Dom Juan - Théâtre Le Public

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Dom Juan - Théâtre Le Public
Dom Juan de Molière Mise en scène de Michel Kacenelenbogen @CASSANDRE STURBOIS Carnet du Public Table des matières Introduction générale par Nicole Pinglaut I.
Le mythe de Dom Juan 1. L’histoire du thème a. Les mythes sous‐jacents b. La cristallisation espagnole c. Le mythe européen d. Don Juan aux XIXème et XXème siècles 2. Les invariants Conclusion : Don Juan, thème littéraire, légende ou mythe ? II.
La forme théâtrale de Dom Juan 1. La question des unités a. Unité de lieu b. Unité de temps c. Unité d’action 2. La question du genre/du registre a. Les aspects extérieurs b. L’action c. Les personnages Conclusion : à quoi tient l’unité de la pièce ? III.
Don Juan, un personnage ambigu 1. Le séducteur 2. Le révolté 3. Le libertin Conclusion IV.
Sganarelle 1. Le défenseur de la religion, de la morale et de la société a. Un croyant superstitieux b. Un moraliste peu conséquent c. Un idéal d’honnête homme sans réalité 2. Un valet de comédie a. Il en a les défauts b. Il en a les finesses 2 Conclusion V.
Le couple maître‐valet 1. Deux révélateurs 2. Deux personnages indissolublement liés a. La « soumission » de Sganarelle b. La dépendance de Don Juan Conclusion : les sentiments VI. Une pièce historique 1. Un règlement de comptes 2. Une photographie de la société Conclusion VII. Quelques citations à propos de Don Juan VIII. Pistes de travail avec les élèves 1. Lectures a. Acte I, scène1 et 2 b. Acte II c. Acte III, scènes 1 et 2 d. Acte IV, scène 3 e. Acte V, scène 5 et 6 2. Ecritures d’invention 3. Dissertation Dossier réalisé à partir de l’étude du professeur Michel Balmont
3 Introduction : « Dom Juan », présentation générale de Nicole Pinglaut La caractéristique première d'une œuvre forte c'est de nous apparaître constamment contemporaine. Qu'il s'agisse d'un tableau, d'un film, d'une chanson, d'un texte théâtral, on pense en le découvrant: "c'est écrit, réalisé, construit, pour moi, pour mon pays, pour mon époque"…Mais replacer un œuvre dans l'histoire de sa création, dans son Histoire, aide à mieux l'apprécier, à mieux en sentir la force. Et puisqu'il s'agir de ce texte‐phare, DU « Dom Juan » de Molière, partons pour un voyage dans le temps… Nous sommes au XVIIème siècle. À Paris subsistent encore: ¾ les Comédiens français ordinaires du Roi, pensionnés depuis Richelieu. ¾ les Italiens, animés par Scaramouche, qui improvisent sur un canevas traitant de "faits du jour": c'est la Commedia dell'arte. Ils sont eux aussi pensionnés. ¾ les comédiens du Théâtre du Marais (le Cid 1637) qui ne touchent plus aucune pension depuis 1660. ¾ et la Troupe de Molière, devenue Troupe du Roi en 1665. En 1641, Louis XIII relève les comédiens de la déchéance qui les frappait, en déclarant : "Nous voulons que leur exercice, qui peut innocemment divertir nos peuples de diverses occupations mauvaises, ne puisse leur être imputé à blâme ni préjudice à leur réputation dans le domaine public." Pourtant, au même moment, le Rituel de Paris exclut encore de la Communion: "ceux qui sont notoirement excommuniés, interdits et manifestement infâmes: savoir les comédiens, les usuriers, les magiciens, les sorciers...." Et les Protestants de France découragent leurs fidèles d’aller au théâtre: "Ne sera loisibles aux fidèles d'assister aux comédies.... apportant corruption de bonnes mœurs" 4 La pièce « Dom Juan » sera jouée au Palais Royal le 15 février 1665, et n'aura que 15 représentations. La salle du Palais Royal est une grande salle rectangulaire contenant 1200places. Les spectateurs sont debout, au parterre. Quelques privilégiés ‐Princes du Sang, Ducs et Pairs‐ sont installés sur la scène, et ne payent pas leurs places. (15 sous au parterre). Elle ne sera rejouée, dans le texte originel, qu'en 1841 à l'Odéon, puis à la Comédie en 1847. Pendant soixante‐dix ans jusqu'en 1917, elle n'aura que quatre‐
vingt‐huit représentations. Dom ou Don ? "L’usage du XVIIème siècle voulait qu'on écrivît Dom Juan, la nôtre est d'écrire Don Juan. La conséquence nécessaire et paradoxale est qu'il convient d'écrire Dom Juan pour le titre de la pièce et Don Juan pour le nom du héros." (A. Adam, Histoire de la Littérature française) Premières apparitions du personnage: C’est en 1630 qu'apparaît Don Juan sous les traits du Séducteur de Séville, comédie de Tirso de Molina. Il revient en Italie cette fois, vers 1650 dans Le convive de pierre (Il convivato di pietra) de Cicognini. Le suivant sera celui de Molière, en 1665 donc. Trois Don Juan; trois approches philosophiques: Le personnage de Molina est une jeune Andalou très beau et très sensuel. C’est le séducteur né. Dans la femme, ce n'est ni l'affection ni la tendresse qu'il cherche, mais l'assouvissement d'un désir sans cesse renaissant: séduction et déshonneur. Dans l'esprit de l'auteur, le mythe de Don Juan esclave de la chair symbolise la corruption d'une époque qui, étant donné sa foi, redoute pour ses désordres, les pires châtiments. Ce Don Juan a perdu la piété, mais non la foi, car il croit en Dieu et au Diable. 