le psaume 23 (22) chez les pères latins, de cyprien à bède le

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Revue des sciences religieuses 83 n° 3 (2009), p. 365-393.
LE PSAUME 23 (22) CHEZ LES PÈRES LATINS,
DE CYPRIEN À BÈDE LE VÉNÉRABLE
Un psaume qui s’ouvre sur l’affirmation sereine de la présence de
Dieu à sa créature ne pouvait manquer de susciter l’intérêt des premiers
auteurs chrétiens qui avaient précisément accepté de mettre en Lui leur
confiance. On se propose d’étudier ici l’usage que firent des six versets
du Psaume 22 les premiers Pères de langue latine, en donnant à ce nom
de « Père » le sens précis qu’il revêt généralement dans les histoires de la
théologie 1. Le champ d’investigation sera donc limité à la mort de Bède
le Vénérable († 735) et comprendra les auteurs suivants : Cyprien de
Carthage, le premier à avoir cité ce psaume dans l’une de ses lettres,
Hilaire de Poitiers, Zénon de Vérone, Gaudence de Brescia, Maxime de
Turin, Ambroise, Jérôme, Augustin, Paulin de Nole, Pierre Chrysologue,
Arnobe le Jeune, Prosper d’Aquitaine, Vigile de Thapse, Fulgence de
Ruspe, Cassiodore, Grégoire le Grand et Bède le Vénérable, auxquels on
ajoutera un pape et un évêque, Boniface II et Éloi de Noyon, le « bon
saint Éloi » dont une homélie conserve un souvenir suggestif de l’influence qu’exerça le Psaume 22 sur la pensée des évangélisateurs de la
Gaule.
La variété de ces noms correspond à une diversité de genres littéraires : seuls trois de ces auteurs ont commenté la totalité du psaume,
parce qu’ils l’inséraient dans un commentaire suivi de l’intégralité du
psautier : Augustin, Arnobe et Cassiodore. Tous les autres ont cité ses
différents versets à l’appui de leurs démonstrations.
Pour donner une idée de la richesse des interprétations proposées et
de la capacité de fécondation de la pensée d’un homme par la Parole de
Dieu, nous adoptons une description qui suit fidèlement la chronologie,
en nous réservant de proposer quelques conclusions plus synthétiques à
la fin du développement.
1. Pour la dernière d’entre elles, voir, sous la direction de Jean-Yves LACOSTE,
Histoire de la Théologie, Paris 2009, p. 155. Bède est considéré soit comme le dernier des
Pères latins, soit comme le premier des médiévaux. Nous le prenons ici comme terminus
ad quem.
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I. AU IIIe SIÈCLE : CYPRIEN
Le premier Père à avoir cité le Psaume 22 dans son œuvre est saint
Cyprien, évêque de Carthage entre 249 et 258. Son biographe, le diacre
Pontius, avait bien noté l’importance du texte biblique dans la conversion
de ce maître de rhétorique dont l’action allait être si déterminante pour la
vie des communautés chrétiennes d’Afrique. Il écrivait en effet : « Quand
il eut des saintes Écritures une connaissance désormais en rapport, non
pas avec sa condition de novice, mais avec l’enthousiasme de sa foi, il
s’appropria aussitôt ce qu’il estima utile pour plaire à Dieu 2 ». La
Lettre 63 de Cyprien, adressée à Cécilius, témoigne de cet attachement à
l’Écriture sainte et constitue un indice révélateur de l’importance du
Psaume 22 aux yeux des premiers maîtres de la pensée chrétienne.
Dans le contexte de la « querelle aquarienne », certains ont pris l’habitude de n’offrir à la messe que du pain et de l’eau, en s’abstenant totalement de vin 3. Ils le font en des lieux (quibusdam in locis) que, par
charité, Cyprien ne précise pas. L’évêque de Carthage s’insurge : cette
pratique ne saurait en aucun cas correspondre à la volonté du Seigneur.
Elle est incapable de l’ « exprimer » (exprimere), autrement dit de la
« représenter », de la rendre à nouveau présente, de la reproduire, comme
par une traduction fidèle – sens classique de exprimere 4. Consacrer de
l’eau et non du vin, c’est donc se montrer gravement infidèle à la volonté
du Christ et se rendre incapable de comprendre le verset du Psaume 22,
inspiré par l’Esprit saint :
« Puisque ni l’Apôtre lui-même, ni un Ange venu du ciel ne peut annoncer
ni enseigner autre chose que ce que le Christ a enseigné et que ses Apôtres
ont annoncé, je me demande d’où a bien pu venir l’usage contraire à l’enseignement évangélique et apostolique d’offrir, comme on le fait en
certains endroits, de l’eau dans le calice du Seigneur, puisqu’à elle seule
l’eau ne peut représenter le sang du Christ. Sur le mystère de cette réalité,
le Saint-Esprit ne reste pas muet dans les Psaumes, car il fait mention du
2. Vie de Cyprien, 2, dans Trois Vies. Cyprien, Ambroise, Augustin par trois témoins,
coll. « Les Pères dans la foi », Paris 1994, p. 22.
3. IRÉNÉE DE LYON avait déjà dénoncé l’attitude encratite des Ébionites qui « repoussent le mélange du Vin céleste et ne veulent être que l’eau de ce monde, n’acceptant pas
que Dieu se mélange à eux (Adv. Haer. V, 1, 3). CLÉMENT D’ALEXANDRIE, quelques années
plus tard, citait un passage du livre des Proverbes : « Mettez la main, pleins de joie, sur le
pain du mystère, et sur l’eau dérobée qui est si douce ! » (Prov 9, 16-17), et il le commentait ainsi : « Quand l’Écriture place ici, clairement, les mots pain et eau, elle ne vise
personne d’autre que les hérétiques qui utilisent le pain et l’eau, dans l’oblation (kata tên
prosphoran), en dehors de la règle de l’Église. Car il en est même qui célèbrent l’Eucharistie avec de l’eau pure » (Stromate I, 19, 96, 1). Le Code Théodosien devait porter une
condamnation définitive contre les « encratites, apotactites, hydroparastates ou saccophores », en demandant qu’ils soient « tenus pour infâmes et exécrables pour crime de
sectes » (C.T. XVI, 5, 7 – SC 497, p. 240-241).
4. Cf. CICÉRON, Acad. 2, 31 : verbum e verbo exprimere = rendre mot pour mot ; Rab.
4 : vitam patris exprimere = être le vivant portrait de son père.
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calice du Seigneur et dit : ‘Ta coupe qui m’enivre, qu’elle est merveilleuse !’. Or, une coupe qui enivre est à coup sûr mêlée de vin, puisque l’eau
ne peut enivrer personne 5 ».
Cyprien ne craint pas de s’appuyer sur un texte de l’Ancien Testament pour réfuter une pratique contraire à un ordre donné dans le
Nouveau. Il rappelle au passage l’inspiration du psaume. On notera donc
que la première occurrence du Psaume 22 dans un texte patristique s’inscrit dans le cadre d’une polémique liturgique dont l’enjeu n’est rien
moins que la fidélité à l’essence même du christianisme : la présence
réelle du Seigneur ressuscité au milieu de son Église.
II. AU IVe SIÈCLE : HILAIRE DE POITIERS, ZÉNON DE VÉRONE, AMBROISE,
JÉRÔME, GAUDENCE DE BRESCIA, MAXIME DE TURIN, AUGUSTIN
Il faut attendre un siècle pour voir apparaître de nouvelles citations
du Psaume 22 chez les Pères. Ce silence ne doit pas faire oublier que les
homélies durent y recourir fréquemment, notamment dans le cas de la
célébration du baptême, mais rien ne semble en avoir été conservé.
a. Le premier commentaire en latin du psautier est dû, on le sait, à
saint Hilaire de Poitiers (v. 315-367). Il concerne les Psaumes 1 et 2, 13
et 14, 51 à 69 et 118 à 150, accompagnés d’une explication du titre des
Psaumes 9 et 91 6. Qu’aurait pu dire Hilaire du Psaume 22 ? Sans doute ce
qu’il affirme dans sa préface à l’ensemble de son œuvre, l’Instructio Psalmorum, qui présente un certain nombre de grands principes exégétiques
repris en partie à Origène : le Psaume 22 appartient à la première des trois
séries de cinquante psaumes qui composent le Psautier 7. À ce titre, il
relève de la phase de conversion qui culmine dans la reconnaissance et le
pardon des péchés, proclamée par le Psaume 50 de David exprimant son
repentir après sa faute avec Bethsabée. Le baptême est l’expression de ce
repentir et le moyen efficace d’obtenir le pardon. Sans doute Hilaire eût-il
insisté sur cette interprétation de l’expression « eaux du repos ». Il aurait
montré sans peine que le psaume invitait son lecteur à la confiance en
Celui qui est venu sauver l’homme pécheur et le remettre sur le chemin de
la grâce. Il aurait déchiffré la présence des démons, des « forces de cet
air » (Ep 6, 12) dans celle des ennemis du verset 4 8.
5. CYPRIEN DE CARTHAGE, Lettre 63, dans L. Bayard (éd.), C.U.F., Paris 19622, p. 206207.
6. J. DOIGNON a réfuté un à un tous les arguments de ceux qui s’appuyaient sur les
indications de Cassiodore et de Venance Fortunat pour soutenir qu’Hilaire avait commenté
les cent cinquante psaumes : cf. introduction au CCL 61, p. XIX-XXIV. Voir, pour une
dernière mise au point M. MILHAU, « Remarques sur l’affirmation de l’éditeur Coustant :
‘Hilaire de Poitiers a commenté tout le Psautier’ », StPatr 28, 1993, p. 61-64.
7. Cf. Tractatus super Psalmos, « Instructio Psalmorum », § 11 (SC 515, p. 144-147).
8. Comme il le fit, entre autres, en Tr. Ps. 14, 10 ; 55, 3 ; 59, 14 ; 60, 3 ; 61, 1. 2 ; 62, 11.
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Quoi qu’il en soit, son œuvre ne contient plus aujourd’hui qu’une
seule citation explicite du Psaume 22. Elle se trouve dans le commentaire
du Psaume 54, expression des paroles du Christ persécuté 9 et affligé par
la trahison de Judas qui lui dit des paroles « plus onctueuses que
l’huile 10 », alors qu’il s’apprête à le livrer. Ces paroles sont autant de
« traits » qui visent le Sauveur ; elles le blessent cruellement et risqueraient de le mener au désespoir s’il n’avait, dans sa détresse, le secours
du verset qui l’invite à jeter en Dieu sa pensée, pour être « nourri » par
Lui :
« Il demeure pourtant impavide au milieu de ces traits de l’ennemi, en nous
montrant un port tranquille, sûr et bien gardé, car on lit ensuite : ‘Jette en
Dieu ta pensée, et Il te nourrira Lui-même. Il ne livrera pas pour toujours
le juste aux flots agités’. Dans les Évangiles, le Seigneur nous a délivrés de
la nécessité de nous faire du souci en disant : ‘Ne vous souciez pas de
demain ; à un jour suffit sa méchanceté. Cherchez d’abord le royaume de
Dieu et la justice, et tout vous sera accordé 11’. Cela signifie qu’il faut
mettre tous ses soins à faire progresser le royaume de Dieu et la justice. Il
faut donc jeter sur Lui ses soucis, car c’est Lui-même qui nourrira, comme
il est dit : ‘Il m’a nourri, en me faisant boire de l’eau pour me refaire’ (Ps
22, 2) ».
