Mauvaise blague

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Mauvaise blague
Mauvaise blague
Des écharpes de brume volent tel un songe sur les toits du village. Le matin humide le
fait apparaître en contrebas, léger comme une plume, prêt à s’envoler au coup de vent. Pour
ne pas réveiller Marie ni ses deux marmots, Antoine a pris son café brûlant dans la cour de la
ferme. La voisine est déjà levée. La vieille apparaît dans l’encadrement de la fenêtre, comme
chaque fois qu’elle entend du bruit dans la cour. C’était le seul regret qu’ont eu Antoine et
Marie quand ils ont acheté cette ferme : le regard mauvais de cette femme leur glace les os.
Même la méfiance des anciens du village s’est estompée. Avec le temps, ils ont accepté qu’ils
reprennent cette exploitation, vendent leurs produits bio sur les marchés et qu’on les retrouve
à chaque manifestation écolo. Mais la vieille d’à côté effraye même les enfants…
Antoine, toujours sans bruit, entre dans la remise. Il empoigne un sac, pendu à un crochet, et y
fourre
quelques
outils,
puis
le
met
sur
son
dos.
Il enfourche son vélo et prend la route de ses champs. Depuis quelques jours, un curieux
message tracé à la bombe commence à se lire sur le bitume craquelé. Chaque nuit, de
nouveaux mots sont écrits sur la route, faisant suite aux précédents. Est-ce un poème, un
message, les paroles d’une chanson ? Cela prend un sens, ce n’est sûrement pas une
plaisanterie de gosse. Qui peut écrire ça ? Antoine est vaguement inquiet. Depuis le village,
les mots prennent des bifurcations, suivent un chemin précis. Les derniers s’inscrivent sur la
petite route qu’il arpente. Un cul-de-sac au bout duquel il n’y a que deux habitations : la
sienne et la maison de la vieille. Et le texte qui se forme jour après jour évoque ce matin les
terres « d’en haut », celles qu’une poignée d’agriculteurs cultive, dont Antoine.
Le jeune exploitant ne sait trop quoi penser de ces mots qui s’assemblent sur le bitume
telle une partition de musique mystérieuse. Est-ce une mauvaise plaisanterie ou est-ce plus
important ? Il craint pour la sécurité des siens et pour le moment il préfère rester vigilent. Il a
bien pensé à alerter la police mais que se passerait-il alors ? Continuant de pédaler à toute
allure sur la route cabossée, il finit par atteindre la parcelle qu’il travaille depuis maintenant
près de deux ans. Ce village aux paysages magnifiques représente une véritable délivrance
pour Antoine et Marie : tout ici respire la nature. C’est leur univers, le monde dans lequel ils
cultivent la terre avec passion et où ils ont décidé d’élever leurs enfants. Antoine craint que
cette nouvelle vie si paisible ne soit troublée par ces inscriptions.
Antoine a déjà envisagé qu’il ne s’agisse que d’une mauvaise plaisanterie de la vieille,
cette voisine si effrayante … Mais la sorcière, comme se plaisent à l’appeler ses enfants, peine
déjà à ouvrir la porte à son affreux chat noir. Comment pourrait-elle parcourir une si longue
distance seulement pour le plaisir d’inquiéter le jeune couple ?
Antoine n’a guère le temps de s’interroger d’avantage sur la question : le champ
apparait sur le bord de la route. Il descend de son vélo, son baluchon à l’épaule. En cette
fraîche matinée de printemps, le travail ne manque pas et très vite toutes les pensées du jeune
fermier sont accaparées par son labeur quotidien. Les carottes, les choux, les endives et les
poireaux poussent sans un bruit dans l’atmosphère tiède de la journée.
