L`imaginaire morcelé du Liban: Cinéma et histoire au
Transcription
L`imaginaire morcelé du Liban: Cinéma et histoire au
L’imaginaire morcelé du Liban: Cinéma et histoire au Liban Evoquer l’histoire du Liban est une affaire risquée. Que ce soit l’histoire ancienne ou l’histoire récente, celle-ci reste une source de tension et de conflit, chaque groupe, communauté ou même, parfois, chaque individu, gardant en mémoire une version bien particulière de l’histoire de son pays, rarement en accord avec celle des autres. Ces clivages, devenus source de divisions depuis la naissance officielle du Liban, ont rendu impossible la naissance d’une entité politique unifiée. Par exemple, les libanais ne sont pas d’accord entre eux sur la reconnaissance de l’importance du rôle de l’émir Fakhredine II et de l’émir Béchir II, deux personnages qui ont contribué entre le 16ième et le 18ème siècle aux prémisses de la naissance de l’état libanais. Tous les deux gouvernants du Mont-Liban, ils sont considérés par les uns comme des héros nationaux et par d’autres des traîtres. Plus grave encore, les libanais ne se reconnaissent par les mêmes « ancêtres » : les phéniciens sont dans certains manuels d’histoire quasi-absents alors qu’ils sont, dans d’autres, considérés comme les fondateurs premiers de ce qui sera le Liban. En fait, il n’existe pas de manuel d’histoire unifié pour les écoles et collèges; il en découle que l’histoire est enseignée différemment suivant les écoles et les régions, selon l’identité religieuse des établissements (un grand nombre d’écoles étant fondées et dirigées par des congrégations religieuses) et même parfois selon les croyances et opinions des enseignants eux-mêmes. Certains événements de l’histoire récente, comme par exemple ceux liés à la guerre de 1975 – 1990 sont souvent passés sous silence par manque de consensus à leur propos. Par exemple, évoquer les raisons de la guerre en 1975 reste tabou dans les manuels d’histoire : raconter la guerre aujourd’hui est considéré comme source de tensions confessionnelles qui peuvent conduire à des violences incontrôlables. 1 Une autre problématique apparaît en filigrane : qui va écrire l’histoire du Liban lorsque ceux qui se sont fait la guerre se partagent le pouvoir aujourd’hui? On dit souvent que l’histoire est écrite par les vainqueurs. Que faire alors lorsqu’un pays se félicite depuis la fin de la guerre d’une situation dans laquelle il n’y a ni vainqueur ni vaincu ? Comment expliquer à une nouvelle génération ce que fut la guerre lorsque les responsabilités sont niées officiellement par le biais d’une loi d’amnistie générale supposée préserver la paix civile ? Lorsque les considérations confessionnelles largement l’emportent sur les considérations nationales? Marc Ferro affirme la nécessité d’une contre histoire face à l’histoire officielle. Que faire alors lorsque l’histoire officielle n’existe pas ? Il en résulte que l’imaginaire des libanais est divisé à cause de ces tiraillements face à l’histoire, celle-ci devenant soumise à la représentation communautaire et confessionnelle et non à une vision nationale. Cette situation inédite a ses répercussions sur la scène artistique, notamment sur la production cinématographique libanaise. Le manque de consensus historique, la perte de repères et les conflits confessionnels ont grandement influencé les contenus des films au point que nous constatons l’absence presque totale du film historique et du film d’époque. Pour tenter de comprendre les mécanismes de la représentation de l’histoire dans le cadre du morcellement de l’imaginaire collectif, nous nous pencherons dans un premier temps sur un cas particulier mais représentatif, celui du seul film historique produit au Liban, Safar Barlek, puis sur des films libanais produits après 1990 et qui ont perçu et interprété la guerre selon des visions particulières. Cinéma et histoire, un cas isolé : Safar Barlek Bien que l’histoire du Liban soit excessivement riche en événements marquants, il n’existe, depuis les années 1930 qui ont vu éclore les premiers films, qu’un seul film 2 partiellement historique1. Il s’agit de Safar Barlek (L’exil) opérette historique réalisée en 1967 par l’égyptien Henry Barakat, avec comme actrice principale la célèbre diva libanaise Fayrouz. L’histoire du film est la suivante : Durant l’occupation ottomane du Levant, juste avant la première guerre mondiale, les hommes étaient recrutés