Pour Hilaire, de même que le Christ a su s’appuyer sur le psaume afin
d’éviter le désespoir, de même il nous invite à jeter en Dieu tous nos
soucis et à poursuivre l’œuvre d’édification du Royaume. Dieu nous délivrera, car il a délivré son Fils. Mieux, il l’a « nourri ». Sans insister, car
la chose va de soi, le Psaume 22, en son deuxième verset, est présenté
comme s’appliquant au Fils nourri par le Père et, par participation, à tous
les fils adoptifs que sont les hommes. Cette nourriture est, en réalité,
l’étanchement d’une soif. Bien d’autres textes auraient pu être cités par
Hilaire pour montrer que Dieu nourrit son peuple ou son Élu : que l’on
pense à la manne dans le désert ou au corbeau d’Élie. C’est cette nourriture par l’eau qui est choisie, peut-être pour opposer, dans un rapprochement suggestif, les eaux de la tempête à celles du repos, les eaux qui
donnent la mort à celles qui donnent la vie.
b. Quelques années plus tard, Zénon, huitième évêque de Vérone
(v. 362-380), introduit une dimension nouvelle et fort originale dans la
lecture du psaume. Au cours d’une homélie sur le songe de Jacob 12, il
commence par déclarer que l’échelle du patriarche désigne les deux
Testaments 13. Puis, après avoir établi que les didrachmes dus au Temple 14
9. Cf. Tr. Ps. 54, 2.
10. Ps 54, 22, commenté en Tr. Ps. 54, 17.
11. Mt 6, 34.
12. Cf. Gn 28, 10-22.
13. Scala autem duo Testamenta significat : PL 11, 428.
14. Cf. Mt 17, 24-27.
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avaient la même signification, il déduit qu’en ordonnant à Pierre de les
payer, Jésus disait à son apôtre : « Tu prêcheras ma croix et tu jouiras de
la même dignité pour ta croix 15 ». Zénon peut alors en conclure que la
matière dont est fabriquée l’échelle de Jacob est analogue au bois de la
croix du Christ, et il reprend, pour ce faire, le Psaume 22, en y déchiffrant l’annonce de la Passion :
« La matière de l’échelle sur laquelle reposait le Seigneur nous est donc
connue par cette parole de David : ‘Ton bâton et ta houlette m’ont
consolé’ (Ps 22, 4). Le bâton et la houlette sont les deux Testaments,
comparés à du bois, pour sa capacité à recevoir définitivement la volonté
d’un testateur 16, ou pour sa position transversale et sa réunion dans une
même foi qui annonçaient la crucifixion du Fils de Dieu. »
La même exégèse est reprise dans le Tractatus 14, consacré à la
figure de Juda, fils de Jacob et de Léa. Méditant sur la figure de Tamar,
qui demande à Juda, son beau-père, un anneau, un cordon et un bâton en
gage de sa sincérité 17, Zénon affirme :
« Le bâton annonçait le mystère de la Passion du Seigneur par le biais du
bois, comme le montre évidemment l’exemple contenu dans le Livre des
Psaumes 18. »
Il cite alors les versets 3 à 5 du Psaume 22 et explique :
« Le calice désigne le sang, la table le corps, et l’huile le don de l’Esprit
saint, le bâton et la houlette la croix, où Dieu a daigné être pendu pour
l’homme, de manière à changer en Dieu l’homme qu’il avait revêtu 19 ».
Cette mise en relation du baculus et de la Passion va se retrouver
chez Ambroise de Milan et, une génération plus tard, chez Théodoret de
Cyr 20.
c. Ambroise de Milan
Contemporain de Zénon, dont il rappelle l’action dans une lettre
adressée à Syagrius, neuvième évêque de Vérone 21, Ambroise de Milan
a cité le Psaume 22 à quarante-quatre reprises, d’après la Biblia patris15. Meam praedicabis crucem, sed et tu crucis tuae similiter dignitate gaudebis : PL
11, 431.
16. L’idée vient d’ULPIEN, lib. 37 D., tit. 11, de honor. possess. secundum tabulas
Leg. 1.
17. Cf. Gn 38, 18.
18. ZÉNON DE VÉRONE, Tractatus 14, 4 – PL 11, 438. Zénon suit les recommandations
d’Hilaire qui explique pourquoi l’on doit parler de Livre des Psaumes, à l’exclusion de
toute autre dénomination (« Instructio Psalmorum », § 1).
19. PL 11, 438.
20. « De l’un [le bâton], il donne un appui à ma faiblesse ; de l’autre [la houlette], il
guide mes pas vers le droit chemin : et nul ne saurait pécher, pour peu qu’il nomme ainsi
la croix salvatrice », traduction de Vladislav Dolidon, dans Le Seigneur est mon berger. Le
psaume 22 lu par les Pères, Paris 2008, p. 57.
21. Cf. AMBROISE, Lettres I, 5, 1, PL 16, 891.
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tica 22. Aucun de ses prédécesseurs ne l’avait fait avec autant d’ampleur.
L’évêque qui a baptisé saint Augustin fait opérer à l’exégèse du
Psaume 22 un progrès significatif : en effet, il montre sa convenance aux
sacrements de l’initiation chrétienne, puisque l’ « eau du repos » correspond au baptême proprement dit, l’ « huile d’allégresse » à la confirmation, et la « table préparée » à l’eucharistie. Divinité et humanité du Christ
sont suggérées par le verset 4, à l’image même du mystère qui fait entrer
un homme dans la vie divine. C’est le témoignage d’Ambroise qui
permet de savoir que le Psaume 22 était chanté, en même temps que le
Psaume 42, au cours de la nuit pascale 23. En Occident comme en
Orient 24, le texte est supposé connu des néophytes. Dans son De sacramentis, Ambroise écrit :
« Que de fois n’as-tu pas entendu le Psaume 22 sans le comprendre ! Vois
comme il s’applique bien aux sacrements célestes. [Suit alors la citation de
l’intégralité du psaume]. Le sceptre, c’est le pouvoir souverain, le bâton, la
souffrance, c’est-à-dire l’éternelle divinité du Christ, mais aussi sa passion
corporelle. Celle-là a créé, celle-ci a racheté. ‘Tu as préparé devant moi une
table en face de ceux qui m’affligent. Tu as oint ma tête d’huile, et ta coupe
qui m’enivre, comme elle est merveilleuse 25 !’ ».
La densité du psaume et son aptitude à illustrer les trois sacrements
de l’initiation chrétienne en faisaient un texte privilégié de la catéchèse
pré-baptismale, au point que J. Daniélou a pu montrer qu’à l’instar du
Credo et du Pater, il faisait l’objet d’une « traditio » : Eusèbe de Césarée,
dans sa Démonstration évangélique (1, 10), un pseudo-Augustin, dans un
sermon adressé à des catéchumènes, et un évêque de Naples au VIe siècle
témoignent de l’obligation faite aux futurs baptisés de le savoir par
cœur 26. Ambroise semble bien faire allusion à cette exigence lorsqu’il
s’exclame : « Que de fois n’as-tu pas entendu le Psaume 22 sans le
comprendre ! »
C’est bien de « comprendre » qu’il s’agit, autrement dit de saisir, par
le biais de la lettre, le sens spirituel qui donne accès aux profondeurs
cachées du texte. Ambroise pratiquait habituellement cette recherche qui
lui valut de retenir l’attention du jeune Augustin 27. L’une des forces de
22. Biblia patristica. Index des citations et allusions bibliques dans la littérature
patristique, t. 6, Paris 1995, p. 103.
23. Voir J. DANIÉLOU, « Le Psaume XXII et l’initiation chrétienne », La Maison-Dieu
23, 1950, p. 54-69. La pèlerine Égérie peut faire allusion au chant de ce psaume lorsqu’elle
décrit la procession qui emmène les nouveaux baptisés d’abord à l’église de l’Anastasis où
ils communieront au Corps du Christ pour la première fois, puis à l’église majeure : cf.
Journal de voyage, 38 : SC 296, p. 291.
24. Voir le témoignage de CYRILLE DE JÉRUSALEM, dans sa quatrième Catéchèse
mystagogique, citée par DANIÉLOU, l. c., p. 54.
25. De sacramentis 5, 3, 13 (CSEL 73, 63 = SC 25bis, p. 124-127).
26. Cf. DANIÉLOU, l. c. p. 56-57.
27. Cf. Confessions V, 24.
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son exégèse, dans le cas du Psaume 22, tient à ce qu’elle attribue à David,
qui en est l’auteur présumé, la capacité d’avoir prévu cette application du
psaume au baptême et à l’eucharistie 28 :
« Comment s’étonner que David ait vu à l’avance les mystères du baptême,
alors qu’il a dit auparavant, là où il a décrit la passion du Seigneur : ‘Le
Seigneur me nourrit, et rien ne me manquera. Il m’a établi dans une région
verdoyante et m’a conduit près de l’eau de la régénération’ ? […] Et, du
mystère par excellence, il a déclaré plus explicitement encore : ‘Tu as
préparé la table devant moi, tu as répandu l’huile sur ma tête, et ta coupe
qui m’enivre, qu’elle est merveilleuse 29 !’ »
Si Ambroise est le premier grand témoin de cette interprétation, il
introduit également, dans le monde latin, un thème qui connaîtra une
immense popularité, celui de l’ivresse spirituelle, la sobria ebrietas 30,
que lui suggère sa lecture du verset 5. Certes, l’expression semble avoir
été forgée par Philon 31 et la notion connue de Cyprien aussi bien que
d’Hilaire, mais Ambroise y a recours avec une ampleur nouvelle, allant
jusqu’à la faire entrer dans ses hymnes, sous la forme d’ebria sobrietas 32.
La sobre ébriété caractérise l’état de celui qui se délecte des paroles de la
Bible, tout en sachant qu’il n’en percevra jamais complètement le sens.
Le verset 5 du Psaume 22 invite à célébrer la coupe du Seigneur, où l’on
boit le sang rédempteur, mais aussi à découvrir la profondeur de l’Ancien
et du Nouveau Testament, avec un esprit sobrement ivre.
« Il est clair qu’une fois venu le sommeil, les hommes retrouvent la sobriété
après l’ivresse : l’esprit est sobre quand il connaît le passé et l’avenir. L’esprit du juste était donc sobre, même quand on le croyait ivre. Il existe, en
effet, une ‘coupe merveilleuse qui enivre’ les justes 33 ».