5 Le séducteur de Cicognini présente un caractère plus sombre, presque grossier.il n'use point de galanterie, il est dédaigneux de plaire, il assouvit ses désirs par la violence plutôt que par la séduction. Son indifférence au problème religieux est totale. ""La première vision que nous ayons du Don Juan de Molière est celle d'un séducteur cynique mais assez banal. Sganarelle en fait un portrait coloré , qui laisse apercevoir bien de côtés effrayants dans l'âme de son maître, mais les mimiques du valet paraissent tellement forcées, et son vocabulaire est si naïvement pittoresque que nous n'avons aucune raison de prendre ses dénonciations et se plaintes au comptant: ce n'est que peu à peu que nous nous convaincrons de la rigoureuse vérité du portrait, car tout est dit dans cette étonnante composition, y compris dans le châtiment final: la suprême adresse de Molière étant que nous n'y croyons pas.... ...nous pouvons voir aussi un de ces jeunes fous comme en font les mœurs relâchées des milieux où la vie est trop facile.... ...il vit entièrement dans l'instant, il s'est créé un univers irréel entièrement dominé par le pouvoir des mots, et il est tellement convaincu de la seule existence du verbe qu'il ne se sent nullement engagé par ce qu'il dit. Enfin, après nous avoir montré toutes les facettes, les contradictions de sa personnalité, Don Juan nous surprend encore, refuse de se renier et meurt comme aurait du mourir Galilée. "Il ne sera pas dit quoi qu'il arrive que je sois capable de me repentir" Certains voient dans cette fin le signe d'une empreinte de Satan sur l'âme de Don Juan. D’autres y saluent le seul reste de grandeur en cette âme impure. On discutera à jamais pour savoir quelle était la position de Molière. Contentons‐nous de constater que là, comme dans toutes ses grandes comédies, Molière a voulu laisser la question ouverte. Ainsi seulement, par cette ambigüité fondamentale, le personnage continue de vivre en nous."" (Pierre Aimé Touchard in Dictionnaire des Personnages) 6 I.
Le mythe de Dom Juan Il semble que la légende de Don Juan trouve son origine dans des mythes très anciens et très répandus ; mais le personnage a pu être également inspiré par des nobles ayant réellement vécu dans l’Espagne de la Renaissance, ainsi que par un fait divers de l’époque. Il se diffuse ensuite rapidement en Europe, et, jusqu'aux réécritures de nos jours, se distingue par un certain nombre d'invariants. 1‐L’histoire du thème a‐ Les mythes sous‐jacents — Le séducteur : celui qui, pour une raison particulière ou par un charme spécial, sait plaire (Orphée chez les Grecs, etc.) — Le profanateur : celui qui défie Dieu/les dieux pour assumer sa liberté et son humanité (Prométhée chez les Grecs, Adam et Ève chez les Hébreux, Faust, etc.) b‐ Des personnages historiques ? — le Comte de Villamediana, qui eut un grand nombre de liaisons avec des femmes de toutes conditions, et périt mystérieusement assassiné ; — et bien d’autres auxquels l’imagination populaire prêta les aventures les plus rocambolesques. c‐ La cristallisation espagnole Avant que le personnage reçoive le nom sous lequel il est actuellement connu et n’affronte son destin classique, trois pièces sont jouées en Espagne qui mettent en place certains de ses traits : — Histoire du Comte Léoncio, jouée en 1615 — L’Infâme, de Juan de la Cueva (Leucinio) — La Promesse accomplie, de Lope de Vega (Leonidio). Mais ce n’est que vers 1630 que Fray Luis Gabriel Tellez, plus connu sous le nom de TIRSO de MOLINA (1583‐1648), un religieux auteur de trois ou quatre cents pièces, lui donne son nom et fixe la trame de la légende dans El Burlador de Sevilla (Le Trompeur de Séville) : Don Juan, un séducteur libertin, tue un Commandeur, père d’une fille qu’il a séduite; il est ensuite entraîné en Enfer par la statue de ce Commandeur. Tirso invente également le couple maître‐serviteur (Don Juan et Catalinón, qui deviendra Sganarelle/Leporello). Dans l’esprit de Tirso il s’agit d’un sermon contre la repentance tardive : il faut expier ses péchés quand il en est temps. 