de force dans l’armée de l’Empire. Les récoltes étaient confisquées et la population locale libanaise vivait sous le joug de la puissance ottomane. Ceux qui tentaient de s’échapper de l’armée étaient tués ou exilés, d’où le titre du film. Abdo, le personnage principal, est amoureux de Adla. Il est arrêté et enrôlé malgré lui deux jours avant son mariage. Adla tente de le rejoindre et dirige alors avec Abou Ahmad la résistance contre l’occupant. Abou Ahmad libère Abdo qui s’enfuit, après une rude bataille en dehors du pays, avec la promesse faite à Adla de revenir combattre les ottomans et de la retrouver bientôt. Le film, dont l’histoire se déroule entièrement dans le monde rural, avec pour héros de braves paysans déterminés à combattre l’occupant, est écrit par les 2 frères Rahbani, auteurs de plusieurs spectacles musicaux à grand succès populaire au Liban et dans le monde arabe. Le film est ponctué de nombreuses chansons composées par les Rahbani et interprétés principalement par Fayrouz. Au fait, le genre musical dans ce film tend à se superposer au genre historique et à le surpasser. Safar Barlek est bien plus assimilé au Liban à un film musical plutôt qu’à un film historique: les chansons sont, jusqu’à aujourd’hui, très populaires et reprises souvent à la radio alors que peu se souviennent de l’histoire du film, perçue plus 1 Seuls deux autres films se sont penchés sur l’histoire du Liban mais sont considérés comme des productions mineures tant au niveau artistique que populaire. Il s’agit de Al Rajol al Samed, dont l’histoire se passe, comme pour Safar Barlik, durant l’occupation ottomane et Al Fajr (L’aube) qui évoque, sous la forme d’un grand et long clip, l’indépendance du Liban, se contentant de reprendre en les romançant les faits les plus connu de cette période. 3 comme un cadre « ornemental » aux chansons. Par ailleurs, placer l’histoire du film dans le cadre de l’occupation ottomane, l’une des rares périodes assimilée consensuellement au Liban, a servi le film et encouragé son succès auprès de toutes les couches populaires. Il montre la résistance comme le fait d’un peuple uni et homogène, non confessionnel, se basant sur des personnages stéréotypés présent dans l’imaginaire libanais grâce à de nombreuses pièces de théâtre produites durant les années 1960, certaines écrites par les même frères Rahbani. Le film évite tout propos qui pourrait être polémique et les chansons permettent de relativiser l’aspect historique en assurant une sorte d’envoûtement du spectateur : la puissance du film ne découle pas du récit et de l’influence qu’il peut exercer sur le spectateur mais elle émane de l’enchantement des imaginaires grâce aux chansons et surtout, grâce à la présence quelque peu magique de Fayrouz qui a toujours été une personnalité qui rassemble les libanais et qui est souvent représenté comme le symbole de l’unité du Liban. Dans la séquence finale du film, la lutte armée semble prendre le dessus sur l’amour avec l’exil forcé de Abdo. Cependant, avec la promesse emphatique que celui-ci fait à Abla de retourner rapidement, et en lui demandant de porter la bague qu’il lui avait offerte, ce patriotisme élémentaire apparaît comme le garant de l’amour, chose qu’accepte Adla avec toute la candeur et la naïveté qui la caractérise : elle n’a qu’à patienter, dit-elle, pour célébrer deux noces, celle du mariage et celle de l’indépendance2. 2 Reste à relever, par rapport à ce sujet, que de nombreux spectacles musicaux historiques ont été créé sur scène, contrairement au cinéma. Récemment, plusieurs spectacles de ce genre ont eu un grand franc succès, même lorsque qu’il s’agit d’une reprise d’un spectacle ancien. Cependant, la majorité de ces spectacles, sinon tous, privilégient le « musical » sur l’historique et évitent les sujets qui peuvent faire polémique, la féérie l’emportant sur le réalisme. L’exactitude historique est souvent approximative dans ces spectacles, favorisant une approche épurée qui ménage les susceptibilités des uns et des autres dans le cadre du climat confessionnel du pays. 4 La guerre du Liban au cinéma Cette quasi-absence de représentation historique au cinéma n’est plus de mise lorsqu’il s’agit d’évoquer l’histoire récente, à savoir la guerre qu’a connue le Liban entre 1975 et 1990. Plusieurs films produits après 1990 racontent des histoires qui se passent durant la guerre. Parmi ces films, nous nous pencherons sur 3 