Cette coupe merveilleuse est d’abord la coupe de l’Ancien Testament, dans laquelle il convient de « boire le Christ ». Un texte célèbre
mérite d’être cité ici, pour bien saisir la profondeur des réflexions inspirées à saint Ambroise par la méditation du verset 5 :
28. Sur l’exégèse d’Ambroise, voir B. de MARGERIE, Introduction à l’histoire de
l’exégèse, t. 2, Paris 1983, p. 99-143.
29. Apologia David 12, 59 (CSEL 341, 8 = SC 239, p. 158-161). L’adjectif praeclarus, qui qualifie la coupe, est repris dans le Canon romain (hunc praeclarum Calicem).
Le Psaume 22 tout entier fait d’ailleurs partie de l’action de grâces à réciter par le prêtre
après la messe dans le Missale parisiense de 1738 (p. 40).
30. Voir sur ce thème les belles pages de H. J. SIEBEN, « Ivresse spirituelle (dans la
patristique) », Dictionnaire de Spiritualité, t. VII/2, col. 2312-2322.
31. L’expression methè nephalios, ivresse sans vin, apparaît à plusieurs reprises chez
PHILON, à partir de la Vita Mosis I, 187. Voir d’autres références dans SIEBEN, l. c., col.
2313. Sur ce thème, cf. H. LEWY, Sobria ebrietas. Untersuchungen zur Geschichte der
antiken Mystik, Giessen 1929, ainsi que J. QUASTEN, « Sobria ebrietas in Ambrosius De
Sacramentis », dans Miscellanea liturgica… L. C. Mohlberg, t. 1, Rome 1948, p. 117-125.
32. Cf. Hymne 2, 23-24.
33. De Noe et arca 31, 118 (CSEL 32/1, 492, 20 = PL 14, 413).
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« Pour boire le Nouveau Testament, bois d’abord l’Ancien ! … Ceux qui
ont bu de manière préfigurative ont été rassasiés ; ceux qui ont bu en vérité
se sont enivrés. C’est la bonne ivresse, qui répand la joie, ne crée aucun
trouble, assure l’âme, fait jaillir le don de la vie éternelle. Bois donc cette
coupe dont le Prophète a dit : ‘Ta coupe qui m’enivre, qu’elle est merveilleuse 34 !’ »
Plus précisément encore, l’ivresse spirituelle est définie comme la
conséquence – baptismale ! – de la rémission des péchés, dans le
commentaire du Psaume 118 :
« La coupe du Seigneur, c’est la rémission des péchés, qui fait verser le
sang qui a racheté les péchés du monde entier. Cette coupe a enivré les
nations, pour qu’elles oublient leur propre douleur et leur vieille erreur. Il
y a donc une bonne ivresse spirituelle, qui ne trouble pas la marche du
corps, mais sait alléger l’empreinte de l’âme. La bonne ivresse, c’est celle
de la coupe du salut, qui chasse la tristesse de la conscience pécheresse et
répand la joie de la vie éternelle. C’est ainsi que l’Écriture dit : ‘Ta coupe
qui m’enivre, comme elle est merveilleuse !’ 35 »
Ainsi, « le docteur de Milan ne lit pas l’Écriture divine de l’Alliance
ancienne pour elle-même, mais pour y trouver le Christ, Verbe
éternel 36 ». Son exégèse christologique du Psaume 22 affleure en maint
endroit. Le « Seigneur » du premier verset est le Christ qui rassasie l’affamé 37. Il le nourrit si bien qu’il se fait lui-même nourriture : il est le pain
des anges 38 et repose dans la mangeoire de Bethléem, pour s’offrir à
l’ânesse qui représente le peuple des païens :
« Les nations païennes, qui vivent comme des bêtes sans raison dans des
étables, seront rassasiées par l’abondance de l’aliment sacré. L’ânesse,
image et modèle des païens, a reconnu la crèche de son Seigneur. Aussi ditelle : ‘Le Seigneur me nourrit, et rien ne me manquera’ 39 ».
Cette exégèse, qui ouvre à la reconnaissance du Christ présent dans
l’Écriture ouvre aussi à celle de l’Esprit qui a tout inspiré. Ambroise ne
fait que suivre les paroles de saint Jean pour déchiffrer, dans l’aqua refectionis du verset 2, la présence de l’Esprit saint :
« Il est écrit : ‘L’homme a mangé le pain des anges’ (Ps 77, 25). C’est le
pain dont David a dit : ‘Le Seigneur me nourrit, et rien ne me manquera.
Dans un lieu verdoyant il m’a placé. Près de l’eau de la régénération il m’a
conduit’ (Ps 22, 1-2). Dans sa bonté, David m’a enseigné le pain des anges
et il m’a lui-même enseigné l’eau de la régénération. Ce repos est spirituel,
34. Enarratio sur le Psaume 1, 33 (CSEL 64, 29, 13 = PL 14, 939). Voir le commentaire de MARGERIE, l. c., p. 116-117.
35. Enarratio sur le Psaume 118, 21, 4 (CSEL 62, 475 = PL15, 1503).
36. MARGERIE, l. c., p. 117.
37. De Joseph patriarcha 7, 41 (CSEL 32/2, 101, 17 = PL 14, 659).
38. Enarratio sur le Psaume 36, 61 (CSEL 64, 119, 15 = PL 14, 998).
39. In Lucam II, 42-43 (CCL 14, 50, 615 = SC 45bis, p. 92).
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ce repos est celui de l’âme intérieure. La bonne eau, qui lave le péché,
purifie l’intérieur. Écoutons ce qu’est cette eau : ‘Si quelqu’un a soif, qu’il
vienne à moi et qu’il boive ! Celui qui croit en moi, comme le dit l’Écriture, des fleuves d’eau vive couleront de son ventre. Il disait cela à propos
de l’Esprit que commençaient à recevoir ceux qui allaient croire en lui’ (Jn
7, 37). Le juste ne manque donc ni de ce pain ni de l’eau de la régénération, car l’Esprit saint est son repos et sa régénération 40 ».
Dans le commentaire du Psaume 43, le dernier à avoir été écrit par
Ambroise, qui y travaillait encore à la veille de sa mort 41, les expressions
se font plus précises encore.
« L’Écriture a cette belle expression : ‘Son honneur, ce sont les taureaux’
(Dt 33, 17). En effet, de même que le taureau est à la tête du troupeau, le
Christ a conduit le peuple des nations jusqu’à l’Église, il l’a amené
jusqu’aux pâturages, pour qu’il puisse dire : ‘Dans un lieu de pâturage, il
m’a placé ; près de l’eau de la régénération il m’a établi’ 42 ».
Ici, ce sont les nations païennes qui disent le psaume : l’explication
qui s’accorde parfaitement avec celle qu’a proposée le commentaire de
l’évangile selon saint Luc (cf. supra, n. 44). Le Christ, en bon berger,
donne donc accès aux pâturages, qu’il est lui-même en personne et par
l’intermédiaire de la Sainte Écriture, comme le montre le commentaire du
Psaume 118 :
« Que sont nos pâturages à nous les fidèles, sinon le Christ ? C’est dans ses
pâturages que le Prophète se réjouit d’avoir été placé, quand il dit : ‘Il m’a
placé dans un lieu de pâture’. En effet, c’est lui-même qui nous nourrit et
nous refait. Les bons pâturages divins, ce sont les sacrements. … Ce sont
aussi les livres des Écritures célestes où nous trouvons chaque jour notre
nourriture, notre recréation et notre régénération, quand nous savourons ce
qui a été écrit ou que nous ruminons ce que nous avons souvent goûté au
plus profond de notre palais. Tels sont les pâturages où engraisse le troupeau du Seigneur 43 ».
Ces pâturages sont donc à rechercher : « Nous sommes brebis :
prions-le de daigner nous placer ‘près de l’eau de la régénération’. Nous
sommes brebis, demandons les pâturages. Nous sommes drachmes,
gardons notre valeur. Nous sommes fils, courons au Père 44 ». Seul le
Christ y donne accès. Seul aussi il peut conduire sur les sentiers de la
justice, puisqu’il est en personne le Chemin et le Juste. Le De bono
mortis introduit une nouvelle dimension de l’exégèse christologique,
quand il déclare :
40. Enarratio sur le Psaume 36, 61 (CSEL 64, 119, 15 = PL 14, 998).
41. Cf. PAULIN DE MILAN, Vita Ambrosii 42, dans Trois vies, Cyprien, Ambroise,
Augustin par trois témoins, « Les Pères dans la foi », Paris 1994, p. 93-94.
42. Enarratio sur le Psaume 43, 17 (CSEL 64, 274, 19 = PL 14, 1098).
43. Enarratio sur le Psaume 118, XIV, 2 (CSEL 62, 299 = PL 15, 1390).
44. In Lucam VII, 211 (CCL 14, 287 = SC 52, p. 88).
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« Tout chemin de cette vie est rempli de pièges. Voilà pourquoi le juste dit :
‘Sur le chemin où je marchais, ils ont caché des pièges pour me prendre’
(Ps 141, 4). Ils les ont cachés sur ce chemin, dit-il ; marche donc sur l’autre
chemin qui dit : ‘Je suis le chemin, la vérité et la vie’ (Jn 14, 6), pour
pouvoir dire : ‘Il a ramené mon âme ; il m’a conduit sur les sentiers de la
justice pour l’honneur de son nom’ (Ps 22, 3). Que ce monde soit donc mort
pour nous, tout comme la sagesse de cette chair qui est l’ennemie de
Dieu 45 ».
En attendant le bien de la mort, qu’il ne faut pas craindre, puisqu’elle
mène à Dieu, le monde est rempli de tentations qui détournent l’homme
de sa fin véritable. Le verset 4 revêt donc un caractère fort de déclaration
sotériologique. C’est le constat du salut accompli, et l’on ne peut qu’admirer la capacité d’Ambroise à invoquer ce verset 4 aussi bien dans un
commentaire de psaume – vétérotestamentaire – que d’évangile – néotestamentaire – pour souligner le rôle unique joué par le Christ au service de
la rédemption des hommes :
« Le mystère [de la victoire du Christ sur la mort], Pierre n’a pu le
connaître ; peut-être a-t-il connu celui d’Énoch 46 ; pourtant qui peut
embrasser en son intelligence humaine un mystère caché en Dieu ? Que le
Seigneur vienne donc dans mon âme, dans mon intelligence, et qu’il se la
soumette, afin qu’une fois mon intelligence soumise, je dise : ‘Je ne craindrai pas les malheurs, puisque tu es avec moi’ 47. »
En définitive, pour Ambroise, le Psaume 22, chanté par les nouveaux
baptisés comme signe manifeste du salut qu’ils viennent de recevoir, doit
les accompagner toute leur vie pour leur rappeler, au cœur des épreuves
de la vie, que le Sauveur ne les abandonnera jamais. Psaume 22 et
Psaume 42 s’appellent l’un l’autre, dans le De interpellatione Job et
David comme dans le De mysteriis 48, pour inviter le chrétien à se refaire
sans cesse à la table eucharistique et rester ainsi éternellement jeune :
« En voyant dans l’esprit cette douceur des sacrements du ciel, la table qui
repousse les embûches de ceux qui veulent écraser, comme il l’a dit luimême plus haut : ‘Tu as préparé devant moi une table contre ceux qui me
persécutent’, il dit : ‘J’entrerai jusqu’à l’autel de mon Dieu, en allant vers
Dieu qui réjouit ma jeunesse’ 49 ».
