Une étude diachronique de la transition de l`Autriche

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Une étude diachronique de la transition de l`Autriche
PROGRAMME PLURI-FORMATIONS 2002–2005, « LA TRANSITION »
UNIVERSITÉ PANTHÉON-SORBONNE (PARIS 1)
François BOCHOLIER
(AMN, Université Strasbourg II et doctorant, Université Paris I)
LA TRANSYLVANIE,
DE L’AUTRICHE-HONGRIE À LA GRANDE ROUMANIE
LES ÉLITES TRANSYLVAINES, ENTRE IDENTITÉ RÉGIONALE ET ESSOR DES
SENTIMENTS NATIONAUX
L’historiographie ne s’est guère encore risquée à tenter une étude diachronique et
comparative de la transition de l’Autriche-Hongrie à ses États successeurs1. La prodigieuse
accélération des événements, la désintégration de l’automne 1918 et les ruptures
considérables qui s’en suivent, tendent à inhiber toute recherche qui engloberait les années
précédant et suivant le conflit : elles n’offrent bien souvent aux historiens qu’une conclusion
suffisamment tragique pour leurs réflexions sur le déclin et la chute des Empires2 ou ne
constituent, au contraire, qu’une ouverture à des développements sur le destin tourmenté de
tel ou tel État d’Europe centrale-orientale au XXe siècle3.
Cependant, l’évolution des structures économiques, sociales, voire territoriales, s’inscrit
fondamentalement dans la longue durée ou, du moins, dans une périodisation qui ne recouvre
pas naturellement celle des événements politiques : une des questions centrales, à partir des
années 1880 et jusque dans le second vingtième siècle, est, ainsi, celle de l’extension
progressive de phénomènes liés à la diffusion, dans l’Est et le Sud-Est du continent européen,
du modèle des sociétés occidentales de l’âge industriel : développement de l’enseignement de
masse, de la fonction publique, profondes mutations sociales et nouvel vision du monde
1
Seules peut-être des études économiques et sociales, comme l’excellent BEREND, Iván, RANKI, György, Economics
development in East central Europe in the 19th and 20th centuries, Londres, 1974, viennent contredire cette affirmation.
Pour la Transylvanie, l’ouvrage de BÍRÓ, Sándor, The Nationalities Problem in Transylvania, 1867–1940, Social Sciences
Monographs, Boulder, Columbia Univ. Press, 1992. (nous utiliserons ici la réédition hongroise de 2002 : Kisebbségben és
többségben : Románok és magyarok (1867–1940), Budapest, 2002) reste une tentative isolée et malheureusement très
partiale.
2
MICHEL, Bernard, La chute de l’Empire austro-hongrois, Laffont, 1991.
3
Ainsi, en Roumanie, actuellement, les spécialistes du XIXe et ceux du XXe siècles appartiennent à deux départements
(catedre) universitaires distincts.
1
qu’elles induisent… Plusieurs théories récentes du nationalisme ont montré comment, de
façon complexe, ces évolutions sont intrinsèquement liées à l’essor des mouvements
nationaux4.
Or, on considère généralement et à juste titre que les traités de paix de 1919-1920
entérinent le triomphe du modèle de l’État-Nation en Europe5. Une étude plus fine des
continuités et des ruptures de part et d’autre de la Première Guerre mondiale en Europe
Centrale permettrait de mieux éclairer la portée de la croissance des structures de l’ÉtatNation pour des évolutions sociales et des cohésions d’entités qui lui sont antérieures.
Nous avons choisi le cas de la Transylvanie6 : son histoire de principauté quasi
indépendante au
nationale
XVI
e
et
XVII
(nation-building)
e
siècles, aurait pu justifier, à l’âge des nations, une construction
voire
l’essor
d’une
mythologie
propre
unifiée,
d’un
« transylvanisme7 » porteuse d’un projet d’État indépendant. Le déclin puis la chute de
l’Empire autrichien ont, pourtant, conduit, de plus en plus, à son écartèlement entre mémoires
d’inspiration nationale radicalement divergentes, respectivement hongroise, roumaine et
allemande8. Dans cette étude, nous poserons la question de l’impact des constructions
nationales en Transylvanie avant et après la Première Guerre mondiale sur les identités
héritées, propres à cette province. Nous constaterons des essors périodiques de formes de
« transylvanismes » entre 1876 et 1930 dont nous essaierons de juger la portée réelle.
Pour se faire, nous nous intéresserons, avant tout, aux catégories sociales porteuses par
excellence de projet identitaire : les « élites9 » intellectuelles et politiques10. Parmi elles, les
élites roumaines transylvaines apparaissent comme un cas particulièrement instructif car c’est
4
Voir particulièrement : GELLNER, Ernest, Nations et nationalisme, Payot, Paris, 1989.
La plupart des synthèses considèrent que ce triomphe correspond à une dégradation générale du sort des « groupes
ethniques » en Europe qui, de « nationalités » d’Empire deviennent des « minorités » dans les nouveaux États nationaux.
JELAVICH, B. History of the Balkans, Cambridge University Press, 1983, vol. 2, .p. 136. MICHEL, Bernard, Nations et
nationalismes en Europe centrale, Paris, 1995, ch. 10.
6
Le mot « Transylvanie » se réfère, dans cette étude, sauf indication explicite, à la région historique (Siebenbürgen, Erdély,
Ardeal) et non à l’ensemble des territoires acquis par la Roumanie sur la Hongrie en 1920, comme le veut l’usage courant
actuel.
7
Ce néologisme est forgé d’après le terme hongrois « transsilvanismus » : voir infra et LENGYEL, Zsólt K., Auf der Suche
nach dem Kompromiß : Ursprünge und Gestalten des frühen Transsilvanismus 1918–1928, Munich, Verl. Ungarisches
Institut, 1993, p. 1.
8
Le politologue Tony Judit les qualifie joliment « d’archipels de mémoires conflictuelles » (cité par CAPELLE-POGACEAN, A.,
« Roumanie, l’utopie unitaire en question », Critique Internationale, janvier 2000, 6, p. 110).
9
Pour le sens à donner à ce mot, à la jonction de l’histoire politique des « hommes de pouvoir » et de l’histoire sociale
traditionnelle des « classes dirigeantes », CHARLE, Christophe, Les Élites de la République, Fayard, Paris, 1987, p. 10.
10
On parle aussi parfois, pour l’Europe orientale, d’intelligentsia. Sur le rôle crucial de ces élites dans la formulation des
projets nationaux, voir : HROCH, Miroslav Die Vorkämpfer der nationalen Bewegungen bei der kleinen Völkern Europas,
Prague, 1968. NB : notre étude étant centrée sur la question de la conscience régionale des élites issues des nationalités
historiques de Transylvanie, la question spécifique de l’identité et de l’intégration/assimilation locale de l’élite de
confession juive ne sera pas abordée.
5
2
parmi elles que s’est exprimé, de la façon la plus frappante, l’ambiguïté de l’identité régionale
transylvaine et le poids de l’État-Nation dans le destin social des élites.
La Transylvanie, périphérie orientale de la Hongrie unitaire
Dès la signature du Compromis austro-hongrois, la Transylvanie est sujette à l’influence
des développements de structures-types de l’État-nation, promues par le nouveau
gouvernement de Budapest : un des premiers actes du gouvernement Andrássy, sans même le
consentement explicite de l’Empereur-Roi, est de nommer un Commissaire spécial dans la
province pour préparer son intégration pleine et entière au royaume11. La loi dite d’Union de
décembre 1868, tout en confirmant la disparition définitive de la société d’Ordres (Stände) et
des privilèges hérités — abrogation des nationes historiques, égalité entre toutes les
confessions — n’est que le prélude à une série de lois administratives, de rationalisation et de
centralisation, promulguées entre 1870 et 1886 : les territoires privilégiés, comme le fundus
regius (Königsboden) saxon et les districts sicules (székely székek) à statut spécial sont
dissous et intégrés à une organisation territoriale unifiée fondée, localement, conjointement
sur le comitat (megye) et les villes « à droit juridictionnel » (törvényhatosági jogú városok),
placés sur un pied d’égalité. Les lois administratives de 1886 consacrent un ordre qui restera
inchangé jusqu’en 191812. Le découpage des comitats s’efforce de respecter, un tant soit peu,
les particularismes transylvains saxons et sicules – la taille moyenne d’un comitat transylvain
reste bien inférieure à la moyenne nationale13. Le nombre de villes libres est, en revanche,
réduit de façon drastique : parmi les onze villes libres royales (szabad királyi városok)
transylvaines, seules Kolozsvár (/Cluj) et Marosvásárhely (/Târgu-Mureş) conservent leur
statut spécial après 1876, les autres étant rétrogradées au rang de villes simples, « à conseil
municipal » (rendezett tanácsú városok). Une véritable classe de fonctionnaires
professionnels, surveillée par l’envoyé du gouvernement dans le comitat (ispán)14, se met en
place. Le modèle suivie est d’inspiration joséphiste15 et « libérale16 », comme il est un
11
BARANY, George, « Ungarns Verwaltung (1848-1918) », in WANDRUSZKA, Adam, URBANITSCH, Peter, dir., Die
Habsburgermonarchie 1848–1918, Vienne, vol. 2, 1975, p. 387.
