Entretien sur le Moyen Orient

Transcription

Entretien sur le Moyen Orient
L’invité
L’invité
Une seconde
guerre froide
s’est cristallisée
autour de
la Syrie »
Propos recueillis par Christine
Rousseau et Josyane Savigneau
Portrait Aimée Thirion pour
le Monde mensuel
U
ne nouvelle édition
en deu x volumes,
augmentée et mise à
jour, de l’ouvrage de
référence de Georges
Corm, Le Proche-Orient éclaté 19562012 (éd. Gallimard « folio ») paraîtra en septembre. L’occasion pour
l’auteur de revenir sur la situation
en Syrie et l’onde de choc révolutionnaire qui, depuis 2011, agite le monde
arabe.
Depuis le soulèvement en Syrie et
malgré les lourdes pertes civiles,
les gouvernements occidentaux
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ont préféré la voie diplomatique
et onusienne – qui est bloquée
par la Chine et la Russie – à une
intervention militaire. Comment
l’analysez-vous ? Et pourquoi, selon vous, est-on intervenu en
Libye ?
La « bataille pour la Syrie » est
aujourd’hui multidimensionnelle.
La Chine et la Russie n’entendent
plus laisser les Etats occidentaux et
leurs alliés des monarchies pétrolières seuls maîtres du terrain dans
le monde arabe, notamment après
le précédent libyen. C’est le refus absolu de l’unilatéralisme exercé par
les Etats-Unis avec l’aide des alliés
européens depuis la fin de la guerre
froide. En Libye, Russes et Chinois
n’ont pas réalisé à temps l’ampleur
de l’intervention occidentale dont les
motifs ont été divers ( le pétrole, la fin
georges corm
Chaque mois,
une personnalité est
invitée à commenter
l’actualité pour
Le Monde mensuel.
Ce mois-ci, l’historien
et ancien homme
politique libanais s’est
prêté à l’exercice.
de l’influence de Kadhafi en Afrique
subsaharienne, le désir de montrer
l’appui aux révoltes arabes ). C’est
pourquoi ils bloquent aujourd’hui
toute résolution du Conseil de sécurité sur la Syrie.
De plus, la fin du régime syrien affaiblirait l’Iran et le Hezbollah libanais.
Et l’on ne peut analyser la situation
syrienne en faisant abstraction du
flux de djihadistes de toutes les nationalités, ainsi que du flux d’armes
que financent les monarchies pétrolières arabes avec la bénédiction des
Etats occidentaux, sans parler d’une
guerre médiatique hors norme qui
exclut toute nuance dans la description des événements ou le moindre
souci d’expliquer la complexité de la
situation.
Le mandat de Barack Obama arrive à son terme en novembre.
Le Monde Mensuel | septembre 2012
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A-t-il marqué une rupture dans la
politique menée jusqu’alors par
les Américains au Proche-Orient ?
Non. Barack Obama a suivi exactement la même politique que son
prédécesseur, qu’il s’agisse d’Israël ou
de l’Iran ou de l’Afghanistan et du Hezbollah libanais, mais avec une rhétorique plus calme et plus acceptable
pour l’opinion arabe et européenne.
Il a réalisé le retrait de l’armée américaine d’Irak.
Pensez-vous que le régime de
Bachar Al-Assad va finir par
tomber ?
Il est difficile de voir comment le régime pourrait survivre à terme, mais
disons qu’il dispose encore de soutiens intérieurs (pas seulement dans
les minorités) et extérieurs ( iranien,
russe et chinois ) importants et que
l’armée continue, après 17 mois de
déstabilisation, de rester fidèle au régime. Mais les longues frontières avec
la Jordanie, le Liban, l’Irak et la Turquie
ne sont pas faciles à contrôler.
Quelle conséquence peut avoir sur
le plan intérieur la chute du régime syrien ? Doit-on s’attendre à
une montée de l’islamisme ?
L’islamisme est promu sous diverses
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Le Monde Mensuel | septembre 2012
formes ( modérées et plus radicales )
par les pétromonarchies arabes. C’est
une forme d’autoprotection qu’elles
mettent en œuvre depuis des décennies ( notamment l’Arabie saoudite et
aujourd’hui le Qatar ) pour éviter
toute réforme démocratique dans
leur société. Différents reportages
occidentaux ont bien montré qu’une
internationale de combattants djihadistes a été montée pour aller se
battre en Syrie. Si l’Etat et l’armée sont
abattus, on peut effectivement craindre le chaos qui pourrait s’ensuivre.
Quelle incidence cette chute
aurait-elle sur le plan régional, en
particulier sur le Liban ?
Sur le plan régional, l’Iran et le
Hezbollah seraient considérablement affaiblis, ce qui explique cet
investissement massif des Etats
occidentaux et de leurs alliés arabes dans la situation syrienne. La
sécurité d’Israël qui importe tant
à l’Occident en serait renforcée.