45. De bono mortis 6, 24 (CSEL 32/1, 725, 21 = PL 14, 552).
46. Énoch « fut transféré pour ne pas voir la mort », comme le dit la Lettre aux
Hébreux (11, 5), en suivant un passage de la Genèse qui explique qu’ « Énoch marcha avec
Dieu, puis disparut, car Dieu l’avait pris » (Gn 5, 24).
47. In Lucam, VIII, 27 (CCL 14, 307 = SC 52, p. 111).
48. « Lavé et orné d’une riche parure, le peuple s’avance vers les autels du Christ en
disant : « J’entrerai jusqu’à l’autel de Dieu, vers Dieu qui réjouit ma jeunesse ». Il a déposé
les dépouilles de l’ancienne erreur, sa jeunesse est renouvelée comme celle de l’aigle, il se
hâte d’approcher de ce banquet céleste. Il vient donc et, voyant le saint autel tout paré, il
s’écrie : « Tu as préparé devant moi une table » (De mysteriis 8, 43, CSEL 73, 107, 7 =
SC 25bis, p. 178-181).
49. De interpellatione Job et David 2, 9, 32 (CSEL 32/2, 292, 12 = PL 14, 825).
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C’est l’annonce de la fin du jeûne que connaît l’humanité tant que
l’Époux ne lui est pas rendu :
« Ce jeûne s’achève avec la Pâque du Seigneur. Voici venu le jour de la
résurrection : les élus sont baptisés, ils viennent à l’autel, ils reçoivent le
sacrement, les assoiffés puisent de toutes leurs forces. On a raison de dire
que chacun est refait par une nourriture et une boisson spirituelles : ‘Tu as
préparé devant moi une table…et ta coupe qui m’enivre, comme elle est
merveilleuse !’ Ce n’est pas seulement de faim qu’il est question, mais
aussi de la pleine discipline du jeûne 50 ».
Dans ce contexte pascal – où l’on croirait assister à une partie de la
vigile (baptizantur electi, veniunt ad altare, accipiunt sacramentum) –,
l’insistance sur le caractère spirituel de la nourriture et de la boisson ne
vise évidemment pas à mettre en doute leur réalité, mais permet de
conclure que l’Esprit est descendu sur l’humanité sauvée.
d. Jérôme
À moins d’une découverte, toujours possible, de nouveaux textes,
nous ne disposons pas d’un commentaire suivi du Psaume 22 par le
prince des exégètes 51. Pourtant, Jérôme ne manque pas de citer les versets
1, 2, 4 et 5 du psaume, lorsqu’il commente les livres des prophètes
Ézéchiel, Aggée et Zacharie. Ainsi, expliquant un passage du chapitre 45
d’Ézéchiel qui ordonne au prince d’Israël d’offrir des sacrifices pour le
peuple, grâce aux bêtes prélevées sur le troupeau, Jérôme s’interroge sur
l’identité de ce prince et conclut :
« Selon la tropologie, nous ne pouvons y voir que le Seigneur et Sauveur :
c’est lui qui prélève un bélier sur les deux cents animaux, un bélier nourri
dans des lieux irrigués – autrement dit les saintes Écritures – et qui peut
dire : ‘Le Seigneur me nourrit ; rien ne me manquera’ 52 ».
L’ânesse parlait chez Ambroise ; le bélier chante le psaume chez
Jérôme. On ne pourra pas accuser les Pères d’étroitesse d’esprit !
Le même commentaire introduit une citation du verset 4 pour distinguer le roseau (baculus arundineus) auquel Israël ne doit pas se fier et
celui qui lui viendra toujours en aide (baculus et virga). Le premier, qui
n’est autre que le Pharaon, cet allié inutile, doit laisser place au second,
que posséda Aaron et qui n’est autre que le bâton issu de la racine de
Jessé 53. Ce bâton vraiment solide peut aussi servir à corriger, comme
saint Paul le laisse entendre 54, et Jérôme requiert son témoignage pour
50. De Elia et jejunio 10, 34 (CSEL 32/2, 430 = PL 14, 708).
51. Le recueil des 74 Omelie sul libro dei salmi (G. COPPA (éd)., Milan 1993), dont
V. Peri a reconnu la paternité origénienne, passe directement de l’homélie sur le Psaume
14 à l’homélie sur le Psaume 66.
52. JÉRÔME, In Ezechielem XIV – PL 25, 453.
53. JÉRÔME, In Ezechielem IX – PL 25, 281.
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expliquer un terme hébraïque qu’il lit en Za 1, 7 : « Le vingt-quatrième
jour du onzième mois, qui est le mois de Chebat ». Il écrit :
« Le onzième mois, qui s’appelle Sabat et se traduit dans notre langue par
‘bâton’, fait penser à l’austérité et à la correction, comme dans ce mot de
l’Apôtre : ‘Voulez-vous que je vienne chez vous avec un bâton ?’ et à celui
du psalmiste qui dit : ‘Ton bâton et ta houlette m’ont consolé’ 55 ».
Jérôme montre que ce mois – qui correspond à celui de février chez
les Romains – est effectivement caractérisé par l’austérité d’un froid
rigoureux et se prête bien à une vision adressée aux juifs exilés. En même
temps, cette vision montre que Dieu annonce des paroles de consolation
(Za 1, 13), la correction se fait délivrance et le Psaume 22 se trouve cité
tout à fait à propos.
Enfin, dans le commentaire du livre d’Aggée, il s’agit de rendre
compte d’une parole de Yahvé qui se plaint de voir son Temple encore en
ruines, après le retour de l’exil, et qui demande au peuple de réfléchir sur
sa condition : « Vous avez beaucoup semé, mais peu engrangé… Vous
buvez, mais non à satiété » (Ag 1, 6). Jérôme montre, grâce au verset 5,
que seule la coupe du Seigneur est capable de désaltérer :
« Celui qui peut dire au Seigneur : ‘Ta coupe qui m’enivre, comme elle est
merveilleuse !’ devient ivre avec Noé 56. Même en Égypte, il imbibe de vin
au banquet de Joseph avec les patriarches ses frères 57. Quand la grandeur
de sa joie et son bonheur quotidien le feront entrer en extase avec les
Apôtres, il sera dit ‘plein de vin doux 58’ » 59.
Le texte du psaume devient donc principe d’explication de celui du
prophète, en même temps qu’il permet d’unifier plusieurs autres passages
bibliques, tant vétérotestamentaires que néotestamentaire, pour montrer
que Dieu veut accorder à l’homme le don de l’ivresse spirituelle, à condition d’être aimé par lui. On ne comprend que mieux la valeur de la
recommandation faite par le Strydonite à l’un de ses correspondants, le
moine Rusticus : « Aie toujours la Bible en main et sous les yeux,
apprends mot à mot le Psautier, que ta prière soit incessante 60! ».
e. Gaudence de Brescia
Gaudence de Brescia (v. 327-418), huitième évêque de la ville et
successeur de Philastre, est l’auteur d’une dizaine d’homélies prêchées
54. Cf. 1 Co 4, 21 : « Voulez-vous que je vienne chez vous avec un bâton ? ». La même
citation est faite par Jérôme aussi bien dans l’In Ezechielem IX que dans l’In Zachariam.
55. JÉRÔME, In Zachariam I – PL 25, 1422.
56. Cf. Gn 9, 21.
57. Cf. Gn 43, 33.
58. Cf. Ac 2, 13.
59. JÉRÔME, In Aggaeam – PL 25, 1394.
60. ID. Lettre 125, 11, 1, citée dans MARGERIE, l. c., p. 177.
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pendant la semaine pascale. La seule citation du Psaume 22 que l’on y
trouve est une nouvelle variation sur le thème de la sobre ivresse :
« Les Juifs, qui buvaient autrefois ce vin au cours des noces, ne le prirent
pas pour leur santé, mais ils se sont enivrés et ont été frappés d’une grave
maladie : l’âme affaiblie, ils n’avaient pas la force de l’Esprit divin.
L’homme fort dans la foi, au contraire, rempli de l’Esprit Saint, ne s’enivre
pas. ‘Merveilleuse est la coupe de Dieu qui enivre’, car l’ivresse venue
d’une boisson divine rend sobres les âmes des buveurs. De là vient que
l’Apôtre dit : ‘Ne vous enivrez pas de vin, mais remplissez-vous de l’Esprit
saint (Ep 5, 18)’ 61 ».
Comme chez Jérôme, le psaume permet de réhabiliter l’ivresse et
d’inciter le lecteur ou l’auditeur à rechercher l’intimité avec Dieu.
f. Maxime de Turin
Dans son De viris illustribus, Gennade de Marseille fait mention
d’une homélie de l’évêque Maxime de Turin en l’honneur de saint
Cyprien 62. Ce texte, prononcé à l’occasion de la fête du saint supplicié le
16 septembre 258, compare le martyre et les vendanges imminentes :
« Le monde est joyeux de voir l’abondance des vendanges, tandis que nous
sommes heureux de célébrer la passion des martyrs, qui est comparable à
des vendanges, car si le vin provient de ce qu’on a pressé les grappes, dans
le martyre des saints, le sang se répand comme du vin, à cette différence
près que le raisin donne des fruits qui passent et la passion des fruits éternels. On a raison de comparer le martyre à des vendanges, car il possède
son ivresse et sa coupe, celle dont le prophète David dit : ‘Ta coupe qui
m’enivre, comme elle est merveilleuse !’ 63 ».
Le thème ambrosien de l’ebria sobrietas se retrouve donc, sans
surprise chez ce contemporain de l’évêque de Milan qui « semble bien
avoir été le premier évêque du nouveau siège de Turin établi par démembrement de celui de Verceil à l’initiative de saint Ambroise vers 397 64 ».