12
Ibidem, p. 421–431 et Magyarország Története, Budapest, Akadémiai Kiadó, vol. 6, 1979, p. 1236–43 ; KÖPECZI, Béla,
dir., Erdély története, Budapest, Akadémiai Kiadó, vol. 3, 1987, p. 1634–37.
13
Mais, associé à la loi électorale de 1874 très restrictive, il ne permet pas la constitution de comitats à potentielle dominance
politique roumaine comme aurait pu l’être, par exemple, l’ancienne zone de régiments roumains de frontière (Grenzer)
autour de Naszód (/Năsăud) : plusieurs comitats sont fusionnés en 1876 ; Naszód perd son indépendance pour former avec
Beszterce (/Bistriţa, Bistritz) le comitat de Bistriţa-Năsăud (NISTOR, I.S., Comuna şi judeţul, evoluţia istorică, Cluj, Dacia,
2000, p. 101).
14
Le mot « préfet » traduit, faute de mieux, le terme d’ispán (comte, comes) d’origine médiévale.
15
Le pouvoir hongrois reprend à son compte des mesures de rationalisation et de professionnalisation déjà tentées par
l’administration autrichienne en Transylvanie notamment sous Joseph II (ROTH, Harald, Kleine Geschichte Siebenbürgens,
Cologne, Böhlau Verlag, 1996, p. 83–86) et à l’époque néo-absolutiste (BARANY, op. cit., p. 343).
3
instrument de combat pour assurer le projet national hongrois porté par la gentry ; mais il a
aussi la particularité de ménager, un tant soit peu, les élites historiques locales par la création
d’une comité de cogestion du comitat (közigazgatási bizottság) assurant leur participation à
l’administration locale en parité théorique avec les fonctionnaires d’État.
Plus rien ne distingue, administrativement, les comitats situés sur l’ancien territoire de
la Principauté de Transylvanie après 1876 de ceux du reste du pays, au point que le termemême de Transylvanie tende à disparaître de la langue officielle et scolaire17. Néanmoins, la
région reste marquée par des traits spécifiques. Certains sont hérités : la composition ethnique
et religieuse extrêmement fragmentée et complexe — au sein d’un apparent même ensemble,
apparaissent de nombreux particularismes ou petits pays18 —, l’empreinte forte laissée
localement par la société d’Ordres19 et les siècles de vie étatique séparée — le Code civil en
vigueur dans les comitats transylvains est le Code civil autrichien de 1811, étendu à la
province en 1853, maintenu lors de l’Union de 186820. D’autres sont induits par les effets
néfastes du centralisme, conjugués aux inégalités engendrées par le développement inégal de
la révolution industrielle en Hongrie entre 1867 et 1914. Malgré des atouts anciens,
susceptibles de constituer une base à un essor industriel moderne — tradition urbaine et
artisanale, richesse en minerais et en charbon —, la Transylvanie souffre de sa situation de
périphérie territoriale : région « orientale », enclavée, elle ne bénéficie que partiellement et
parfois tardivement du réseau de chemin de fer construit en étoile à partir de Budapest.
Traditionnellement, exportatrice de produits artisanaux dans les régions de plaine qui
l’entoure, notamment en Valachie et en Moldavie, elle souffre du territoire commun douanier
austro-hongrois tant en raison de la concurrence des produits manufacturés de Bohême ou
d’Autriche, que de la politique douanière de l’État hongrois qui vise, avant tout, à préserver
les intérêts de la puissante industrie agro-alimentaire et à soutenir le développement d’une
industrie manufacturière en Hongrie centrale.
16
au sens de l’idéologie du Parti Libéral hongrois (Szabadelvű Párt) de 1875.
On parle, en terme géographique, de : Délkeleti Felföld (Haut-Pays du sud-ouest) et politique de Hongrie de l’Est ou de
Királyhágón túli kerület (District d’outre Királyhágó) évoqué par KÓS, Károly, Erdély, kultúrtörténeti vázlat, Cluj, Erdélyi
Szépmíves Céh, 1929, rééd. 1934, en facsimilé : Budapest, Szépirodalmi Könyvkiadó, 1988, p. 85.
18
La division religieuse des Roumains entre uniates et orthodoxes, la spécificité de petits pays, conservatoires culturels
comme le Kalotaszég, le pays des Moţi, l’isolement et la spécificité des Saxons du nord de la Transylvanie (Bistritz
/Beszterce, Bistriţa), du Pays sicule, etc… : une énumération non exhaustive dans ROTH, op. cit., p. 12.
19
Ainsi, les corporations tardent à disparaître en Transylvanie à la fin du 19e siècle. PÁL, Judit, Procesul de urbanizare în
scaunele secuieşti în secolul al XIX-lea, Cluj, Presa Universitară Clujeană, 1999, p. 187.
20
BARANY, op. cit., p. 353 et Loi XLIII/1868, art. 12 in Magyar Törvénytár, 1896. Dans le reste du pays, c’est le droit
coutumier hongrois (dont tripartitum de Werböczy) qui est en vigueur.
17
4
L’idéal national : exutoire paradoxal du mécontentement régional (1867 – 1914)
Les sources de mécontentement et de particularisme ne manquent pas en Transylvanie
au tournant du
e
XX
siècle. Dans le Pays sicule, par exemple, les motifs d’insatisfaction ne
cessent de s’accumuler depuis 1867 : la perte des derniers privilèges lors de la réforme
administrative, signifie le déclassement de nombre de localités du statut de villes libres à celui
de ville voire de commune rurale, ce qui ne va pas sans protestation21. Mais c’est surtout la
guerre douanière entre la Roumanie et la Monarchie de 1886 à 1893 qui cristallise le
mécontentement d’artisans coupés de leur principal marché d’exportation et bientôt contraints
à se faire journaliers ou à émigrer.22 En 1902, un Congrès général sicule se réunit à Tusnád
(/Tuşnad) et, section par section, énonce les doléances auprès de l’État central23. Cependant,
la cause sicule se voit plutôt conférer l’aura d’une cause nationale hongroise : les multiples
associations sicules qui se créent dans la première décennie du siècle sont placées sous le
patronage d’EMKE, l’association culturelle hongroise transylvaine24. D’autres mouvements,
entre 1900 et 1914, d’essence plus culturelle, tenant du mécontentement provincial face à
l’excessive centralisation de l’État, n’échappent pas non plus à ce paradoxe : le constat du
dépérissement intellectuel et de la stagnation économique relative de la vieille province au
passé glorieux débouche sur un appel à la mobilisation autour de la défense de la magyarité
dans le contexte du renforcement spectaculaire et inquiétant des organisations économiques,
sociales et politiques des Roumains de Transylvanie25. Il faut d’ailleurs la perspective sérieuse
d’une entente entre le gouvernement Tisza et le Parti National Roumain pour voir se
constituer la première tentative de lobby politique transylvain au parlement de Budapest : en
1914, István Bethlen est à l’initiative d’une « Union transylvaine » (Erdélyi Szövetség),
réactivée en 1917-18, qui réclame de l’État une politique plus agressive de défense et de
promotion des intérêts économiques et sociaux magyars en Transylvanie26.
Les élites politiques roumaines transylvaines, farouchement opposées à l’intégration de
la Transylvanie dans le royaume hongrois unifié, auraient pu constituer le noyau d’un puissant
régionalisme. Depuis la naissance de leur mouvement politique au
21
XVIII
e
siècle, elles n’ont
PÁL, op. cit., p. 75.
Ibidem, p. 190.
23
Erdély története, op. cit., vol. 3, p. 1525.
24
Ibid. et LENGYEL, op. cit., p. 40. L’action débouche notamment sur la construction d’un chemin de fer à travers le Pays
sicule, achevé en 1909.
25
Károly Kós, jeune intellectuel transylvain, partisan de la décentralisation, proche des cercles bourgeois-radicaux de
Budapest est impressionné et choqué par l’affluence et l’enthousiasme des paysans lors de la réunion jubilaire d’ASTRA
en 1911 (cité par KÁNTOR, Lajos, Itt valami más van... Erdélyi Krónika (1911–1949), Budapest, Héttorony Könyvkiadó,
1992, p. 12 et LENGYEL, op. cit., p. 50).
26
LENGYEL, op. cit., p. 42–46. ROMSICS, Ignác, Bethlen István, Budapest, 1991, p. 56–66.
22
5
cessé de baser leurs revendications sur leur intégration comme « quatrième nation27 » dans le
système politique local, tout en réaffirmant leur loyauté à l’Empereur Habsbourg qui garantit
l’équilibre dans la Principauté et qui a contribué, à plusieurs reprises, à leur émancipation.