7 d‐ Le mythe européen Les plus grands auteurs vont ensuite broder sur ce canevas, répandu dans l’Europe tout entière par les troupes de théâtre ambulantes italiennes. Deux créateurs exceptionnels lui donnent toute sa stature : — Molière (1622‐1673), dont la pièce, Dom Juan ou le festin de Pierre, date de 1665. — W. A. Mozart (1756‐1791), qui écrit, avec le librettiste italien Lorenzo da Ponte l’opéra Il dissoluto punito ossia il Don Giovanni (1786). Cette œuvre présente Don Juan comme un homme assoiffé de plaisir, que son énergie vitale débridée entraînera à sa perte. e‐ Don Juan aux XIXe et XXe siècles Depuis Mozart, rares sont les créateurs qui n’ont pas donné leur version de la légende. Parmi ceux qui l’ont fait, retenons les noms suivants : — En France : Alexandre Dumas père, Prosper Mérimée, Baudelaire, Edmond Rostand (La dernière nuit de Don Juan, 1921, où le personnage damné devient une marionnette), Roger Vailland (Monsieur Jean, 1959, qui fait du séducteur un grand industriel) — En Espagne : Azorìn, Zorilla, Miguel de Unamuno, etc. — Dans le reste de l’Europe : Lord Byron, E. T. A. Hoffmann, Lenau, Pouchkine, etc. De nos jours encore de nombreux livres remettent la légende au goût du jour (Jeanne, de Nicole Avril), Joseph Losey a porté à l’écran l’opéra de Mozart (1979), Martin Veyron a écrit une bande dessinée (Donc Jean) dont l’action se déroule dans les milieux de l’art. On peut également, du point de vue du contenu, découper l’histoire des récits mettant en scène Don Juan en trois périodes : « Il faut bien distinguer deux phases dans l’histoire du mythe. La première, la baroque, va de Tirso à Mozart, de la naissance à la maturité parfaite du mythe ; la seconde, la romantique, partira de cette perfection même, perfection ouverte et non close, pour essayer de transformer le mythe sans le déformer », écrit Jean Massin. On peut ajouter une troisième phase, qui naît à la toute fin du XIXe siècle et se fonde sur une relecture du mythe en tant que mythe, de même que sur l’idée d’une décadence de Don Juan. 8 2‐ Les invariants Comme tous les mythes, celui de Don Juan repose sur un certain nombre d’invariants. • Un homme nommé Don Juan (ou différentes variantes du prénom “ Jean ” dans des versions plus récentes, par exemple “ Jeanne ” chez Nicole Avril) • membre de la classe dominante de la société (un grand noble, un grand patron chez Roger Vailland) • doté d’une grande vitalité, d’un certain narcissisme et assez sadique • séduit une multitude de femmes, de toutes les classes sociales : • des femmes du peuple sont toujours concernées (Charlotte et Mathurine chez Molière, Zerlina chez Mozart) • des fiancées (Zerlina chez Mozart, la fiancée de l’entracte I/II chez Molière, Dona Anna chez Mozart) • une religieuse (chez Lenau, il introduit la luxure dans un monastère par l’intermédiaire d’une dizaine de filles déguisées en hommes) • par son charme et la fascination qu’il exerce, • par le mariage (il est polygame) ou la promesse, • Il est accompagné d’un personnage, au nom presque toujours différent, au rôle flou, qui est plus son double que son serviteur, et qui tient un catalogue des conquêtes de son maître (pas chez Tirso, mais dès les années 1650 ; cette liste est évoquée chez Molière ; « mille e tre » chez Mozart). • La séduction est pour Don Juan moins un plaisir qu’une forme de révolte contre l’ordre social et/ou divin (« Je ne veux plus souffrir de père ni de maître/Et si les dieux voulaient m’imposer une loi/Je ne voudrais ni Dieu, père, maître, ni roi » Villiers, 1659). • Il tue/a tué un Commandeur, père d’une de ses conquêtes ; … Les différents auteurs jouent sur la présence, l’absence ou la transformation de ces éléments. 9 Conclusion : Don Juan, thème littéraire, légende ou mythe ? L’histoire de Don Juan est plus qu’un thème littéraire, sinon elle n’aurait pas eu un tel succès. Quelle est la différence entre un mythe et une légende ? Étymologiquement un mythe est un récit, alors qu’une légende est un texte « qui doit être lu ». L’origine met donc en valeur, dans le cas de la légende, l’aspect moral, c’est un texte d’enseignement, le sens est le plus important. Au contraire dans un mythe, c’est le récit plus que sa signification qui compte. Il exprime des traits saillants de l’esprit humain (« La fonction du mythe est de nous présenter à l’état pur, incandescent, ce qui s’agite en nous parmi toutes sortes de scories, de compromissions », écrit Jean Massin). De ce point de vue, Don Juan est un mythe : son histoire ne peut prétendre être morale (même si elle fut écrite pour cela au départ), mais elle résume une tendance de l’esprit humain, la révolte contre l’ordre du monde et la volonté de lui lancer un défi. Elle se rapproche en cela du mythe de Prométhée, qui vola le feu aux dieux et en fit cadeau à l’humanité. On peut dire que ces deux mythes symbolisent la civilisation européenne, qui cherche à s’affranchir de l’ordre naturel/divin. @CASSANDRE STURBOIS 10 II.
