L`extrême gauche en Suisse: la mentalité extrémiste Par Adrian
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L`extrême gauche en Suisse: la mentalité extrémiste Par Adrian
L’extrême gauche en Suisse: la mentalité extrémiste Par Adrian Oertli *** Pourquoi devrais-je vous faire confiance? N’avez-vous pas eu vos emplois, votre position dans la société tout simplement en vous soumettant aux «puissants»? Vous critiquez la violence? Mais qu’en est-il de la violence étatique? Pourquoi s’offusque-t-on lorsqu’un manifestant casse une vitrine et tolère-t-on des guerres agressives perpétrées par l’«Occident»? Au fond, qu’est-ce qui est «extrême» dans cette société? Est-ce déjà «extrême» de remettre en cause la structure de domination existante? Les 62 personnes les plus riches de la terre possèdent autant que les 7,4 milliards de personnes restantes. Ces 62 personnes sont-elles plus de cent millions de fois plus travailleuses ou plus intelligentes que le terrien moyen? Et qu’en-est-il de la destruction de l’environnement, qui progresse extrêmement rapidement? Face à cela, peut-on encore considérer sérieusement la croissance économique comme quelque chose de positif? Que va-t-il advenir de nous? Combien de temps cela peut-il encore fonctionner? Intermède de rap (en suisse-allemand): Tu ne sais pas ce qui se passe dans la rue Si tu ne comprends pas la situation dans son ensemble Nous remettons en cause le système Le capital et l’État, nous les esclaves Que se passe-t-il? Toi, aussi, vois-tu cela? Démantèlement social et suppressions d’emplois Surveillance comme dans «1984» L’heure a sonné depuis longtemps, mais personne ne s’en rend compte En Suisse, on lave les cerveaux et l’argent À Davos, le sommet annuel du monde Tony Blair et Kissinger Ils sont mouillés jusqu’au cou dans des massacres Mais jamais on ne les traînera au tribunal Car ils font partie du gratin Oui, je comprends vos directives C’est pour ça que je vous montre le doigt d’honneur Je suis critique et politique et c’est pour cela que l’État vient pour me niquer Mais il n’y a aucune raison que j’abandonne, ce n’est qu’un signe, nous sommes importants Pas de mesures contre le dommage matériel Notre objectif est la position de ceux qui ont le pouvoir Car si l’économie se casse la figure Il faudra des flics bien débiles J’ suis un militant qui a tout sauf peur Quand la bourgeoisie envoie ses singes Leur donne des armes et on rit de bon cœur Oui, vous voulez la guerre, oui, alors je participe! Nous sommes aujourd’hui en 2016. Ce texte de rap a probablement été écrit en 2008. À l’époque, j’étais encore profondément ancré dans le milieu de l’extrême gauche violente. J’interprète ici ce texte, car c’est un bel exemple de ce que je qualifie de jeu de la victime: à l’époque, je me mettais en scène comme le sauveur héroïque des opprimés dans la lutte contre l’État oppresseur. Et je considérais ma propre conduite violente pour ainsi dire comme une légitime défense face à une menace. Voici un exemple typique: nous sommes les sauveurs. Rejoins-nous. Les oppresseurs, c’est l’État, et si nous parvenons à le vaincre militairement, nous pourrons ensemble mettre en place une société vraiment juste. Dans le combat contre un adversaire concret, nous trouvons une orientation, dans le groupe la cohésion, et nous nous ne dispersons pas dans les complexités et les contradictions des mille petits conflits de la vie quotidienne. De la même manière, nous nous rassemblons nous aussi aujourd’hui dans la «lutte» contre l’extrémisme. De la même manière, nous sommes nous aussi aujourd’hui tentés de tracer une limite claire entre les «extrémistes» et les partisans d’un ordre fondamental libre et démocratique. Bref: de nous mettre en scène comme les sauveurs héroïques de la population menacée par les méchants extrémistes. Mais qu’en est-il du rapport entre prévention et répression? Selon le dictionnaire, répression signifie «le fait d’empêcher [violemment] la critique, la résistance, les mouvements politiques, l’épanouissement individuel, les besoins individuels». Mais qu’entendent les organisateurs du congrès par «répression»? Quelle est en Suisse l’ampleur de la menace exercée par l’extrême gauche? Ma réponse: cela dépend de l’évolution des tensions sociales en Suisse. Je peux vous dire une chose avec certitude: il existe des structures extrêmement bien organisées et disposant d’excellents réseaux. On y forme les gens professionnellement sur la manière dont ils doivent se comporter au tribunal et peuvent commettre des crimes sans laisser de traces. Ceux qui ont constaté par leur expérience combien il était facile de commettre une attaque à la peinture sans se faire prendre apprennent automatiquement comment il serait tout aussi possible de perpétrer des délits graves impunément. Or les idées défendues par l’extrême gauche jouissent de très larges sympathies au sein de la population. La mouvance de gauche, où de nombreux militants de l’extrême gauche violente se sont incrustés, propose aussi des projets sensés et une offre culturelle très variée. Le potentiel de violence est sous-estimé par beaucoup, y