Dans un premier temps, leur réaction à la loi d’Union semble conforme à cette logique : elles
réclament la rétablissement de la Principauté et des lois votées par la Diète de Nagyszeben
(/Hermannstadt, Sibiu) entre 1863 et 1865. Cette logique « passiviste », du boycott du
nouveau cadre national hongrois culmine dans la remise d’un Memorandum à FrançoisJoseph en 189228. Néanmoins, au même moment, l’élite roumaine transylvaine commence à
définir son identité non plus seulement dans le cadre étroit de la province mais dans celui de
l’ensemble des locuteurs de roumain : le Parti National Roumain (PNR) les unifient en 1881
aux mouvements roumains du Banat, du Partium (/Crişana) et du Máramoros (/Maramureş)
qui, jusque-là, avaient poursuivi une politique pragmatique d’intégration dans la vie politique
hongroise. La logique nationale et non plus territoriale voit son accomplissement, après
l’échec du Memorandum, lorsqu’à son congrès de 1905, le PNR décide passer à une politique
activiste et de renoncer à la demande d’autonomie pour la Transylvanie au profit d’une
revendication des « droits de la nation roumaine.29 » En 1906, dans son célèbre plan de
réorganisation de la Monarchie sur une base fédérale, l’intellectuel roumain Aurel Popovici,
imagine une province orientale élargie, incluant tous les Roumains d’Autriche-Hongrie dans
un même ensemble administratif30. Enfin, dans l’élite roumaine formée après 1880,
l’identification aux destinées du royaume roumain voisin, au gré de sa montée en puissance,
de la guerre d’indépendance de 1878 au congrès de Bucarest de 1913, va croissante sans que
l’on puisse, néanmoins, parler d’un irrédentisme en tant que tel31.
Chez les élites saxonnes transylvaines, vu l’éloignement géographique et les sept siècles
de séparation, une identification aux destinées allemandes pourrait paraître autrement
problématique32. Or, si les Saxons souffrent particulièrement de la destruction de leur
juridiction et administration autonomes (Sachsen-Universität et Sachsengraf) et de la
27
Au sens médiéval de « natio » et à référence à l’« Unio trium nationum » (hongroise, sicule, saxonne) qui contrôle le
système politique en Transylvanie depuis le XVe siècle.
28
HITCHINS, Keith, « Die Rumänen », in WANDRUSZKA, Adam, URBANITSCH, Peter, dir., Die Habsburgermonarchie 1848–
1918, Vienne, vol. 3, 1980, p. 596–597 et HITCHINS, Keith, A Nation affirmed : The Romanian National Movement in
Transylvania, 1860–1914, Bucarest, Enciclopedica, 1999, p. 135sq et p. 338–343.
29
HITCHINS, op. cit., 1980, p. 601.
30
POPOVICI, A., Die Vereinigten Staaten von Gross-Österreich : son découpage inclut le Banat, le Partium et la Bukovine
(TURDA, Marius, « Aurel C. Popovici and the Symbolics Geography of the Romanians in the Late Habsbourg Empire
(1890–1910) », Revue Roumaine d’Histoire, 1997, nr. 1–2, p. 115–120).
31
Le jeune activiste, publiciste et écrivain Ioan Slavici proclame dès 1884 : « pour tous les Roumains, c’est à Bucarest que le
soleil se lève !», cité par NOUZILLE, Jean, La Transylvanie, Strasbourg, Revue d’Europe Centrale, 1993, p. 198.
32
Pour une vue synthétique des études universitaires sur la transformation de l’identité saxonne en identité allemande, ROTH,
Harald, « Autostereotype als Identifikationsmuster », in Das Bild des Anderen in Siebenbürgen: Stereotypen in einer
Multiethnischen Region, Cologne, Böhlau, Siebenbürgisches Archiv, 33, 1998, p. 183, note 12.
6
rétrogradation de toutes leurs villes libres au rang de simples villes à conseil dans la
dépendance du comitat33, la conscience étroite des intérêts de l’Église évangélique et de la
bourgeoisie saxonne tend à régresser au profit d’une appartenance ethnique allemande : dès
1848, la figure tutélaire et martyr des Saxons, l’évêque Stephan-Ludwig Roth avait adressé
une lettre de soutien et de solidarité au Parlement de Francfort34. En 1870-71, une grande
majorité des élites saxonnes s’enthousiasme pour les victoires prussiennes et la fondation du
nouveau Reich tandis qu’en retour, un pamphlet paru à Leipzig en 1882 à l’initiative de la
Ligue « Allgemeine Deutsche Schulverein35 » alerte l’opinion sur la situation dramatique des
« frères de race » saxons, « enfants en péril » que leur « mère allemande » se doit de ne pas
abandonner36. Après 1890, tant dans les cercles dirigeants saxons (« Parti Noir », Schwarzen)
que dans l’opposition « verte » (Grünen) plus représentative de la petite et moyenne
bourgeoisie des villes, l’identification à des formes d’identité pan-allemande progresse, même
si elle prend des formes différentes : les « Noirs » forgent le concept d’une double loyauté,
loyauté citoyenne à l’État hongrois, loyauté spirituelle et culturelle au « peuple allemand »
(deutsches Volk) ; les « Verts » résistants à la magyarisation et refusant la politique de
compromis avec le gouvernement, en appellent, quant à eux, avant tout à une union
pragmatique de tous les Allemands du Royaume de Hongrie tout en souscrivant aussi à l’idée
d’une grande Allemagne intellectuelle (geistiges Alldeutschland)37. Enfin, même si
l’émigration saxonne vers l’Allemagne reste faible, une proportion croissante de la jeunesse
des élites saxonnes n’en part pas moins achever ses études supérieures dans les universités du
Reich38.
Les associations culturelles, dont on connaît le rôle-clé qu’elles jouent en Europe
centrale au XIXe siècle pour le « réveil » des peuples et le processus de nation-building, bien
qu’elles centrent leur activité sur l’histoire, la culture ou le développement régional, prennent
33
Des six villes royales libres saxonnes, pas une seule ne conserve son statut après 1876. Kronstadt qui compte plus de 20
000 habitants est rétrogradée, alors que des villes de la Hongrie centrale moins peuplées conservent leur rang. (statistiques
et statut des villes de Hongrie in DEÁK, E., Das Städtewesen der Länder der Ungarischen Krone (1780–1918), vol. II/1,
Budapest, 1989).
34
Erdély története, op. cit., vol. 3, p. 1383 et WAGNER, Ernst, Quellen zur Geschichte der Siebenbürger Sachsen, 1191-1975,
Köln, 1981: « Nous serons forts si l’Allemagne l’est aussi » affirme Roth dans sa lettre.
35
Ligue nationaliste qui se fixe pour but de défendre et de promouvoir le système éducatif et culturel des communautés
allemandes à l’extérieur du Reich, notamment en Autriche-Hongrie. (MÖCKEL, Andreas, « Kleinsächsisch oder Alldeutsch?
Zum Selbstverständnis der Siebenbürger Sachsen von 1867 bis 1933 », in Siebenbürgen zwischen der beiden Weltkriegen,
éd. par W. König, Böhlau Verlag, 1994, p.132).
36
Ibidem et MAC ARTHUR, Marylin, Zum identitätswandel der Siebenbürger Sachsen, Böhlau, Cologne, 1990, p. 94.
37
Lutz Korodi, répondant en 1905 au Comte Apponyi président de la Chambre des députés, cité par MÖCKEL, art. cit., p. 140.
38
Cette tradition des études dans les pays allemands remonte, semble-t-il, au début du XIXe siècle dans les cercles des élites
intellectuelles (ecclésiastiques, enseignants) de la minorité saxonne. (GÜNDISCH, Konrad, Siebenbürgen und die Siebenbürger
Sachsen, Bonn, 1998, p. 128).
7
toutes, en Transylvanie, une teinte nettement nationale39. L’association roumaine ASTRA,
lors de sa participation à l’exposition universelle de Bucarest en 1906, insiste sur les éléments
de son appartenance à la « Dacie » (Dacia), à la grande communauté culturelle roumaine40.
De son côté, sa rivale hongroise EMKE place au centre de ses préoccupations, la remagyarisation de territoires transylvains par la colonisation et la scolarisation – de façon,
notamment, à former une continuité ethnique magyare de la Grande Plaine (Alföld) jusqu’au
cœur du Pays Sicule41.
Ainsi, avant la Première Guerre mondiale, les identifications régionales propres sont
nettement en régression en Transylvanie. Pour une grande part, comme on l’a vu, celles-ci
étaient portées par la société d’Ordres — d’Ancien Régime, dirions-nous — et ses
représentants : grande et moyenne aristocratie, corporations urbaines, communautés
bénéficiant de privilèges juridiques et territoriaux42. Le développement des structures de
l’État-nation en Hongrie après 1867 est conçu par ses promoteurs comme une œuvre de
modernisation des cadres de la société. Il accélère la disparition des anciennes structures et, en
retour, il offre de nouvelles perspectives aux élites transylvaines à condition qu’elles
acceptent de s’identifier à la nation politique hongroise43.
De fait, dans les dernières années de paix, Budapest apparaît de plus en plus comme le
centre politique non plus seulement pour les Hongrois transylvains mais aussi pour les chefs
du parti saxon et du PNR qui, respectivement en 1890 et 1905, ont décidé de prendre part à la
vie politique nationale44. Mais, tandis que les élites hongroises profitent à plein de cette
croissance de l’État-nation en occupant, par exemple, de nombreux postes dans
l’administration ou l’enseignement supérieur public soit en Transylvanie, soit même dans la
capitale45, les élites saxonnes et roumaines voient leurs carrières freinées voire barrées.
Comme l’a très bien montré Benedict Anderson, dans l’État moderne, les perspectives
d’ascension sociale freinent voire annihilent les consciences identitaires potentiellement
39
Il s’agit principalement de Verein für die Siebenbürgische Landeskunde (1840), Asociaţiunea Transilvană pentru
Literatură Română şi Cultura Poporului Român (ASTRA, 1861), Erdélyi Múzeum Egyesület (EME, 1859) et Erdély-részi
Magyar Közművelődési Egyesület (EMKE, 1885).
