Mort de Benoîte Groult, grande figure du féminisme

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Mort de Benoîte Groult, grande figure du féminisme
Mort de Benoîte Groult, grande figure
du féminisme
Auteure d’« Ainsi soit-elle », « Le Féminin pluriel » et « Le Féminisme au
masculin », l’essayiste s’est éteinte à l’âge de 96 ans.
Ce 31 janvier 1920, André et Nicole Groult attendaient leur premier enfant,
un petit Benoît. Mais c’était une fille. Alors ce fut Benoîte. Quatre ans
plus tard viendrait une autre fille Flora. Ce prénom de Benoîte fut jugé trop
rude pour une petite fille, et on lui substitua Rosie. Rosie attendra la fin
de son adolescence pour comprendre que Benoîte, plus sec, moins mièvre, lui
convenait beaucoup mieux. Sa mère, sœur du grand couturier Paul Poiret, était
créatrice de mode. Elle avait, outre son mari, de nombreux admirateurs, des
amitiés féminines, voire des amours, dont Marie Laurencin, qui était la
marraine de Benoîte. Elle a transmis à sa fille son « goût forcené de la
vie ». « J’admirais ma mère en bloc, écrit Benoîte Groult dans Mon évasion
(Grasset, 2008), son autobiographie. Mais tout ce qu’elle faisait en détail
me hérissait : j’avais horreur de la mode des chapeaux, des robes de la
clientèle, horreur des réceptions, des grands dîners. »
C’était Flora, la cadette, une belle blonde, qui aimait les robes créées par
sa mère. Benoîte n’en était pas jalouse, elle a toujours gardé une tendresse
pour sa sœur, elles ont écrit des livres ensemble, elle a été proche d’elle
jusqu’à sa mort en 2001, après une longue maladie d’Alzheimer. Nicole avait
une fille à son image, Flora, et le père, André – décorateur qui s’était
spécialisé dans le travail du galuchat –, avait Benoîte, qui partageait son
goût de l’effort physique et intellectuel, et, comme lui, aimait la Bretagne,
que Nicole détestait. Benoîte Groult a eu jusqu’à la fin de sa vie une maison
en Bretagne.
Révolte instinctive
A l’adolescence, Benoîte ne s’est pas contentée de se désintéresser de ses
vêtements, elle s’est employée à devenir laide, comme elle l’a rappelé dans
le livre où elle affirmait son féminisme, Ainsi soit-elle (Grasset, 1975) :
« L’idée que mon honorabilité future, ma réussite en tant qu’être humain
passaient par l’obligation absolue de décrocher un mari, et un bon, a suffi à
transformer la jolie petite fille que je vois sur mes photos d’enfant en une
adolescente grisâtre et butée, affligée d’acné juvénile et de séborrhée, les
pieds en dedans, le dos voûté et l’œil fuyant dès qu’apparaissait un
représentant du sexe masculin. » Mais cette révolte instinctive était encore
loin d’une prise de conscience de la nécessité de s’affirmer féministe pour
combattre un destin de femme tracé d’avance.
Quand Benoîte a 23 ans, en 1943, sa mère s’inquiète déjà de la voir « coiffer
sainte Catherine » si elle ne se fait pas épouser avant 25 ans. Après avoir
manqué « un beau parti », le fils de l’écrivain Georges Duhamel, elle se
fiance avec un étudiant en médecine, Pierre Heuyer. Ils se marient le
1er juin 1944, après le séjour de Pierre Heuyer dans un sanatorium. On le dit
guéri de sa tuberculose, mais un mois après son mariage, il rechute, et meurt
quarante jours plus tard. Jeune veuve dans Paris libéré, Benoîte refuse de se
laisser aller au chagrin et rejoint, avec Flora, les bénévoles qui font
visiter Paris aux Américains. Elle tombe amoureuse d’un des soldats, mais ne
souhaite pas le suivre en Amérique. Ils gardent cependant une relation
amoureuse, qu’elle racontera, en faisant de cet homme un marin pêcheur, dans
son roman Les Vaisseaux du cœur, en 1988 (Grasset & Fasquelle).
En dépit de ce veuvage précoce et de la rencontre avec l’Américain, Benoîte
se remarie très vite, en 1946, avec un séduisant journaliste, Georges de
Caunes. Ils ont eu deux filles en deux ans, Blandine et Lison, et leur
mariage ne dure pas bien longtemps. Bien que Benoîte fasse de lui un
magnifique portrait dans Mon évasion, il préférait de loin les soirées entre
copains à la compagnie de sa femme. Avoir deux filles était peu gratifiant
pour un « macho », mais Benoîte ne voulait plus d’enfant de lui, elle a
préféré avorter, dans des conditions qu’elle raconte dans Mon évasion et qui
semblent aujourd’hui d’une barbarie d’un autre âge.
Enfin, si l’on peut dire, elle épouse, après son divorce, Paul Guimard, avec
lequel elle restera jusqu’à la mort de celui-ci, le 2 mai 2004. Il avait un
autre charme que celui de Georges de Caunes : une incurable nonchalance, un
dédain absolu pour ce que les autres nomment le travail. Benoîte Groult
savait qu’il « n’avait pas fait vœu de monogamie » et que tout ne serait pas
facile. Mais avec lui a commencé une autre vie, qui l’a menée vers son destin
de romancière et de féministe. Ils ont eu une fille, Constance, car Benoîte
voulait un enfant de l’homme qu’elle aimait.
