Le texte complet de la conférence

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Le texte complet de la conférence
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SOLIDARITÉS PRIMITIVES :
conférence avec présentation d’œuvres originales de femmes Kuba, Kuna, Pygmées
et Waunana à la chapelle de Berdine le samedi 18 juin 2016 :
Chers Amis,
parmi d’autres, nous présentons ici les œuvres de femmes Ku-na. Les Kuna sont un « peuple
premier » dont la caractéristique singulière est d’être né de l’accrétion d’Amérindiens vivant
à la charnière des Amériques avec des juifs et des huguenots d’origine vaudoise venus, faute
de mieux, s’installer chez eux du fait des persécutions religieuses européennes des XVIe et
XVIIe siècles. De cet accueil inattendu de proscrits (on ne disait pas encore « sous-hommes »
– mais cela va venir), de cette fusion curieuse, est née une civilisation totalement différente
de la nôtre, chez des gens qui n’ont pas la même échelle des valeurs que celle du monde dit «
civilisé ». Voici deux exemples pour vous dire l’essentiel.
Né en Amérique centrale il y a plus de mille ans, le football y demeure un jeu très prisé. Les
jours où aucune autre tâche n’est pressante, des équipes de onze se forment spontanément au
lever du soleil et s’affrontent tout comme chez nous. Mais il apparaît vite une différence
majeure : à chaque but marqué, le buteur change de camp afin de rééquilibrer le jeu. En
effet, ce qui importe ici, ce n’est pas d’enfoncer l’autre, ni de gagner… Ce qui compte, c’est
la seule beauté du jeu, une beauté non polluée par le goût d’une quelconque domination, futelle seulement sportive.
Chez les Kuna, chaque communauté villageoise se réunit le soir pour que soient réparties les
tâches collectives du lendemain : binage des pommes de terre, collecte des coquillages
nourriciers, nettoyage des rues, ouverture des noix de coco et sarclage des maïs. Lorsque,
dans l’Assemblée quelqu’un se lève pour demander à être dispensé de corvée, cette dispense
lui est accordée si c’est pour écrire un poème d’amour à la jeune fille courtisée, au jeune
homme admiré, à la mère aimée ou au père respecté. C’est qu’ici il est plus important de
consacrer du temps à nourrir des relations sociales épanouies, plutôt qu’à amasser des biens
matériels puisqu’il ne sert absolument à rien de s’éreinter à tenter d’être le plus riche du
cimetière !
C’est que ces Amérindiens qui placent avant tout les valeurs spirituelles et de partage se
posent, comme nous-mêmes sans doute, deux questions majeures : pourquoi la vie ; à quoi
sert la vie ?
La réponse, ils l’ont trouvée dans le livre de Job que leur ont apporté les fuyards juifs
marranes et huguenots du XVIe siècle. Ce malheureux Job ne comprenait pas pourquoi il faut
vivre, et pourquoi il faut mourir ; pourquoi il faut semer et pourquoi il faut moissonner ;
pourquoi il faut mettre des enfants au monde au risque de les voir mourir, et pourquoi il faut
pardonner aux méchants. Oui, on a l’impression d’un Job qui aurait lu Camus et son mythe
de Sisyphe. Il se pose, et avec lui les Kuna, et avec eux nous aussi sans doute, la question du
pourquoi ; la question de l’absurde.
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À Job, Dieu répond d’une manière étonnante : Il le convie à une sorte de safari-photo. Il lui
montre la lionne des steppes s’ébrouant au Soleil, l’autruche battant des ailes dans le vent,
l’âne sauvage gambadant à la recherche de tout ce qui est vert… À ceux qui ne
comprendraient pas cette sorte de non-réponse, l’Ecclésiaste précise : trop de prudence nuit,
jette ton pain à la surface des eaux… Il dit que la vie est faite pour être vécue, comme le
Créateur nous l’a lancée, c'est-à-dire pour rien, pour la beauté du geste, gratuitement, sans
raison ni justification.