40
Sur cette exposition et le scandale provoqué dans la presse hongroise par l’attitude des Transylvains roumains : BÍRÓ,
op. cit., p. 160–162.
41
LENGYEL, op. cit., p. 40–41.
42
Cette société, elle-même, peinait déjà fortement à définir une solidarité pan-transylvaine parmi les élites, même si
l’expérience de l’indépendance au XVIe et XVIIe siècles créa une certaine conscience régionale. (GÜNDISCH, Konrad,
« Ständische Autonomie und Regionalität im mittelalterlichen und frühneuzeitlichen Siebenbürgen » in Minderheiten,
Regionalbewußtsein und Zentralismus in Ostmitteleuropa, Siebenbürgisches Archiv, 2000, p. 21–49).
43
Distinguer, pour cette époque, la citoyenneté « hongroise » de l’appartenance aux Hongrois (magyarság) définis
ethniquement comme « magyars ».
44
Fondation de Lupta, le journal du PNR à Budapest et vie parlementaire active de 1905 à 1910, association étudiante
roumaine de Budapest, Petru Maior…
45
Le premier Premier ministre transylvain est le baron Dezső Bánffy de 1895 à 1899.
8
divergentes46. L’existence partielle de ces conditions dans la Hongrie de 1914 explique que le
processus de magyarisation ne doit pas être ramené simplement à une manipulation des
chiffres par l’État hongrois nationaliste47. Mais la politique des élites dirigeantes de Budapest,
tant par la politique de magyarisation forcée que par le refus d’accepter la démocratisation du
pays48, multiplient alors les contraintes, les coercitions et les blocages en Hongrie. Le Reich
allemand et le nouveau Royaume roumain, engagés, eux aussi, dans un processus de
construction fondé sur les principes de l’État-nation, acquièrent alors un pouvoir d’attraction
croissant sur une partie des élites saxonnes et roumaines, plutôt que la perspective d’un repli
régional transylvain qui ne peut plus s’appuyer sur aucune base administrative ou juridique et
qui n’offre ni alternative49, ni solution d’avenir de promotion dans le monde de la nouvelle
société industrielle.
Le cas des élites roumaines illustre bien ces considérations théoriques. Une première
catégorie est incarnée par ceux que les tenants du Parti National qualifient de « renégats » :
fonctionnaires, enseignants de l’État, ils s’intègrent dans l’État-Nation hongrois, nationaliste,
au risque de s’assimiler rapidement et complètement. Leur nombre a sans doute été plus
nombreux que l’historiographie traditionnelle ne le prétend50. Mais le développement de la
Hongrie « libérale51 », dans le marché unifié de la Monarchie, a aussi permis l’émergence de
notables indépendants (avocats, médecins) et d’entrepreneurs (banquiers, négociants)
roumains. C’est cette petite élite qui prend le contrôle du PNR au début du XXe siècle et initie
la politique activiste de participation à la vie nationale : bien que déterminée à lutter contre la
magyarisation, elle représente une forme d’intégration partielle à l’État hongrois. Au début
des années 1910, elle est violemment attaquée par un autre groupe politique, dit des
« hommes d’acier » (oţeliţi) lui reprochant ses concessions voire sa collusion avec le système
en place : ce mouvement, dont la figure de proue est le poète et publiciste Octavian Goga, est
incarnée en grande majorité par des intellectuels (enseignants, écrivains, prêtres) pour qui la
lutte pour la langue et la culture roumaine, autant qu’une question idéologique et morale, est
46
ANDERSON, Benedict, L’imaginaire national, Paris, La Découverte, 1996, p. 66–75.
Entre 1880 et 1910, le pourcentage de population de langue maternelle hongroise passe de 30% à 34% en Transylvanie.
Dans la presque totalité des villes, la proportion de Roumains régresse sensiblement (DEÁK, E., op. cit.). Le nombre
croissant de gréco-catholiques se disant de langue maternelle hongroise – certes, plutôt dans le Partium et dans le Nord –
permet de se faire une bonne idée du processus de magyarisation.
48
L’arbitraire administratif, les manipulations électorales, les manifestations chauvines hongroises restent monnaie courante
en Transylvanie et, comme le montrent les élections générales de 1910, ne tendent guère à régresser à la veille de la guerre.
49
L’indifférence réitérée de Vienne face au sort des Roumains mais aussi des Saxons de Transylvanie après 1867, nuit
gravement à la crédibilité d’une hypothétique solution « habsbourgeoise ». Les Saxons préfèrent de plus en plus une
identité allemande à une pseudo-identité autrichienne (elle-même problématique même à Vienne). Quant aux Roumains
très actifs dans le Parti du Belvédère, ils visent plutôt l’unité de tous les Roumains sous le sceptre Habsbourg (voir supra
au sujet d’Aurel Popovici).
50
Voir les listes de Roumains présents dans l’administration des comitats voire l’administration centrale vers 1914, établies
par BÍRÓ S., op. cit., p. 60–67.
51
Au sens du respect absolu envers la libre entreprise et l’initiative privée entre 1867 et 1914 (BÍRÓ, ibid., p. 267).
47
9
une question de perspective sociale. Cantonnés à enseigner dans le système confessionnel où
ils subissent la tutelle des autorités religieuses, nombre d’entre eux choisissent l’exil dans le
Royaume roumain voisin. Ceux qui restent sont à l’initiative des quelques manifestations
clairement irrédentistes des Roumains transylvains avant 1914. Ils forment aussi la majorité
parmi les membres de l’élite roumaine de ceux qui « trahissent » en rejoignant la Roumanie
dès le déclenchement du conflit mondial, alors qu’elle reste encore neutre et, théoriquement,
l’alliée de l’Autriche-Hongrie.
Une fragile autonomie de circonstances (1918 – 1920)
Le dénouement de la Grande guerre prend les élites transylvaines en porte-à-faux car, à
la différence du front Ouest, le front Est vient alors de se refermer avec la victoire des
Puissances centrales : au traité de Bucarest de mai 1918, la Roumanie défaite doit accepter la
cession des cols et des sommets des Carpates ; six mois plus tard, alors que la révolution a
éclatée sur l’ensemble des territoires de la Hongrie royale, ses troupes franchissent ces mêmes
cols et occupent, entre fin novembre 1918 et fin janvier 1919, la totalité de la Transylvanie
historique52.
Pour les élites roumaines, ce scénario est celui d’une divine surprise alors que, malgré
leur loyauté à la Monarchie, elles ont été prises dans la tourmente, maltraitées par l’État
hongrois après l’incursion, en août-septembre 1916, des armées de Bucarest en Transylvanie.
Le remplacement du projet national hongrois par un projet national grand-roumain ne peut
que susciter leur adhésion. Il y a néanmoins quelques moments de flottement et de doute en
novembre 1918 qui annoncent déjà le régionalisme transylvain roumain du début des années
1920 : l’union à la Roumanie de tous les territoires habités par les « Roumains de
Transylvanie, du Banat et du Pays hongrois » que proclament solennellement les élites
politiques roumaines transylvaines, le 1er décembre 1918 est précédé de toute un débat dans
les cercles dirigeants du PNR, sur les conditions éventuelles à poser à cet acte53 : la tradition
de résistance à l’État central, aiguisée par la lutte contre la magyarisation, fait craindre une
absorption pure et simple dans un nouvel État roumain dont les élites politiques sont, pour la
plupart, issues de classes sociales (aristocratie, grands propriétaires) que le PNR combat en
Transylvanie. Le souvenir de l’écrasement sanglant de la révolte paysanne de 1907, l’image
donnée par la classe politique de Bucarest et la « malédiction orientale » (byzantinisme,
52
53
Détails chronologiques dans ŢEPELEA, Ioan, 1919, o campanie pentru liniştea Europei, Cluj, Dacia, 1995.
Voir le compte-rendu détaillé de la réunion du PNR du 30 novembre 1918 dans CLOPOŢEL, I., Revoluţia din 1918 şi Unirea
Ardealului cu România, Cluj, 1926, p. 111–118.
10
corruption, laissez-aller)54 qui entache la réputation du Royaume roumain aux yeux des
Transylvains scolarisés à Vienne et à Budapest, ne font que renforcer la méfiance. La
Déclaration d’Alba-Iulia, la formation d’un gouvernement provisoire transylvain (« le Conseil
Dirigeant » / Consiliul Dirigent), les négociations menées à Bucarest avec le gouvernement
Brătianu en décembre 1918, sont la conséquence de ces dilemmes et des compromis qui s’en
suivent. Par deux décrets-lois du 24 décembre, le gouvernement roumain reconnaît l’union et
accepte que les nouvelles provinces transylvaines55 soient régies provisoirement par le
Conseil Dirigeant, exceptées les questions régaliennes de politique étrangère et liées à la
conduite de la guerre (armée, poste, télécommunications, chemins de fer…)56.