Quant au Liban, l’incidence de la situation syrienne est déjà forte. Ce qui
se passe en Syrie a accentué le clivage
entre pro-occidentaux et pro-monarchies pétrolières d’un côté ( camp dit
du 14 mars ) et de l’autre la coalition
Des manifestants à Bahreïn, le 18 août,
après les funérailles d’un adolescent
tué par les forces de sécurité.
contigus de la Syrie et servant de passage pour des djihadistes et des armes
qui affluent vers la Syrie.
En 2010, dans Le Proche-Orient
éclaté ( Folio, « Histoire » n°155 ),
vous écriviez : « Des régimes politiques autoritaires et usés vivent
leurs dernières années sans
qu’une relève possible se dessine
qui pourrait entamer un chemin
nouveau vers plus de cohésion et
de stabilité . » Ces propos prémonitoires l’étaient à double titre
puisque vous annonciez les
« printemps arabes » et leurs suites chaotiques. Ces suites
sont-elles la conséquence d’une
absence de relève politique cohérente, laïque, qui profiterait aux
islamistes ?
Les mouvances islamiques ont pu
dans une large mesure, mais non pas
entièrement, confisquer les fruits des
révoltes arabes, dont l’élément mo-
teur a été la société civile au plein
sens du terme, hostile à toute instrumentalisation du religieux dans la
gestion du pouvoir politique et le
fonctionnement des institutions.
Cela n’est pas étonnant, car ces mouvances ont disposé plus que jamais
du support financier de l’Arabie saoudite et de ses alliés locaux. Elles sont
présentes à travers un dense réseau
d’ONG islamiques pratiquant l’aide
sociale accompagnée de la prédication de l’islam radical, inspiré du
wahhabisme saoudien et pakistanais.
Ce radicalisme, voire ce nationalisme
vestimentaire ou d’apparence physique dans lequel il se résume souvent,
est très éloigné du libéralisme musulman qui régnait dans les pays du
Machrek et du Maghreb, il y a cinquante
ou
soixante
ans.
Lorsqu’il y a conjonction des politiques occidentales avec les politiques
des pétromonarchies, la coalition
Les mouvances
islamiques
ont pu, dans
une large
mesure,
confisquer
les fruits
des révoltes
arabes »
Les ministres des affaires étrangères
koweïtien (à gauche) et saoudien
(à droite) et la secrétaire d’Etat
américaine, Hillary Clinton,
le 31 mai, à Riyad.
BRENDAN SMIALOWSKI/AFP
Hasan Jamali/AP
En Arabie saoudite
et à Bahreïn,
la contestation
est toujours active
et la répression
quotidienne »
(dite du 8 mars) qui redoute que le
but visé dès l’origine pour ce qui est
de la Syrie soit de priver le Hezbollah
libanais de son soutien syrien et de
l’entraîner dans des combats communautaires internes, ce qui affaiblirait
sa capacité de résister à une nouvelle
tentative israélienne de l’annihiler.
L’autorité de l’Etat est de plus en plus
défiée, notamment au nord du Liban
ainsi que dans la région de la Bekaa,
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L’invité
L’invité
devient presque imbattable. Cela ne
veut pas dire que cette situation ne
peut pas changer mais, pour cela, il
faut que le discours des Arabes libéraux soit moins calqué sur celui de
l’académisme ou des médias occidentaux, pour être mieux adapté à la
nature des problèmes auxquels fait
face la majorité de la population dans
les sociétés arabes : le chômage
d’abord, l’abandon des zones rurales
et l’exode rural qui alimente un
sous-prolétariat urbain vivant d’expédients ou des aides sociales des
partis islamistes, les énormes injustices sociales. Il faut un changement
des politiques publiques afin de remédier à toutes ces tares des
économies arabes que j’ai décrites
dans Le Proche-Orient éclaté.
Quelle doit être l’attitude des
Occidentaux face aux nouveaux
pouvoirs en place en Tunisie et en
Egypte notamment ?
J’ai déjà exprimé souvent la nécessité
pour les Etats occidentaux de ne pas
intervenir dans les affaires intérieures des sociétés arabes en révolte et
de demander à leurs alliés des régimes arabes voisins ou à la Turquie
d’en faire autant. Les deux révoltes
qui ont le mieux réussi sont celles de
la Tunisie et de l’Egypte, où les mani-
festants sont restés pacifiques,
supportant stoïquement la répression policière avec son cortège de
morts, de blessés ou de disparus.
Pourquoi les pays qu’on peut désigner comme monarchies
pétrolières ont-ils bien résisté à
ces « printemps arabes » ?
Ils ne résistent pas bien à la contestation interne puisqu’elle est toujours
active, au moins en Arabie saoudite
et à Bahreïn, où l’on s’est empressé
d’oublier l’intervention brutale de
l’armée saoudienne pour déloger par
la force les manifestants de la place
centrale de la capitale. La répression
continue d’être quotidienne. Simplement, il n’y a pas de déchaînement
médiatique occidental contre ces
deux régimes, mais plutôt un silence
complice, ce qui est aussi le cas des
chaînes de télévision panarabes,
saoudiennes ou qataries.
