n’est pas un hasard si le gaspillage, y compris celui de son propre talent, est pour le peintre épicurien de La Rose de sable en parfait accord avec son mode de vie, qu’il appelle, en toute modestie, « le style noble32 ». La recherche effrénée de singularité, occupant une place centrale dans les deux œuvres, pose inévitablement le problème de l’intégration du joueur à un groupe, à une équipe, à une famille, qu’elle soit politique ou non. Il serait bien caricatural d’opposer le jeu solitaire et gratuit de Montherlant au jeu collectif et politique de Vailland dans la mesure où la difficulté à faire concorder singularité et collectivité est nettement perceptible chez les deux écrivains, souvent tentés de quitter le terrain. II-Enjouement et engagement : la tentation du hors-jeu Le jeu, constituant pour ces fervents lecteurs de Plutarque33 un espace d’héroïsation, est bien souvent l’occasion de s’illustrer et de faire « œuvre d’homme34 ». Les corps des athlètes « lustrés par l’effort35 » s’inscrivent déjà aux yeux de Montherlant dans un processus de singularisation. La référence au statuaire n’est pas absente de l’œuvre de Vailland, pour qui la « musculature très développée36 » du garçon laitier de Beau Masque n’est pas sans rappeler la cuirasse de certaines machines. L’intérêt qu’il porte à la morphologie de ses personnages rejoint d’ailleurs bien souvent ses propres préoccupations d’écrivain. Si le narrateur de 325 000 francs interrompt la description du circuit cycliste de Bionnas pour s’attarder sur l’expression « être en forme37 », c’est bien parce que la forme est un « référent commun38 » à l’athlète et à l’écrivain, tous deux devant s’imposer une discipline de fer pour se démarquer du peloton et franchir enfin la ligne d’arrivée. L’issue incertaine de la course, de la partie ou du match implique bien évidemment une prise de risques, pouvant aller jusqu’à la mise en jeu de sa propre vie. L’auteur de Mais aimons-nous ceux que nous aimons ?39 se réfère par exemple au titre du traité de tauromachie de Pepe Hillo, L’Art de tuer et de ne pas être tué, 31 Henry de Montherlant, Moustique, Éditions de la Table Ronde, 1986, p. 174. Henry de Montherlant, La Rose de sable (1967), Romans II, op. cit., p. 1-426, p. 136. 33 Voir Pierre Sipriot, Montherlant sans masque, op. cit., p. 224-225 et Yves Courrière, Vailland, un libertin au regard froid, Plon, 1991, p. 51. 34 Henry de Montherlant, Les Bestiaires, op. cit., p. 413. 35 Ibid., p. 356. 36 Roger Vailland, Beau Masque, op. cit., p. 18. 37 Roger Vailland, 325 000 francs, Le Livre de poche, 1955, p. 32. 38 Michel Bertrand, « Forme du cycliste, formes des cyclistes », « Héros en forme », Table ronde animée par René Ballet avec Michel Bertrand, Joseph Carrara, Jean Dumont, Cyrille Guimard et Bernard Maingret, Un Art nommé sport. Les Cahiers Roger Vailland, n° 23, (Rencontres de Bourg-en-Bresse de novembre 2004), Le Temps des Cerises, juin 2005, p. 15-23, p. 17. 39 Henry de Montherlant, Mais aimons-nous ceux que nous aimons ?, Gallimard, 1973, p. 24. 32 6 pour justifier l’analogie entre la guerre et la corrida, jeux dans lesquels il est question de provoquer, de frôler et d’esquiver la mort. Non sans une certaine gêne, Vailland avoue lui aussi sa fascination pour la guerre, cette expérience stratégique au cours de laquelle « on ne joue pas des haricots. On joue sa peau.40 » Le rôle central de l’épreuve ne fait que confirmer le lien entre jeu et masculinité dans les deux œuvres, même si chez Vailland, le bras de Busard, broyé par une presse à injecter, et la jambe raide de Lamballe, l’ancien résistant gaulliste de Bon pied bon œil41 peuvent sans doute se lire comme un pied de nez à tous ceux qui veulent jouer au coq et faire montre de leur virilité. La différence flagrante de milieu entre Alban de Bricoule dans Les Bestiaires et Busard, le jeune ouvrier de 325 000 francs, ne doit pas occulter le fait que ces néophytes traversent tous deux un certain nombre d’épreuves pour obtenir les faveurs de leur dulcinée. Le