Ainsi, en cette fin de 1918 et encore au début de l’année qui suit, malgré l’occupation
par l’armée roumaine, s’ouvre une brève période où la Transylvanie ne subit plus, de façon
aussi forte, le poids des structures de l’État-Nation : la Hongrie sombre alors dans les
soubresauts de la Révolution et de la République des Conseils, l’État roumain central n’exerce
encore qu’une autorité indirecte sur la province. Si les élites dirigeantes saxonnes se résignent
rapidement à accepter l’intégration à la Grande Roumanie en échange de garanties du Conseil
Dirigeant57, quelques projets alternatifs hongrois ou sicules fleurissent : Árpád Páal, souspréfet (alispán) du comitat de Udvarhely (/Odorhei) jusqu’en janvier 1919, promeut l’idée
d’une République sicule58, tandis qu’Elemér Gyárfás, avocat, ancien préfet (ispán) du comitat
Kis-Küküllő (/Târnava Mică), remet au Conseil Dirigeant en mai 1919, un projet
d’indépendance de la Transylvanie sur le modèle helvétique59. Ces projets, cependant,
tiennent plus alors de jeux de l’esprit de quelques personnalités isolées que de véritables
alternatives politiques. Dans leur grande majorité, les élites administratives hongroises en
Transylvanie — partiellement originaires de la province — restent plus que jamais fidèles à la
logique nationale d’autant que l’alternative proposée est celle d’un serment au Roi de
Roumanie demandé dès janvier 1919 par le Conseil Dirigeant — ce qui ne donne en rien la
perspective d’une « troisième voie » transylvaine : démissions en masse, expulsions, afflux de
réfugiés en Petite Hongrie sont la conséquence de cette impasse.
54
Sur les stéréotypes et stigmates appliqués par l’Occidental à l’Oriental : SAID, Edward, Orientalism, Londres, 1978.
C’est à partir de cette époque que l’on commence à utiliser le terme de Transylvanie pour l’ensemble des territoires
rattachés à la Roumanie à l’issue de la Première Guerre mondiale.
56
Monitorul Oficial, DL 3631 et DL 3632, 26 décembre 1918.
57
Mais cela ne va sans réticences et divisions internes (CIOBANU, Vasile, Contribuţii la cunoaşterea istoriei saşilor
transilvăneni 1918-1944, Sibiu, Ed. Hora, 2001, p. 65–67).
58
LENGYEL, op. cit., p. 103–111.
59
Ibidem, p. 153 d’après GYÁRFÁS, Elemér, Erdélyi problémák. 1903–1923, Cluj, Erdélyi Irodalmi Társaság, 1923.
55
11
Malgré son caractère presque exclusivement roumain60, le Conseil Dirigeant siégeant à
Sibiu (/Nagyszeben, Hermannstadt) puis à Cluj (/Kolozsvár), de décembre 1918 à avril 1920,
représente la seule expérience moderne de gouvernement autonome de la Transylvanie. Se
concevant comme éminemment provisoire, né dans un contexte troublé — la campagne
militaire contre la Hongrie ne s’achève qu’en novembre 1919 —, il agit de façon ambiguë sur
les structures léguées par l’État hongrois unitaire. L’un des principes fondateurs de la
déclaration d’Alba-Iulia de décembre 1918 est celui du suffrage universel : le Grand Conseil
National (Marele Sfat Naţional), organe législatif dont le Conseil Dirigeant est l’émanation,
se réunit en juillet 1919 et adopte ce principe comme base de la nouvelle loi électorale61.
Cependant, dans le même temps, le Conseil Dirigeant qui maintient la quasi-totalité de la
législation administrative et civile hongroise en vigueur62, réduit, un peu plus encore, « l’autoadministration » locale (Selbstverwaltung / Önkormányzat) : le Préfet (prefect / ispán) reçoit
de nouveaux pouvoirs de nomination et de décision, tandis que l’ensemble des assemblées
représentatives locales (assemblées de comitat / judeţ, assemblées de villes, de communes
rurales) sont dissoutes, en raison de leur manque de représentativité63, et leurs pouvoirs sont
transférées aux autorités administratives et à des comités « représentatifs », provisoires,
nommés. Il faut attendre novembre 1919 pour qu’un décret du Conseil Dirigent annonce de
prochaines élections locales sur la base du suffrage universel64 mais, en février-mars 1920, il
n’est procédé qu’à l’élection des assemblées de communes rurales65.
L’unification « à la fourche66 » et ses limites
Si le Conseil Dirigeant n’entreprend pas de remettre en cause la structure administrative
hongroise, son existence-même garantit un certain particularisme transylvain dans la nouvelle
Grande Roumanie. Or, malgré la victoire aux premières élections générales de novembre
1919 d’une coalition dont le Parti National Roumain est le principal élément, Bucarest, où
domine la voix du Parti National Libéral de Ionel Brătianu, ne tarde pas à imposer sa propre
vision centraliste de l’unification du pays : le gouvernement dirigé par le dirigeant transylvain
60
Parmi les chefs de département (şefi de resort), équivalents de ministres, et les secrétaires généraux (secretari generali),
équivalents de chefs de cabinet, seul le Saxon Lutz Korodi n’est pas un Roumain transylvain.
61
Les femmes sont, cependant, exclues du droit de vote malgré les engagements de la déclaration d’Alba-Iulia du 1er
décembre 1918.
62
Gazeta Oficială a Consiliului Dirigent, Décrets I et II, 27 janvier 1919.
63
Le suffrage était très restreint selon la loi électorale hongroise de 1874 révisée en 1912 : la moitié des assemblées était
constituée des électeurs les plus imposés de la commune, les « virilistes » (virilisták).
64
Gazeta Oficială a Consiliului Dirigent, Décret XXII, 12 novembre 1919.
65
ONIŞOR, Victor, « Principii de organizare administrativă ale Ardealului », Arhiva pentru ştiinţă şi reformă socială, 1920, 2,
nr. 1–3, p. 8. Les premières élections locales générales n’auront lieu qu’en février 1926.
66
Pour ce terme, voir note 76.
12
Alexandru Vaida-Voevod est démis par le Roi dans des conditions contestables, en l’absencemême du premier ministre en voyage à l’étranger. Quelques semaines plus tard commence la
destruction systématique progressive des organes décentralisés transylvains : le Conseil
Dirigeant est remplacé par une Commission Régionale d’Unification (Comisiunea Regională
de Descarcare şi Unificare) chargée de procéder à la liquidation des ministères (resorturi) de
l’ancien Conseil. Entre avril 1920 et le 1er mai 1922, date de la disparition de l’ultime
direction générale ministérielle pour la Transylvanie à Cluj, les ministères de Bucarest
prennent peu à peu le contrôle direct sur l’administration transylvaine en nommant leurs
représentants dans chaque judeţ (comitat) ou en constituant diverses sous-directions
régionales, simples organes déconcentrés du ministère central sans pouvoir décisionnel.
Parfois, tout échelon local est supprimé et ses attributions remises à des directions générales
situées à Bucarest67.
La loi administrative générale de 1925 couronne l’unification à l’échelle de tout le
68
pays . Le principe de la Selbstverwaltung, malgré les affirmations du législateur69, est
définitivement abandonné. Le découpage uniforme des comitats, désormais dénommés judeţe,
est non seulement conservé70 mais renforcé selon des principes déjà en vigueur dans la petite
Roumanie de 191471 : ainsi, l’ensemble des fonctionnaires d’un judeţ est désormais nommé
par l’autorité administrative et l’on renonce à la structure double (ispán /alispán dans les
comitats, jegyző /bíró dans les communes) destinée à ménager les positions des élites locales
dans le système de 1876/188672. Certes le suffrage universel masculin est en vigueur pour les
élections aux assemblées de judeţ (consiliul judeţean) et de villes (consiliul comunal), mais
2/5 des membres le sont de droit, issus de l’administration locale et des chambres
professionnelles. En outre, le recours à des administrations municipales provisoires (comisiuni
interimare), permis par la loi (art. 276), va se révéler quasi-constant dans des villes ou des
communes où la proportion de Roumains reste durablement minoritaire73. Le principe de la
« ville libre », sur un plan d’égalité avec le judeţ, disparaît au profit de celui du « municipe »
(municipiu) qui n’est plus qu’un type particulier de commune74. En donnant un pouvoir
67
Voir notamment : Gazeta Oficială, 2e série, 30/07/1920, service des ponts et chaussées, 31/08/1920, service vétérinaires,
7/09/1920, service du contentieux. Archives Nationales Roumaines, Bucarest, Fond CD-A-2-1922, f.24.
68
Legea pentru Unificarea Administrativă publicată in Monitorul Oficial din 24 iunie 1925, cu desluşiri şi indrumări de
Aurel Dobrescu, Sibiu, Editura Bratu, 1925.
69
70
La Constitution de 1923 pose comme principe l’idée de « décentralisation » pour toute loi administrative à venir.
Des retouches dans le découpage des judeţe en Transylvanie sont néanmoins apportées, généralement au détriment des
minorités ethniques (ILLYES, Elemér, Nationale Minderheiten in Rumänien, Siebenbürgen im Wandel, Vienne, éd. Wilhelm
Braumüller, 1981, p. 34).
71
Notamment, Loi administrative générale de 1894. Lois communales de 1894 et 1908. (ONIŞOR, Victor, art. cit.)
72
Le sous-préfet (subprefect, ex-alispán) n’est plus qu’un adjoint du préfet, nommé par lui. (article 353).
73
BÍRÓ, op. cit., p. 450.