œuvres représentatives, Dans les champs de bataille, A l’ombre de la ville et West Beyrouth pour essayer de comprendre comment se construit la représentation de la guerre à l’écran. Dans les champs de batailles (2004) Dans le film partiellement autobiographique de Arbid, une famille chrétienne tente de survivre alors que la guerre gronde à Beyrouth. Le père a des dettes de jeu et se retrouve menacé de mort, la mère ne supporte plus la situation et désire déserter sa famille, la tante se comporte d’une manière despotique et agressive. Lina l’adolescente se lie d’amitié avec la jeune bonne syrienne qui l’initie aux jeux de l’amour. Cette famille se disloque graduellement jusqu’à l’implosion totale avec le départ de la mère, la mort du père, et enfin la violente dispute entre Lina et la bonne qui se termine par la fuite de cette dernière. La guerre reste très lointaine, elle n’est jamais vue frontalement mais elle est entendue à travers les sons des bombardements. Quelques rares scènes montrent les habitants du quartier dans un abri, attendant la fin des hostilités. Le titre du film, qui semble de prime abord signifier un film de guerre, se comprend après le visionnage par rapport à la situation que vit la famille de Lina : les champs de batailles ne sont pas les terrains de guerre où s’affrontent des belligérants armés, ils relèvent plutôt du champ intime et propre à cette famille qui vit des conflits parfois larvés et 5 d’autres fois endémiques. Le véritable champ de bataille est l’appartement dans lequel évoluent les personnages3. L’histoire centrale du film est celle de la désintégration de l’amitié entre Lina et la bonne. Cette amitié s’affirme dès la première scène et se renforce lorsque Lina commence à découvrir la sexualité grâce à la bonne qui lui permet de rencontrer un homme et d’échanger un baiser. Cependant, lorsque la bonne demande à Lina de l’aider à s’enfuir avec son amoureux, celle-ci refuse et la dénonce car elle ne veut pas la perdre. La bonne s’en prend alors violemment à Lina et le film s’achève avec sa fuite. La scène finale est comme un écho déformé à la première scène dans laquelle les deux filles jouaient ensemble avec toute la complicité qui peut exister entre deux adolescentes innocentes. A la fin, Lina, désespérée et battue, court après la bonne dans l’espoir de la rattraper, en vain. Sa compagne monte dans une voiture qui disparaît rapidement. C’est la fin de l’innocence qui se confirme. La guerre reste vague et nébuleuse et ne se répercute que très indirectement sur les destinées des personnages. En retrait par rapport à d’autres thématiques, elle représente bien plus l’état de délabrement et de confusion que traverse Beyrouth qu’une situation dangereuse et militairement périlleuse. La ville de Beyrouth n’est montrée que dans les derniers plans du film et semble peu présente. A ce propos, Arbid s’en explique dans un entretien: “A la fin, nous voyons la ville. Je hais lorsqu’on en fait un caractère propre comme essayent de le faire tous les réalisateurs au Liban. Je crois que nous avons besoin de parler, beaucoup plus, de nous-mêmes 4». L’absence de représentation de la ville 3 Au fait, la gifle que reçoit la bonne lors d’un repas familial, les disputes entre le père et la mère, l’altercation entre le père et Lina, le conflit entre Lina et la bonne et tant d’autres événements sont les batailles que se livrent les différents habitants de cette demeure dont l’emplacement est imprécis géographiquement. 4 http://bidoun.com/bdn/magazine/02-we-are-old/domestic-battlefields-danielle-arbid-on-maarek-hob-byali-jaafar/ 6 comme champ de bataille et de la guerre comme sujet central est donc délibérée, l’essentiel étant, comme l’affirme la réalisatrice dans le même entretien, de montrer comment les libanais « ont vécu guerre et l’ont acceptée comme une chose normale ». Elle ajoute : « C’est pour cela qu’il est important de montrer la guerre non pas comme une chose exotique, mais comme une manière de vivre. La guerre extérieure devient une métaphore de la guerre intestine entre les membres de cette famille ». Quel serait dès lors le lien entre l’histoire globale, celle de la guerre, et l’histoire particulière, celle de la famille, plus précisément celle des deux adolescentes ? Serait-ce la dislocation qui se produit graduellement, jusqu’à la destruction du cocon familial ? La même histoire aurait-elle pu se passer en temps de paix ? Sans