Colloque de Lyon-novembre 2007 - Maison de l`Orient et de la

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Colloque de Lyon-novembre 2007 - Maison de l`Orient et de la
S. MÜLLER CELKA et J.-C. DAVID, Patrimoines culturels en Méditerranée orientale : recherche scientifique et enjeux
identitaires. 1er atelier (29 novembre 2007) : Chypre, une stratigraphie de l’identité. Rencontres scientifiques en ligne de la
Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon, 2007.
QUI A VOLĖ LA GRANDE DĖESSE ?
QUELQUES RĖFLEXIONS SUR LE PATRIMOINE DE PAPHOS
Jean-Baptiste CAYLA
Université de Provence, USR 710 du CNRS
RÉSUMÉ
Qui a volé la Grande Déesse ? Déjà Nikoklès, sans doute, et, après lui les monarques hellénistiques et les
empereurs romains ; nous, enfin, colons, patriotes, touristes, hommes politiques ou archéologues... Les questions que l’on
pose au patrimoine de Paphos se concentrent autour de certaines périodes, certaines thématiques. Ces éclairages du passé
exhumé révèlent les sujets autant que leurs objets d’étude et, entre les travaux des archéologues et les enjeux politiques et
culturels contemporains, apparaissent des effets de résonances que nous nous proposons d’examiner. Pour compléter cette
enquête historiographique, nous avons choisi d’observer aussi, de façon plus large, la place du patrimoine dans le territoire
− en l’occurrence, la région de Paphos −, la mise en scène des vestiges antiques face à un patrimoine rural souvent en
déshérence. Enfin, c’est aussi à un examen réflexif que nous invite ce colloque, à la première personne : qu’est-ce que je
cherche − qu’est-ce je cherche à prouver − lorsque je fais l’histoire de Paphos ou lorsque je réfléchis aux processus de
construction identitaire ?
Eternelle Aphrodite
La Grande Déesse chypriote est une figure particulièrement productrice d’imaginaire, un mythe qui
appartient autant à la poésie qu’à l’histoire, autant figure divine que personnage de contes et légendes,
incarnation de la cité antique de Paphos, mais aussi allégorie moderne de l’île à l’usage des touristes, voire logo
touristique de complexes hôteliers − on peut la voir parfois sous l’aspect de la Vénus de Milo. A côté de cette
divinité, siège le héros chypriote Kinyras, qui, pense-t-on, représente la population autochtone de Chypre, la
population antérieure à l’arrivée des Grecs, ceux que l’on appelle les Etéochypriotes.
On considère plus ou moins consciemment que cette figure divine, avec les récits et les pratiques qui lui
sont rattachés, incarne peu ou prou une spécificité qui distingue les Chypriotes des autres, quelque chose qui,
dans les pratiques et les croyances, reste atemporel, permanent.
C’est ce que souligne M. Yon dans un article de vulgarisation 1 : « Les pratiques et les croyances de la
piété populaire témoignent de traditions très anciennes, liées à des motivations profondes de la nature humaine et
que le monde chrétien a dû s’approprier dès les premiers siècles. Certes, il reste peu de témoignages […] de cette
phase primitive ; mais les manifestations qui nous en sont parvenues à travers les difficultés rencontrées par la
1
Yon 1998, p. 6-9.
1
population chypriote dans les aléas de son histoire, n’ont pu se perpétrer que parce qu’elles ont gardé leur vitalité
dans les sociétés des premiers siècles chrétiens, qui ont servi d’intermédiaires entre le passé et le présent ». M.