La forme théâtrale dans Dom Juan 1 — La question des unités a — Unité de Lieu Les fréquents déplacements des personnages rendent impossible le respect de l’unité de lieu. La scène se passe en Sicile; mais elle pourrait très bien se dérouler ailleurs. Le lieu n’est pas caractérisé, aucun pittoresque sicilien n’est présent dans la pièce (et les paysans parlent avec l’accent campagnard français). — Acte I : un palais situé dans une agglomération — Acte II : à la campagne, sur une côte — Acte III : une forêt ( et à la fin de l’acte l’intérieur du tombeau du Commandeur) — Acte IV : Chez Don Juan, dans une salle prête pour le dîner. — Acte V : lieu assez vague, probablement en plein air b — Unité de Temps Là encore, l’unité de temps n’est pas respectée; mais elle est moins violée que celle de lieu. L’action se déroule en trente‐six heures environ: — Acte I : le matin — Acte II : en début d’après‐midi — Acte III : le soir — Acte IV : la nuit — Acte V : le lendemain soir. Molière n’a donc pas rejeté la notion d’unité de temps; il s’est contenté de l’aménager. Remarquons de plus qu'il a eu soin de mettre en valeur le fait que ce qu’il nous montre n’est qu’une action parmi d’autres. Les tentatives de séduction auxquelles nous assistons se sont déjà produites avec d’autres personnes; tout ce qui arrive s’est déjà passé. Chacun des personnages et chacune des actions est ainsi située dans une chronologie (ex : le Pauvre est depuis dix ans dans les bois). c — Unité d'Action Molière ne la respecte guère plus : chaque acte, chaque scène parfois, a sa propre unité, raconte une histoire à elle seule (l’acte II; la scène du Pauvre) À tel point que certaines scènes ont pu être censurées entièrement sans que la pièce perde de sa valeur ou de sa logique. 11 2 — La question du genre/du registre a — Les aspects extérieurs Le titre pourrait être celui d’une tragédie ou d’une comédie de caractère. Il met en effet en valeur le personnage principal, fait de lui le sujet de la pièce, ce qui est bien le cas, mais ne suffit pas à rendre compte de la complexité. En revanche la distribution semble indiquer une comédie d’intrigue tout à fait traditionnelle qui se déroulerait dans le cadre restreint de la famille (les jeunes premiers et leurs valets, les frères de la fiancée, le père du jeune premier). Mais c’est une fausse piste, puisque cette intrigue a déjà eu lieu et a abouti au mariage d’Elvire et de Don Juan. De plus cette intrigue n’est qu’une parmi d’autres, puisqu’elle n’occupe qu’un tiers de la pièce. b — L’action est marquée par la confusion des genres et des registres qui se succèdent ou même coexistent dans la même scène Le tragique est le fait surtout du personnage d’Elvire. Au même registre appartient la confrontation entre Don Juan et la statue, dont on connaît dès le début l’issue fatale. L’affrontement entre Don Juan et le Pauvre appartient également à ce registre, puisque chacun des deux protagonistes suit inexorablement sa destinée. La tragicomédie (ou comédie héroïque) apparaît de façon très pure dans les scènes avec Don Carlos (III, 3‐4; V, 3). Les relations avec Don Luis se situent tout à fait dans ce registre et il semble même que Molière ait parodié Corneille dans la tirade de l’acte IV) La pastorale (acte II) évoque des campagnards vivant dans une nature idyllique. La comédie sérieuse marque les rapports entre Don Juan et Sganarelle. La farce marque le jeu de Sganarelle. Le burlesque est présent sans cesse également. Ajoutons à cela le rôle des machines dans la pièce (III, 5‐6 ; mais aussi les changements de décor). Ceci plaisait à un public avide de spectaculaire. Cet éclatement du genre est évident dès la scène I, 1, qui constitue une triple exposition. L’éloge du tabac annonce une comédie de mœurs, le dialogue avec Gusman une comédie d’intrigue, le portrait de Don Juan une comédie de caractère. 12 c — Les personnages Sganarelle est un personnage de comédie. Il est même parfois un personnage de farce. D’ailleurs il ne faut pas oublier que Sganarelle est un personnage créé par Molière dans ses farces. Plus finement, il imite fréquemment son maître; mais comme il n’y parvient pas, il crée un effet de parodie involontaire. Tout comique qu’il est, il n’en est pas moins contaminé lui aussi par le registre tragique. Ainsi ses revirements quand son maître le menace prêtent à rire; mais si l’on pense à sa propre souffrance, il n’y a rien là de comique. De même dans la dernière scène, il est farcesque quand il réclame ses gages, mais il éprouve néanmoins une douleur bien réelle de la mort de son maître. Don Juan se place résolument dans le registre tragique. Placé seul face à ses adversaires, il donnerait à la pièce une coloration tout à fait sombre. Mais la présence de Sganarelle a pour effet de casser cette atmosphère tragique; car Don Juan est comme contaminé par Sganarelle (cf. La scène avec Pierrot). Non seulement les genres donc coexistent, mais ils sont contaminés les uns par les autres. Conclusion : À quoi tient l’unité de la pièce? Cette pièce, tout entière en ruptures et en ambiguïtés est bien loin de cette stricte observation des règles que préconisait le théâtre classique ; c’est une pièce baroque. Mais il est en son cœur deux éléments qui assurent la continuité et constituent deux fils directeurs : — Le combat Don Juan/Sganarelle. Finalement Don Juan sera vaincu, mais Sganarelle ne sera pas vainqueur. — Les avertissements/le châtiment. C’est le fil directeur de la pièce. Tous les personnages, Sganarelle en tête, ne cessent d’avertir Don Juan de ce qui l’attend. 13 III.