doute, mais la signification ainsi que la perception spectatorielle seraient différentes, car il est certain que le contexte particulier dans lequel évolue l’histoire a son incidence sur l’ensemble, particulièrement sur le plan émotif. La désacralisation de la guerre et la représentation à l’écran de sa normalisation passent donc chez Arbid par la non-monstration de cette guerre. Arbid, bien qu’elle identifie clairement la religion chrétienne de la famille 5 ne dévoile pas la nature des bombardements qu’on entend, ni leur provenance. La guerre reste une entité indéfinie, presque virtuelle. Le film ne met en aucune façon en danger le principe sacro-saint de la coexistence tel que modelé par les politiciens après la guerre. Dans les champs de bataille respecte une ligne rouge virtuelle en vigueur au Liban, celle qui délimite le champ entre ce qui est acceptable par toutes les communautés et ce qui ne l’est pas, vu le manque de consensus, comme nous l’avons dit plus haut, par rapport à l’histoire de la guerre. La non-monstration de la guerre participe donc du respect des multiples 5 L’identification se fait les noms propres des personnages, comme Antoinette et Georges, par les croix que certaines portent et par des graffiti sur les murs. Ce type d’identification est en général évité dans les téléfilms, les séries télévisées et quelques fictions cinématographiques à cause de la nature confessionnelle du pays 7 imaginaires du peuple libanais, le film de Arbid ne s’engageant pas dans une voie historique mais proposant une lecture sociale de laquelle toute référence politique est gommée6. A l’ombre de la ville (2000) A l’ombre de la ville, réalisé par Jean Chamoun en l’an 2000, montre la guerre, contrairement au film de Arbid. Il la montre à partir de films d’archives et dans des scènes filmées intrinsèques à l’histoire du personnage principal, Rami. Au fait, le film raconte le parcours tortueux du jeune adolescent Rami qui est contraint de quitter son village au sud du Liban en 1974, à l’aube de la guerre, à cause des bombardements israéliens. Il se retrouve à Beyrouth dans laquelle les premiers soubresauts de la guerre se font sentir. Rami rencontre une jeune fille, Siham, et en tombe amoureux mais la guerre les sépare lorsque celle-ci doit quitter Beyrouth Ouest pour se réfugier avec sa famille à Beyrouth Est. Des années plus tard, en 1982, Rami s’engage dans la milice de son quartier alors que son père est enlevé par la milice rivale. Il tente de retrouver son père et rencontre Siham et sa fille, par hasard. Il apprend que son mari a, lui aussi, été enlevé. Il entre en conflit avec ses collègues miliciens, leur reprochant d’être devenus une bande de criminels et de mercenaires. Il perd Siham de vue à nouveau. On le retrouve des années plus tard, alors que la guerre est achevée et que ses anciens collègues corrompus sont devenus des hommes d’affaires influents. Dans la rue, il rencontre une jeune femme qui semble être la fille de Siham. Il s’en éloigne sans lui parler. 6 Les rares films qui se permettent de franchir cette ligne rouge sont censurés, comme par exemple pour Civilisés, de Randa Chahhal, qui a subit les foudres de la censure et qui a été interdit au Liban à cause, entre autres, de situations qui montrent explicitement le conflit dans son cadre confessionnel. 8 Le film retrace partiellement les 15 années de la guerre libanaise à travers le parcours de Rami qui se retrouve entraîné presque malgré lui dans la tourmente. La guerre le poursuit partout. Le film montre, dans sa première partie, cette guerre qui s’installe lentement mais inexorablement dans un quartier qui semble pourtant calme. Il s’agit apparemment d’un quartier musulman mais la milice n’est pas identifiée. Le film ne donne pas d’informations sur les raisons et les causes du conflit, les combats entre les différentes milices ne sont pas motivés par le récit, le spectateur comprend indirectement qu’il s’agit d’un conflit à caractère confessionnel. Les bombardements israéliens restent eux aussi inexpliqués et participent de ce parti pris du film de superposer deux niveaux distincts, le descriptif et le narratif. Ne pas montrer la guerre dans le film de Arbid et la montrer dans A l’ombre de la ville impliquent la même distance: celle-ci est une énigme, présente mais mystérieuse. Elle fait partie du cadre général dans lequel évolue Lina, elle est plus ancrée dans la réalité