74
D’autre part son maire est nommé par le Ministère de l’Intérieur parmi trois candidats proposés par l’assemblée du
municipe. (art. 31 de la loi de 1925)., alors qu’il est élu dans les autres communes.
13
omnipotent au préfet, plus encore que la loi hongroise de 1876, la loi de 1925 épouse le
modèle français, sans pour autant exiger de véritables diplômes professionnels pour exercer la
fonction (art. 330). Malgré les nombreuses modifications que cette loi subit jusqu’en 1938 et
l’instabilité législative caractéristique du Royaume roumain à cette époque, le modèle
centraliste n’est guère retouché. Seule la loi administrative de 1929, votée par la nouvelle
majorité où dominent les Roumains transylvains, appliquée difficilement en 1930 et dans la
première partie de l’année 1931, tente un processus de décentralisation avec la création de
sept régions (directorate ministeriale) dotées de personnalité juridique et de préfets de
régions75 mais ces « Directorats ministériels » peinent à s’imposer : leur courte existence est
émaillée de conflits de compétence avec les ministères qui continuent de correspondre
directement avec leurs fonctionnaires locaux76.
Bien plus encore qu’après 1867, une conscience régionale transylvaine propre a toutes
les raisons de se développer fortement dans la foulée de cette unification hâtive77. Le projet
grand-roumain d’État-nation est d’autant mal perçu qu’il semble manquer de racines : il ne
peut pas revendiquer la continuité historique pour légitimer son travail d’unification comme le
faisait l’État hongrois lors de la proclamation de l’Union de la Transylvanie ; ce qui ne
l’empêche pourtant pas de multiplier les mesures de roumanisation et de limitation des droits
et des prérogatives des minorités hongroise et saxonne78. Il se heurte, aussi, au souvenir
d’autres expériences antérieures de construction étatique moderne, que ce soit le projet
national-hongrois ou la courte mais marquante expérience d’autogestion qu’a représenté le
Conseil Dirigeant pour l’élite roumaine transylvaine79. En outre, l’intégration administrative
précipitée est loin de réduire toutes les particularités objectives de la province : la plus grande
partie du code civil valable en Transylvanie est héritée de la Monarchie80 et la question de
l’unification législative devient un véritable serpent de mer pendant tout l’entre-deuxguerres81. Plus encore que dans le cadre de la Hongrie historique, la région est isolée
75
Îndrumător în Arhivele de Stat, Direcţiunea Jud. Cluj, Cluj, 1975, studiu introductiv : la région « IV-Cluj » regroupait les
judeţe de l’ex-Transylvanie historique.
76
Arhivele Naţionale ale României-dir. Cluj, fond Directoratul Ministerial IV, année 1931, dr. 1.
77
La presse du Parti National Roumain transylvain parle, pour la qualifier, d’unification à la fourche (unificarea cu furca). Le
mot est de Ioan Suciu, président démissionnaire de la Commission d’Unification, Patria, 22/06/1920, p. 1.
78
Le Parti Libéral au pouvoir, de 1922 à 1926 et de 1927 à 1928, fait voter toute une série de lois scolaires et religieuses
limitant les droits des minorités. La Constitution de 1923 ne leur reconnaît pas de droits collectifs. Enfin, la réforme agraire
votée en 1921 prive leurs Églises et diverses institutions collectives de vastes propriétés. Voir un énoncé exhaustif dans
MIKÓ, Imre, Huszonkét év. Az erdélyi magyarság politikai története, 1918 December 1-töl, 1940 Augusztus 30-ig,
Budapest, Studium, 1941, p. 30, 50sq, 75.
79
Les souvenirs de Zaharia Boilă, attaché de presse auprès du CD, évoquent bien l’atmosphère d’exaltation de cette période.
Manuscrit non publié, Muzeul Naţional de Istorie a Transilvaniei, MTO/1920, p. 436–524.
80
Outre le code autrichien valable en Transylvanie historique, c’est le code coutumier hongrois qui s’applique dans le Banat
et le Partium. (IONAŞCU, Aurelian R., « Problema unificării legislaţiei civile în cugetarea juridică românească (1919–
1941) », Pandectele române, Bucarest, 1942, 21, p. 147).
81
Ibidem, p. 155. Après de multiples unifications et révisions partielles, le nouveau code civil unifié n’est promulgué qu’en
1940. Son application est ajournée sine die avant une extension pure et simple du code du Regat en 1943 (IANCU, Gh.,
14
géographiquement, cette fois par l’imposante barrière des Carpates : il n’existe que trois
liaisons ferrées d’importance qui traversent les Carpates en 1920 et il faut attendre 1938 pour
voir achevée la ligne qui relie, par la Bukovine, la Transylvanie centrale à Iaşi et à la
Moldavie82. L’État roumain héritier du « Vieux Royaume » de 1914, endetté par la dure
guerre, frappé par la crise dès 1930, s’avère incapable de déployer l’effort financier et
humain, nécessaire à la bonne administration d’un pays qui a plus que doublé en superficie.
Sa politique autarcique a des effets contrastés sur l’économie transylvaine : l’agriculture, les
régions proches de la frontière hongroise en pâtissent, les industries du sud de la
Transylvanie, les industries de transformation en profitent partiellement mais déplorent le
manque d’investissements étrangers83. En théorie, la situation économique relative de la
province s’améliore : de région la plus pauvre d’un pays plus développé, elle devient la région
la plus riche d’un pays plus rural, moins industrialisé qui offre un marché de dix-huit millions
d’habitants. Dans le même temps, cependant, elle doit endurer des ponctions fiscales élevées
de l’État central qui cherche à profiter de sa relative prospérité84.
Renaissance des régionalismes ou exacerbation des nationalismes ? (1920 –
1930 –)
Plus encore que dans les années qui suivent l’Union de 1868, les régionalismes
transylvains, après une flambée passagère et spectaculaire, perdent rapidement en puissance.
Le traumatisme de la défaite et de l’effondrement de la construction nationale magyare,
la dérive réactionnaire du régime de Budapest, provoquent un véritable électrochoc dans les
élites hongroises de Transylvanie. La mobilisation autour de la culture et de la presse,
l’arrivée d’exilés sociaux-démocrates de Budapest85, la contestation des couches dirigeantes
traditionnelles issues de l’aristocratie, provoquent, parmi les élites intellectuelles de la
bourgeoisie radicale, l’émergence d’un fort courant de revendications. Outre des slogans de
démocratisation et d’appel à l’activisme de la minorité hongroise86, le Parti Hongrois du
Peuple (Magyar Néppárt), autour de l’architecte Károly Kós, de l’ancien fonctionnaire Árpád
« Unificarea legislativă, sistemul administrativ al României (1919–1939) » in Dezvoltare şi modernizare în România
interbelică (1919–1939), culegere de studii, univ. Cluj, Bucarest, Politica, 1988, p. 39).
82
IANCU, Gheorghe, The Ruling Council : the integration of Transylvanie into Romania, 1918-20, Cluj, FCR, Centre
d’Études Transylvaines, 1995, p. 204.
83
Sur les problèmes agricoles, CIOBANU, op. cit., p. 93. Sur le développement industriel, BÁTHORY, L., Societăţile
carbonifere şi sistemul economic şi politic al României (1919–1929), Cluj, Pr. Univ. Clujeană, 1999, p. 5, p. 13. Sur les
investissements en comparaison avec la Hongrie, revue Societatea de Mâine, 30/08/1925, p. 614, 20/03/1927, p.152.
84
BIRO S., op. cit., p. 284sq fait la comptabilité de ces ponctions.
85
Les exilés sont nombreux dans le principal quotidien radical-bourgeois de Cluj, Keleti Újság fondé en 1919. (JORDÁKY, L.,
« Emigráns írók », in Romániai magyar irodalmi lexicon, I, p. 459–461 cité par LENGYEL, p. 168).
86
« Kiáltó Szó » [Proclamation], manifeste du 23 janvier 1921 (MIKÓ, op. cit., p. 19).
15
Paál et du journaliste István Zágoni, promeut, au début des années 1920, l’idée d’une
Transylvanie fédérale, d’une « Suisse Orientale » découpée selon un système de cantons
nationaux, reprenant, en partie, les propositions d’un Oszkar Jászi, désormais en exil, de
refonte plus globale du Bassin Danubien87. Ce « transylvanisme fédéraliste » rencontre
quelques échos favorables chez quelques membres isolés du Parti National Roumain ou chez
quelques intellectuels saxons comme Heinrich Zillich88. Mais, par ses aspects littéraires et
historiographiques notamment, par ses évocations incantatoires de la Transylvanie
indépendante, tolérante et éclairée du
XVII
e
siècle89, il a plus encore une portée à usage
interne, mobilisatrice des énergies hongroises. Dès 1923-24, dans un parti unifié (Országos
Magyar Párt) de tous les Hongrois, contrôlé par les cercles dirigeants des élites
aristocratiques de Cluj (/Kolozsvár), alors que Budapest renoue les fils avec ses « frères »
transylvains90, ce « transylvanisme » se mue en une revendication des droits culturels et
ethniques de la minorité hongroise sur la base de l’autonomie dues aux « minorités ». Sans
doute accusés prématurément de nourrir des sous-entendus irrédentistes, les élites hongroises
de Transylvanie n’en vont pas moins adopter, bon gré, mal gré, une posture d’isolement et de
renforcement interne de leurs positions, ce qui se traduit notamment par un âge d’or culturel
et artistique.