DON JUAN, un personnage ambigu Le personnage‐titre est presque toujours en scène (25 scènes/27). Sa personnalité est donc présentée en détail, et elle est riche et nuancée. Bien qu’il ait un nom espagnol, Don Juan, chez Molière, est un noble français. C’est un grand seigneur libertin qui appartient à cette noblesse du XVIIe siècle, privée par le roi Louis XIV de toute possibilité d’action et réduite à l’oisiveté. Il dépend ainsi entièrement de la fortune de son père, et lorsque ses revenus ne lui suffisent pas, il emprunte à la bourgeoisie, pour tenir son rang et assurer son train de vie. Il a d’ailleurs l’allure, le comportement et le courage du noble dont il a également gardé un certain sens de l’honneur. On peut le considérer à trois niveaux, dans ses rapports avec l’amour, la société et la religion. 1 — Le séducteur C’est la première facette du personnage de Don Juan, à laquelle se rattachent la plupart des motifs folkloriques auxquels on le réduit parfois (le catalogue, la religieuse séduite, etc.) On pourrait croire qu’il recherche essentiellement la satisfaction des sens, mais quand il parle de ses conquêtes (I, 2) cet aspect des choses n’est jamais envisagé. Il semble que ce qui l’intéresse soit la conquête pour la conquête. Les femmes sont d’ailleurs considérées comme des objets (cf. les dents de Charlotte) Mais Don Juan apparaît aussi comme un esthète. Dans sa déclaration d’intention (I, 2), c’est le thème de la beauté qui revient le plus souvent. Il semble alors aussi séduit que séducteur. De même (III, 5) il n’hésite pas à faire un détour pour admirer la beauté du tombeau du Commandeur. La séduction telle que la pratique Don Juan est aussi une fuite en avant : en renouvelant sans cesse une expérience identique, il tente d’échapper au temps qui passe. Ainsi il vit dans un présent éternel. Il ne doit donc jamais se laisser lier, être toujours disponible. Il apparaît insatiable, voire mégalomane (I, 2). Il envisage la séduction comme un combat (le champ lexical de sa première tirade). Ses armes sont diverses : la flatterie, l’appel à la pitié, la promesse de mariage, le vêtement, l’enlèvement. Mais surtout il donne à chaque personne ce qu’elle désire: à Charlotte il parle de promotion sociale, aux frères d’Elvire d’honneur, etc.). Il sait aussi jouer des contradictions qui habitent chaque individu (il parle religion à Elvire quand elle le poursuit d’amour, et d’amour quand elle lui parle religion ; il oppose la foi du Pauvre et ses besoins vitaux avec le louis d’or, etc.) 14 Il nous reste à faire deux remarques : — les capacités de séduction de Don Juan ne sont pas employées uniquement dans le domaine amoureux : il les utilise également contre Monsieur Dimanche ou pour tenter le Pauvre. — Dans la pièce de Molière, Don Juan apparaît comme un séducteur inefficace, puisqu’il ne réussit à convaincre personne, à part Charlotte (mais il n’en obtient rien) et son père (qui ne demande qu’à être trompé). 2 — Le révolté Don Juan paraît rejeter les règles de la vie sociale : il refuse la famille, ridiculise le mariage. Il affirme sa liberté et ne veut obéir qu’à son désir et à la nature. Il semble par ailleurs ne pas tenir compte des classes sociales, et accepte de parler avec un marchand, son valet, voire un pauvre. La réalité est plus nuancée. S’il ne respecte guère les valeurs sociales les mieux établies, il montre par contre le plus grand souci des apparences quand elles le servent, c’est‐à‐dire tout le temps : c’est ainsi qu’il flatte Charlotte et Monsieur Dimanche. Il va même jusqu’à la compromission, « faisant l’hypocrite » (V, 1‐3), ce qui constitue en même temps une méthode de conquête et la reconnaissance de l’échec de son défi à la société. Par ailleurs il est très attaché aux privilèges de la noblesse et sait en jouer: en effet il sait que, quoiqu’il fasse, il aura le dessus et qu’il est impossible que le pouvoir civil le punisse. Mais cette adhésion n’est pas seulement superficielle : c’est l’honneur chevaleresque qui le pousse à courir au secours de Don Carlos attaqué par trois brigands (III, 2). 3 — Le libertin Don Juan apparaît comme un matérialiste et un rationaliste (« deux et deux sont quatre » III, 1 ; le refus du surnaturel, permanent de I, 2 jusqu’à la fin). Cependant Don Juan n’est peut‐être pas athée ; il a engagé un combat contre Dieu parce que ce dernier représente une limite à sa liberté et à sa volonté de puissance (I, 2). Il mise sur l’impuissance divine (« le ciel n’est pas si exact que tu penses » V,4) et défie Dieu en permanence, par ses paroles et ses actions (ainsi il a soin non seulement de séduire de nombreuses femmes, mais d’aggraver l’aspect répréhensible de ses actes en y mêlant le sacrilège (Elvire est arrachée à un couvent, Charlotte est fiancée). Son hypocrisie elle‐même est un défi, puisqu’il demande à la religion de couvrir les crimes qu’il commet contre le Ciel. Plus on 15 approche de la fin et plus l’affrontement direct devient inéluctable. Don Juan saura aller jusqu’au bout sans reculer. Conclusion Finalement on ne sait quoi penser de Don Juan. Il apparaît vil, méchant, mauvais, hypocrite. Et dans le même temps il n’est pas dénué, dans son défi, son refus et sa quête incessants, d’une certaine grandeur. @Cassandre Sturbois 16 IV.
