L`imaginaire morcelé du Liban: Cinéma et histoire au

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L`imaginaire morcelé du Liban: Cinéma et histoire au
L’imaginaire morcelé du Liban:
Cinéma et histoire au Liban
Evoquer l’histoire du Liban est une affaire risquée. Que ce soit l’histoire ancienne ou
l’histoire récente, celle-ci reste une source de tension et de conflit, chaque groupe,
communauté ou même, parfois, chaque individu, gardant en mémoire une version bien
particulière de l’histoire de son pays, rarement en accord avec celle des autres. Ces
clivages, devenus source de divisions depuis la naissance officielle du Liban, ont rendu
impossible la naissance d’une entité politique unifiée.
Par exemple, les libanais ne sont pas d’accord entre eux sur la reconnaissance de
l’importance du rôle de l’émir Fakhredine II et de l’émir Béchir II, deux personnages
qui ont contribué entre le 16ième et le 18ème siècle aux prémisses de la naissance de l’état
libanais. Tous les deux gouvernants du Mont-Liban, ils sont considérés par les uns
comme des héros nationaux et par d’autres des traîtres. Plus grave encore, les libanais
ne se reconnaissent par les mêmes « ancêtres » : les phéniciens sont dans certains
manuels d’histoire quasi-absents alors qu’ils sont, dans d’autres, considérés comme les
fondateurs premiers de ce qui sera le Liban. En fait, il n’existe pas de manuel d’histoire
unifié pour les écoles et collèges; il en découle que l’histoire est enseignée différemment
suivant les écoles et les régions, selon l’identité religieuse des établissements (un grand
nombre d’écoles étant fondées et dirigées par des congrégations religieuses) et même
parfois selon les croyances et opinions des enseignants eux-mêmes. Certains
événements de l’histoire récente, comme par exemple ceux liés à la guerre de 1975 –
1990 sont souvent passés sous silence par manque de consensus à leur propos. Par
exemple, évoquer les raisons de la guerre en 1975 reste tabou dans les manuels
d’histoire : raconter la guerre aujourd’hui est considéré comme source de tensions
confessionnelles qui peuvent conduire à des violences incontrôlables.
1
Une autre problématique apparaît en filigrane : qui va écrire l’histoire du Liban lorsque
ceux qui se sont fait la guerre se partagent le pouvoir aujourd’hui? On dit souvent que
l’histoire est écrite par les vainqueurs. Que faire alors lorsqu’un pays se félicite depuis
la fin de la guerre d’une situation dans laquelle il n’y a ni vainqueur ni vaincu ?
Comment expliquer à une nouvelle génération ce que fut la guerre lorsque les
responsabilités sont niées officiellement par le biais d’une loi d’amnistie générale
supposée
préserver
la
paix
civile ?
Lorsque
les
considérations
confessionnelles largement l’emportent sur les considérations nationales? Marc Ferro
affirme la nécessité d’une contre histoire face à l’histoire officielle. Que faire alors
lorsque l’histoire officielle n’existe pas ?
Il en résulte que l’imaginaire des libanais est divisé à cause de ces tiraillements face à
l’histoire,
celle-ci
devenant
soumise
à
la
représentation
communautaire
et
confessionnelle et non à une vision nationale.
Cette situation inédite a ses répercussions sur la scène artistique, notamment sur la
production cinématographique libanaise. Le manque de consensus historique, la perte
de repères et les conflits confessionnels ont grandement influencé les contenus des films
au point que nous constatons l’absence presque totale du film historique et du film
d’époque. Pour tenter de comprendre les mécanismes de la représentation de l’histoire
dans le cadre du morcellement de l’imaginaire collectif, nous nous pencherons dans un
premier temps sur un cas particulier mais représentatif, celui du seul film historique
produit au Liban, Safar Barlek, puis sur des films libanais produits après 1990 et qui ont
perçu et interprété la guerre selon des visions particulières.
Cinéma et histoire, un cas isolé : Safar Barlek
Bien que l’histoire du Liban soit excessivement riche en événements marquants, il
n’existe, depuis les années 1930 qui ont vu éclore les premiers films, qu’un seul film
2
partiellement historique1. Il s’agit de Safar Barlek (L’exil) opérette historique réalisée en
1967 par l’égyptien Henry Barakat,
avec comme actrice principale la célèbre diva
libanaise Fayrouz.