Quant à la spécificité sicule, on n’assiste en rien à la renaissance d’une identité distincte
malgré les efforts d’intellectuels roumains voire de l’État lui-même pour entretenir sa fiction :
la théorie roumaine qui considère une bonne partie des Sicules comme d’anciens Roumains
magyarisés, ne fait que provoquer l’effet inverse de celui escompté parmi les élites du Pays
sicule91.
Pour la deuxième fois, placés dans la situation d’une minorité dans un État-nation en
construction, les élites saxonnes envisagent de moins en moins sérieusement de s’arc-bouter
sur un régionalisme « petit-saxon » (kleinsächsich) ou encore moins trans-ethnique en
Transylvanie. Une des motivations qui a emporté leur décision de se rallier à l’union, a été la
perspective de jouer un rôle déterminant dans la direction du tous les Allemands de Grande
87
Une présentation exhaustive dans LENGYEL, op. cit., p. 213–232.
Ibidem, p. 268sq.
89
Il rencontre là des prosateurs plus conservateurs, liés aux milieux aristocratiques de Cluj qui évoquent aussi cette période
glorieuse mais plutôt comme symbole de la résistance du peuple hongrois aux envahisseurs.
90
Le Transylvain István Bethlen, alors Premier ministre à Budapest, est le cousin du futur chef de l’OMP en 1926, le Comte
György Bethlen. Sur les relations souterraines entre Budapest et Cluj, BÁRDI, Nándor, « „Aktion Osten”, die Unterstützung
ungarischer Institutionen in Rumänien durch das Mutterland Ungarn in den 1920er Jahren », Ungarn-Jahrbuch, 1997 (23),
p. 287–333.
91
LENGYEL, op. cit., p. 202. Néanmoins, on note que les quelques « renégats » hongrois, précocement attirés dans les partis
roumains en 1919, sont pour leur plus grande partie, issus du Pays sicule : la vieille tradition d’échanges avec le Regat, leur
connaissance de la langue roumaine, leur donnaient sans doute, dès 1919, des perspectives inédites de promotion sociale.
Voir le journal Új Világ fondé à Sibiu en avril 1919 autour de Béla Maurer.
88
16
Roumanie92 : dès 1921 est fondée l’Union des Allemands de Roumanie (Verband der
Deutschen in Rumänien). Certes, celle-ci est peu active mais l’identité avant tout allemande
des Saxons est désormais un lieu commun.93 Celui-ci est sans conséquences politiques pour
les élites traditionnelle bourgeoises de négociants et d’industriels autour de l’Église
évangélique, mais déjà lourd de sens pour la petite et moyenne bourgeoisie qui rejoint le
mouvement Selbsthilfe : cette association d’entraide, fondée en 1922 par le fonctionnaire de
banque Fritz Fabritius — après un séjour en Allemagne où il a pris contact avec des cercles
proches des nationaux-socialistes — répand, dès cette époque, des idées d’inspiration völkisch
sur la race allemande94.
La flambée de régionalisme parmi les Roumains transylvains mérite une attention toute
particulière car, dans le cadre d’un État-nation unitaire roumain, on aurait pu attendre sa
disparition immédiate. Au contraire, après la dissolution brutale des organes autonomes, la
question du régionalisme politique des élites roumaines transylvaines du Parti National
Roumain (PNR), devient centrale dans le débat public national. Quelques manifestations
spectaculaires émaillent ce conflit qui culmine en 1922-1923, entre Transylvains (Ardeleni) et
« Régnicoles » (Regăţeni) de l’Ancien royaume95 (Vechiul Regat ou Regat) : la plus
symbolique est, sans doute, le boycott par le PNR du couronnement de Ferdinand, Roi de
Grande Roumanie, organisé symboliquement, le 15 octobre 1922, à Alba-Iulia, ville où ces
mêmes Transylvains avaient proclamé l’union à la Roumanie en 1918. Aux origines de cette
colère, outre les raisons déjà évoquées plus haut — refus du centralisme, de l’autoritarisme,
hostilité à l’idéologie du Parti National Libéral du Regat — il y a aussi la question des
perspectives sociales offertes aux élites roumaines transylvaines par le projet d’État-nation
grand-roumain : contrairement aux espérances premières de l’époque du Conseil Dirigeant et
du gouvernement Vaida, les Transylvains parviennent difficilement à pénétrer dans la haute
administration et dans les ministères. Le reclassement des anciens hauts-fonctionnaires du
Conseil Dirigeant est difficile. Une partie est simplement renvoyée96, une autre est invitée à
rejoindre le ministère central à Bucarest mais ce voyage coûteux n’est pas aisé97 ; une
dernière, enfin, est réembauchée dans d’éventuelles directions locales des ministères mais les
92
Présents dans le Banat et le Partium (Schwaben) mais aussi en Bukovine, en Bessarabie et en Dobroudja.
Une des principales revues culturelles saxonnes de l’époque prend le titre évocateur de : Ostland.
94
CIOBANU, op. cit., p. 178. Mais le mouvement ne prendra vraiment son essor qu’après 1930.
95
i.e. le Royaume roumain dans ses frontières de 1914.
96
Patria, 12 février 1921, cas de Teodor Filipescu et de la direction des poids et mesures de Cluj.
97
Outre les coûts du transfert (déménagement, coût de la vie à Bucarest double de celui de Cluj), il faut compter aussi avec
l’hostilité ou l’incompréhension des fonctionnaires centraux. (voir, par ex., Biblioteca Academiei Române,Correspondance
Iorga, 284, f. 121, plainte d’un fonctionnaire central du ministère de l’industrie qui proteste contre la politique du ministre
Tăslăoanu (1920) de ne nommer que des Transylvains aux postes importants du ministère.
93
17
conditions sont difficiles : faiblesse relative des revenus, politisation et précarité des
fonctions98. Le deuxième grief transylvain est celui d’une invasion de la province par les
élites du Regat avides de postes et de prébendes officielles99 : à la nouvelle Université
roumaine de Cluj, la proportion de Régnicoles est très importante100, alors que les professeurs
transylvains du secondaire confessionnel ne cachaient pas leurs ambitions universitaires lors
de leur premier congrès général de janvier 1919 à Sibiu101. Néanmoins, notre étude
systématique des listes de préfets et de sous-préfets, des listes de députés en Transylvanie
dans la première moitié des années 1920 montre que cette prétendue invasion est largement
exagérée102. Au moins, tout aussi significative serait la proportion de Transylvains exilés dans
le Royaume roumain avant 1914, de retour dans leur province d’origine avec le bénéfice de
leurs contacts dans le Regat. En revanche, si l’on étudie la place politique des Transylvains et
leur capacité à influer sur les décisions du pouvoir, on constate bien, en effet, une grande
marginalisation entre 1920 et 1928 : sur les 84 membres des six gouvernements qui se
succèdent alors, quinze sont « transylvains » (18%) (Banat et Partium inclus). Si l’on
considère les deux gouvernements libéraux de 1922-26 et 1927-28 qui votent l’essentiel de la
législation de cette époque dont la Constitution du pays, sur 32 membres, deux (6%) sont des
« Transylvains » issus des élites politiques provinciales de 1914103, 4 autres, d’origine
transylvaine, ont déjà fait leur carrière dans le Regat avant 1914104. Cela ne signifie pas que
l’élite transylvaine reste groupée dans son bastion carpatique autour du PNR, son parti
historique régional : dès 1920, une partie importante de celle-ci, par opportunisme ou par
conviction, rejoint des partis du Sud comme le Parti du Peuple ou le Parti Libéral. Mais les
sections transylvaines de ces partis nationaux se plaignent à plusieurs reprises de leur manque
d’influence auprès de leur direction centrale à Bucarest105.
98
Ex. du prof. Iuliu Moldovan, inspecteur général des affaires sanitaires en Transylvanie qui fait l’objet d’une enquête
administrative abusive. Démissionne le 1er janvier 1924. Il est remplacé par un Régnicole proche du PNL (MOLDOVAN,
Iuliu, Memorii, p. 56–57).
99
Le même phénomène se produit, semble-t-il, alors en Slovaquie avec l’arrivée massive de fonctionnaires tchèques.
(KIRSCHBAUM, S.J. Slovaques et Tchèques, essai sur un nouvel aperçu de leur histoire politique, Lausanne, L’Âge
d’Homme, 1987, p. 121sq).
100
En droit, 42% des professeurs ; en lettres, 50% ; en médecine et en sciences, 76%. (chiffres in GHIBU, Onisifor, Universitatea
românească a Daciei Superioare, Bucarest, 1929, p. 72). Beaucoup d’entre eux adhèrent au PNL.
101
PUŞCAŞ, Vasile, Universitate. Societate. Modernizare. Organizarea şi activitatea ştiinţifică a universităţii din Cluj, 1919–
1940, Cluj, Presa Universitară Clujeană, 1995, p. 52sq.
102
Sur les 22 sous-préfets de Transylvanie (au sens large du terme) en 1925, 15 (68%) sont d’origine certaine transylvaine, 6
(27%) le sont selon toutes probabilités (nom de famille), 1 seul semble originaire du Regat. Sur les 22 préfets de 1923-24,
17 (77%) sont d’origine transylvaine avérée. (données : Calendarul Administrativ pe anul 1925, Cluj et Anuarul
funcţionarilor de stat ai Ministerului de Interne pe anul 1923, Bucarest).