Yon donne l’exemple des Anthéstéries (fête des fleurs) du moi de mai, à Paphos, Larnaka, à Paralimni, sans
doute héritées des fêtes de la végétation ou de Dionysos, l’exemple du Kataklusmos de Larnaka, associé aux
fêtes de Pentecôte, hérité d’anciennes fêtes sémitiques de Kition, et, enfin, l’exemple des nombreuses Vierges
nourricières : « le plus frappant est certainement le rôle prépondérant que garde à Chypre le personnage de Marie
− la Panayia (Toute Sainte), la Theotokos (mère de Dieu) dans le religion officielle aussi bien que populaire. Elle
hérite en partie des caractères liés à la Grande Déesse, celle que la tradition grecque a popularisée sous le nom
d’Aphrodite et fait naître à Chypre ; depuis des millénaires, cette divinité y a assumé les fonctions de Déessemère, qui enfante, nourrit, protège la santé de l’enfant... Très importante dans toute la tradition de l’Eglise
orientale, le Panayia semble tenir à Chypre plus qu’ailleurs, une place remarquable, à en juger par la quantité
extraordinaire d’édifices qui lui sont consacrés et où elle est vénérée sous les épithètes les plus diverses. A
l’instar de la Grande Déesse païenne, que l’on désignait comme Anassa (Princesse) ou Paphia (de Paphos), la
Panayia n’est pas appelée par son nom, Maria, mais qualifiée d’épithètes clairement topographiques
(Trooditissa) ou liées à des caractères particuliers et souvent valorisants par la mention de l’or (Chryso-) :
Chrysopolitissa de Paphos ou de Larnaka, Chrysopentanassa de Palechori, [...] Certaines épithètes sont
évocatrices, telle à Paphos, qui est précisément le domaine de la Grande Déesse, l’église de Panayia
Galatariotissa, dont le nom évoque l’allaitement, ou encore, dans le village de Panô-Pyrgos, l’église de Panayia
Galaktisti dont le nom [...] peut être en relation avec une fonction de mère nourricière, tout comme l’est à SaintNicolas-du-Toit de Kakopetria, d’une Vierge qui allaite l’enfant Jésus, un thème exceptionnel dans la peinture
byzantine ».
A travers ces exemples, on voit que la Grande Déesse incarne l’ancienneté, l’authenticité des traditions
religieuses chypriotes. Pour certains Chypriotes, croyants, -je pense à des villageois de la région de Paphos- la
Grande Déesse est une sorte d’ancêtre de la Vierge, une intuition primitive achevée et réalisée par la
Christianisme. En regard de cette continuité, l’islam a toutes les chances d’apparaître que comme une rupture
violente, voire destructrice. On comprend aisément que la divinité antique puisse alors devenir un symbole
identitaire où, sous la forme d’un choc de civilisations, se cristallisent des conflits politiques modernes.
Il me semble que l’on peut parler en ce cas de « mythe identitaire ». C’est ce patrimoine que nous nous
proposons d’examiner à travers ses signes visibles dans le paysage paphien, sous la forme d’une visite
touristique virtuelle en quelque sorte, pour explorer un patrimoine immatériel – une croyance − à travers le
patrimoine matériel, un site touristique, en l’occurrence, le site du sanctuaire d’Aphrodite à Kouklia
(Palaipaphos).
Un touriste nommé Titus
Pour cette visite virtuelle, je propose d’emprunter les traces d’un futur empereur romain, Titus. C’est ce
que nous propose Tacite, dans le texte 2 le plus connu et probablement le plus important sur le sanctuaire de
Paphos. Tacite en effet nous livre des informations sur la nature du culte, sa couleur locale, son oracle, ses
sacrifices non sanglants, son autel extérieur protégé de la pluie et son bétyle de forme triangulaire. Mais il s’agit
2
Histoires, II, 2-4.
2
d’une digression didactique qui s’insère dans le récit du voyage de Titus en Orient, avant son accession au
principat. Voici comment s’opère la jonction entre le fil du récit et l’excursus : Igitur oram Achaiae et Asiae ac
laeua maris praeuectus, Rhodum et Cyprum insulas, inde Syriam audentioribus spatiis petebat. Atque illum
cupido incessit adeundi uisendique templum Paphiae Veneris, inclytum per indigenas aduenasque. Haud fuerit
longum [...], paucis disserere : « Longeant donc les côtes de l’Achaïe et de l’Asie et laissant à gauche la mer qui
les baigne, il (Titus) cinglait par des routes plus aventureuses vers les îles de Rhodes et de Chypre, puis vers la
Syrie. Mais le désir le prit d’aller visiter le temple de la Vénus de Paphos, célèbre parmi les indigènes et les
étrangers (inclytum per indigenas aduenasque). Qu’on me permette une brève digression... ».