compris au sein de la mouvance de gauche, car ces personnes souvent sympathiques rencontrées à des fêtes ou des manifestations, on les connaît, et l’on ne les soupçonnerait jamais d’aller jusqu’à se faire les apôtres de la violence contre des personnes dans le cas d’un durcissement de conflits sociaux. Les points chauds sont Berne et Zurich. L’organisation Revolutionärer Aufbau est certainement la force la plus puissante et la plus continue, mais de nombreux groupes de plus petite taille apparaissent sans cesse et disparaissent souvent d’euxmêmes. Durant la période que j’ai passée au sein de l’extrême gauche violente, une partie de moi-même était prête dans certaines circonstances à non seulement mourir pour mon groupe, mais aussi à tuer pour lui. En reprenant le concept de Steven Hassan de contrôle de la pensée, je serais tenté d’appeler cette partie de moi de «partie parasitaire de la personnalité». Ceci s’oppose à un «moi authentique», qui a un dégoût naturel de la violence et est capable de réflexion critique. Mon potentiel de violence réel a en fait toujours dépendu de la mesure dans laquelle mon «moi authentique» m’a été renvoyé par les autres personnes dans mes relations. Rétrospectivement, je peux dire qu’à cette époque, j’étais soumis au contrôle de la pensée de la part de l’organisation dont j’étais membre. Mais pourquoi est-ce que je me réfère à un modèle de ce genre pour expliquer mon passé personnel? Est-ce que je tente ainsi de me dégager de la responsabilité que j’ai vis-à-vis de ma conduite passée? De me mettre moi-même en scène comme «victime des circonstances»? Non. Je ne souhaite me décharger d’aucune responsabilité. Oui. J’ai été «victime des circonstances», ou plus exactement, le fait que j’aie dérivé vers le milieu de l’extrême gauche violente a été un produit assez aléatoire des circonstances de ma vie à l’époque. J’ai pu accéder à ce milieu par des camarades de classe de gymnase. Pour moi, la vulnérabilité a résulté de la combinaison de la crise existentielle déclenchée par la rupture de ma relation avec mon premier grand amour, que j’ai eu du mal à gérer, et du changement d’environnement lié à mon passage de l’école à l’université, auquel s’est surajouté un conflit d’indépendance avec mes parents. Je suis influençable, cela fait partie de ma nature humaine. Le terme de contrôle de la pensée provient du domaine qui s’intéresse au phénomène lié aux groupes sectaires, qui ont plus de ressemblances que de différences avec l’extrémisme politique et religieux. Il est utilisé lorsque l’on observe chez des personnes des modifications très rapides de la personnalité et du comportement difficilement compatibles avec l’identité du groupe précédent. Afin de mieux décrire le contrôle de la pensée, il me semble judicieux de le comparer à la psychothérapie (telle qu’elle devrait être). Ainsi, en psychothérapie, il est essentiel de créer un espace sûr et autant que possible exempt de peur dans la relation thérapeutique. Ceci est souvent nécessaire pour que les client-e-s puissent accéder facilement à leurs propres besoins. En outre, on essaie de proposer autant de points de vue et de possibilités d’action que possible, sans déterminer à la place de quelqu’un ce qui est bon ou mauvais pour lui. J’appellerais cela l’influence constructive. Au lieu de cela, dans un milieu de contrôle de la pensée, le système de la peur est, sciemment ou non, activé en permanence, ce qui empêche le sujet d’accéder à ses propres besoins. Nous, les humains, aspirons biologiquement parlant à la survie: la question de répondre à des besoins propres très spécifiques ne se pose que lorsque l’on se sait en sécurité. Tant que nous nous sentons menacés, c’est une réaction adaptive que de refouler les autres besoins par sécurité. J’appellerais cette influence sur le système de la peur l’influence destructive. Ainsi, on est en permanence exposé au reproche selon lequel on ne prend pas les choses suffisamment au sérieux, on est trop impur dans sa personnalité, et il faut en fait sans cesse montrer que l’on mérite de faire partie du groupe. Tout écart de la doctrine du groupe est sanctionné socialement, il faut à tout moment s’attendre à une exclusion ou à des critiques. Voire, dans des cas extrêmes, à de la violence physique, à la torture ou à la mort. On perd confiance en sa propre perception et l’on devient de plus en plus dépendant des leaders. Les explications simples du monde reposant sur la pensée manichéenne vous attirent parce qu’elles vous donnent l’illusion du contrôle. Ce qui sous-tend cela psychologiquement, c’est la présence permanente de la peur. Le groupe ou le leader extrémiste est le sauveur qui nous protège du monde extérieur menaçant. En même temps, on est sans cesse soupçonné d’être un «traître» qui se tourne vers le «mal» par opportunisme. Subjectivement ou réellement, on se retrouve rapidement dans la situation d’être exposé soit au pouvoir et à l’arbitraire des leaders de son propre groupe extrémiste, soit aux représailles des structures étatiques. Comment faire pour sortir de ce dilemme? Qu’est-ce qui m’a déradicalisé? Les