L’histoire du film est la suivante : Durant l’occupation ottomane du Levant, juste avant
la première guerre mondiale, les hommes étaient recrutés de force dans l’armée de
l’Empire. Les récoltes étaient confisquées et la population locale libanaise vivait sous le
joug de la puissance ottomane. Ceux qui tentaient de s’échapper de l’armée étaient tués
ou exilés, d’où le titre du film. Abdo, le personnage principal, est amoureux de Adla. Il
est arrêté et enrôlé malgré lui deux jours avant son mariage. Adla tente de le rejoindre
et dirige alors avec Abou Ahmad la résistance contre l’occupant. Abou Ahmad libère
Abdo qui s’enfuit, après une rude bataille en dehors du pays, avec la promesse faite à
Adla de revenir combattre les ottomans et de la retrouver bientôt. Le film, dont
l’histoire se déroule entièrement dans le monde rural, avec pour héros de braves
paysans déterminés à combattre l’occupant, est écrit par les 2 frères Rahbani, auteurs de
plusieurs spectacles musicaux à grand succès populaire au Liban et dans le monde
arabe. Le film est ponctué de nombreuses chansons composées par les Rahbani et
interprétés principalement par Fayrouz.
Au fait, le genre musical dans ce film tend à se superposer au genre historique et à le
surpasser. Safar Barlek est bien plus assimilé au Liban à un film musical plutôt qu’à un
film historique: les chansons sont, jusqu’à aujourd’hui, très populaires et reprises
souvent à la radio alors que peu se souviennent de l’histoire du film, perçue plus
1
Seuls deux autres films se sont penchés sur l’histoire du Liban mais sont considérés comme des
productions mineures tant au niveau artistique que populaire. Il s’agit de Al Rajol al Samed, dont l’histoire
se passe, comme pour Safar Barlik, durant l’occupation ottomane et Al Fajr (L’aube) qui évoque, sous la
forme d’un grand et long clip, l’indépendance du Liban, se contentant de reprendre en les romançant les
faits les plus connu de cette période.
3
comme un cadre « ornemental » aux chansons. Par ailleurs, placer l’histoire du film
dans le cadre de l’occupation ottomane, l’une des rares périodes assimilée
consensuellement au Liban, a servi le film et encouragé son succès auprès de toutes les
couches populaires. Il montre la résistance comme le fait d’un peuple uni et homogène,
non confessionnel, se basant sur des personnages stéréotypés présent dans l’imaginaire
libanais grâce à de nombreuses pièces de théâtre produites durant les années 1960,
certaines écrites par les même frères Rahbani. Le film évite tout propos qui pourrait être
polémique et les chansons permettent de relativiser l’aspect historique en assurant une
sorte d’envoûtement du spectateur : la puissance du film ne découle pas du récit et de
l’influence qu’il peut exercer sur le spectateur mais elle émane de l’enchantement des
imaginaires grâce aux chansons et surtout, grâce à la présence quelque peu magique de
Fayrouz qui a toujours été une personnalité qui rassemble les libanais et qui est souvent
représenté comme le symbole de l’unité du Liban.
Dans la séquence finale du film, la lutte armée semble prendre le dessus sur l’amour
avec l’exil forcé de Abdo. Cependant, avec la promesse emphatique que celui-ci fait à
Abla de retourner rapidement, et en lui demandant de porter la bague qu’il lui avait
offerte, ce patriotisme élémentaire apparaît comme le garant de l’amour, chose
qu’accepte Adla avec toute la candeur et la naïveté qui la caractérise : elle n’a qu’à
patienter, dit-elle, pour célébrer deux noces, celle du mariage et celle de l’indépendance2.
2
Reste à relever, par rapport à ce sujet, que de nombreux spectacles musicaux historiques ont été créé sur
scène, contrairement au cinéma. Récemment, plusieurs spectacles de ce genre ont eu un grand franc
succès, même lorsque qu’il s’agit d’une reprise d’un spectacle ancien. Cependant, la majorité de ces
spectacles, sinon tous, privilégient le « musical » sur l’historique et évitent les sujets qui peuvent faire
polémique, la féérie l’emportant sur le réalisme. L’exactitude historique est souvent approximative dans
ces spectacles, favorisant une approche épurée qui ménage les susceptibilités des uns et des autres dans le
cadre du climat confessionnel du pays.