Aussi, aux questions : à quoi sert la vie ; pourquoi la vie ? les Kuna nous répondent : amis
lointains de Berdine, il nous faut aimer sans savoir pourquoi ;
retrouver sa lune de miel à soixante ans passés sans savoir
pourquoi ; raconter sa part de rêve à qui veut bien l’entendre sans
savoir pourquoi ; et puis un jour quitter ce monde sans savoir pourquoi en disant seulement : la lumière fut douce et agréable à mes
yeux, amen et merci pour la vie !
Oui, la vie est faite pour être lancée, dépensée comme une offrande et un geste gratuit. La vie
est faite pour être vécue, pour rien, pour la seule gloire de la vie, pour la seule gloire de la
grâce qui nous la donne. Oui, à vous autorités nationales et locales comme à vous visiteurs
d’un seul jour, les Kuna disent que nous avons le droit de jouir de la vie sans avoir besoin de
nous trouver une justification. Car la vie est une grâce à laquelle nous avons droit, sans
raison, sans que nous ayons à produire des justificatifs, des diplômes de vertu ou des
brevets prouvant que nous sommes d’utilité publique.
Mais ils nous rappellent aussi que nous sommes indispensables aux autres. Car la vie, c’est
du pain qu’on lance, qu’on partage et qu’on reçoit, pour le confort de celui d’en-face, pour la
joie de l’Espérance, pour le plaisir de l’amitié complice, pour le plaisir de l’amour partagé,
pour le plaisir de la ferveur commune, pour le plaisir du plaisir ! Et puis, aux derniers jours,
la vie est faite pour être rendue à la Terre et à l’Éternité, telle ce parfum de grand prix
répandu aux pieds du Maître du temps et des jours… COMMENTAIRE DU MOLA
SUR LE PSAUME XLII.
Mais vivre dans la plénitude du partage exige la paix. La re-cherche de cette paix est, depuis
des siècles, au cœur des préoccupations des femmes Kuba qui forment une fédération de
dix-huit royaumes situés au Kasaï occidental, à la frontière de l’Angola et de la République
Démocratique du Congo (autrefois appelée Zaïre). Ces Kuba vivent en symbiose avec de
petits groupes Pygmées. Leur christianisation, ancienne, n’a pas éteint leur foi dans les
« esprits de la nature » ce qui fait de leur religion un syncrétisme jubilatoire.
À partir des débuts du XVIIIe siècle, les femmes Kuba ont imaginé une méthode originale
afin de régler pacifiquement les conflits intertribaux, chacun des dix-huit royaumes ayant
ses intérêts propres réglés par des chefferies pyramidales elles-mêmes constituées de
cantons plus ou moins concurrents.
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L’efficacité de cette méthode repose sur un processus en trois étapes :
1 la recherche très précise des causes du conflit par une sorte de « commission mixte » qui
prend le temps qu’il faut à bien circonscrire et décrire minutieusement les motifs de dispute,
qu’ ils soient uniques ou pluriels, unilatéraux ou partagés.
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une fois cette démarche effectuée et discutée, la partie fautive, ou les parties fautives,
chargent une femme de réaliser un velours exprimant la, ou les, culpabilités définie(s) en 1
par la production d’un velours où l’un ou plusieurs des 225 motifs co-dés exprimeront les
erreurs commises. En cas de pluralité des causes, plusieurs femmes seront mobilisées pour ce
travail qui peut prendre plusieurs mois – la surface du velours étant proportionnelle à la
gravité des fautes. MONTRER LE VELOURS DES FERS D’ESCLAVAGE
ROMPUS.
L’idée maîtresse est ici que le long temps nécessaire à la confection du velours permet un
retour au calme des esprits.
3 le velours de repentance ainsi produit est affiché, bien en évidence, chez la victime ; des
deux côtés si les torts sont partagés.