Sganarelle Il est présent dans vingt‐six scènes sur vingt‐sept. Il est, sur le plan théâtral un personnage burlesque, grotesque, ridicule. Son nom, inventé par Molière (semble‐
t‐il d'après l’italien sgannare, dessiller, ouvrir les yeux), est né dans une farce et il est le personnage principal de cinq pièces de ce genre (Le Médecin volant, Le Cocu imaginaire, L'École des maris, Le Mariage forcé, L'Amour médecin ou Le Médecin malgré lui). Or ce nom est important car, si celui de Don Juan est stable (du moins en ce qui concerne ces deux vocables), la désignation du valet change et est donc révélatrice : presque féminin chez Tirso, il évoque le lièvre chez da Ponte. Néanmoins si ce nom suggère la farce, Sganarelle est également le défenseur de certaines idées et des positions morales, socialeset religieuses bafouées par Don Juan. 1 — Le défenseur de la religion, de la morale et de la société a — Un croyant superstitieux Il ne pense guère la religion qu'en termes de récompense et de châtiment. Il est toujours question dans ses paroles du Ciel et de l'Enfer : il dit sans cesse que le premier doit châtier Don Juan en l'envoyant dans le second, ce qui finalement se produit. Il n'évoque jamais Dieu ou le Christ. Il partage les superstitions de son époque : le loup‐garou (I, 1), le moine bourru (un lutin malfaisant et vêtu de bure censé courir dans les rues en hurlant pendant l'Avent). Il semble mettre d'ailleurs celui‐ci au‐dessus du Ciel et de l’Enfer : « Et voilà ce que je ne puis souffrir ; car il n'y a rien de plus vrai que le Moine bourru, et je me ferai pendre pour celui‐là. » (III, 1) Il est remarquable que, pour lui, la religion et la superstition soient indissociables. b — Un moraliste peu conséquent Sganarelle défend la morale qui veut que l'on soit fidèle (I, 2), que l'on respecte ses promesses, son père, etc. Néanmoins il a lui‐même des dettes, qu'il n'a pas non plus la moindre intention de régler. En feignant de dénoncer Don Juan ou de le défier, il s'en rend d'ailleurs souvent complice : ainsi quand le séducteur promet le mariage à Charlotte et le prend à témoin, il répond ironiquement: « il se mariera avec vous tant que vous voudrez. » (II, 2). Il se moque de Don Juan bien sûr, mais en même temps il le soutient dans sa stratégie de séduction, car Charlotte ne peut pas comprendre le second degré. 17 c — Un idéal d’honnête homme sans réalité Lors de sa première apparition, il vante le tabac, non pas pour les bienfaits physiques qu'il était, à l'époque, censé procurer, mais parce qu'il crée des liens sociaux. Sans cesse il est du côté de ceux que Don Juan trompe, bafoue, et il les plaint, non pas tellement pour eux‐mêmes, mais parce que chaque fois c'est une relation sociale qui est détruite. Cela est très net dans sa réplique finale, où il énumère les liens sociaux que Don Juan a brisés. Néanmoins il s'émeut assez facilement : « Pauvre femme ! » (IV, 6) Plus que la réalité, c'est l'apparence que défend Sganarelle. Il se sent médecin dès qu'il est déguisé en docteur (III, 1). Il fait même des ordonnances. 2 — Un valet de comédie a —Il en a les défauts Il est égoïste et jouisseur. Il entre en scène en déclamant les vertus du tabac. Il en sort en pleurant ses gages perdus. Il affirme par ailleurs qu'« il n'est rien tel en ce monde que de se contenter.» (I, 2). Il est également très lâche ; sur le plan physique, il craint les coups (la seule fois où il ne cède pas à Don Juan, c'est quand ce dernier veut qu'ils échangent leurs habits, il se cache pendant le combat de l'acte III ; le reste du temps il craint d'être frappé.) Mais il est également lâche moralement : sa conscience est élastique et il ne cesse de bafouer (en paroles et en servant Don Juan) les principes qu'il défend. Il est ignorant et bête, et ne cesse de démontrer son ignorance en de longs discours où il mélange tout, foi, superstition, médecine, morale et peur du qu'en‐
dira‐t‐on. Il se vante en même temps d'être ignorant (III, 1) et étale mal à propos et toujours en désordre un pédantisme prétentieux. b — Il en a les finesses Il sait jouer avec Don Juan, dont il a une connaissance approfondie. Il est capable de s'arrêter toujours à temps dans le reproche, ou de le déguiser suffisamment pour ne pas encourir ses foudres (IV, 5) ou ne pas être frappé. Il joue pour cela souvent sur les mots (IV, 5) ou sur l'énonciation (I, 2). Par ailleurs il a un certain bon sens : « votre religion est donc l'arithmétique (III, 1) ». 18 Conclusion À son époque déjà les ennemis de Molière lui ont beaucoup reproché d’avoir fait défendre la religion par un personnage ridicule. Un ancien protecteur de Molière, devenu dévot, le prince de Conti, parle de Sganarelle en ces termes : « Après avoir fait dire toutes les impiétés les plus horribles à un athée qui a beaucoup d'esprit, l'auteur confie la cause de Dieu à un valet, à qui il fait dire, pour la soutenir, toutes les impertinences du monde. » Et il est vrai que Molière ne cautionne pas plus Sganarelle que Don Juan en ce domaine. Il semble même les renvoyer dos à dos. @Cassandre Sturbois 19 V.