4
La guerre du Liban au cinéma
Cette quasi-absence de représentation historique au cinéma n’est plus de mise lorsqu’il
s’agit d’évoquer l’histoire récente, à savoir la guerre qu’a connue le Liban entre 1975 et
1990. Plusieurs films produits après 1990 racontent des histoires qui se passent durant la
guerre. Parmi ces films, nous nous pencherons sur 3 œuvres représentatives, Dans les
champs de bataille, A l’ombre de la ville et West Beyrouth pour essayer de comprendre
comment se construit la représentation de la guerre à l’écran.
Dans les champs de batailles (2004)
Dans le film partiellement autobiographique de Arbid, une famille chrétienne tente de
survivre alors que la guerre gronde à Beyrouth. Le père a des dettes de jeu et se
retrouve menacé de mort, la mère ne supporte plus la situation et désire déserter sa
famille, la tante se comporte d’une manière despotique et agressive. Lina l’adolescente
se lie d’amitié avec la jeune bonne syrienne qui l’initie aux jeux de l’amour. Cette
famille se disloque graduellement jusqu’à l’implosion totale avec le départ de la mère,
la mort du père, et enfin la violente dispute entre Lina et la bonne qui se termine par la
fuite de cette dernière. La guerre reste très lointaine, elle n’est jamais vue frontalement
mais elle est entendue à travers les sons des bombardements. Quelques rares scènes
montrent les habitants du quartier dans un abri, attendant la fin des hostilités. Le titre
du film, qui semble de prime abord signifier un film de guerre, se comprend après le
visionnage par rapport à la situation que vit la famille de Lina : les champs de batailles
ne sont pas les terrains de guerre où s’affrontent des belligérants armés, ils relèvent
plutôt du champ intime et propre à cette famille qui vit des conflits parfois larvés et
5
d’autres fois endémiques. Le véritable champ de bataille est l’appartement dans lequel
évoluent les personnages3.
L’histoire centrale du film est celle de la désintégration de l’amitié entre Lina et la bonne.
Cette amitié s’affirme dès la première scène et se renforce lorsque Lina commence à
découvrir la sexualité grâce à la bonne qui lui permet de rencontrer un homme et
d’échanger un baiser. Cependant, lorsque la bonne demande à Lina de l’aider à s’enfuir
avec son amoureux, celle-ci refuse et la dénonce car elle ne veut pas la perdre. La bonne
s’en prend alors violemment à Lina et le film s’achève avec sa fuite.
La scène finale est comme un écho déformé à la première scène dans laquelle les deux
filles jouaient ensemble avec toute la complicité qui peut exister entre deux adolescentes
innocentes. A la fin, Lina, désespérée et battue, court après la bonne dans l’espoir de la
rattraper, en vain. Sa compagne monte dans une voiture qui disparaît rapidement. C’est
la fin de l’innocence qui se confirme.
La guerre reste vague et nébuleuse et ne se répercute que très indirectement sur les
destinées des personnages. En retrait par rapport à d’autres thématiques, elle représente
bien plus l’état de délabrement et de confusion que traverse Beyrouth qu’une situation
dangereuse et militairement périlleuse. La ville de Beyrouth n’est montrée que dans les
derniers plans du film et semble peu présente. A ce propos, Arbid s’en explique dans
un entretien: “A la fin, nous voyons la ville. Je hais lorsqu’on en fait un caractère propre
comme essayent de le faire tous les réalisateurs au Liban. Je crois que nous avons besoin
de parler, beaucoup plus, de nous-mêmes 4». L’absence de représentation de la ville
3
Au fait, la gifle que reçoit la bonne lors d’un repas familial, les disputes entre le père et la mère,
l’altercation entre le père et Lina, le conflit entre Lina et la bonne et tant d’autres événements sont les
batailles que se livrent les différents habitants de cette demeure dont l’emplacement est imprécis
géographiquement.
4
http://bidoun.com/bdn/magazine/02-we-are-old/domestic-battlefields-danielle-arbid-on-maarek-hob-byali-jaafar/
6
comme champ de bataille et de la guerre comme sujet central est donc délibérée,
l’essentiel étant, comme l’affirme la réalisatrice dans le même entretien, de
montrer comment les libanais « ont vécu guerre et l’ont acceptée comme une chose
normale ». Elle ajoute : « C’est pour cela qu’il est important de montrer la guerre non
pas comme une chose exotique, mais comme une manière de vivre. La guerre extérieure
devient une métaphore de la guerre intestine entre les membres de cette famille ».
Quel serait dès lors le lien entre l’histoire globale, celle de la guerre, et l’histoire
particulière, celle de la famille, plus précisément celle des deux adolescentes ? Serait-ce
la dislocation qui se produit graduellement, jusqu’à la destruction du cocon familial ?
