Plaidoirie Lucie Wessler Laux

Transcription

Plaidoirie Lucie Wessler Laux
LA DÉFENSE
DES DROITS
DE L’HOMME
Le propre de l’homme
Lucie Wessler Laux
École des avocats de Strasbourg
165
L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Le propre de l’homme, dit-on, c’est l’amélioration perpétuelle de
sa condition. Mais la peine de mort est aussi le propre de l’homme.
Nous l’avons inventée. Quel paradoxe ! Et comment le résoudre ?
La réponse est peut-être de l’autre côté de l’Atlantique, dans
les trente-deux États où l’homme civilisé élabore des techniques
d’exécution dignes de l’humanité.
Fini pendaison, poteau d’exécution, chambre à gaz, chaise
électrique. Il faut désormais une méthode blanche, abstraite comme
une théorie. Les États modernes peuvent tuer, mais ils doivent tuer
sans sauvagerie, sans blessure, comme si la mort devait circuler
directement du corps de la loi au corps du condamné.
En 1991, l’État d’Arizona a prononcé l’exécution de Joseph
Wood pour un double meurtre. Le 23 juillet 2014, alors qu’il attend
son exécution depuis vingt-trois ans, on lui fait quitter sa cellule.
Menotté, il traverse une dernière fois le couloir de la mort.
Il ne va pas mourir comme nos derniers guillotinés français,
dérobés à tous les regards par le dais noir qui recouvrait la Veuve
emmurée dans les cours de nos prisons. Non, il va mourir devant
témoins, car l’Humanité responsable doit assumer ses décisions
jusqu’au bout.
Il est résigné. On le sangle sur un brancard : bras, jambes,
abdomen, thorax. Craignent-ils qu’il s’enfuie ? Craignent-ils que,
sous l’effet de l’injection létale qu’ils vont administrer, le spectacle
de son corps contorsionné n’ait pas la solennité requise ?
Dans son indéfinissable solitude, il n’a plus qu’un seul espoir :
mourir vite, avec certitude. Ne pas être le cobaye d’un mélange de
médicaments mortels élaborés par la science de ses semblables. Le
doute, l’incertitude, Joseph Wood les a assez connus pendant ses
vingt-trois dernières années.
167
Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
On lui a bien expliqué au nom de la loi et de la médecine :
l’injection létale consiste, en principe, en l’administration successive
de trois produits : un anesthésiant, un paralysant et un dernier qui
provoquera l’arrêt de son cœur sans conscience, sans douleur. Alors
pourquoi douter ?
Cette méthode a été utilisée pour la première fois en 1982,
l’année où, pour la première fois, la science américaine sauvait un
homme en lui posant un cœur artificiel.
Pourtant, couché sur ce brancard, il doute. Il sait que, depuis
1982, les dysfonctionnements de l’injection létale ont été très
nombreux. Désormais, les fournisseurs officiels, européens pour
la plupart, refusent de vendre aux prisons américaines ce produit
mortel, destiné initialement à l’euthanasie des animaux. Être
complice, non. Laisser faire, oui.
Joseph Wood sait donc que l’Arizona, comme d’autres États,
s’est approvisionné en médicaments auprès d’apprentis sorciers
payés avec une valise de billets afin qu’il ne reste nulle trace de la
transaction inavouable.
Silence. Lumière. Perfusion. Dernières prières. Paupières closes.
Il attend.
Le poison inconnu coule dans ses veines depuis trente-cinq
minutes déjà. Ce n’était pas prévu.
Tout à coup, il se met à haleter. Puis plus rien. Puis de nouveau.
Puis encore. Toutes les deux minutes, sa bouche s’ouvre à chaque
fois plus largement. Puis elle ne se referme plus. Il suffoque, déglutit,
comme un poisson hors de l’eau. Machinalement, ses lèvres
s’écartent, et, tel un piston, sa poitrine se soulève et son estomac
convulse. La fréquence est régulière comme les aiguilles de l’horloge
accrochée en face de lui.
L’homme devrait être déclaré mort depuis longtemps. Alors, le
médecin improvise. Il cherche à rassurer les spectateurs installés
168
L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
derrière la baie vitrée. Leur dire que le condamné est encore sous