De tous les combats
Encouragées par Paul Guimard, Benoîte et Flora Groult publient en 1962
Journal à quatre mains, chez Denoël. Le livre est bien accueilli. Il est donc
suivi, chez le même éditeur, par Le Féminin pluriel (1965) et Il était deux
fois (1968). Mais Benoîte sent qu’on veut l’enfermer dans la « littérature
féminine » et, de nouveau avec le soutien de Paul Guimard, elle publie
en 1975 Ainsi soit-elle (Grasset) (qui aura une nouvelle édition, préfacée
par elle, en 2002). Elle était un peu désarçonnée par la radicalité des
jeunes féministes, après 1968, et elle a décidé de dire les choses à sa
manière. Son livre non seulement a libéré les femmes de son âge – elle leur
parlait d’elles, de leur excès de complaisance à l’égard de leurs maris, de
leur sens du sacrifice –, mais a permis à ces femmes, qui étaient les mères
de jeunes féministes se disant « révolutionnaires », de mieux comprendre
leurs filles.
Comme Simone de Beauvoir au moment du Deuxième Sexe (Gallimard, 1949),
Benoîte Groult croyait que ses filles allaient être épargnées par ce qu’elle
avait vécu, mais elle ajoutait une réflexion que les femmes peuvent encore
méditer : « Rien ne changera profondément aussi longtemps que ce sont les
femmes elles-mêmes qui fourniront aux hommes leurs troupes d’appoint, aussi
longtemps qu’elles seront leurs propres ennemies. »
Après ce coup d’éclat, Benoîte Groult, internationalement reconnue, n’a
jamais baissé les armes, participant à tous les combats des femmes et
s’engageant même dans une lutte qui divisait les féministes, celle de la
féminisation des noms de métier. De 1984 à 1986, elle préside la Commission
de terminologie pour la féminisation des noms de métiers, de grades et de
fonctions, créée par Yvette Roudy, alors ministre des droits des femmes. Ce
combat-là aussi, elle l’a gagné, et, désormais, celles qui détestent se voir
qualifiées d’« écrivaines » ou d’« auteures » y sont contraintes, contre leur
gré.
Après Le Féminisme au masculin, en 1977 (Grasset), Benoîte Groult est revenue
au roman avec Les Trois Quarts du temps, en 1983, puis Les Vaisseaux du cœur,
en 1988, cette histoire d’amour « parallèle », cette affirmation de liberté
amoureuse et sexuelle dont on sentait qu’elle était autobiographique et qui a
choqué certaines personnes conventionnelles. Ensuite sont venus Pauline
Roland ou comment la liberté vint aux femmes (Robert Laffont, 1991), Cette
mâle assurance (Albin Michel, 1993) et un premier essai d’autobiographie,
Histoire d’une évasion (Grasset, 1997).
« Un goût forcené pour la vie »
Puis Benoîte Groult s’est interrompue pendant presque dix ans, au point que,
lorsqu’elle a publié La Touche étoile, en 2006, Grasset, son éditeur, était
perplexe. N’avait-elle pas été un peu oubliée ? C’était ne pas comprendre
qu’en trente ans on était passé de la question « comment avoir, ou non, un
enfant » à « comment vieillir » et « comment mourir ». La Touche étoile a été
un énorme succès. Benoîte Groult y parle de la vieillesse « qu’on ne peut pas
dire », car ce serait « chercher à décrire la neige à des gens qui vivent
sous les tropiques. Pourquoi leur gâcher la vie sans soulager la sienne ? »
Elle qui a rejoint l’Association pour le droit de mourir dans la dignité est
indignée par les propos qu’on lui tient sur la mort : « Réclamant le droit de
choisir ma mort comme j’avais réclamé autrefois celui de donner ou non la
vie, voilà que je me retrouvais dans la même position de quémandeuse devant
la même nomenklatura ! Voilà qu’on me parlait comme à une petite fille, alors
que j’avais le double de l’âge de tous ces médecins et n’étais plus coupable
que d’avoir trop vieilli à mon goût ! Ma vie n’était donc plus à moi ! »
Forte de ce succès, elle a repris, revu et complété son autobiographie, sous
le titre Mon évasion (2008). On y retrouve une femme qui a constamment
cultivé ses passions et son amour des maisons, en Bretagne, à Hyères, en
Irlande. On partage les longues parties de pêche avec Paul Guimard, leurs
virées en bateau. Elle réaffirme son désir, toujours, d’alterner grands
combats, engagements politiques – Paul Guimard et Benoîte Groult furent des
proches de François Mitterrand – et petits plaisirs de l’existence : une
escapade en mer, un dîner entre amis. En un mot, et reprenant l’adage de
cette mère pour laquelle elle avait pourtant des sentiments mêlés, Benoîte
Groult transmet à ses lecteurs un beau message : « Avoir un goût forcené pour
la vie ».
Josyane Savigneau
Journaliste au Monde
Source :©
Mort de Benoîte Groult, grande figure du féminisme