La même histoire aurait-elle pu se passer en temps de paix ? Sans doute, mais la
signification ainsi que la perception spectatorielle seraient différentes, car il est certain
que le contexte particulier dans lequel évolue l’histoire a son incidence sur l’ensemble,
particulièrement sur le plan émotif.
La désacralisation de la guerre et la représentation à l’écran de sa normalisation passent
donc chez Arbid par la non-monstration de cette guerre. Arbid, bien qu’elle identifie
clairement la religion chrétienne de la famille 5 ne dévoile pas la nature des
bombardements qu’on entend, ni leur provenance. La guerre reste une entité indéfinie,
presque virtuelle. Le film ne met en aucune façon en danger le principe sacro-saint de
la coexistence tel que modelé par les politiciens après la guerre. Dans les champs de
bataille respecte une ligne rouge virtuelle en vigueur au Liban, celle qui délimite le
champ entre ce qui est acceptable par toutes les communautés et ce qui ne l’est pas, vu
le manque de consensus, comme nous l’avons dit plus haut, par rapport à l’histoire de
la guerre. La non-monstration de la guerre participe donc du respect des multiples
5
L’identification se fait les noms propres des personnages, comme Antoinette et Georges, par les croix
que certaines portent et par des graffiti sur les murs. Ce type d’identification est en général évité dans les
téléfilms, les séries télévisées et quelques fictions cinématographiques à cause de la nature
confessionnelle du pays
7
imaginaires du peuple libanais, le film de Arbid ne s’engageant pas dans une voie
historique mais proposant une lecture sociale de laquelle toute référence politique est
gommée6.
A l’ombre de la ville (2000)
A l’ombre de la ville, réalisé par Jean Chamoun en l’an 2000, montre la guerre,
contrairement au film de Arbid. Il la montre à partir de films d’archives et dans des
scènes filmées intrinsèques à l’histoire du personnage principal, Rami. Au fait, le film
raconte le parcours tortueux du jeune adolescent Rami qui est contraint de quitter son
village au sud du Liban en 1974, à l’aube de la guerre, à cause des bombardements
israéliens. Il se retrouve à Beyrouth dans laquelle les premiers soubresauts de la guerre
se font sentir. Rami rencontre une jeune fille, Siham, et en tombe amoureux mais la
guerre les sépare lorsque celle-ci doit quitter Beyrouth Ouest pour se réfugier avec sa
famille à Beyrouth Est. Des années plus tard, en 1982, Rami s’engage dans la milice de
son quartier alors que son père est enlevé par la milice rivale. Il tente de retrouver son
père et rencontre Siham et sa fille, par hasard. Il apprend que son mari a, lui aussi, été
enlevé. Il entre en conflit avec ses collègues miliciens, leur reprochant d’être devenus
une bande de criminels et de mercenaires. Il perd Siham de vue à nouveau. On le
retrouve des années plus tard, alors que la guerre est achevée et que ses anciens
collègues corrompus sont devenus des hommes d’affaires influents. Dans la rue, il
rencontre une jeune femme qui semble être la fille de Siham. Il s’en éloigne sans lui
parler.
6
Les rares films qui se permettent de franchir cette ligne rouge sont censurés, comme par exemple pour
Civilisés, de Randa Chahhal, qui a subit les foudres de la censure et qui a été interdit au Liban à cause,
entre autres, de situations qui montrent explicitement le conflit dans son cadre confessionnel.
8
Le film retrace partiellement les 15 années de la guerre libanaise à travers le parcours de
Rami qui se retrouve entraîné presque malgré lui dans la tourmente. La guerre le
poursuit partout. Le film montre, dans sa première partie, cette guerre qui s’installe
lentement mais inexorablement dans un quartier qui semble pourtant calme. Il s’agit
apparemment d’un quartier musulman mais la milice n’est pas identifiée. Le film ne
donne pas d’informations sur les raisons et les causes du conflit, les combats entre les
différentes milices ne sont pas motivés par le récit, le spectateur comprend
indirectement qu’il s’agit d’un conflit à caractère confessionnel. Les bombardements
israéliens restent eux aussi inexpliqués et participent de ce parti pris du film de
superposer deux niveaux distincts, le descriptif et le narratif.