jeune apprenti torero a beau se dire agacé par le cliché du chevalier servant42, c’est bien au départ dans la ferme intention de séduire Soledad et de rivaliser avec les mâles de la table du duc de la Cuesta qu’il brave la chaleur sévillane tête nue et qu’il dompte Cantaor43. De son côté, Busard, un vélo en guise de destrier, se bat pour remporter la course annuelle d’une petite ville du Jura et conquérir le cœur d’une lingère. Mais contrairement au jeune aristocrate des Bestiaires, dont le jeu finit par être totalement gratuit puisque Soledad a complètement « disparu de sa pensée44 », les objectifs de Busard sont quant à eux bien, voire trop bien définis : s’installer avec Marie-Jeanne et gérer son snack bar. C’est à se demander si un héros aussi pressé et intéressé mérite encore le nom de joueur. L’éloge de la souveraineté chez Vailland et le « sentiment passionné de la différence45 » qui, selon Pierre de Boisdeffre, caractérise Henry de Montherlant, paraissent difficilement pouvoir se concilier avec la participation à une entreprise collective. Rappelons que, par définition, le pacte ludique liant les joueurs peut à tout moment être rompu par la volonté d’un seul membre, comme le laisse penser l’équilibre précaire sur lequel repose l’équipe de football de L’Embroc46, saynète tirée des Olympiques et jouée en 1963. Chez Montherlant, la tentation de la marginalité, le refus de se mêler au jeu social, correspondant d’ailleurs bien plus à une posture qu’à une réalité, se traduisent par la valorisation de la 40 Voir entretien de Roger Vailland à Marlyse Schaeffer, Candide, 17 mai 1965, extrait cité par Yves Courrière, op. cit., p. 294. 41 Roger Vailland, Bon pied bon œil (1950), Grasset, « Les Cahiers Rouges », 1989. 42 Henry de Montherlant, Les Bestiaires, op. cit., p. 417. 43 Ibid., p. 413, p. 422. 44 Ibid., p. 563. 45 Pierre de Boisdeffre, « Henry de Montherlant ou le Chevalier du Néant », Métamorphose de la littérature, de Barrès à Malraux, Éditions Alsatia, 1952, p. 277-324, p. 290. 46 Henry de Montherlant, L’Embroc, Théâtre, op. cit., p. 1219-1230. 7 retraite et la projection dans le jansénisme, double inversé des salons, comme le souligne notamment Dominique Maingueneau dans Le Contexte de l’œuvre littéraire47. La crainte de voir la souveraineté se dissoudre dans le groupe a beau détonner dans les propos d’un défenseur de la lutte collective, elle existe bel et bien, et ce bien avant sa rupture officielle avec le P.C.F. en 1956. Sa séparation avec l’équipe du Grand Jeu en 1929, son éviction du surréalisme la même année, sa tentation d’adhérer aux idées collaborationnistes avant d’entrer dans la Résistance et son refus d’adhérer au Parti jusqu’en 1952 prouvent à quel point l’engagement est loin d’être vécu par Vailland comme une évidence. Il semble aussi que la volonté de se maintenir à distance et de « n’avoir pas le nez sur l’événement48 » passe par la revendication d’un certain anachronisme, perceptible notamment à travers la récurrence des aphorismes49 et des références aux classiques dans les œuvres. Sous la plume de ces deux joueurs moralistes, l’adjectif vieux jeu se dote même d’une connotation très souvent positive. C’est d’ailleurs sous le terme d’« asynchronies50 » que Marielle Macé regroupe tous les effets de décalage à travers lesquels Montherlant se forge une image d’auteur inactuel, à contre courant. Si l’écrivain « à la page51 » sert de repoussoir à l’auteur du Solstice de juin, cela ne l’empêche pas de prendre part aux débats de son époque, même sur un ton désinvolte. L’anecdote triviale relatée dans le texte des « Chenilles52 », qui a coûté si cher à Montherlant, nous semble à cet égard assez révélatrice. Sa prise de position, son ralliement au camp des vainqueurs, s’exprime à travers un « petit jeu53 », une farce de collégien digne de Denie, le diablotin des Garçons54, consistant à uriner sur les chenilles, à voir si elles résistent et à s’incliner si c’est le cas. À l’image de l’enjouement qui n’exclut donc pas chez Montherlant une certaine forme d’engagement, l’on peut dire que le militantisme de Vailland est traversé par une succession de dégagements, liés en grande partie au refus de se plier à la logique normative du Parti. Le résistant jouisseur de Drôle de jeu, souvent perçu comme un double de l’auteur, revendique son côté Ancien Régime, son goût 47 Dominique Maingueneau, Le Contexte de l’œuvre littéraire, Énonciation, écrivain, société, Dunod, 1993, p. 69. 