LE COUPLE MAÎTRE‐VALET Les deux protagonistes principaux sont presque sont toujours en scène, et ensemble. La plupart des scènes organisées autour de leur dialogue. Leurs rapports apparaissent donc en même temps comme fondamentaux dans la pièce et comme complexes. 1 — Deux révélateurs La présence de Sganarelle s’explique par des considérations d’ordre dramaturgique : dans une comédie de caractère, le personnage principal ne saurait être isolé ; il a besoin d’un regard extérieur ou d’un faire‐valoir. Sganarelle remplit ces deux fonctions. Ainsi Sganarelle exprime‐t‐il la réprobation morale que lui inspire Don Juan : ce dernier, dans les paroles de son valet, apparaît comme vil, immoral, athée … Plus étonnant, l’inverse aussi est vrai : Sganarelle est autant révélé par Don Juan que ce dernier l’est par son valet. Le maître éclaire constamment les traits caractéristiques de la personnalité de son serviteur : verbiage, crédulité, lâcheté, gourmandise, etc. Mais la révélation de l’un par l’autre va plus loin : en révélant l’autre, ils se révèlent eux‐mêmes. Lorsque le valet souligne l’impiété de son maître, c’est sa piété frustre qu’il met en valeur ; par le plaisir que Don Juan montre à enfermer Sganarelle dans ses propres contradictions, c’est sa cruauté qu’il met en valeur. 2 — Deux personnages indissolublement liés a — La « soumission » de Sganarelle Il est le valet de Don Juan (c'est du moins ce que dit la distribution, en fait on ne le voit jamais accomplir de besognes serviles, il semble plutôt être plutôt son homme de confiance) et lui doit donc obéissance. Il a peur de son maître (I, 1 et de nombreux autres endroits de la pièce). Mais en même temps il ne craint pas parfois de le défier, même si cela se produit la plupart du temps en son absence. Il est capable de faire preuve d’une certaine ironie, appliquant les ordres de Don Juan à la lettre sans en respecter l’esprit (« ‐ Traître, tu ne m’avais pas dit qu’elle [Elvire] était ici elle‐même ‐ Monsieur, vous ne me l’avez pas demandé. » (I, 2)) Il va parfois jusqu’à dire ses quatre vérités à son maître, il est vrai le plus souvent avec 20 l’accord de ce dernier. Il agit même par trois fois contre les intérêts de Don Juan (I, 1 ; II, 3 & II, 4). Une fois même il réussit à fléchir Don Juan (le déguisement entre les actes II & III). En fait Sganarelle est davantage un auxiliaire, un homme de confiance, qu’un valet. Don Juan possède d’autres serviteurs (La Violette, Ragotin, La Ramée) à qui sont confiées les différentes tâches matérielles). Jamais au cours de la pièce, Sganarelle ne se livre à une occupation domestique. Il semble qu’au‐delà de sa peur, il ressent de la fierté de servir un maître hors du commun (« Oh! Quel homme! quel homme! » V, 2) et de le percer à jour (« je sais mon Don Juan sur le bout du doigt. » I , 2) b — La dépendance de Don Juan Si Sganarelle semble n’avoir aucune existence en dehors de celle que lui procure son maître, Don Juan, de son côté, a foncièrement besoin de son serviteur. Il ne s’en sépare qu’exceptionnellement (« Je voudrais bien savoir pourquoi Sganarelle ne me suit pas » II, 4). Sganarelle est pour lui un serviteur irremplaçable : c’est lui qui est chargé de l’aider dans ses entreprises amoureuses ; c’est lui sur qui Don Juan essaie de se débarrasser des corvées (l’affrontement avec Elvire I, 3) ; c’est à lui qu'il se confie (V, 2) Mais de plus Don Juan a besoin d’un faire‐valoir et d’un témoin : la présence réprobatrice mais impuissante de Sganarelle met en valeur la force de ses théories et l’audace de ses actions. Enfin le libertin semble parfois un peu effrayé par son valet. Il semble avoir conscience que ce dernier représente tout ce qu’il combat, et finalement tout ce qui aura raison de lui. Aussi, s’il lui accorde souvent l’autorisation de parler, il le fait souvent taire assez violemment (I, 2 ; III, 5 ; IV, 1) Conclusion : les sentiments Sganarelle et Don Juan sont donc très divisés dans les sentiments qu’ils éprouvent l’un envers l’autre. De l’attachement à la haine, toute la gamme est sollicitée. Le valet ressent pour le maître une véritable affection, ainsi qu’une profonde admiration ; mais il lui est lié par la peur et en arrive aussi à le haïr. De même Don Juan éprouve pour son valet de la familiarité, de la gentillesse, de l’intérêt ; mais que de cruauté aussi ; et parfois que de haine! Les personnages ne parviennent pas à faire la part de leurs sentiments. Ils se repoussent et s’attirent mutuellement opposés et confondus en même temps. 21 Sans doute ces ambiguïtés fondamentales ne sont‐elles que le reflet de l’ambiguïté profonde que Molière ressent pour le personnage‐titre. Certes il critique Don Juan ; mais en même temps il ne peut s’empêcher, comme Sganarelle, de l’admirer ; il met ainsi en valeur une certaine grandeur du personnage. S’il juge Don Juan “un grand seigneur méchant homme”, il n’en est pas moins, comme le valet, fasciné par lui. Ni l’un ni l’autre des deux personnages ne trouve grâce à ses yeux Ils sont tous les deux des caricatures, enfermés tous deux dans un système qui fera d’eux, à la fin de la pièce, des vaincus. @Cassandre Sturbois 22 VI.
UNE PIÈCE HISTORIQUE Comme toutes les autres pièces de Molière, Dom Juan traite de problèmes éternels. Mais, dans le même temps, celle‐ci est en rapport avec des problèmes personnels de Molière et offre un portrait complet de la société de son époque. 1 — Un règlement de comptes Molière écrit Dom Juan l’année qui suit l’interdiction de Tartuffe. On retrouve des échos de cette préoccupation dans la pièce. Rappelons que La pièce fut interdite à cause de la pression des milieux catholiques les plus violents, regroupés dans ce que l’on nomma à l’époque “la cabale des dévots”. Cette dernière était dirigée par certains hauts personnages. Alors que tout le monde s’attendait à la sortie d’une pièce d’apaisement, Molière choisit au contraire de régler ses comptes. De ce point de vue le centre de la pièce est la tirade de l’hypocrisie (V, 2); tout concourt pour en arriver là. Dans ce morceau de bravoure, on voit Don Juan devenir Tartuffe et protéger ses appétits derrière le masque de la religion. Ainsi Molière vise‐t‐il sans doute certains animateurs de la cabale, qui rachetèrent sous le masque de la dévotion une jeunesse orageuse et très immorale. Entre autres le chef de ladite cabale, le prince de Conti, galant homme converti au jansénisme sur le tard. Mais ce dernier n’est sans doute pas la seule cible de Molière. D’ailleurs les membres de la cabale ne s’y trompèrent pas : ils firent tant que Molière retira sa pièce de l'affiche et ne la reprit jamais de son vivant.. 2 — Une photographie de la société Toutes les catégories sociales sont représentées, non seulement en personne, mais à travers l’évocation de leurs valeurs essentielles: o
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la noblesse (Don Louis, Don Alonse, Don Carlos, Don Juan lui‐même; sans oublier Elvire et le Commandeur). Pour eux l’honneur est essentiel, même s’ils entendent ce terme dans des sens différents (pour don Luis, c’est une question de mérite; pour Elvire un désir de dignité; pour ses frères la vengeance) la domesticité (Gusman, La Ramée, Ragotin, La Violette et bien sûr Sganarelle); 23 o
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la bourgeoisie (Monsieur Dimanche et toute sa famille que fait surgir les questions de Don Juan). L’argent est la valeur suprême. le milieu rural (Charlotte, Mathurine et Pierrot). Pour ce dernier, la propriété semble être la valeur essentielle (sa fiancée est son bien). la marginalité (le Pauvre qui est un ermite et pour qui la foi est le fondement de la vie; les brigands qui attaquent Don Carlos) Conclusion Cet arrière‐plan personnel et historique permet de mieux comprendre à quel point cette pièce est importante pour Molière: toute l’époque et toutes ses préoccupations s’y donnent rendez‐vous. Mais en même temps, cela n’en fait que mieux ressortir le fait que cette pièce traite de problèmes éternels. Même si au départ la vision de Molière est limitée, les questions métaphysiques dont il est question ici prennent une place de plus en plus grande dans son esprit. Jamais sans doute auteur n’a été plus dépassé par sa matière. @Cassandre Sturbois 24 VII.