Ne pas montrer la guerre dans le film de Arbid et la montrer dans A l’ombre de la ville
impliquent la même distance: celle-ci est une énigme, présente mais mystérieuse. Elle
fait partie du cadre général dans lequel évolue Lina, elle est plus ancrée dans la réalité
quotidienne de Rami qui combat lui-même, mais elle n’a pas de signification en dehors
de cela. Alors que l’histoire familiale a la primauté dans le film Dans les champs de bataille,
l’histoire de l’amour plusieurs fois égaré l’emporte dans le film de Chamoun. La réalité
de la guerre, ses origines, son contexte et ses bouleversements sont pourtant très peu
présent, sinon inexistants. Pour le spectateur la guerre est là, pas plus. Il la voit ou la
ressent sans pouvoir la comprendre, les références historiques sont peu nombreuses.
West Beyrouth (1998)
West Beyrouth, réalisé en 1998 par Ziad Doueiry, relate l’histoire de 2 adolescents
musulmans, Tarek et Omar, dans Beyrouth en 1975. Ils sont à la recherche d’une
boutique pour développer une pellicule super 8 mm qu’ils ont filmé avec leur caméra.
Ils rencontrent une jeune fille chrétienne, May, vivant dans leur quartier. Durant leur
déambulation dans Beyrouth en guerre, ils vont se retrouver dans un bordel situé dans
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la zone tampon entre les 2 Beyrouth, sorte de « no man’s land » équivalent à un havre
de paix où se retrouvent les gens de toutes les communautés. L’intensification des
conflits confessionnels finira par éloigner la jeune fille, au désespoir de Tarek. Comme
dans les deux films précédents, le film s’achève sur une dure réalité, la guerre
provoquant l’isolement et la séparation corporelle de ceux qui s’aiment. Cependant, il
se différencie d’eux par la reconstitution à l’écran de plusieurs événements notoires de
cette période, comme par exemple pour la fusillade du bus palestinien par les
phalangistes chrétiens, fait historique considéré comme le déclencheur de la guerre en
1975. Certaines libertés sont prises avec certains événements pour les adapter à la fiction,
notamment pour cette scène de fusillade du bus qui a lieu dans le film un lundi alors
qu’elle s’est réellement passée un dimanche. Ce décalage est crucial car cette scène
permet l’intégration des 2 adolescents, qui se trouvent à l’école et qui voient la fusillade,
dans le contexte de la guerre qui commence, chose qui serait impossible si le film
respectait le calendrier, le dimanche étant un jour férié. Il aurait fallu alors changer
toute l’histoire. Il n’en demeure pas moins que les références historiques ne font pas
défaut dans West Beyrouth et qu’elles sont identifiés et restituées par rapport à l’histoire
des enfants, bien que l’aspect politique soit presque complètement absent7. En effet, la
guerre est vue selon leur point de vue : elle est d’abord un jeu qui les amuse, comme
cela apparaît clairement dans la scène de la manifestation après l’assassinat de Kamal
Joumblatt, leader incontesté de la communauté druze et ministre influant à l’époque;
Omar et Tarek se rallient sans comprendre ce qui se passe au mouvement dans la rue et
le premier demande au second: qui est Kamal ? Tarek répond : je n’en sais rien… . En
manifestant, ils ignorent donc tout des risques qu’ils encourent et sont paniqués lorsque
les miliciens attaquent les contestataires. Lorsque ce point de vue évolue et que les
7
Dans la scène du bus, le contexte politique est ignoré : dans les faits, la fusillade a eu lieu à la sortie de la messe,
alors que la scène se passe dans la rue dans le film. Les implications politiques et l’aspect confessionnel sont eux
aussi occultés.
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enfants commencent à comprendre que la guerre peut être une chose dangereuse,
détestable, source de malheurs et de séparations des êtres, c’est la fin de l’innocence. Le
film peut alors s’achever, à l’instar du film de Arbid.
Le film utilise lui aussi, comme dans A l’ombre de la ville, des séquences d’archive pour
montrer la guerre, parfois hors contexte. Certains événements sont volontairement
dédramatisés et filmés avec dérision, comme dans la scène durant laquelle Omar et
Tarek utilisent le soutien gorge de May comme drapeau et signe de fraternité pour
passer la frontière entre Beyrouth Est et Ouest et s’aventurer dans l’un des endroits qui
étaient les plus dangereux durant la guerre, le centre-ville où se trouve le bordel. Ce ton
comique et ironique permet de relativiser la représentation de la guerre dans le film et
de modérer les réactions possibles du public. Le caractère confessionnel du conflit est
lui aussi dépassionné, bien qu’il soit mentionné à plusieurs reprises : il s’agit de mettre
en évidence la dureté de la guerre qui est rendue responsable de la séparation physique
de ceux qui s’aiment et non pas de raconter ou de montrer le conflit confessionnel. A
aucun moment le film ne s’aventure dans la représentation du conflit lui-même.