48 Henry de Montherlant, « La France et la morale de midinette », L’Équinoxe de septembre (1938), Essais, op. cit., p. 835-849, p. 849. 49 Roger Vailland, Aphorismes, Le Temps des Cerises, « Cahiers Roger-Vailland », 2000. 50 Marielle Macé, « ‘ Montherlant s’éloigne.’ Les asynchronies de l’histoire littéraire. », Revue d’histoire littéraire de la France, juillet-septembre 2005, 105ème année-n° 3, p. 587-605. 51 Henry de Montherlant, Le Solstice de juin, op. cit., p. 901. 52 Ibid., p. 952. 53 Ibid. 54 « Linsbourg connaissait de bonne source les tours du thuriféraire. […] Denie urinant trois gouttes dans le vin de messe. », Henry de Montherlant, Les Garçons, op. cit., p. 742-743. 8 pour la vie de château et affirme ne pas avoir « le style communiste55 ». Mais c’est dans La Loi, publié en 1956, après la découverte du rapport Khrouchtchev, que s’exprime le plus ouvertement cette tentation du désintéressement. Si c’est au prince du Guépard56 que l’on pense en premier en lisant le portrait de Don Cesare, ce vieux propriétaire terrien de l’Italie du sud, le cynisme avec lequel il continue à jouer le jeu et à payer sa cotisation au parti monarchiste sans y croire en fait un adepte du service inutile. Alors qu’il s’est progressivement désintéressé de tout, cet exilé volontaire parvient à tromper son entourage, « dupe de la façade57 », comme dirait le prêtre athée de La Ville. On peut voir dans l’intérêt que portent les deux écrivains aux associations secrètes et aux jeux clandestins la recherche d’un compromis entre le repli sur soi et l’adhésion à une collectivité. Il suffit de se reporter au texte intitulé « Les Chevaleries58 » dans Le Solstice de juin pour constater à quel point le système de la Protection décrit dans Les Garçons s’inspire des propres expériences de jeunesse de l’auteur, fondateur et membre de « la Famille59 » et de « l’Ordre60 » en 1919. De la même manière, on ne peut comprendre les rites de La Société Secrète des Vraies Luronnes61 dans La Truite sans mentionner l’appartenance de l’auteur au groupe simpliste dans les années vingt. Bien que le clan chevaleresque teinté de jansénisme que décrit Montherlant et le groupe ubuesque et révolté des phrères simplistes soient traversés par des influences bien différentes, ils se caractérisent tous deux par un certain ésotérisme. Il faut effectivement être initié au monde de la Protec’62 pour pouvoir déchiffrer les listes et les « tableaux synoptiques63 » des collégiens. La « juvénilité64 » de l’Ordre, mentionnée dans Le Solstice de juin et le culte voué à la connaissance intuitive dans la fratrie simpliste nous renvoient aussi à l’esprit d’enfance de ces petits groupes d’élus. La codification de ces microsociétés secrètes, entretenant une relation à la fois analogique et antithétique avec le réel, nous invite à voir comment se traduit la portée métaphorique du jeu dans les deux œuvres. III-Fonction heuristique du jeu ? 55 Roger Vailland, Drôle de jeu, op. cit., p. 152. Tomasi di Lampedusa, Le Guépard, Éditions du Seuil, (1958), 2007. 57 Henry de Montherlant, La Ville, Théâtre, op. cit., p. 669-760, p. 736. 58 Henry de Montherlant, « Les Chevaleries », Le Solstice de juin, op. cit., p. 857-872. 59 Ibid., p. 858. 60 Ibid., p. 859. 61 Roger Vailland, La Truite, op. cit., p. 196. 62 Henry de Montherlant, Les Garçons, op. cit., p. 798. 63 Ibid., p. 496. 64 Henry de Montherlant, « Les Chevaleries », op. cit., p. 857. 