La visite de Titus se clôt par la consultation de l’oracle sur sa route et son avenir, mais cette
introduction met l’accent sur une curiosité qui n’est pas nécessairement ou pas seulement due à la piété : cupido
adeundi visendique templum Paphiae Veneris. D’ailleurs, dans la suite du texte de Tacite, la visite occupe autant
de place que l’oracle : Titus, spectata opulentia donisque regum quaeque alia laetum antiquitatibus Graecorum
genus incertae uetustati adfingit, de nauigatione primum consulit. « Après contemplé les richesses, les offrandes
des rois et les autres objets que la race des Grecs, férue d’antiquités, fait remonter à la nuit des temps, Titus
consulta l’oracle au sujet de sa navigation. »
Nous nous trouvons peu avant le séisme de 77. Paphos s’appelle alors Sébastè Claudia Paphos,
s’appellera bientôt Sébasté Flauia Claudia Paphos. Il s’agit incontestablement d’une période florissante pour le
sanctuaire, voire de son apogée. Qu’y avait-il à voir ? La documentation épigraphique permet de s’en faire une
idée 3 .
Il y avait, bien sûr, le temple, tel qu’on peut essayer de l’imaginer à partir des représentions qui figurent
sur les monnaies impériales, mais aussi, devant et autour du temple, tout un espace d’exposition d’œuvres, des
antiquitates : opulentia, dona regum et alia.
Parmi les œuvres récentes :
- toute neuves, les statues de pratiquement tous les Julio-Claudiens
- des statues de gouverneurs romains
- les statues de prêtres impériaux, assez neuves elles aussi
Parmi les vénérables antiquités :
- les statues de pratiquement tous les Ptolémées à partir de Philadelphe
-datant pour la grande majorité du IIème siècle av. J.-C., les statues des gouverneurs hellénistiques, les stratégoi
de l’île, représentés parfois avec les membres de leur famille
- des statues d’officiers de l’armée lagide, érigés par des associations de mercenaires
- enfin, de dates variées, des statues des notables hellénistiques, et parmi les plus récentes, une série de statues de
membres de riches familles du Ier s. av. J.-C.
On peut en effet être à peu près certain que l’on plaçait de nouvelles statues aux côtés des anciennes sans
détruire les œuvres du passé. Très peu de bases de statues ont été gravées à plusieurs reprises (moins de 10 % des
pierres conservées), alors que l’on avait sous la main un matériau prêt à l’emploi). Sans entrer dans le détail de
l’étude de ces remplois, il est probable qu'à l’époque impériale la grande majorité des statues hellénistiques se
dressaient encore sur l’esplanade du sanctuaire, à côté de celles des empereurs romains et des proconsuls.
3
Documentation rassemblée dans Cayla 2003.
3
Cet ensemble est donc une véritable collection constituée au cours de l’époque hellénistique et de
l’époque romaine : c’est vers ce musée que se dirige Titus. Il est le coeur prestigieux de la cité, une mise en
scène de sa mémoire qui garantit l’ancienneté et la noblesse de son culte.
Un passé mis en scène donc dès le Ier siècle de notre ère. Mais quel passé ? Pour qui ? Bien entendu que
les Chypriotes devaient être fiers de leur sanctuaire, mais parmi les quelques cent-cinquante personnages
statufiés sur l’esplanade du sanctuaire, moins de la moitié était des Chypriotes. Le reste, ce sont des statues de
souverains et des membres de leur famille, des statues de gouverneurs, de militaires et autres fonctionnaires
impériaux. A cela s’ajoute que parmi les Chypriotes, un certain nombre était directement lié au pouvoir − les
prêtres impériaux par exemple. Ce qui est mis en scène, c’est donc avant tout un pouvoir politique étranger ou,
en tous cas, exercé de l’extérieur. C’est l’image du monarque, qui s’incarne dans ses fonctionnaires, ses soldats,
ses prêtres − principe même du fonctionnement monarchique 4 −, image multipliée du pouvoir, qui se diffuse
dans les lieux en vue comme sur les monnaies.
Ainsi, les statues, comme sans doute les autres objets non conservés qui se trouvaient sur l’esplanade du
sanctuaire, sont des signes complexes. Ils concrétisent la fama de la cité (sa timè pour parler grec) à travers les
signes visibles d’un pouvoir extérieur. Autrement dit, l’identité de la cité s’affiche et se traduit dans l’espace à
travers les symboles de sa sujétion. Ce n’est pas tout à fait un paradoxe : le prestige du sanctuaire confère à
l’espace qu’il enclôt un pouvoir symbolique tel qu’il est susceptible d’accueillir les symboles du pouvoir.