expériences que j’ai faites avec ma propre déradicalisation recoupent largement celles des experts de la sortie des sectes: pour ce qui est de la pression psychique, de la menace de punitions, des représailles, etc., il est presque impossible de résister aux groupes destructifs. Ceci ne fait que renforcer la dynamique de la peur et la dépendance du groupe. Ce qui aide, c’est de mieux comprendre les processus d’influence auxquels on est exposé et de se voir proposer une relation qui renforce le «moi authentique» et la pensée critique. Pour dire les choses platement: l’amour inconditionnel est plus fort que la peur. Plus concrètement, il s’agit d’interventions très ciblées, qui renforcent le moi authentique de l’individu, qui doit reprendre le dessus sur la «personnalité parasitaire» endoctrinée. Les connaissances que j’ai acquises durant mes études de psychologie sur l’influence sociale m’ont certainement énormément aidé à y voir clair dans les processus d’influence que j’ai vécus. Mais des amitiés avec des personnes en dehors du groupe, dont je sentais qu’elles me comprenaient et m’acceptaient, ont elle aussi été décisives pour qu’un jour j’en aie tout simplement assez de m’entendre dire qu’à cause de mon manque de «conscience de classe», je ne comprenais pas que la violence était tellement essentielle pour une société meilleure. Lorsque je n’ai plus été prêt à mettre sans cesse mes doutes en sourdine, on m’a vite fait comprendre que je devais quitter le groupe. La crise personnelle déclenchée par la perte brutale de cet entourage qui m’avait été tellement important a été assez dure. Mais je savais encore qu’il y avait des gens qui me soutenaient. En ce qui me concerne, j’ai vécu comme très positive l’absence totale de répression. En tant que rappeur de propagande, j’avais souvent été très exposé. Je pensais être une sacrée épine dans le pied de l’État. Je n’hésitais pas à clamer haut et fort mes idées extrémistes. Dans le cadre de la politique universitaire, j’ai même reçu le soutien des Jeunes Socialistes, qui étaient en fait considérés comme des traîtres dans mon groupe. Mais ailleurs aussi, je me suis employé à mettre à l’épreuve des faits les idées paranoïaques sur l’État avec lesquelles j’avais été endoctriné. Par le biais d’un projet avec des chômeurs de l’Association des psychologues, je suis entré comme psychologueassistant dans le Service de psychiatrie et de psychologie (PPD) des établissements de détention – et pour ainsi dire dans la gueule du lion. Quand, sachant que je travaillais aussi à la prison de Pöschwies, on a fait un contrôle de sécurité sur ma personne et que l’on n’a rien trouvé à redire, j’ai été sidéré. Ces expériences ne concordaient pas avec la vision que m’avait inculquée mon organisation lors de mon endoctrinement. Le PPD m’a aussi donné un aperçu de la manière dont notre État mettait en œuvre un traitement très humain des grands criminels. Tout cela ne coïncidait pas avec la vision manichéenne avec laquelle on m’avait bourré le crâne pendant si longtemps. La personnalité parasitaire perd toujours plus de pouvoir. La question des sectes et du contrôle de la pensée me hantait tellement que j’ai lu presque tous les livres que j’ai trouvé sur le sujet. Mais au fond, cela a tout de même pris beaucoup de temps avant que je puisse comprendre que les expériences que j’avais faites moi-même dans mon organisation étaient comparables à celle d’autres «sortants de sectes». Lorsque, l’année dernière, je suis allé à Stockholm pour participer à un congrès de l’International Cultic Studies Organisation, il m’a été demandé de préciser si j’avais déjà été dans un «high control group». J’ai longtemps hésité quant à savoir si je devais cocher «oui», mais finalement, je l’ai tout de même fait. C’est seulement dans le contact personnel avec les autres «sortants» de groupes sectaires que j’ai appris que tous les autres avaient été dans la même situation. Ceux qui se trouvent dans un groupe de ce genre croient sincèrement pouvoir ainsi contribuer à l’édification d’un monde meilleur. Ceux qui, quand ils remettent cela en cause, entendent sans cesse dire qu’il y a quelque chose qui cloche dans leur personnalité, se mettent à douter d’eux-mêmes. Je suis un traître. Je suis trop gâté, trop arrogant, j’ai un ego exacerbé et suis incapable de m’intégrer dans un groupe. Je suis à vrai dire un peu troublé quand j’entends ce que l’on raconte sur moi dans le milieu. Lors de ce congrès, j’ai aussi fait connaissance avec des tas de gens, dont les anciens groupes disaient la même chose. Nous étions donc tout un groupe de personnes traitresses, égoïstes, spirituellement sous-développées ou abusives. Mais c’est indescriptible: de ma vie, jamais je ne m’étais senti aussi bien dans un groupe. Pourquoi devrais-je vous faire confiance? C’est tout simple: j’en ai assez de me faire contrôler par la peur, la méfiance et la paranoïa. Je pars du principe que vous êtes confiants. Que vous avez du courage. Que vous ne vous contentez pas de vous camper sur vos positions pour vous soumettre aux structures du pouvoir. https://medium.com/@adrianoertli