Marie rejoint Antoine au champ après avoir emmené les enfants à l’école. Elle aussi
semble inquiétée par les inscriptions mais elle n’aborde pas une seule fois le sujet. Leur
journée se déroule avec une banalité délicieuse, banalité qui fait de leur existence un petit
paradis terrestre. Elle s’achève vers quatre heures de l’après-midi, heure où le clocher du
village déverse un doux son sur les habitations endormies et où les enfants sortent de l’école
en riant. Marie est déjà rentrée et Antoine commence à ranger les outils sals dans le sac en
toile. Il empoigne son vélo et reprend le chemin inverse du matin. Le soleil a disparu, comme
dévoré par l’horizon. La nuit s’installe avec paresse, recouvrant les champs d’un voile
d’obscurité inquiétant. Sur le goudron, les inscriptions sont à peine visibles et Antoine préfère
ne pas y prêter attention. La route qui défile sous les roues de son vélo lui semble infinie,
serpentant entre les vergers et les très rares habitations telle une rivière. La lune, gardienne de
la nuit, a commencé son ascension dans le firmament. Sa faible lumière projette des ombres
sur le bitume. Les pommiers et les cerisiers ressemblent à des fantômes veillant sur les secrets
des ténèbres. Antoine n’a jamais éprouvé une quelconque appréhension dans le noir mais
voilà qu’en cette nuit de mars, tous ses sens sont en alerte. Que craint-il au juste ? Il ne peut
rien lui arriver sur cette route de campagne isolée, n’est-ce pas ?
Une branche craque. Une chouette prend son envol telle une ombre insaisissable.
Antoine sert nerveusement le guidon de son vélo. Alors qu’il aperçoit un point lumineux sur
l’horizon nocturne, quelque chose surgit devant lui, renverse son vélo et l’attrape violemment
par les jambes, le traînant dans l’herbe et la terre sans ménagements. Antoine se débat, lutte
contre cet agresseur dont il ne distingue même pas les traits dans l’ombre de la nuit. Il crie
mais seul le silence l’entend et lui répond. Il a peur et cette peur se transforme bientôt en une
véritable terreur. Alors qu’il croit que ce cauchemar ne s’arrêtera jamais, on le projette avec
violence contre un arbre. Encore sonné, il tente de savoir qui se tient devant lui. Il ne voit
qu’une forme. Un humain peut-être ? Un son étrange s’émane de la créature, comme un
grognement étouffé.
Le monstre, car il y ressemble plus que toute autre chose à cet instant précis,
s’approche d’Antoine et une lumière surgit alors de nul part, comme une lueur d’espoir dans
les tourments les plus obscurs. La clarté qu’elle dégage aveugle Antoine dont le visage
recouvert de sang est crispé par la terreur. La créature disparait soudainement comme si elle
n’avait jamais existée, laissant Antoine désorienté et vulnérable sur le sol gelé. La lumière
s’estompe peu à peu mais quelque chose ne va pas. Quelque chose d’encore plus terrifiant se
terre dans la nuit. Antoine l’entend qui respire. Il n’ose pas bouger, de peur d’être de nouveau
attaqué. Il a mal partout mais la douleur est dérisoire à côté de l’attente effroyable du prochain
évènement.
Quelque chose remue derrière lui. Il se retourne avec une grande lenteur et rapidement
il distingue deux lueurs rouges dans ce qui semble être un buisson. Les lumières bougent.
Elles ressemblent étrangement à des pupilles d’animaux sauvages. Elles s’approchent, elles
grandissent, elles sont là tout près de lui … Elles disparaissent ! Un bruit strident lui vrille les
tympans, le fait se recroqueviller sur le sol. Il hurle et les échos de ses supplications
s’endorment dans la brise glaciale. Le bruit cesse, laissant Antoine inconscient au milieu des
champs silencieux.
Quelqu’un frappe à la porte de la petite ferme. Les enfants dorment. Il est vingt heures.
Marie qui avait jusque là les yeux rivés sur l’horloge murale se lève précipitamment. Voilà
plus de trois heures qu’elle attend le retour d’Antoine. Au début, elle ne s’était pas inquiétée
de son retard : il lui était déjà arrivé de travailler jusque tard dans la soirée, mais jamais il
n’était rentré si tardivement. Elle espère de tout son cœur que c’est lui qui frappe à la porte,
épuisé après une longue journée de travail mais bien vivant. Elle s’approche de la porte et
l’ouvre. C’est bien Antoine qui se tien sur le seuil mais son visage est tout égratigné, son
regard est vide et ses vêtements sont tachés de sang. Le jeune fermier s’effondre dans les bras
de sa femme qui ne peut retenir un cri de surprise et de peur.
Le matin suivant, les inscriptions sur la route ont disparu.