Kinyras-Agapénor : le match
On peut essayer de confronter cette fama matérialisée dans l’espace aux autres sources historiques. Or,
les textes sur Paphos, pour la plupart, nous rapportent aussi des famae, dans lesquelles on peut être tenté de
chercher à exhumer l’identité de la cité paphienne à travers ses spécificités. Pourtant, quand on se demande
quelle part de vérité historique contient la légende, on se trompe souvent de question, tant la fama nous renseigne
autant sur ceux qui la bâtissent, qui la transmettent, que sur ce qu’elle dit. A Paphos, cela est absolument évident
pour les légendes concurrentes concernant la fondation de Paphos. Kinyras ou Agapénor ?
Les sources parlent de ces deux héros. Deux types de solutions ont été proposés 5 :
- la première consiste à distinguer deux fondations : celle de Nea Paphos et celle de Palaipaphos, comme s’il
s’agissait de deux cités distinctes.
- la seconde solution fait de l’un un héros préhellénique (Kinyras), et de l’autre un héros grec (Agapénor).
Affleure ici une dialectique récurrente, un éclairage qui ferme l’interrogation historique dans un schéma binaire
authentique / moins authentique qui se prête à tous les discours idéologiques (le Chypriote / l’envahisseur ; le
Grec /le Barbare). Cette conception de l’identité est toujours prête à s’introduire dans le discours de l’historien,
comme s’il s’agissait de faits, alors qu’il s’agit de récits. Pourtant Tacite est absolument explicite, qui parle
d’une fama recentior à propos de la fondation de Kinyras. Ainsi, on confond le temps de la fiction et le temps de
la narration : le rôle de Kinyras a été développé, mis au premier plan, assez tardivement, sans doute à la fin de
l’époque classique, en tant que héros fondateur de la dynastie des rois de Paphos, les Kinyrades. Il n’y a rien de
préhellénique dans cette histoire qui manifeste la volonté des rois de Paphos de s’inscrire dans l’histoire
ancestrale de la cité et de revendiquer leur autochtonie.
4
5
Voir les analyses maintenant classiques de Louis Marin pour le XVIIème s., en particulier Marin 1981.
Maier-Karageorghis 1985, p. 51.
4
Au point où nous sommes de notre réflexion, se dessine avec une clarté suffisante un schéma récurrent,
où le patrimoine apparaît comme une construction déterminée par des enjeux de pouvoir. On peut lire l’histoire
du sanctuaire paphien sous cet éclairage :
Qui a volé la Grande Déesse ?
Voici une liste de coupables :
1) Les empereurs romains et, surtout, Auguste et les Julio-Claudiens, dont les règnes coïncident avec l’âge d’or
du sanctuaire, qui devient un sanctuaire du culte impérial. Rien d’exceptionnel d’ailleurs, mais le cas de Paphos
est exemplaire. Comme Aphrodite est l’origine de la gens Iulia, le sanctuaire de Paphos a occupé une place
privilégiée dans la politique religieuse de la dynastie qui, on peut le formuler ainsi, s’est attaché à exploiter le
capital de prestige du sanctuaire paphien.
2) Les Ptolémées et, surtout, Ptolémée V Epiphane, et son stratège Polykratès, qui menèrent un politique
religieuse expansionniste, en Egypte et dans les possessions extérieures (Polykratès fut le premier gouverneur
lagide à s’arroger le titre de Grand-Prêtre). Coupable aussi Ptolémée Philadelphe, avec un suspect de choix, son
navarque Kallikratès, qui oeuvra à associer le culte d’Aphrodite à celui de sa reine Arsinoé.
3) Les rois de Paphos de la fin de l’époque classique. Ceux-là ont moins laissé de traces. En tous cas pas de
statue. Mais on sait qu’ils furent prêtres de la Grande Déesse, tout comme leur ancêtre mythique, le héros
Kinyras, qui lui aussi reçut un culte.
A travers ce rappel, mon propos est de souligner un aspect du patrimoine antique : sa structure en
abyme. Autrement dit, l’actuel musée de Kouklia met en scène une mise en scène, celle des Romains, qui à leur
tour mettaient en scène la mise en scène des Lagides, qui mirent en scène la mise en scène des rois de Paphos et,
probablement, ainsi de suite, mais les sources nous font défaut. Certes, notre mise en scène à nous, celle du
musée moderne, diffère radicalement des autres. Il y a solution de continuité. Il ne s’agit pas d’une mise en scène
du pouvoir. En tous cas on ne peut pas le formuler ainsi, même si, d’une certaine manière, on peut dire que la
France coloniale s’est mise en scène à Delphes, comme d’autres nations européennes l’ont fait ailleurs dans
d’autres grands sites. Si, en 1888, l’Angleterre finance une expédition à Palaipaphos, c’est bien sûr pour l’amour
de la science, mais le prestige de la nation anglaise a tout à y gagner. D’ailleurs les fouilleurs anglais ne
s’intéressent absolument pas au patrimoine médiéval, ni en 1888, ni en 1950. Ce qui intéresse le plus T. B.