Maxime est un pasteur qui sait son peuple en proie aux plus grandes
inquiétudes face au déferlement prévisible des Barbares sur le nord de
l’Italie. Il exhorte donc ses ouailles à la confiance et achève ainsi l’un de
ses sermons pour l’Épiphanie :
« Puisque l’Église est faite de pierres vivantes, portons au Seigneur des fils
de Dieu, portons-lui les fils des béliers, les apôtres et les saints, et imitons
notre Sauveur, qui se donne lui-même le nom de Berger et d’Agneau, qui
s’immole pour nous en Égypte, qui se laisse prendre les cornes dans les
61. GAUDENCE DE BRESCIA, Sermon 9 – PL 20, 911.
62. GENNADE DE MARSEILLE, De viris illustribus 40, PL 58, 1081.
63. MAXIME DE TURIN, Sermon 79, en la fête de saint Cyprien – PL 57, 423.
64. G. MATHON, « Maxime de Turin », dans Encyclopédie Catholicisme, fasc. 36, col.
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ronces en faveur d’Isaac 65, et disons : ‘Le Seigneur me nourrit ; rien ne me
manquera…’. À lui la gloire et le pouvoir pour les siècles des siècles !
Amen 66 ».
La citation du premier verset est habilement préparée par la mention
du nom de Berger que se donne le Christ 67. Le berger (pastor) nourrit
(pascit) ses brebis.
g. Augustin d’Hippone
Saint Augustin est l’auteur d’un commentaire du Psaume 22 dans son
intégralité. Il devait nécessairement le rencontrer, puisqu’il avait entrepris d’expliquer la totalité des psaumes, à partir de l’année 392 68. Curieusement, ce commentaire est très court 69, sans proportions avec ceux qui
le précèdent ou le suivent, comme si l’auteur avait eu l’intention d’en
écrire un autre, ainsi qu’il le fit pour d’autres 70. Pour être bref, il n’en est
pas moins riche de détails originaux. C’est l’Église qui parle et exprime
sa confiance dans le Christ (§ 1). Le locus pascuae conduit à la foi, et
l’aqua refectionis est celle du baptême (§ 2). On note qu’Augustin cite
sans les commenter des expressions difficilement applicables à un grand
nombre de personnes, comme « il a ramené mon âme ». En revanche, il
est le premier à préciser que l’on a été guidé sur les sentiers de la justice
sans aucun « mérite » personnel. Cette notion de mérite est, certes, bien
connue des Latins 71, mais n’avait pas encore été introduite dans le
commentaire du Psaume 22.
Si le pâturage conduit à la foi, c’est encore la foi qui fait habiter Dieu
dans le cœur de l’homme en lui assurant sa sérénité (§ 4). La cohérence
de l’exégèse n’en apparaît que davantage. Quant au bâton et à la houlette,
ils exercent leurs missions respectives de redressement et d’encouragement, allant même, pour cette dernière, jusqu’à faire passer « de la vie
animale à la vie spirituelle » (§ 4), ce qui ne va pas sans rappeler les développements du siècle précédent sur la présence de l’Esprit saint en
65. Cf. Gn 22, 13.
66. MAXIME DE TURIN, Sermon 10 – PL 57, 553-554.
67. Cf. Jn 10, 11.
68. Cf. H. RONDET, « Essais sur la chronologie des Enarrationes in psalmos de saint
Augustin », BLE 61, 1960, p. 11-127 ; 258-286.
69. Il tient en une page et demie dans la réédition de la traduction publiée chez Guérin
à Bar-le-Duc en 1864-1873 (AUGUSTIN, Discours sur les Psaumes I, Les Éditions du Cerf,
Paris 2007, p. 203-204), aussi bien que dans la récente traduction de R. Alexandre (collection « Les Pères dans la foi », Migne, Paris 2008, p. 61-62).
70. Les Psaumes 18, 21, 25, 26, 29, 30 (quatre enarrationes), 31, etc.
71. Voir Dictionnaire de Théologie catholique X, 574-785. Ambroise explique, dans
son commentaire du Psaume 1, que la bonté de Dieu a abondé au-delà de notre mérite (In
Psalm. 1, 50 : supra meritum nostrum – PL 14, 948). Chez Augustin lui-même, l’enarratio
sur le Psaume 5 a déjà affirmé que l’appel de Dieu est adressé aux justes « non pas à cause
de leurs mérites, mais par la grâce de Dieu » (In Psalm. 5, 17).
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l’homme. Les derniers versets du psaume sont plus cités que commentés,
mais l’ensemble s’achève sur la perspective de la vie éternelle, promise
au chrétien par la miséricorde divine. En quelques mots seulement, l’essentiel est dit.
Outre ce commentaire destiné à édifier les lecteurs, Augustin invoque
le psaume dans le cadre de la controverse avec les donatistes. À Pétilien
qui cite le Psaume 22 pour montrer que le baptême est une réalité si
sainte qu’il faut le réitérer chez ceux qui sont tombés (lapsi), il répond en
donnant de nombreux éléments de la future théologie du « caractère 72 » :
« Tu aurais dû considérer au moins les derniers mots de ce psaume et
comprendre, en raison de ceux qui apostasient après avoir reçu le baptême,
que tous ceux qui reçoivent le saint baptême ne sont pas à même de dire
‘afin que j’habite dans la maison du Seigneur pour la longueur des jours’.
Pourtant, qu’ils aient résisté ou qu’ils aient chuté, alors qu’ils ne sont pas
un, le baptême est un. Même si tous ne sont pas saints, le baptême est saint
chez tous, car si les apostats reviennent, ils ne sont pas baptisés comme
s’ils l’avaient perdu, mais ils s’humilient d’avoir fait injure à une réalité
qui demeure permanente en eux-mêmes ».
Il reste à noter qu’en maint endroit, Augustin cite le Psaume 22, par
exemple pour suggérer une lecture eucharistique du verset 5 :
« La terre mange le poisson pêché en eau profonde ‘à la table préparée par
Toi à la face des croyants’. Le poisson a été pêché dans les profondeurs
pour nourrir la terre sèche 73 ».
Le repas n’est donc plus préparé à la face d’ennemis vaincus, mais à
l’intention de croyants ; il se compose de poisson, signe de reconnaissance des chrétiens depuis la plus haute antiquité 74. Il s’inscrit bien à la
suite du baptême déjà reçu.
Augustin développe également sa lecture du Psaume 22 dans une
autre direction : à la suite de la question du Christ en agonie à Gethsémani 75, il voit dans la coupe du verset 5 une allusion au martyre des chrétiens et donne à leur ivresse un sens mystique bien particulier. Ainsi
écrit-il dans son commentaire du Psaume 35 :
« Cette coupe enivrait les martyrs quand ils allaient au supplice, sans reconnaître les leurs. Quelle plus grande ivresse que d’ignorer une femme, des
fils ou des proches en pleurs 76 ? »
72. Voir P. DE CLERCK, « Baptême », dans J.-Y. LACOSTE, Dictionnaire critique de
Théologie, Paris 20073, p. 166.
73. Confessions XIII, 29. Augustin commente Gn 1, 24.
74. Cf. les inscriptions d’Abercius et de Pectorius. Une nouvelle allusion à ce repas
apparaît plus loin : « Ces rites solennels d’initiation réservés à ceux que pourchasse en
l’abondance des eaux ta miséricorde, soit en ce rite aussi où l’on sert, pêché dans les
profondeurs, ce poisson que mange la terre pieuse » (Confessions XIII, 34).
75. Cf. Mt 26, 39.
76. Enarratio sur le Psaume 35, § 14.
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Et, de manière analogue, dans l’Enarratio sur le Psaume 74 :
« Tous les pécheurs boiront, mais vois qui prendra la lie et qui le vin. Car
les uns ont disparu en buvant la lie, et les autres ont été justifiés en buvant
le vin ; j’oserais dire sans crainte qu’ils se sont enivrés : puissiez-vous tous
avoir cette ivresse ! Rappelez-vous : ‘Ta coupe qui enivre, comme elle est
merveilleuse !’ Eh bien, mes frères, pensez-vous qu’ils aient été sobres,
ceux qui ont voulu mourir pour le Christ 77 ? »
Il existe donc une bonne et une mauvaise ivresse. Celle-ci est à
rejeter, celle-là à rechercher :
« Nous ne voulons pas dire : ‘Que personne ne s’enivre !’ Au contraire,
enivrez-vous, mais voyez à quelle coupe. Si vous vous enivrez à la belle
coupe du Seigneur, cette ivresse paraîtra dans vos œuvres, dans votre saint
amour de la justice et, enfin, dans le ravissement de votre esprit, transporté
de la terre au ciel 78 ».
Enfin, il convient de noter que la théologie de la grâce reçoit un
nouvel enrichissement de la lecture du dernier verset : « Ta miséricorde
me suivra tous les jours de ma vie ». La miséricorde de Dieu suit
l’homme après l’avoir « devancé », comme l’affirme le Psaume 58, 11 :
« Il est mon Dieu, sa miséricorde me devancera (praeveniet) ». La théologie de la grâce, tour à tour « prévenante » et « subséquente » 79 s’enracine ici. Augustin aime à juxtaposer les deux citations de Ps 58, 11 et Ps
22, 5. Il le fait dans sa Lettre 194, à Sixte 80 ; il y revient en 415, dans le
De natura et gratia :
« Elle nous devance pour nous guérir, car elle nous suit pour que, guéris, nous
grandissions ; elle nous devance pour nous soyons appelés ; elle nous suit pour
nous soyons glorifiés ; elle nous devance pour nous faire vivre avec piété, elle
nous suit pour nous faire vivre toujours avec Dieu, car, sans lui, nous ne pouvons rien faire. Il est écrit à la fois : ‘Il est mon Dieu, sa miséricorde me devancera’ et : ‘Ta miséricorde me suivra tous les jours de ma vie’ 81 ».
Et il les reprend encore, cinq ans plus tard, en 420, au cours de la
controverse avec Pélage, pour montrer l’absolue nécessité de la grâce,
bien supérieure à une simple aide :
77. Enarratio sur le Psaume 74, § 12.
78. Troisième enarratio sur le Psaume 103, § 13. Voir aussi, dans la Cité de Dieu
(XVI, 41), l’évocation des hommes spirituels enivrés par la coupe du Seigneur.
79. « À une première grâce, grâce prévenante ou opérante, déjà efficace, succède
normalement une grâce subséquente ou coopérante, grâce très efficace, offerte en la
première et à laquelle la première, par l’élan qu’elle imprime au cœur, la prépare à une
réception de bon et plein gré » (A. Sage, compte-rendu de Ch. Baumgartner, La grâce du
Christ, dans Revue des études augustiniennes, p. 214). Voir l’oraison du 16e dimanche
après la Pentecôte : Tua nos, quaesumus Domine, gratia semper et praeveniat et sequatur.
Cf. S. Thomas Somme Théologique Ia IIae, q. 111, a. 3).
80. PL 33, 880.
81. De natura et gratia 31, 35 : PL 44, 264. Voir l’édition de la Pléiade, Paris 2002,
traduction de J.-L. Dumas, légèrement modifiée.