quotidienne de Rami qui combat lui-même, mais elle n’a pas de signification en dehors de cela. Alors que l’histoire familiale a la primauté dans le film Dans les champs de bataille, l’histoire de l’amour plusieurs fois égaré l’emporte dans le film de Chamoun. La réalité de la guerre, ses origines, son contexte et ses bouleversements sont pourtant très peu présent, sinon inexistants. Pour le spectateur la guerre est là, pas plus. Il la voit ou la ressent sans pouvoir la comprendre, les références historiques sont peu nombreuses. West Beyrouth (1998) West Beyrouth, réalisé en 1998 par Ziad Doueiry, relate l’histoire de 2 adolescents musulmans, Tarek et Omar, dans Beyrouth en 1975. Ils sont à la recherche d’une boutique pour développer une pellicule super 8 mm qu’ils ont filmé avec leur caméra. Ils rencontrent une jeune fille chrétienne, May, vivant dans leur quartier. Durant leur déambulation dans Beyrouth en guerre, ils vont se retrouver dans un bordel situé dans 9 la zone tampon entre les 2 Beyrouth, sorte de « no man’s land » équivalent à un havre de paix où se retrouvent les gens de toutes les communautés. L’intensification des conflits confessionnels finira par éloigner la jeune fille, au désespoir de Tarek. Comme dans les deux films précédents, le film s’achève sur une dure réalité, la guerre provoquant l’isolement et la séparation corporelle de ceux qui s’aiment. Cependant, il se différencie d’eux par la reconstitution à l’écran de plusieurs événements notoires de cette période, comme par exemple pour la fusillade du bus palestinien par les phalangistes chrétiens, fait historique considéré comme le déclencheur de la guerre en 1975. Certaines libertés sont prises avec certains événements pour les adapter à la fiction, notamment pour cette scène de fusillade du bus qui a lieu dans le film un lundi alors qu’elle s’est réellement passée un dimanche. Ce décalage est crucial car cette scène permet l’intégration des 2 adolescents, qui se trouvent à l’école et qui voient la fusillade, dans le contexte de la guerre qui commence, chose qui serait impossible si le film respectait le calendrier, le dimanche étant un jour férié. Il aurait fallu alors changer toute l’histoire. Il n’en demeure pas moins que les références historiques ne font pas défaut dans West Beyrouth et qu’elles sont identifiés et restituées par rapport à l’histoire des enfants, bien que l’aspect politique soit presque complètement absent7. En effet, la guerre est vue selon leur point de vue : elle est d’abord un jeu qui les amuse, comme cela apparaît clairement dans la scène de la manifestation après l’assassinat de Kamal Joumblatt, leader incontesté de la communauté druze et ministre influant à l’époque; Omar et Tarek se rallient sans comprendre ce qui se passe au mouvement dans la rue et le premier demande au second: qui est Kamal ? Tarek répond : je n’en sais rien… . En manifestant, ils ignorent donc tout des risques qu’ils encourent et sont paniqués lorsque les miliciens attaquent les contestataires. Lorsque ce point de vue évolue et que les 7 Dans la scène du bus, le contexte politique est ignoré : dans les faits, la fusillade a eu lieu à la sortie de la messe, alors que la scène se passe dans la rue dans le film. Les implications politiques et l’aspect confessionnel sont eux aussi occultés. 10 enfants commencent à comprendre que la guerre peut être une chose dangereuse, détestable, source de malheurs et de séparations des êtres, c’est la fin de l’innocence. Le film peut alors s’achever, à l’instar du film de Arbid. Le film utilise lui aussi, comme dans A l’ombre de la ville, des séquences d’archive pour montrer la guerre, parfois hors contexte. Certains événements sont volontairement dédramatisés et filmés avec dérision, comme dans la scène durant laquelle Omar et Tarek utilisent le soutien gorge de May comme drapeau et signe de fraternité pour passer la frontière entre Beyrouth Est et Ouest et s’aventurer dans l’un des endroits qui étaient les plus dangereux durant la guerre, le centre-ville où se trouve le bordel. Ce ton comique et ironique permet de relativiser la représentation de la guerre dans le film et de modérer les réactions possibles du public. Le caractère confessionnel du conflit est lui aussi dépassionné, bien qu’il soit mentionné à plusieurs reprises : il s’agit de mettre en évidence la dureté de la guerre qui est rendue responsable de la séparation physique de ceux qui