Mitford − comme moi d’ailleurs − ce sont les inscriptions, et il se trouve que ces inscriptions datent des périodes
où l’île est fortement administrée au sein de grandes puissances politiques (les Lagides, les Romains),
exactement comme elle l’est en 1950. Paphos n’est pas Salamine, mais après 1974, elle fait partie des sites qui
exposent aux yeux de la communauté internationale le passé gréco-romain de l’île, garant de son hellénisme, de
même qu’il sera, plus tard, garant de l’appartenance de l’île à la sphère culturelle européenne, au moment des
négociations pour l’intégration dans l’Union Européenne. Cette richesse archéologique confère toujours prestige
et reconnaissance internationale. On peut dire que le capital de prestige du sanctuaire paphien n’est toujours pas
épuisé, malgré la modestie des vestiges de Kouklia. A Chypre, cela reste un enjeu diplomatique.
Qui cherche là l’âme d’un peuple risque fort de s’égarer. Le patrimoine est mémoire certes, mais
mémoire construite, officielle, politique, idéologique, trace des sujétions successives. Cela ne veut pas dire que
5
tout est faux. Bien sûr qu’il y a eu un important culte de la fertilité aux IVe et IIIe millénaire – Jacqueline
Karageorghis l’a étudié. Bien sûr qu’il y a d’importantes sépultures chalcolithiques – comme à Souskiou. Bien
sûr qu’ont été retrouvées un grand nombre de statuettes de femmes à l’enfant ou de figures féminines aux
caractéristiques sexuelles marquées. Bien sûr qu’il reste un morceau imposant du temenos de la fin du 2nd
millénaire (c. 1200), et les trois vers d’Homère qui parlent de l’autel parfumé de Paphos, mais les fouilles
archéologiques du sanctuaire ne montrent pas les racines du peuple chypriote. En revanche, elles montrent la
permanence des enjeux identitaires et politiques autour d’un patrimoine. Ce patrimoine, c’est la réputation d’un
très ancien culte de fertilité. C’est un gisement inépuisable de timè, dont chacun a naturellement cherché à capter
une partie.
Il se trouve que cet ensemble documentaire nous a été conservé par ceux-là même que cela n’intéressait
plus, peut-être par les Francs (des barbares !). La plupart de ces pierres constituaient un dallage qui fut exhumé
par les fouilleurs anglais de 1888 6 . Les inscriptions ont ainsi été protégées de l’érosion et peuvent encore se lire
malgré la mauvaise qualité de la pierre utilisée. Elles illustrent un fait archéologique notable : il n’y a pas
seulement superposition de différentes strates, mais aussi juxtaposition dans l’espace. Ce sont les traces de la
mémoire, dont c’est la définition même : non pas des temps qui se succèdent, mais des temps qui se croisent, qui
cohabitent, qui coexistent sur un territoire. Le patrimoine n’est pas seulement histoire, mais géographie, ou plutôt
topographie.
L’itinéraire de l’Homo Touristicus
C’est d’ailleurs ainsi qu’il se présente au touriste qui prépare un itinéraire ; c’est ainsi qu’il se décline
dans les guides. Paphos est d’abord une région, avec une ville et des villages, des espaces cultivés et des espaces
sauvages. Dans cet espace de vie − économique, sociale, religieuse −, affleure le passé ancien et récent, la
préhistoire, l’antiquité, l’époque hellénistique et romaine, les premiers lieux du christianisme qui sont parfois
encore des lieux de cultes, la période byzantine, franque vénitienne, l’administration turque, anglaise, le
déchirement de 1974, les bouleversements culturels qui ont suivi, avec l’affaiblissement d’un mode de vie rural
ancestral.