56 9 Les drôles de jeux qu’affectionnent Vailland et Montherlant, loin de se réduire à de simples pratiques, sont bien souvent aussi un miroir dans lequel on voit se réfléchir autre chose qu’eux-mêmes. Montherlant définit la corrida non seulement comme une « technique tauromachique65 » mais aussi comme « une certaine manière de regarder la vie66 », naturellement destinée à évoluer. Vailland tend, lui aussi, à souligner l’homologie de structure entre le jeu et le réel lorsqu’il fait dire au héros des Mauvais coups qu’« on se comporte à la roulette comme dans la vie67 ». Le détour fréquent par le jeu dans le but de clarifier une situation confuse s’explique par le fait que la structure ludique, caractérisée par la présence de règles et par la constitution d’équipes, offre une image simplifiée du réel. Vailland oppose la monotonie du quotidien au temps organisé des saisons68, telles que la corrida, la compétition sportive et l’action dramatique, clairement divisées en tercios, en rounds et en actes. Sa lecture des Liaisons dangereuses, dans l’essai qu’il consacre à Laclos en 1953, repose sur la décomposition du jeu libertin en quatre figures imposées : le choix de la proie, la séduction, la chute et la rupture69. Bien qu’il manifeste lui aussi un intérêt évident pour la clôture et l’unité du jeu, Montherlant ne va jamais aussi loin que Vailland dans la tentative de schématisation et de modélisation du réel, même si la référence à la compétition sportive vient incontestablement appuyer sa conception agonistique des rapports humains. Il revient en effet dans la préface des Olympiques sur la bonne « leçon de réalisme70 » que lui a infligée le stade : « Voici ce que je peux et voici ce que je ne peux pas. Voici X. qui m’est inférieur et voici Y. qui m’est supérieur. Tout cela est sans contestation possible. Voici ce que je dois atteindre : ceci et non autre chose, et non au-delà. Voici un univers extrêmement net, et coupant, et pur, et intelligible, sous un ciel grandiosement vide […].71 » L’univers cohérent et normé du sport contribue aux yeux de ce garant de l’ordre à rendre le réel plus lisible et donc plus manœuvrable. La modernité de cette réflexion n’a pas échappé au sociologue Alain Ehrenberg, qui, dans Le Culte de la performance, ouvrage publié en 1991, choisit de s’appuyer précisément sur ce passage des Olympiques pour expliquer l’héroïsation des athlètes dans la société contemporaine. Les classements et les résultats chronométrés du 65 Ibid., p. 169. Ibid. 67 Roger Vailland, Les Mauvais coups (1948), Éditions Fasquelle, 1959, p. 139. 68 Roger Vailland, Expérience du drame (1953), Éditions du Rocher, 2002, p. 39. 69 Roger Vailland, Laclos par lui-même, Éditions du Seuil, « Écrivains de toujours », 1953, p. 81-134. 70 Henry de Montherlant, Les Olympiques, op. cit., p. 223. 71 Ibid. 66 10 sport présentent un caractère irrécusable et rassurant dans une société sans transcendance où tout est devenu « matière à contestation72 ». C’est notamment par contraste avec l’image de société idéale qu’offre le jeu, défini par Caillois comme un « îlot de clarté et de perfection73 », que se perçoivent les dysfonctionnements du monde réel. Par exemple, le rapport de forces sur lequel repose la colonisation apparait pour la première fois au jeune lieutenant provincial de La Rose de sable lors d’un rêve, sous la forme d’une partie de hockey74 dénuée de tout fair play et fondée sur la tricherie, la violation des règles. De son côté, Vailland fait de la métaphore ludique un mode d’expression privilégié pour décrire les mécanismes financiers et l’action syndicale, notamment dans Beau Masque, où Philippe Letourneau, bien incapable de diriger la filature de son père, confie à Nathalie qu’il est aussi mauvais en matière de politique ouvrière qu’au bridge75. Mais en bons moralistes, ils portent chacun à leur manière un regard très sévère sur ce qu’ils considèrent être des divertissements médiocres, des formes de jeux dégradées. Montherlant, antimunichois dans L’Équinoxe de septembre, fait de la belote le loisir petitbourgeois par excellence dans lequel on se réfugie pour éviter de se confronter à l’éventualité d’une