l’effet de l’anesthésiant, qu’il ne souffre pas. Il appuie sur le bouton
du micro et parle. Un bruit inattendu couvre presque sa voix : c’est
le grognement inhumain qui sort du corps couché, le bruit jusque-là
insoupçonné des poumons qui se noient. Joseph Wood est en train
de mourir par apnée depuis une demi-heure.
Pour les témoins, c’est insoutenable. L’aumônier fait rouler entre
ses doigts les perles de son rosaire et prie en silence. Chacun cherche
quelque chose à faire pour échapper à l’absurdité du spectacle. Les
journalistes retranscrivent ce qu’ils voient dans les moindres détails.
L’un d’eux compte combien de fois l’homme ouvre la bouche pour
suffoquer. Il dénombre six cent quarante soubresauts.
Enfin, les trois avocats du condamné s’animent : il faut saisir
quelqu’un, former un recours ! Mais devant qui ? Devant les juges
d’Arizona ou de la Cour suprême qui ont envoyé Joseph Wood à
l’empoisonnement ? Ceux-là même qui savaient tous pertinemment
que d’autres condamnés à mort avaient subi le même sort quelques
mois auparavant ?
Les avocats se lèvent, éperdus. Ils ne savent plus à qui il faudra
crier que ce mélange de médicaments est anticonstitutionnel parce
qu’il viole le huitième amendement qui interdit au gouvernement
d’infliger des peines cruelles ou inhumaines.
Les minutes défilent, interminables. Bientôt une heure.
Le personnel pénitentiaire qui surveille Joseph Wood ne peut
abréger ses souffrances. Pourtant, un autre amendement de la
Constitution donne à tout Américain le droit de porter une arme.
Beaucoup seraient prêts à dégainer pour se protéger ou protéger
leurs biens. Prêts à tuer avec légitimité. Nous voilà devant l’absurde.
Un État qui autorise l’usage des armes à feu interdit de tirer une
balle dans le cœur de l’agonisant dont il a signé lui-même l’arrêt
de mort.
Mais le vrai crime est celui qui se commet en ce moment.
169
Le Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
Certes, on nous dit qu’il y a de bonnes et de mauvaises morts :
des meurtres sanglants, inhumains, perpétrés par des criminels, et
des exécutions propres, justes, administrées par l’État et légitimes
parce que frappées du sceau de la plus grande démocratie moderne.
Avouons que la mort, notre mort, nous épouvante alors qu’au
fond, celle de Joseph Wood nous rassure.
Si nous acceptons que l’État, sous prétexte qu’il est l’État,
puisse torturer un homme, qu’accepterons-nous de lui demain ?
Cet État de droit nous berne : il signe la Convention interaméricaine
des droits de l’homme, mais ne la ratifie pas. Il adhère au Pacte
international relatif aux droits civils et politiques en émettant des
réserves sur la peine de mort et les traitements cruels ou inhumains.
Surtout, ne soyons pas dupes de nous-mêmes. Cessons
d’espérer une peine de mort humaniste. La peine de mort ne peut
être qu’inhumaine.
« Guillotiner un homme, c’est le couper, vivant, en deux morceaux,
dans la cour d’une prison », disait Robert Badinter. Là-bas, exécuter
un homme, c’est le sangler vivant pour l’asphyxier lentement dans
une salle aseptisée.
L’exécution de Joseph Wood effacera-t-elle son crime ?
Sa souffrance soulagera-t-elle celle des familles ?
La peine de mort dissuade-t-elle les assassins ?
Chacun d’entre nous sait que la réponse est non. Regardons les
choses en face. Le seul progrès possible de la peine capitale, c’est
son abolition.
L’Arizona avait annoncé que Joseph Wood mourrait en dix
minutes. C’est le temps qu’il m’a fallu pour évoquer son agonie.
Elle a duré, en réalité, cent dix-sept minutes, soit le temps de dix
autres plaidoiries.
« La peine de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie. »
Ces mots sont de Victor Hugo.
170
L e Mé m o r i a l d e Cae n • Re cue il d e s P la id oirie s 2 0 1 5 • ÉLÈVES AVOC ATS
N’oublions jamais qu’à la barbarie du crime ne doit pas répondre
la barbarie du châtiment.
Et c’est peut-être cela le propre de l’homme.
171

Documents pareils