Or, ces lieux d’affleurement, ces traces du passé, ne font pas tous l’objet de la même attention. Certains
ne sont pas intégrés au patrimoine affiché parce qu’il s’agit d’une histoire récente, encore brûlante ; d’autres
parce qu’ils sont trop modestes, dispersés, éloignés des itinéraires empruntés ; d’autres enfin parce qu’il y a une
rude concurrence : les richesses archéologiques sont telles qu’il faut choisir quoi fouiller, quoi étudier, quoi
publier, quoi montrer ensuite. Ces choix ne sont pas nécessairement idéologiques. Ils relèvent souvent de
logiques de carrières, de préoccupations intellectuelles non dictées par le terrain, de logiques touristiques ou
économiques − en particulier la forte pression immobilière. On sait que des centaines de tombes sont trouvées
chaque année. Un petit nombre est vraiment fouillé et étudié. On préfère celles à trésor. On fait le tri et on ne
regarde pas ce qui semble banal, donc plutôt ce qui est modeste.
Le sanctuaire paphien est un cas particulier, extrême à bien des égards ; un lieu d’exposition du pouvoir
et tout à la fois, un lieu de construction identitaire, mais ce cas jette de façon indirecte une lumière sur le reste du
6
Gardner-Hogarth 1888, p. 225-226.
6
patrimoine de Paphos : le patrimoine privilégié, celui que vont voir les touristes, c’est le patrimoine
spectaculaire, à savoir des sites qui constituent un spectacle pour le visiteur moderne mais aussi des lieux qui dès
leur conception étaient conçus pour être vus, pour afficher une puissance : les vestiges paléochrétiens (la
basilique de Chrysopolitissa), les tombeaux des rois bien sûr, mais aussi les mosaïques des immenses villas,
parmi lesquelles celles des gouverneurs hellénistiques et romains.
Ce que nous visitons, c’est un centre monumental, où se donnait à voir la puissance politique avec ses
imposants bâtiments administratifs, un lieu d’affichage idéologique aussi, puisque les mosaïques laissent
entrevoir le climat moral et intellectuel d’une élite païenne, à une époque où le christianisme est largement
diffusé dans l’île. Là encore, Paphos est un lieu hautement symbolique avec une scène fondatrice pour la
chrétienté − et pas seulement pour les chrétiens de Chypre − : le voyage de Paul et Barnabé, le premier succès de
l’apôtre des Gentils avec la conversion de Sergius Paulus. Il reste un lieu, le pilier de Saint-Paul, mais ce lieu est
aussi mythique que les Bains d’Aphrodite ou Petra tou Rhomiou. Par ailleurs, les mosaïques n’ont rien de
chrétien, même lorsque, comme dans la maison d’Aiôn (IVème s. ap. J.-C.), l’enfant Dionysos nimbé évoque
irrésistiblement l’iconographie chrétienne. Il n’y a pas, comme on l’a parfois dit 7 , de distorsion du mythe sous
l’influence chrétienne : c’est une profession de foi de la pure doctrine néo-platonicienne. Quand W. A.
Daszewski dit, pour la mosaïque de la villa de Thésée (le premier bain d’Achille, datant du IVème s. ap. J.-C.),
que « la scène païenne annonce les représentations de Nativités et du premier bain du Christ que l’on trouve sur
les mosaïques et les fresques des églises byzantines et médiévale. » 8 , il faut se méfier du verbe « annonce » Si le
christianisme originel se donne à voir ici, c’est éventuellement en creux, par les réactions qu’il suscite. Bien sûr,
là encore, on ne peut pas ignorer le sanctuaire hypogée d’Ayia Solomoni, qui n’a probablement pas cessé d’être
un lieu de culte depuis l’Antiquité, et de nombreux autres sites où se manifestent des pratiques millénaires : les
bandelettes, les écheveaux de fil autour des églises, les ex-voto de cire, et il y a d’importants vestiges
paléochrétiens. Mais là encore, il me semble, le mythe identitaire est déçu par les vestiges mis au jour.
Enfin, sont privilégiés les vestiges d’un espace urbanisé, et cet urbanisme antique a une histoire. On sait
que la naissance des cités sur le modèle grec date à Chypre du début de l’époque hellénistique. La ville moderne
de Paphos a elle aussi une histoire. C’est maintenant un centre régional à l’échelle de Chypre, avec un tissu
urbain unissant les quartiers de Kato-Paphos à Ktima. Elle était naguère un village. Il se trouve que la
transformation s’est faite en même temps que l’on retrouvait et mettait en valeur les vestiges de l’urbanisme
antique. Autrement dit, la redécouverte des vestiges de ce qui fut une période d’acculturation dans l’Antiquité 9
coïncide avec une période d’acculturation moderne, la déshérence des villages, l’affaiblissement de la culture
rurale au profit des métiers citadins, dans les banques, l’hôtellerie ou autres services. Je ne veux pas dire qu’il se
passe la même chose. Simplement, le traitement inégal du patrimoine antique − patrimoine spectaculaire ou
patrimoine non spectaculaire − nous parle des rapports entre campagne et ville à Chypre ; entre culture transmise
et acculturation, entre un lieu traditionnel, voire traditionaliste, conservatoire de pratiques anciennes, et un lieu
7
Balty 1995, p. 285-286, et, auparavant, Daszewski 1985.