guerre76. En 1942, dans ses Textes sous une occupation, il dénonce l’instrumentalisation de la loterie « nationale77 », passe-temps abject auréolé de toutes les vertus et destiné à couvrir une vaste opération marchande. Vailland, lui, attire surtout notre attention sur le détournement du jeu collectif au profit de ce que le peintre de La Rose de sable nommerait la « gloigloire78 » personnelle, exactement comme peut le faire le cabotin au théâtre. En effet, l’ouvrier combinard79 est à l’usine ce que le cabotin est à la scène puisqu’en rusant, il ne cherche qu’à améliorer son sort personnel, sans se soucier de celui du groupe auquel il appartient. Vailland a beau être fasciné par le fonctionnement de la Loi, jeu fondé sur l’inversion des rôles, la possibilité d’être tour à tour le maître et l’esclave, il sait que ce divertissement populaire, pratiqué dans les tavernes de l’Italie du sud, est contaminé par la corruption ambiante et par 72 Alain Ehrenberg, Le Culte de la performance, Hachette littératures, « Pluriel », 1991, p. 41. Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Gallimard, 1958, p. 18. 74 Henry de Montherlant, La Rose de sable, op. cit., p. 183. 75 « Tout ce que je retenais (et tout ce que je retiens de cette affaire), c’est que la politique ouvrière est un jeu très compliqué dont j’ignore les règles. Comme au bridge, où je joue si mal (tu es bien placée pour le savoir), j’avais fait une faute énorme en croyant réaliser un coup génial. », Roger Vailland, Beau Masque, op. cit, p. 179. 76 Henry de Montherlant, L’Équinoxe de septembre, Essais, op. cit., p. 833. 77 Henry de Montherlant, « La loterie ‘nationale’ (1942) », Textes sous une occupation (1940-1944), Essais, op. cit., p. 1455-1461. 78 Henry de Montherlant, La Rose de sable, op. cit., p. 16. 79 Roger Vailland, Beau Masque, op. cit., p. 150. 73 11 conséquent biaisé dès le départ80. Conscient d’avoir « sacralisé81 » le stade dans Les Olympiques, Montherlant est, lui aussi, bien forcé de reconnaître en 1931 que le sport, loin de constituer un îlot à part, n’est finalement que « ce qu’en font les mœurs82 ». La malléabilité et l’indétermination de la notion de jeu finissent ainsi par rendre suspecte l’idée même d’une métaphore ludique. La prolifération, chez les deux écrivains, d’analogies et de structures comparatives faisant intervenir le sport ou le théâtre nous semble aussi pouvoir aller dans ce sens. La reprise et l’actualisation du topos du théâtre du monde dans les œuvres ne signifient pas pour autant que les auteurs n’ont pas conscience du danger qu’il y a à considérer toute forme d’activité sous l’angle ludique. Le rapport entre le jeu et l’existence ne peut être qu’analogique et cette analogie s’avère bien souvent approximative ou réductrice. Dans Drôle de jeu, Annie finit par délaisser sa « théorie du jeu83 » et cherche un autre objet de comparaison, plus à même de décrire la manière dont elle se représente la guerre. Le dialogue de La Ville au cours duquel l’abbé de Pradts demande à Sevrais, tout juste exclu du collège, de se montrer « beau joueur84 », nous renvoie également aux limites de l’approche ludique du réel. Séparé à jamais de Souplier, le collégien a bien saisi le tragique de la situation et ne peut que répliquer : « Beau joueur ? S’agit-il d’un jeu ?85 » Marie Sorel (Paris 3) 80 « La Loi n’est pas un jeu selon la justice puisque celui qui n’a qu’un petit capital au départ ne peut pas jouer toutes ses chances. », Roger Vailland, La Loi, op. cit., p. 53. 81 Henry de Montherlant, Mais aimons-nous ceux que nous aimons ?, op. cit., p. 62. 82 Ibid., p. 648. 83 « Annie ne parle plus du ‘jeu’ ; la théorie du jeu, c’était une manière entre autres d’approcher le secret inexprimé qu’elle porte en elle et qui la pousse sur des chemins mystérieux. Maintenant déjà, elle cherche une autre approximation », Roger Vailland, Drôle de jeu, op. cit., p. 196-197. 84 Henry de Montherlant, La Ville dont le prince est un enfant, op. cit., p. 723 et Les Garçons, op. cit., p. 686. 85 Ibid. 12