Quelques citations à propos de Don Juan « Vous trouverez chez don Juan [...] un sentiment qui n'a été [...] complètement exprimé que de nos jours : l'amour artistique du mal, qui n'est qu'un raffinement d'orgueil, la forme la plus savante de l'instinct de révolte. » Jules Lemaître (1853‐1914) « Pour que le don Juan soit possible, il faut qu'il y ait de l'hypocrisie dans le monde. Le don Juan eût été un effet sans cause dans l'antiquité ; la religion était une fête, elle exhortait les hommes au plaisir, comment aurait‐elle flétri des êtres qui faisaient d'un certain plaisir leur unique affaire ? » Stendhal (1783‐1842) « C'est à la religion chrétienne que j'attribue la possibilité du rôle satanique de don Juan. » Stendhal (1783‐1842) « Rien de plus joyeux que don Juan, rien aussi de plus “sain” [...]. Seulement, il a une faiblesse : il veut être à la fois désir et liberté, liberté désirante, l'homme qui, dans la lourdeur de la fascination, resterait légèreté, action souveraine, maîtrise. » Maurice Blanchot (1907) « Don Juan [...] c'est l'infidélité perpétuelle, mais c'est aussi la perpétuelle recherche d'une femme unique, jamais rejointe par l'erreur inlassable du désir. C'est l'insolente avidité d'une jeunesse renouvelée à chaque rencontre, et c'est aussi la secrète faiblesse de celui qui ne peut pas posséder, parce qu'il n'est pas assez pour avoir... » Denis de Rougemont (1906‐1985) « Si l'amour ne connaît plus d'obstacles moraux ni sociaux ; si la passion de désirer et de posséder n'est plus jamais un péché [...], si les choses aujourd'hui en sont là, que vient faire Don Juan parmi nous ? » Gregorio Marañón (1887‐1960) « [Don Juan] libère la jeune fille des chaînes dans lesquelles la religion et la morale, créées pour l'avantage de l'homme, l'ont emprisonnée, par le fait qu'il ne veut pas mettre sur elle son emprise définitive, mais seulement en faire une femme. » Otto Rank (1884‐1939) « Don Juan a de la gueule : celle d'un animal ; il y a un prestige de l'énergie irréfléchie, aveugle à toute autre chose qu'elle‐même, qui se confond trop aisément avec la révolte libre. » Jacques Guicharnaud 25 VIII. Pistes de travail avec les élèves… 1. Lectures a. Acte I, scène 1. Les deux tirades de Sganarelle (l’éloge du tabac et le portrait de Don Juan.) Question : Pourquoi, d'après vous, la pièce commence‐t‐elle par un éloge du tabac ? Quel rapport ce texte peut‐il entretenir avec l'intrigue? b. Acte II La technique du séducteur‐lecture cursive c. Acte III, scènes 1 et 2 1— Précisez les positions religieuses de Don Juan et de Sganarelle. 2 — Précisez la relation entre le maître et le valet. 3 — Faites le plan de la scène 2 en montrant l’évolution de la provocation de Don Juan. 4 — Imaginez les mouvements des acteurs dans la scène 2 d. Acte IV, scène 3 1 — Quelles techniques emploie Don Juan pour ne pas payer ses dettes? 2 — À quoi tient le comique de la scène (situation, gestes, mots)? e. Acte V, scènes 5 et 6 1 — Montrez que la scène a en même temps un sens philosophique et une valeur spectaculaire. 2 — Comment interprétez‐vous les derniers mots de Sganarelle ? 26 2. Ecriture d’invention Imaginons que Don Juan, au lieu d'être aux prises avec la justice divine, doive rendre des comptes à un tribunal humain. Vous rédigerez soit le réquisitoire de l'avocat général (qui parle au nom de la société), soit la plaidoirie d'une des parties civiles (un des personnages trompés par Don Juan), soit celle de Don Juan lui‐même. 3. Dissertation « Rien de plus joyeux que don Juan, rien aussi de plus “sain” », écrit un critique contemporain. Le personnage, tel que Molière le met en scène, vous paraît‐il un modèle de vie ? @Cassandre Sturbois 27 28 

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