Entre Israël et l’Iran, la tension
monte sans cesse. Croyez-vous à
une attaque d’Israël sur l’Iran ? Et,
si elle a lieu, quelles en seront les
conséquences ?
D’après les rapports d’experts américains, Israël n’aurait pas la capacité
suffisante pour attaquer l’Iran afin de
détruire totalement ses installations
nucléaires. Les Etats-Unis eux-mê-
Bachar Al-Assad
et Vladimir Poutine,
en janvier 2005,
à Moscou.
Sergei Chirikov/AP
Le régime
de Bachar Al-Assad
dispose encore
de soutiens
intérieurs
et extérieurs »
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Le Monde Mensuel | septembre 2012
mes n’ont guère envie de déclencher
une guerre contre l’Iran ou de s’y
associer et d’ouvrir ainsi un nouveau
front militaire. C’est pourquoi les
stratèges occidentaux considèrent
que, pour affaiblir l’Iran durablement, il est plus simple de s’en
prendre d’abord à la Syrie et de créer
au Liban un encerclement du Hezbollah. En bref, il s’agit de liquider
l’influence iranienne dans le Machrek
arabe, dont on croit qu’elle entretient
la flamme anti-israélienne, qui sans
elle – dans cette optique – pourrait
disparaître. On oublie toujours dans
les analyses l’oppression du peuple
palestinien aux mains de l’Etat d’Israël et la confiscation de plus en plus
poussée de la terre et du quartier
arabe de Jérusalem. S’il peut apparaître aujourd’hui que le sort dramatique
des Palestiniens ne mobilise plus de
façon permanente les sociétés arabes,
il ne quittera cependant pas la
conscience collective de la grande
majorité des Arabes, même si le régime iranien ou le Hezbollah auront
été neutralisés par l’éventuel succès
des politiques actuelles menées par
la coalition des pétromonarchies et
de l’Occident.
Le Hezbollah libanais, par la voix
de son chef, Hassan Nasrallah, a
Au Liban,
l’incidence
de la situation
syrienne est
déjà forte »
Un Libanais armé,
lors des affrontements
entre pro et anti-Assad,
à Tripoli, le 24 août.
ANWAR AMRO/AFP
laissé entendre qu’en cas d’attaques israéliennes son
organisation transformerait en
« enfer » la vie de « centaines de
milliers » d’Israéliens. A l’inverse,
Ismaïl Haniyeh, chef du gouvernement Hamas à Gaza, a estimé
que le Hamas, lui, ne se sentirait
nullement obligé d’ouvrir un
nouveau front contre Israël.
Qu’en pensez-vous ?
Les déclarations de Hassan Nasrallah
visent très clairement à dissuader les
Israéliens de rééditer une attaque à
visée éradicatrice de la présence du
Hezbollah au Liban, à la faveur de la
conjoncture actuelle où l’appui syrien viendrait à lui manquer. Quant
à la déclaration d’Ismaïl Haniyeh, elle
n’est pas étonnante. Lorsque l’attaque sur Gaza en décembre 2008 a été
déclenchée, le Hezbollah n’a pas
ouvert un front contre Israël. De plus,
le Hamas, qui a pour origine le mouvement des Frères musulmans
palestinien, est aujourd’hui sous
haute influence égyptienne et saoudienne, et non plus sous influence
syrienne, comme par le passé.
Vous insistez sur l’économie –
grande absente des analyses sur
l’histoire du Proche-Orient – comme pouvant servir de levier pour
un processus de paix au ProcheOrient. De quelle manière ?
Pour sortir de l’économie de rente
non productive, génératrice de chômage, d’inégalités sociales criantes et
de concentration de richesses aux
mains de quelques privilégiés proches du pouvoir et des firmes
multinationales, les recettes de l’économie néolibérale ne sont guère
adaptées. Pourtant, on s’entête à les
appliquer même après la vague de
révoltes libertaires. C’est plus du côté,
du Japon, de la Corée du Sud, de
Taïwan ou de Singapour qu’il faut
regarder pour mettre en place des
politiques de valorisation du capital
humain et de sa mobilisation dans la
remontée de filières technologiques.
Aucun Etat arabe n’a de politique
nationale d’innovation. De plus, dans
une économie de rente, le secteur
privé n’investit pas dans la recherche
et le développement, car il fait suffisamment de profit dans les secteurs
rentiers. Ce qu’il faut, c’est la fixation
d’objectifs nationaux en matière
d’acquisition et de maîtrise des technologies, définis par consultation
entre l’Etat, les associations patronales et syndicales, le secteur de
l’enseignement, les ordres professionnels et les collectivités locales.
Comment voyez-vous – si tant est
qu’il soit aujourd’hui possible –
ce « chemin nouveau vers plus de
cohésion et de stabilité » ?
Malheureusement, je n’en vois aucun
dans la conjoncture actuelle. Nous
sommes plus que jamais dans une
zone des tempêtes, laquelle cristallise
une seconde guerre froide autour de
la question syrienne, qui pourrait
dégénérer en guerre chaude en cas
d’attaque contre l’Iran. p
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