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« La bénédiction de la douceur est la grâce de Dieu, qui produit en nous
délectation et désir, en nous faisant aimer ce qu’il nous commande. Si Dieu
ne nous devance pas, non seulement elle ne parvient pas à sa perfection,
mais elle ne commence même pas en nous. Car s’il est vrai que, sans lui
nous ne pouvons rien faire, nous ne pouvons assurément ni commencer ni
achever, car, pour que nous commencions, il a été dit : ‘Sa miséricorde me
devancera’ et, pour que nous achevions, il a été dit : ‘Sa miséricorde me
suivra’ 82 ».
De la réflexion sur le baptême à la théologie de la grâce en passant
par la méditation sur la martyre, le Psaume 22 constitue donc une forte
source d’inspiration pour la pensée augustinienne.
III. AU Ve SIÈCLE : PAULIN DE NOLE, PIERRE CHRYSOLOGUE, ARNOBE LE
JEUNE, PROSPER D’AQUITAINE, VIGILE DE THAPSE
Quatre siècles de réflexion et de prière chrétiennes se sont amplement
nourris des versets du Psaume 22. Pourtant, bien des richesses de sa
lecture spirituelle restent à découvrir.
a. Avec Paulin de Nole (v. 355-431), auteur d’une cinquantaine de
lettres et d’une trentaine de poèmes, c’est à nouveau la confiance dans le
bon Berger de l’humanité qui est mise en avant : à Sulpice Sévère, qu’il
veut encourager sur le chemin de la foi, il écrit :
« Ose donc ‘sortir’ non par tes ressources et tes forces, mais appuyé sur le
Christ et confiant en lui, car ‘son bâton et sa houlette nous consolent’, nous
soutiennent et nous gouvernent 83. »
Et, à un autre correspondant, il précise :
« Il est en nous brebis et berger, car il nous dirige intérieurement par son
bâton invisible et sa houlette de salut, pour que même si nous marchons
dans l’ombre de la mort, nous ne craignions aucun mal, car Dieu est avec
nous 84 ».
L’exhortation se fait plus pressante et se justifie ainsi :
« [Le feu du Seigneur] éteint les ténèbres qui nous mettent à mort et allume
la lumière qui nous vivifie. Si nos lampes sont toujours ardentes de ce feu,
nous dirons avec confiance : ‘Même si je marche au milieu de l’ombre de
la mort, je ne craindrai pas le mal, car tu es avec moi’ 85 ».
82. Contra duas epistulas Pelagianorum 9, 21 – PL 44, 586 ; voir aussi De spiritu et
anima 53 – PL 40, 818, et De fide, spe et charitate 32 – PL 40, 248.
83. Lettre 5, 17 de Paulin à Sévère – PL 61, 175. Voir aussi Lettre 28, 2, de Paulin à
Sévère – PL 61, 309, ainsi que des références à l’huile d’allégresse dans les lettres 23 et
27 adressées au même.
84. Lettre 42, 2 de Paulin à Florent – PL 61, 380.
85. Lettre 20, 7 de Paulin à Delphin – PL 61, 250.
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Mais le trait le plus original de la lecture du Psaume 22 réside sinon
dans son application au mariage, du moins dans son insertion à l’intérieur
de lettres adressées à des foyers. On sait que Paulin, élève d’Ausone, était
marié à Terasia et qu’après avoir donné aux pauvres l’immense fortune
qu’il possédait en Aquitaine, il s’était retiré dans la patrie de sa femme, en
Espagne, avant d’être ordonné prêtre en 394 par l’évêque de Barcelone et
de partir l’année suivante pour l’Italie, à Nole, dont il devait être élu
évêque en 399. À leurs amis Aper et Amanda, Paulin et Terasia écrivent :
« Bénis soyez-vous par le Seigneur, qui des deux n’en a fait qu’un, en les
fondant en lui-même, en faisant des merveilles à Lui seul, lui qui ne
convertit pas seulement les âmes, mais aussi les sentiments, en les faisant
passer du temps à l’éternité 86 ».
À Eucher et Galla :
« Puissiez-vous voir les biens de Jérusalem et mériter aussi d’habiter ‘dans
la maison du Seigneur pour la durée de vos jours’ (Ps 22, 6), en fils saints,
justement vénérables, aimés et toujours désirés par moi avec une profonde
charité 87 ».
Enfin, cet esprit attachant qu’est Paulin n’hésite pas à versifier
certaines expressions du psaume dans l’un des quatorze poèmes qu’il
écrit, entre 395 et 408, pour célébrer le 14 janvier la mémoire du saint
patron de sa ville épiscopale, Félix de Nole :
« Le silence venu, au départ des foules,
Une nuit profonde lui fournit les ténèbres propices à la retraite en secret.
Félix sort et change de cachette, en chantant au Seigneur :
‘Si je marche au milieu de l’ombre de la mort,
Je ne craindrai aucun mal, car ta droite est avec moi,
Et j’irai à travers l’enfer sans être privé de lumière’ 88 ».
On pense à François d’Assise franchissant au cours de l’été 1219 les
lignes de l’armée du Sultan Malek el-Khamil au son de ce verset 4 89…
b. Pierre Chrysologue
Archevêque de Ravenne des environs de 430 jusqu’à sa mort,
vers 450, Pierre Chrysologue laisse 168 sermons de belle facture et
encore trop peu connus. Il ne cite qu’une fois le Psaume 22 dans ce qui
a été conservé de son œuvre, mais cette citation est révélatrice. Dans un
sermon consacré à Jean Baptiste, où il est appelé à parler du baptême, il
86. Lettre 44, 4, de Paulin et Terasia à Aper et Amanda – PL 61, 387.
87. Lettre 51, 4, de Paulin à Eucher et Galla – PL 61, 418.
88. Poèmes 16, sur saint Félix, chant 5, vv. 149-154 – PL 61, 480 (Media si mortis in
umbra/ Ingrediar, mala non metuam, quoniam tua mecum/ Dextra, per infernum non
expers luminis ibo).
89. Cf. S. BONAVENTURE, Legenda s. Francisci IX, 7, cité par G. RAVASI, Il libro dei
Salmi, Bologne 1985, t. I, p. 430.
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explique : « Le baptême du Christ régénère, transforme, fait passer
l’homme de l’état ancien à l’état nouveau au point qu’il ne se souvient
plus du passé, car, venu de la terre, il possède désormais les biens divins
du ciel en homme céleste ». La figure du fils prodigue est alors évoquée
pour montrer la capacité de conversion du cœur humain, puis Pierre
s’écrie :
« La sobre ivresse de la coupe du Seigneur détruit les douleurs de la
conscience, les gémissements de la pénitence et les pleurs des pécheurs, car
le prophète dit : ‘Ton calice qui m’enivre, comme il est beau !’ Autant
l’ivresse de la terre est affreuse, autant celle du ciel est belle et honorable ! 90
Le thème popularisé par Ambroise s’est donc diffusé dans toute
l’Italie en moins d’un demi-siècle.
c. Arnobe le Jeune
Contemporain de Pierre Chrysologue, Arnobe le Jeune dut vivre à
Rome où il composa un commentaire de l’intégralité du psautier. Nous
pensons devoir publier l’intégralité de ce texte qui, à notre connaissance
est encore inédit.
Après les souffrances de la Passion dans le Psaume 21, recevons la joie de
la résurrection dans le Psaume 22. Ainsi, là où nous aurons semé les larmes
du Seigneur souffrant, nous moissonnerons ses joies de Ressuscité.
On peut bien dire : « Mon champ me dirigera, et rien ne me manquera »,
ou : « Mes affaires, mon service de soldat, mon industrie, mon art ou mes
lettres me dirigeront, et rien ne me manquera ». Pour nous, disons avec
l’Église : « Le Seigneur me dirige, et rien ne me manquera ». C’est donc la
voix de celui qui méprise ces choses, s’il les a, ou ne veut pas les avoir, s’il
ne les a pas. Autrement, son chant serait un mensonge, s’il souhaitait autre
chose dans son vœu. Car s’il agit par zèle au point de se faire diriger par
n’importe quelle œuvre de la terre, il ne dit pas assez purement : « Le
Seigneur me dirige ».
Ce sont donc les parfaits qui parlent, voix que l’Église a reçue de la Passion
du Seigneur, en étant placée dans un lieu de pâturages, menée auprès de
l’eau du repos. Car là où abonde la source et où elle coule dans de larges
canaux, là se trouvent la fertilité, l’agrément, le repos. Or, c’est bien ce qui
m’arrivera, car, par sa Passion, il a ramené mon âme. Il m’a conduit sur les
sentiers de la justice, pour l’honneur de son nom. En effet, si je marche
dans l’ombre de la mort, je ne craindrai plus aucun mal, car tu es avec moi,
toi qui as fait ployer le pouvoir de la mort.
Voyons maintenant ce que possède l’Église à l’intérieur d’elle-même : avec
le bâton, elle menace le coupable. Avec la houlette, elle vient en aide au
pénitent. Avec la table, elle donne du pain au croyant. Avec l’huile, elle fait
90. Sermon 137, sur la prédication de Jean-Baptiste – PL 52, 569.
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une onction sur la tête pour donner une liberté de conscience à celui qui
l’espère. Avec le calice, elle enivre ceux qui annoncent la Parole, au point
qu’on croit l’orateur ivre dès la troisième heure 91. En elle, la miséricorde
de Dieu suit [l’homme] tous les jours de sa vie, pour qu’il habite dans la
maison du Seigneur dans la longueur de ses jours, en louant le Seigneur
Jésus Christ, qui règne pour les siècles des siècles. Amen.
L’originalité de ce commentaire réside d’abord dans sa façon d’inscrire le Psaume 22 à la suite du précédent 92 et d’y voir une méditation sur
la résurrection. Comme chez saint Augustin, c’est la voix de l’Église qui
se fait entendre. Mieux, c’est dans l’Église – et Arnobe semble bien être
le premier à le dire avec une telle insistance – que réside l’ensemble des
moyens du salut, symbolisés par tous les éléments cités dans le dernier
paragraphe.
d. Prosper d’Aquitaine
Une seule occurrence notable du psaume 22 est à signaler dans
l’œuvre de ce fidèle partisan et défenseur d’Augustin que fut Prosper
d’Aquitaine († vers 450). Dans son Contra Collatorem, où il critique
Cassien, auteur des Collationes, on peut lire cette phrase à propos de Job :
« Pour supporter les souffrances, tâche où ce saint s’est particulièrement
signalé, il était préparé par le Seigneur, car il disait : ‘Si je marche au milieu
de l’ombre de la mort, je ne craindrai pas les maux, car tu es avec moi’ 93 ».
L’enjeu est de taille : Cassien prétendait que Job avait su résister au
diable par ses propres forces. Prosper lui répond qu’il n’a pu le faire
qu’avec la grâce divine. Il faut que Dieu soit « avec » Job pour qu’il
triomphe du tentateur.
e. Vigile de Thapse
Une citation analogue, au service d’une démonstration dogmatique,
apparaît également une génération plus tard, dans l’œuvre de Vigile,
évêque de Thapse en Byzacène, à une bonne centaine de kilomètres au
sud-est de Carthage. Un contradicteur arien allègue le premier verset du
psaume pour en déduire que le Fils est inférieur au Père : si c’est le Christ
qui parle – ce qui semble bien admis par tous – il se dit « régi » par le
Seigneur et donc inférieur à lui. Vigile de Thapse donne le moyen de
répondre à ce sophisme.