L’idée maîtresse est ici que la claire, nette et précise reconnaissance d’une faute éteint
tout motif de conflit violent.
L’efficacité de cette méthode repose aussi sur le fait que ces velours sont des objets de grand
prix, souvent utilisés par ailleurs pour constituer une dot, couvrir des trônes, inhumer des
défunts importants, orner les murs des palais ou des cases de chefferies. C’est que leur valeur
monétaire peut être considérable si leur qualité artistique est avérée. Ainsi donc, la
production d’un tel velours est aussi une forme de compensation, sinon en numéraire, du
moins en potentielle valeur d’échange à venir.
La valeur de l’objet produit est ainsi essentielle dans l’acte de pacification. Il en est de même
pour la force de persuasion que dégagent certaines œuvres kunas, pygmées et waunanas =
A) PRÉSENTATIONS ET COMMENTAIRES DES MOLAS SUR LE PSAUME
COMME UN CERF ALTÉ-RÉ BRÂME.
B) PRÉSENTATION ET COMMENTAIRES DE L’ÉCORCE BATTUE
PYGMÉE SUR LE SANG VERSÉ.
C) PRÉSENTATIONS ET COMMENTAIRE D’UN BÂTON DE RUPTURE
WAUNANA.
Pour terminer, je voudrais vous présenter ces plaques royales du Bénin. Leur valeur
artistique fait l’objet d’une reconnaissance universelle. Mais, ce qui est moins dit, sans doute
parce que nos responsabilités de « pays avancés » est en cause en cette affaire, c’est que le
métal nécessaire à la production de ces chefs d’œuvre du XVe au XVIIIe siècle a été échangé
contre quarante esclaves environ – quarante esclaves pour une seule plaque s’entend. À ceux
qui luttent contre l’esclavage des addictions, je veux montrer ces objets non pas comme
d’ordinaires œuvres d’art, mais comme témoignage que tout asservissement a un jour sa
fin et que le futur ne retient que ce qu’il y a de plus élevé dans l’humain. Et, ici, à Berdine,
une fraternité libératrice est en chantier.
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Il ne faudrait pas croire pour autant que le paradis terrestre existe en Afrique ou en Amérique
latine qui demeurent des terres de conflits meurtriers, de guerres intestines, d’injustices
notoires, de jalousies maladives, de violences cruelles. Mais il n’en demeure pas moins qu’au
sein de corruptions infinies et de désordres scandaleux quasi permanents l’activité des
femmes en général et de « petits peuples » singuliers en particulier font progresser
l’ensemble. En 1974, l’Afrique comptait 350 millions d’habitants avec une durée moyenne
de vie de trente-huit ans (les experts internationaux affirmaient alors que toute naissance
supplémentaire serait celle d’un crève-la-faim). Or, en 2016, l’Afrique a dépassé les
1.100.000.000 d’habitants qui non seulement ne crèvent pas tous de faim mais vivent en
moyenne soixante ans. Les éléments fondamentaux de cette progression sont le travail des
femmes d’une part et l’apport des minorités ethniques en particulier (éradications
progressives de l’onchocercose et du paludisme, recul du SIDA), Ces faits sont mal connus
chez nous où domine toujours l’image d’un Tiers Monde au fin fond de la déréliction.
Mais voilà : il n’en est rien. Si la notion de progrès est parfaitement discutable chez nous,
tout comme celle de la décroissance économique d’ailleurs, elle ne l’est pas dans des pays où
les enfants peuvent enfin atteindre l’âge adulte, dans des pays où la disette a supplanté la
famine. Tout ceci grâce au travail en profondeur et en intelligence de femmes et de minorités
agissantes ! Puissent ces quelques témoignages « primitifs » vous dirent l’universalité du
succès majeur de tout projet émancipateur, fut-il l’affaire de tout petits groupes – comme
celui, en un tout autre lieu et une toute autre manière, de Berdine : chers Amis Berdinois,
merci d’être !
Alain BECKER.