103
Il s’agit d’Aurel Cosma originaire du Banat et Nicolae Zigre originaire du Partium, démissionnaire après quatre mois
passé comme sous-secrétaire d’État au Ministère de l’Intérieur. Sur cette affaire, LENGYEL, op. cit., p. 154.
104
Gh. Cipăianu, Alex Lapedatu, universitaires-chercheurs, Traian Moşoiu, militaire de carrière, Vasile Sassu, magistrat, tous
actifs à Bucarest en 1914.
105
Journal Adevărul, 1925, 14/10/1914, 5/02/1925, Appel des parlementaires PNL, originaires de Transylvanie à former un bloc
transylvain à la chambre.
18
Le mécontentement semble, donc, finalement essentiellement lié à cette perte
importante de positions et de leviers de pouvoirs dans l’État centralisé, après les belles
illusions de l’année 1919, plus qu’à l’absence de perspectives sociales attractives. D’autant
que, dans le même temps, de nouvelles carrières s’offrent aux classes moyennes
transylvaines : cantonnées dans de petites villes ou de gros bourgs avant 1914, elles pénètrent
les grandes villes provinciales jusque là ultra-dominées par la bourgeoisie saxonne et
hongroise. Malgré les conditions difficiles et la disparition du « gouvernement » de Cluj, les
carrières de l’administration et de l’enseignement sont désormais grandes ouvertes et
encouragées par l’État. Pour les jeunes générations scolarisés dans les lycées d’État et
l’université nationale roumaine de Cluj, le régionalisme des aînés dont la carrière était déjà
modelée dans le cadre de la Hongrie de 1914, prend bientôt une teinte surannée.
Ce régionalisme lui-même régresse dès la deuxième moitié des années 1920 : le PNR,
précocement, choisit la solution de la conquête du pouvoir à Bucarest, en alliance avec un
parti du Sud plutôt que celle du repli voire du séparatisme106. C’est d’ailleurs la propre
majorité du PNR qui avait préparé un projet de dissolution du Conseil Dirigeant en février
1920107, alors qu’avec le gouvernement Vaida elle croyait avoir assurée ses positions dans la
capitale. En 1926, le PNR fusionne avec le principal parti d’opposition du Regat, le Parti
Paysan (Partidul Ţărănesc) : suit une campagne politique active, de manifestations et de
meetings où les slogans de démocratisation de la vie publique nationale remplacent
définitivement les manifestations proprement régionalistes. L’arrivée au pouvoir du nouveau
parti fin 1928 et sa participation active aux affaires jusqu’en 1933, couronne cet effort
d’intégration et confirme la possibilité désormais établie de carrières administratives et
politiques nationales pour les Transylvains108.
Que l’on puisse espérer une carrière au sein de l’État, s’identifier au projet national
grand-roumain, ne veut pas dire, pour autant, que l’identité des Roumains transylvains perde
ses spécificités car l’autre question brûlante reste celle des rivalités avec Hongrois et Saxons,
eux aussi, on l’a vu, durablement soudés autour de leur identité nationale et qui conservent
des positions dominantes dans la société transylvaine. Ainsi, comme pour les inquiétudes
hongroises transylvaines d’avant 1914, derrière leur régionalisme apparent, c’est toujours plus
de présence de l’État que réclament les élites roumaines transylvaines pour les aider à leur
106
Contrairement à certaines accusations de l’époque ou aux désirs de la propagande hongroise (voir l’affaire de la brochure
Ardealul Ardelenilor de l’été 1922 évoquée par RUSU-ABRUDEANU, Ion, Păcatele Ardealului faţă de sufletul Vechiului
Regat, Bucarest, 1930, p. 486sq), il n’a jamais été envisagé sérieusement même lors de la dissolution du CD, des élections
de mars 1922 ou du vote de la Constitution.
107
IANCU, Gh., op. cit., 1995, p. 225–227.
108
Comme on l’a vu plus haut, B. Anderson a bien montré comment ces possibilités d’ascension au centre jouent un rôle
déterminant dans le succès de l’intégration des élites régionales.
19
assurer une meilleure place dans la société urbaine109. C’est ce type de régionalisme subverti,
mué en revendication ultra-nationaliste qui domine bientôt. Il joue un rôle particulier dans le
jeunesse étudiante roumaine de Cluj qui, malgré l’ouverture des carrières de la fonction
publique, s’inquiète du poids des réseaux de pouvoir et de relations conservées localement par
les minorités110.
Conclusion : finis transsylvaniæ
En comparant les deux tentatives de constructions nationales avant et après 1918, des
parallélismes troublants sont apparus : les identifications nationales acquièrent une force
considérable, les régionalismes, malgré des poussées passagères, régressent tendanciellement.
Dans la nationalité dominante — hongroise avant 1918, roumaine ensuite — les perspectives
offertes et les contraintes exercées par l’État-nation viennent à bout ou réduisent fortement
toute velléité d’identité divergente. Pour les minorités, c’est un contre-modèle également de
type national qui s’impose. Au
e
XIX
siècle, les « transylvanismes » se trouvent, tout d’abord,
associés à l’ancienne société d’Ordres et apparaissent donc de peu d’avenir pour assurer une
insertion dans la société de l’âge industriel. Au
e
XX
siècle, ils peinent à renaître sous une
forme nouvelle, adaptée au monde moderne, qui pourrait offrir une alternative à l’État-nation.
Ils font, certes, la joie de lettrés nostalgiques, pétris d’histoire mais les véritables alliances
pan-transylvaines et trans-ethniques ne sont jamais restées qu’au stade des spéculations
intellectuelles111. À la différence de phénomènes régionalistes voire séparatistes dans la
Croatie, la Slovaquie ou la Galicie d’après 1918, la fragmentation identitaire ancienne en
Transylvanie — qu’elle soit d’ordre social, religieux, ethnique ou géographique —, réinvestie
et exacerbée autour de trois identifications nationales divergentes, bloque constamment toute
identification pan-régionale de peur de nuire aux intérêts de son propre « camp ».
Il y a néanmoins des différences notables de degré entre l’avant et l’après Première
Guerre mondiale. On ne peut parler d’un simple renversement des fronts. L’élite de la
minorité hongroise n’a pas la même attitude ni la même position sociale en Grande Roumanie
que l’élite émergente de la nationalité roumaine dans la Monarchie. Avant 1914, la politique
magyare de nation-building était en cohérence avec la hiérarchie sociale, les processus
109
LIVEZEANU, Irina, Cultură şi naţionalism în România Mare (1918-1930), Bucarest, Humanitas, 1998, p. 221.
La revue Ţara Noastră du poète nationaliste transylvain Octavian Goga, futur premier ministre d’un gouverment
antisémite d’extrême droite en 1938 illustre bien cette dérive. Voir à ce sujet Ibidem et LENGYEL, op. cit., p. 257–58.
111
Comme ce slogan répété à l’envi au début des années 1920 par des membres de l’élite des trois nationalités : « La
Transylvanie aux Transylvains ! » (Ardealul Ardelenilor !, Vaida en décembre 1920, Erdély az erdélyi nemzeteké !, revue
de Károly Kós, février 1922), cité par LENGYEL, op. cit., p. 219.
110
20
d’urbanisation et de modernisation en Transylvanie. La vie politique et administrative locales,
certes non démocratiques, reposaient sur un compromis avec les élites historiques de la
province, selon le principe de Selbstverwaltung. Après 1918, la politique d’État « grandroumaine » prend à contre-pied ces processus au nom de la majorité ethnique « muette »
paysanne dont les porte-paroles restent une élite roumaine alphabétisée, certes en constante
progression, mais encore submergée par les positions sociales, économiques, intellectuelles,
conservées par l’ex-nation d’État hongroise : l’État, par la législation, par une centralisation
administrative étouffant toute vie politique locale, se voit contraint de recourir à des moyens
coercitifs autrement plus nombreux que l’État hongrois « libéral » du Compromis et avec
encore moins de garantie de succès car Hongrois et Saxons, par leurs positions sociales et
économiques héritées, peuvent résister avec succès à la roumanisation. Se développe alors un
double sentiment d’impuissance et de ressentiment du côté des Transylvains roumains auquel
répond un raidissement défensif face aux agressions législatives de l’État chez les minorités
« privilégiées ».
Les dérives des années 1930-40 sont en gestation dans ce face-à-face : en 1935, l’ancien
Premier ministre Vaida-Voevod, chef historique du PNR, chantre du régionalisme transylvain
en 1922, souhaite une loi dite du numerus valachicus instituant des quotas ethniques roumains
dans les entreprises et l’administration d’État. Les « Rénovateurs » pro-nazis de Fabritius
viennent alors de prendre le contrôle des instances représentatives saxonnes, tandis que l’élite
hongroise transylvaine s’installe dans l’attente d’une révision possible des frontières. Le
Diktat de Vienne du 30 août 1940, en partageant la Transylvanie en deux et en portant au
paroxysme les nationalismes, matérialisera sur le terrain la fin dramatique d’une idée déjà
abandonnée depuis bien longtemps dans les têtes, celle du primat de l’identité transylvaine sur
les identifications nationales.
21