s’aiment et non pas de raconter ou de montrer le conflit confessionnel. A aucun moment le film ne s’aventure dans la représentation du conflit lui-même. Finalement, à partir de ces trois films qui ne se ressemblent pas mais dont les héros sont tous des adolescents qui font l’apprentissage de la vie et découvrent la relative brutalité – relative car on ne voit presque jamais de morts, de sang ou de scènes violentes – de la guerre, le conflit armé reste en retrait même lorsque des scènes de batailles sont montrées. West Beyrouth, bien que le plus explicite dans sa description des faits, ne prétend en aucune façon raconter ou expliciter les raisons de cette guerre. Le discours historico - politique reste quasiment absent de tous ces films, peut-être pour éviter des réactions de rejet de la part de l’une ou de l’autre des communautés, comme ce fut le cas 11 récemment pour le film Le cerf-volant, de Randa Chahhal. Ce film8 a dû être retiré de la programmation de l’une des chaînes de télévision libanaise il y quelques semaines à cause des protestations de la communauté druze et de quelques dizaines de manifestants qui menaçaient de brûler les locaux de la chaîne. Cette censure « populaire » avait pour raison le fait qu’une histoire d’amour lie, dans le film, une jeune fille druze libanaise à un soldat israélien dans un village frontalier entre le Liban et Israël, chose jugée inacceptable par les manifestants en raison du conflit larvé entre les 2 pays. Cette réaction, appuyée ouvertement par les autorités religieuses et implicitement par les autorités politiques de la communauté, démontre la susceptibilité grandissante des différents groupes religieux et l’influence qu’ils peuvent avoir sur la production cinématographique et artistique, au point que les artistes pratiquent souvent l’autocensure pour éviter la censure officielle et la censure populaire. Comment gérer alors une situation dans laquelle les imaginaires sont morcelés, parfois en contradiction les uns avec les autres ? Comment faire pour concilier ces différents imaginaires lorsque les enfants du même pays ne se reconnaissent pas les mêmes héros nationaux, le même passé et la même histoire ? Lorsqu’un président de la république, assassiné en 1982, est jusqu’à aujourd’hui pour les uns un véritable héros et pour les autres un ignoble traître9 ? Comment faire pour écrire l’histoire lorsque le Liban célèbre officiellement chaque 15 avril l’anniversaire de la guerre et de son déclanchement en 1975, chose inédite dans le monde entier, alors qu’il passe sous silence la date de l’achèvement de cette guerre à cause des désaccords existants par rapport à cette date? La réponse réside sans doute dans les multiples programmes télévisés qui fleurissent depuis quelques mois sur la plupart des chaînes nationales libanaises, programmes qui n’existent peut-être qu’au Liban ; il s’agit d’émissions durant lesquelles des invités se 8 Le cerf-volant est sorti en salle au Liban quelques années plus tôt et a reçu des prix prestigieux dont celui du festival de Venise 9 Le responsable de l’attentat, dont l’identité est connue par tous et qui est en liberté, est proclamé quant à lui tantôt comme un assassin destructeur d’une nation et d’autres fois comme un résistant sauveur. 12 font concurrence avec des blagues, rien que des blagues qu’ils racontent sur toute la durée des émissions, soit entre une heure trente minutes et deux heures, plusieurs jours par semaine. Ces programmes à grand succès semblent être la revanche de l’apolitique sur le politique et celle du déni de l’histoire sur l’histoire conflictuelle. Les blagues prennent en quelque sorte le relais de Fayrouz, qui fédérait dans ses chansons, ses films et ses pièces de théâtre les libanais de tous bords autour d’elle, et deviennent un projet unificateur qui permet de dépasser les clivages confessionnels en les ignorant et de créer un imaginaire commun non dangereux. C’est en quelque sorte une totalisation qui se développe par les blagues et qui fait face au morcellement que l’histoire peut provoquer. Ces émissions ont l’ambition inavouée de « mettre de coté tous les sujets conflictuels qui peuvent provoquer des troubles », selon une expression très prisée par certains politiciens au Liban et donc d’unifier les libanais par le rire contagieux et communicatif. Vive les blagues, garantes de l’oubli, à bas l’histoire, coupable de divisions, peut-on dire enfin ! 13