« Si l’on te dit : puisque le prophète a dit, en parlant au nom du Christ : ‘Le
Seigneur me dirigera’, cela implique que le Christ est inférieur au Père.
91. Cf. Ac 2, 13. Comparer avec le texte de Jérôme, supra, note 59.
92. Depuis Origène et Hilaire (cf. Tractatus super Psalmos, « Instructio Psalmorum »
§ 8-11), l’ordre des psaumes est considéré comme inspiré. Cassiodore sera le seul, semblet-il, à vouloir en tirer parti.
93. PROSPER D’AQUITAINE, Contra Collatorem 15, 3 – PL 51, 257.
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Réponse : Le Fils est dirigé par lui-même, et non par un autre. Écoute le
prophète Michée, par qui Dieu le Père a daigné signifier la puissance de
son Fils unique par cette phrase : Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es
certainement pas la plus petite des bourgades de Juda, car de toi sortira le
Roi qui dirigera (regat) mon peuple Israël 94 ».
IV. AU VIe SIÈCLE : FULGENCE DE RUSPE, BONIFACE II, CASSIODORE
a. Fulgence de Ruspe
Évêque de la ville de Ruspe, au sud de Thapse, auteur de nombreux
traités contre les ariens et contre les monophysites, Fulgence (v. 467-533)
cite à six reprises le Psaume 22 dans son œuvre. En bon disciple de saint
Augustin, il est naturellement séduit par l’indication précieuse que lui
fournit le verset 6 : la miséricorde de Dieu accompagne la vie du croyant
en chacune de ses étapes. Comme chez l’évêque d’Hippone, on rencontre
l’alliance du verset du Psaume 58 – la miséricorde me devance – avec le
Psaume 22 : « Ta miséricorde me suivra ».
Dans le discours À Monime, Fulgence écrit :
« La grâce est la juste rétribution qui permettra à Dieu de glorifier les
justes, en récompensant par ses biens leurs œuvres les meilleures. La grâce
sera effectivement nécessaire, car, pour qu’ils le méritent, il commence
miséricordieusement en les devançant et il les garde en les suivant. Cette
grâce se nomme « miséricorde » dans les Écritures. David dit à son sujet :
‘Mon Dieu, sa miséricorde me devancera’, et ailleurs : ‘Ta miséricorde me
suit tous les jours de ma vie’ 95 ».
Second élément important de la réflexion illustrée et suscitée par le
Psaume 22 : la vie spirituelle est une marche. L’erreur est un éloignement
mental de Dieu :
« Sur la route de Dieu, on marche non par un progrès du corps, mais par
une entrée de l’âme. La route de Dieu est la foi droite … La voie du
Seigneur est la justice où le bienheureux David rappelle qu’il a été conduit
quand il dit : ‘Près de l’eau du repos il m’a mené ; il a converti mon âme ;
il m’a mené sur les sentiers de la justice pour l’honneur de son nom’ 96 ».
94. Contra Varimadum Arianum – PL 62, 368.
95. FULGENCE DE RUSPE, A Monime I, 11 – PL 65, 160. Voir aussi De veritate praedestinationis et gratiae Dei I, 16, 34 (PL 65, 620) : « La foi des saints opère par la charité.
De même que personne ne peut avoir un début de bonne volonté, s’il n’a été illuminé par
la miséricorde de Dieu qui le prévient, car la volonté est préparée par le Seigneur et il est
écrit en outre : ‘Mon Dieu, sa miséricorde me devancera’ (Ps 58, 11), personne ne pourra
obtenir la même bonne volonté jusqu’à la fin, s’il n’a pas été constamment préservé par
cette même miséricorde subséquente. Le bienheureux David dit en effet à Dieu : ‘Ta miséricorde me suivra tous les jours de ma vie’. La miséricorde, qui devance gratuitement
l’homme mauvais, pour qu’il s’améliore, dirige aussi celui qui fait le bien en le suivant,
pour qu’il ne devienne pas mauvais ». Cf. ibid. II, 11, 18 (PL 65, 636).
96. A Trasimond I, 9 – PL 65, 232.
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Pour clarifier la théologie de la grâce, Fulgence ne recourt pas seulement au verset 6, mais aussi au verset 4, lorsqu’il dit :
« Notre volonté libre a pour qualité naturelle de pouvoir désirer spontanément le bien ou le mal, mais elle désire le bien par un progrès et le mal par
une régression. Pour progresser, elle a toujours besoin du secours de la
miséricorde divine. À moins d’être mis debout par la grâce prévenante,
l’homme ne peut nullement se dresser, car c’est le Seigneur qui redresse les
courbés (Ps 145, 8). À moins d’être aidé par la grâce qui le conduit, il ne
peut nullement courir, car il est écrit à propos de Dieu : ‘Il m’a conduit sur
les sentiers de la justice pour l’honneur de son nom’ 97 ».
Cette « conduite » est un pur effet de la grâce. L’homme la reçoit
comme un don de Dieu.
b. Boniface II
Dans le droit fil de cette réflexion, le Pape Boniface II, qui régna du
22 septembre 530 au 17 octobre 532, écrivit à Césaire d’Arles, qui lui
avait demandé de confirmer les décisions du concile tenu à Orange en
529 pour en finir avec la question du pélagianisme :
« Il est sûr et conforme à la foi catholique que, dans le cas de tous les biens,
dont le premier est la foi, la miséricorde divine nous devance, indépendamment de notre volonté, qu’elle agit en nous quand nous voulons et qu’elle
nous suit pour que nous demeurions dans la foi, comme le dit le prophète
David : ‘Il est mon Dieu, sa miséricorde me devancera’ et encore : ‘Ma
miséricorde est avec lui (Ps 88)’, et ailleurs : ‘Sa miséricorde me suivra’ 98
(Ps 22) ».
Comme on a pu l’écrire, l’évêque d’Arles « accueillit avec allégresse
cette lettre qui, du moment qu’elle émanait de l’Église romaine, prouvait
à ses yeux l’authentique orthodoxie des définitions proclamées. Comme
lui et pour la même raison, les siècles postérieurs ont attribué une autorité exceptionnelle aux canons d’Orange. Ce sont ces textes qui ont
constitué, avec ceux de Carthage dont ils forment le complément, la base
sur laquelle s’est édifiée la théologie catholique de la grâce 99 ».
c. Cassiodore
Dernier des Pères latins à avoir rédigé un commentaire de l’ensemble
du psautier, Cassiodore (v. 485-580) donne du Psaume 22 la plus développée des explications que nous ait léguées l’Antiquité 100. Il examine
chacun des versets, un à un, après avoir établi, dans une introduction, que
97. De veritate praedestinationis et gratiae Dei II, 7, 11 – PL 65, 633.
98. BONIFACE II, Lettre 1, à Césaire d’Arles – PL 65, 31.
99. A. FLICHE – V. MARTIN, Histoire de l’Église, t. IV, Paris 1950, p. 419.
100. La meilleure traduction actuellement disponible est due à Florence Bouet et
figure dans Le Seigneur est mon berger. Le psaume 22 lu par les Pères, Paris 2008, p. 7991.
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celui qui parlait dans le psaume était « un chrétien à la foi parfaite, qui,
après s’être dépouillé de la vieillesse du premier homme, a été régénéré
par l’eau et l’Esprit saint » (§ 1). Si ce point est en grande partie repris de
ses prédécesseurs, sa vue d’ensemble du psaume est fort originale,
puisqu’il met en parallèle les dix commandements donnés par Dieu à
Moïse et les dix bienfaits accordés au psalmiste dirigé par Dieu : 1)
demeurer dans un lieu de verdure (§ 4) ; 2) être purifié par le baptême et
nourri progressivement par Dieu (§ 5) ; 3) voir son âme ramenée au
Christ (§ 6) ; 4) être guidé sur les sentiers de la justice, en connaissant les
deux commandements de l’amour de Dieu et du prochain (§ 7) ; 5)
pouvoir marcher au milieu de l’ombre de la mort, en évitant les pièges
des impies et du diable (§ 8) ; 6) être consolé par le bâton et la houlette
du Sauveur, en étant corrigé avec amour par le premier et consolé par la
seconde (§ 9) ; 7) avoir une table préparée face à ceux qui attristent
l’Église (§ 10) ; 8) voir couler sur la tête du Christ l’huile venue de l’olivier, symbole de paix (§ 11) ; 9) boire la coupe exquise du sang du
Seigneur (§ 12) ; 10) être suivi par la miséricorde de Dieu après avoir été
précédé par sa grâce. Ce dernier point aussi est original, car grâce et
miséricorde avaient généralement été identifiées jusque là.
Cassiodore fait donc précéder l’énoncé de ces dix bienfaits d’une
phrase générale d’introduction – le Seigneur me conduit – et d’une
phrase générale de conclusion – j’habiterai sa maison pour toujours.
Cette construction rigoureuse et présentée à l’aide des termes classiques
de la rhétorique grecque (sunathroismos – § 3 ainsi qu’epiphonèma – §
15) est le signe de la valeur exceptionnelle d’un psaume dont le numéro
même – 22 – « désigne la perfection de la sagesse », puisqu’il n’est autre
que le nombre des livres de l’Ancien Testament en hébreu 101. La conclusion s’impose : « Ce psaume contient la réunion des mystères d’en-haut »
(§ 15). À plusieurs reprises, on en trouve des citations dans le commentaire d’autres psaumes. Il s’agit généralement d’illustrer le thème de la
sobre ivresse 102.
V. AU VIIe SIÈCLE : GRÉGOIRE LE GRAND, ÉLOI DE NOYON
a. Grégoire le Grand
Bien au fait de l’exégèse de ses prédécesseurs 103, le Pape Grégoire le
Grand en renouvelle l’expression lorsqu’il écrit, dans ses Moralia in Job :
101. Cf. HILAIRE DE POITIERS, Tractatus super Psalmos, « Instructio Psalmorum »,
§ 15 (SC 515, p. 151).
102. Cf. In Ps 4, v. 7 – PL 70, 51 ; In Ps 10, v. 8 – PL 70, 95 ; In Ps 68, v. 13 – PL
70, 482 ; In Ps 74, v. 8 – PL 70, 539 ; In Ps 103, v. 15 – PL 70, 733.
103. Ses explications du v. 1 et du v. 4 sont traditionnelles (cf. Moralia in Job XVII,
29 – PL 76, 31 ; XXX, 14, 49 – PL 76, 551).