Daszewski-Michaelidès 1989, p. 63.
La fondation de Nea Paphos à l’aube de l’époque hellénistique participe probablement d’une grande mutation culturelle : cultuelle
(apparition de nouveaux théonymes grecs dans l’île –Aphrodite notamment), linguistique (apparition de la koinè et déclin du syllabaire), et
politique (l’affaiblissement et la disparition des royaumes).
8
9
7
de brassage culturel où se sont affichés les différents pouvoirs politiques qui ont administré l’île. Ce déséquilibre
est particulièrement évident à Paphos en raison de son rôle administratif à l’époque hellénistique et romaine.
Ainsi, les routes ne changent pas beaucoup. Si l’on suit par exemple le Blue Guide of Cyprus (troisième
édition de 1990), l’itinéraire proposé suit la route côtière, conformément à l’itinéraire décrit par les géographes
antiques. On passe nécessairement par le jardin sacré d’Aphrodite, le Hieros Kèpos sans faire le détour par
l’arrière-pays, la montagne paphienne. C’est ce patrimoine-là qui est fragile : le paysage, les villages et, en
particulier, les villages abandonnés (je ne parle pas ici des villages turcs). Là, nous sommes probablement à un
moment de rupture de ce temps long, de ces traditions millénaires que nous évoquions au début de cet article.
A Paphos, comme ailleurs à Chypre, l’aménagement des espaces archéologiques est destiné au tourisme
culturel et ne répond pas forcément à des préoccupations patrimoniales au sens strict. La présentation de ce
colloque parle d’un dédoublement du processus de construction identitaire, entre la vision des « inventeurs
étrangers » et celle des « natifs du lieu de découverte ». Il faudrait ajouter celle de l’homo touristicus, pour
reprendre l’expression de Daniel Van der Gucht 10 . Ainsi, à Paphos, ce sont naturellement les brillants vestiges
d’époque hellénistique et d’époque romaine qui sont surtout susceptibles d’être « muséalisés », vestiges d’une
cité lagide ou romaine, et non d’une cité chypriote. Ici, la sélection dans les strates de l’histoire ne semble pas
répondre à des revendications territoriales ou culturelles, mais à des logiques économiques et administratives, et
pourtant, l’intérêt pour la civilisation urbaine correspond incontestablement à une certaine conception de
l’histoire et du métier d’historien. C’est une approche qui s’intéresse moins au territoire, au paysage. Elle
correspond de fait à notre regard sur les territoires et sur les paysages chypriotes, et au regard des Chypriotes sur
les territoires et les paysages de leur île.
REFERENCES
BALTY J. 1995, Mosaïques antiques du Proche-Orient, Besançon-Paris.
CAYLA J.-B. 2003, Les inscriptions de Paphos. Corpus des inscriptions alphabétique de Palaipaphos, de Nea
Paphos et de la chôra paphienne, (Paris IV- Sorbonne, 2003), thèse inédite.
DASZEWSKI W. A. 1985, Dionysos der Erlöser. Griechische Mythen im Spätantiken Cypern, Mainz am Rhein.
DASZEWSKI W. A. et MICHAELIDES D. 1989, Guide des mosaïques de Paphos, Nicosie.
GARDNER A., HOGARTH D. G. , JAMES M. R. 1988, « Inscriptions of Kuklia and Amargetti », JHS 9, p. 225-226.
MAIER F. G. et KARAGEORGHIS V. 1984, Paphos: History and Archaeology, Nicosie.
MARIN L. 1981, Le Portrait du roi, Editions de Minuit .
YON M. 1998, « La nouvelle religion dans la continuité chypriote », in Le Monde de la Bible, n°112, juillet-août
1998, p. 6-9.
10
Ecce homo touristicus - Identité, mémoire et patrimoine à l'ère de la muséalisation du monde, Labor Editions, 2006.
8

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