Finalement, à partir de ces trois films qui ne se ressemblent pas mais dont les héros sont
tous des adolescents qui font l’apprentissage de la vie et découvrent la relative brutalité
– relative car on ne voit presque jamais de morts, de sang ou de scènes violentes – de la
guerre, le conflit armé reste en retrait même lorsque des scènes de batailles sont
montrées. West Beyrouth, bien que le plus explicite dans sa description des faits, ne
prétend en aucune façon raconter ou expliciter les raisons de cette guerre. Le discours
historico - politique reste quasiment absent de tous ces films, peut-être pour éviter des
réactions de rejet de la part de l’une ou de l’autre des communautés, comme ce fut le cas
11
récemment pour le film Le cerf-volant, de Randa Chahhal. Ce film8 a dû être retiré de la
programmation de l’une des chaînes de télévision libanaise il y quelques semaines à
cause des protestations de la communauté druze et de quelques dizaines de
manifestants qui menaçaient de brûler les locaux de la chaîne. Cette censure
« populaire » avait pour raison le fait qu’une histoire d’amour lie, dans le film, une
jeune fille druze libanaise à un soldat israélien dans un village frontalier entre le Liban
et Israël, chose jugée inacceptable par les manifestants en raison du conflit larvé entre
les 2 pays. Cette réaction, appuyée ouvertement par les autorités religieuses et
implicitement par les autorités politiques de la communauté, démontre la susceptibilité
grandissante des différents groupes religieux et l’influence qu’ils peuvent avoir sur la
production cinématographique et artistique, au point que les artistes pratiquent souvent
l’autocensure pour éviter la censure officielle et la censure populaire.
Comment gérer alors une situation dans laquelle les imaginaires sont morcelés, parfois
en contradiction les uns avec les autres ? Comment faire pour concilier ces différents
imaginaires lorsque les enfants du même pays ne se reconnaissent pas les mêmes héros
nationaux, le même passé et la même histoire ? Lorsqu’un président de la république,
assassiné en 1982, est jusqu’à aujourd’hui pour les uns un véritable héros et pour les
autres un ignoble traître9 ? Comment faire pour écrire l’histoire lorsque le Liban célèbre
officiellement chaque 15 avril l’anniversaire de la guerre et de son déclanchement en
1975, chose inédite dans le monde entier, alors qu’il passe sous silence la date de
l’achèvement de cette guerre à cause des désaccords existants par rapport à cette date?
La réponse réside sans doute dans les multiples programmes télévisés qui fleurissent
depuis quelques mois sur la plupart des chaînes nationales libanaises, programmes qui
n’existent peut-être qu’au Liban ; il s’agit d’émissions durant lesquelles des invités se
8
Le cerf-volant est sorti en salle au Liban quelques années plus tôt et a reçu des prix prestigieux dont
celui du festival de Venise
9
Le responsable de l’attentat, dont l’identité est connue par tous et qui est en liberté, est proclamé quant
à lui tantôt comme un assassin destructeur d’une nation et d’autres fois comme un résistant sauveur.
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font concurrence avec des blagues, rien que des blagues qu’ils racontent sur toute la
durée des émissions, soit entre une heure trente minutes et deux heures, plusieurs jours
par semaine. Ces programmes à grand succès semblent être la revanche de l’apolitique
sur le politique et celle du déni de l’histoire sur l’histoire conflictuelle. Les blagues
prennent en quelque sorte le relais de Fayrouz, qui fédérait dans ses chansons, ses films
et ses pièces de théâtre les libanais de tous bords autour d’elle, et deviennent un projet
unificateur qui permet de dépasser les clivages confessionnels en les ignorant et de
créer un imaginaire commun non dangereux. C’est en quelque sorte une totalisation qui
se développe par les blagues et qui fait face au morcellement que l’histoire peut
provoquer. Ces émissions ont l’ambition inavouée de « mettre de coté tous les sujets
conflictuels qui peuvent provoquer des troubles », selon une expression très prisée par
certains politiciens au Liban et donc d’unifier les libanais par le rire contagieux et
communicatif. Vive les blagues, garantes de l’oubli, à bas l’histoire, coupable de
divisions, peut-on dire enfin !
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