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« Il faut donc mêler douceur et sévérité, réalisant un équilibre entre les
deux, pour que ceux qui s’y soumettent ne soient ni exaspérés par une
dureté trop grande ni abandonnés à eux-mêmes à cause d’une bonté trop
large. C’est bien ce que désigne l’arche de la tente, où le bâton et la manne
s’ajoutent aux tables, car puisque la science de la sainte Écriture se trouve
dans le cœur d’un bon pasteur (rector), s’il y a un bâton pour réprimer, il
existe une manne qui adoucit. De là vient que David dit : ‘Ton bâton et ta
houlette m’ont consolé’. Effectivement, le bâton nous frappe et la houlette
nous soutient. Si donc il y a répression par le bâton qui frappe, qu’il y ait
aussi consolation par la houlette qui soutient 104 ».
Le pasteur universel qu’il est devenu en 590, serviteur des serviteurs
de Dieu, ne manque pas de reprendre ces explications lorsqu’il rédige sa
Règle Pastorale, dans un chapitre intitulé « Que le pasteur (rector) ait une
humilité qui fasse de lui, pour les gens de bien, un compagnon, et contre
les vices des délinquants un zèle énergique de la justice » 105.
b. Éloi de Noyon
En Gaule aussi, le Psaume 22 inspire Éloi de Noyon lorsqu’après
avoir mentionné le passage de l’Exode qui décrit la Pâque : « Ceignez vos
reins, ayez des chaussures au pied, tenez vos bâtons (baculos) à la main
et hâtez-vous de manger », il exhorte son auditoire en disant :
« Très chers frères, juste avant de manger l’Agneau, ceignons nos reins,
autrement dit contraignons nos mauvais plaisirs et le flux de nos désirs
charnels. Ayons nos chaussures au pied, autrement dit, fortifions le progrès
de nos œuvres par les exemples des saints Pères. Car, de même que nous
entourons les pieds de notre corps par des chaussures faites de (peaux d’)
animaux morts, nous devons entourer les pieds de notre intelligence et de
nos actions par les exemples des saints Pères qui sont déjà morts, pour
éviter qu’ils ne soient souillés par la boue nauséabonde de la perversité
terrestre. Il nous faut aussi tenir des bâtons à la main pour garder vivante à
nos yeux la crainte de Dieu en tout ce que nous faisons et demander à être
dirigés selon Lui en tous nos actes, en disant avec le Psalmiste : ‘Regarde,
Seigneur, tes serviteurs et dirige-les toujours’ (Ps 98), de manière à pouvoir
dire aussi avec lui : ‘Ta houlette et ton bâton (baculus) nous ont consolés’
(Ps 22, 4) 106 ».
VI. AU VIIIe SIÈCLE : BÈDE LE VÉNÉRABLE
Dernier témoin parmi les Pères de la lecture attentive pratiquée par
des hommes de prière et d’action, le moine de Jarrow cite le Psaume 22
aussi bien dans ses commentaires de l’Ancien Testament que dans ceux
104. Moralia in Job XX, 14 – PL 76, 144.
105. GRÉGOIRE LE GRAND, Règle pastorale II, 6, citant Ps 22, 4 (SC 381, p. 217).
106. Homélie 14 – PL 87, 646.
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du Nouveau. Pour exprimer l’action du Christ sur les foules païennes qui
le suivaient, il recourt spontanément aux psaumes :
« Jésus partit au-delà de la mer de Galilée, tandis qu’une immense foule le
suivait, pour recevoir de lui les présents suprêmes de l’enseignement, de la
guérison et de la régénération (refectio) céleste. Seul le peuple juif le
suivait en croyant, mais, après que, par son incarnation, il eut approché,
foulé aux pieds, traversé les flots de la vie corruptible, une très grande
multitude de nations le suivirent, désirant être instruite, guérie et rassasiée
spirituellement, en disant avec le psalmiste : ‘Seigneur, je me réfugie en toi,
apprends-moi à faire ta volonté’ (Ps 94), et : ‘Pitié pour moi, Seigneur, car
je suis faible ; guéris-moi, Seigneur, car tous mes os ont été troublés’ (Ps
6) ; et confiante qu’il donnerait les aliments de la vie éternelle : ‘Le
Seigneur me nourrit, et rien ne me manquera ; dans un lieu de pâture il m’a
placé’ (Ps 22) 107 ».
On observe que l’action du Christ sur les nations païennes revêt une
triple dimension : il instruit (doctrina), guérit (sanatio) et régénère
(refectio). Cette régénération est exprimée par un terme dont Bède ne cite
pas la provenance, mais qui appartient précisément au psaume (super
aquam refectionis). Trois psaumes décrivent cette triple action et le Psaume
22 sert précisément à décrire la refectio opérée, source de confiance :
« Le juste, quand il dort dans la mort, ne craint pas les esprits mauvais,
mais il se repose en paix et attend en sécurité le jour de la résurrection, car
Dieu est partout son protecteur et son gardien, ainsi qu’il est dit dans le
psaume : ‘Si je marchais au milieu de l’ombre de la mort, je ne craindrai
aucun mal, car tu es avec moi’ 108 ».
Table de la parole et table de l’eucharistie sont indispensables au
chrétien :
« Après avoir dit que Salomon fit un autel en or, on ajoute immédiatement :
‘Et une table en or, pour y déposer des pains de proposition’ (1 R 7, 48).
La table en or, c’est la sainte Écriture, rendue féconde par la clarté d’une
compréhension spirituelle. C’est à propos d’elle que le psalmiste dit au
Seigneur : ‘Tu as préparé sous mes yeux une table contre ceux qui me
persécutent’. En effet, pour que les adversaires qui nous persécutent ne
nous fassent pas incliner vers l’erreur, notre Créateur nous a préparé la
table de la science du ciel, qui nous réconforte dans la foi en la vérité 109 ».
VII. CONCLUSIONS
La plus grande diversité caractérise les interprétations qu’ont pu
fournir des versets du Psaume 22 deux papes, douze évêques, un prêtre,
deux moines et deux laïcs. Pourtant, quelques conclusions se dégagent.
107. In Evangelium S. Joannis I, 6 – PL 92, 661.
108. Allegorica expositio in Parabolas Salomonis I, 3 – PL 91, 953.
109. De Templo Salomonis I, 22 – PL 91, 802.
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PATRICK DESCOURTIEUX
Le verset 5 est le plus souvent invoqué à l’appui d’une quête de la
véritable et bonne ivresse, fruit de l’intimité avec Dieu (cf. table en
annexe). La lecture sacramentelle est constante : le corps du Seigneur –
implicitement évoqué par la mention de la mensa du v. 4 conduit à la
considération de son sang, nourriture et breuvage d’immortalité. L’accès
à ce mystère des mystères, source et sommet de la vie chrétienne, n’est
possible et pensable que si le baptême, porte des sacrements, a ouvert la
voie à l’homme de foi. D’autre part, si le début de la vie chrétienne est
mentionné, sa fin est aussi immédiatement envisagée : le verset 6 fait
déboucher sur la perspective de la vie éternelle, comme l’ont immédiatement et unanimement compris les Pères.
Les modernes continuent à se laisser inspirer ; on pense, entre autres,
à Charles de Foucauld énumérant les bienfaits de Dieu, à la manière de
Cassiodore, dans sa propre méditation sur le Psaume 22 : « Que notre
destinée est enivrante, qu’elle est bienheureuse ! » Et qui, plus que moi,
doit vous bénir, mon époux ! La naissance, le baptême, la première
communion, la conversion, la vie religieuse, la communion quotidienne,
cette parfaite imitation de votre vie cachée où vous avez daigné me
mettre depuis sept mois, Nazareth enfin, voici huit grâces incomparables,
huit degrés par lesquels vous m’avez rapproché de vous de plus en plus ;
et comme à chacun il faut m’écrier : que ma destinée est enivrante et mon
sort bienheureux 110 ! »
Mgr Patrick DESCOURTIEUX
École cathédrale – Paris
110. Charles de FOUCAULD, Méditations sur les psaumes (éd. M. Bouvier), Paris
2002, p. 125-129.
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LE PSAUME
23 (22) CHEZ LES PÈRES LATINS
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Tableau récapitulatif des versets du Psaume 23 (22)
commentés par les Pères latins
v. 1
Cyprien
Lettre 63
Hilaire de Poitiers
Tr. Ps. 54, 18-19
X
Zénon de Vérone
Tract. 13
Tract. 14
Ambroise
De Cain et Abel 22. 36
De Noe et arca 111
De Joseph 41. 60
X
De Elia et jejunio 33
De interpellatione 32
Apologie de David 59
X
In Ps 1
In Ps 35, 61
X
In Ps 40
In Ps 43, 17
In Ps 118
In Lucam II, 43
X
In Lucam VIII, 27
De bono mortis 24-25
De mysteriis 43
X
De sacramentis 13
X
Lettre 29
Lettre 65
Gaudence de Brescia
Sermon 9
Maxime de Turin
Sermon 79
Jérôme
In Aggaeam
In Ezechielem
X
In Zachariam
Augustin
Confessions XIII, 29
Lettre 194
De natura et gratia 31
Contra duas epistulas Pelagianorum
In Ps 4
In Ps 10
In Ps 35
v. 2
v. 3
v. 4
v. 5
v. 6
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v. 1
In Ps 60
In Ps 64
In Ps 74
In Ps 103
Cité de Dieu XVI, 41
Sermon 86
Sermon 177
Contre Pétilien
De fide 32
De spiritu et anima 53
Paulin de Nole
Lettre 5, 17
Lettre 20, 7
Lettre 23, 33
Lettre 27, 3
Lettre 28, 2
Lettre 42, 2
Lettre 44, 4
Lettre 51, 4
Poème 16
Pierre Chrysologue
Sermon 137
Arnobe
In Ps 22
Prosper d’Aquitaine
Contra Collatorem
Vigile de Thapse
Contre Varimade 23
Fulgence de Ruspe
À Monime I, 11
À Thrasamond I, 9
Lettre 14
De veritate praedestinationis
I, 16, 34
II, 7, 11
II, 11, 18
Boniface II
Lettre à Césaire
Cassiodore
In Ps 4, 7
In Ps 10, 8
In Ps 22
In Ps 23, 1
In Ps 36, 41
In Ps 59, 3
In Ps 68, 13
v. 2
v. 3
v. 4
v. 5
v. 6
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LE PSAUME
23 (22) CHEZ LES PÈRES LATINS
v. 1
In Ps 74, 8
In Ps 103, 15
Grégoire le Grand
M. 17, 29
M. 19, 11
M. 20, 14
M. 30, 14
M. 35, 14
Règle pastorale II, 6
Bède le Vénérable
In Samuelem I, 2. III, 1
De Templo Salomonis I, 22
In Esdram et Nehemiam I, 3
In Parabolas Salomonis I, 3
In Cantica Canticorum II, 1
In Cantica Canticorum III, 4
In canticum Habacuc
In Marcum II, 7
In Lucam I, 2
In Joannem I, 2
v. 2
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v. 3
v. 4
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v. 5
v. 6
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