1–“You`re the price of my riddle game.”* EPICE 2015/2016 Résumé
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1–“You`re the price of my riddle game.”* EPICE 2015/2016 Résumé
1–“You’re the price of my riddle game.” EPICE 2015/2016 Résumé : Une émission radio provoque un peu de remous dans la monotonie existentielle de Jeremiah Mc Nelly, patron de Luxury Financial Companies©. Les choses tournent à l’obsession lorsqu’il se prend au jeu, au détriment des animateurs de MCS-Radio. L’espèce de thriller psychologique qu’il fera vivre à ce média l’entraînera dans ce piège qu’il a toujours pris soin d’éviter jusqu’ici. Ce piège porte un nom : Lawson Read. En donnant suite à un appel de dernière minute sur une impulsion, l’animateur du Read talkshow va à l’encontre des règles de sa propre émission. Il ne se doute pas une seconde que cet écart est sur le point de non seulement chambouler le quotidien de sa radio, mais surtout retourner sa vie de fond en comble. Tu es la récompense de mon jeu de devinette. ÉPISODE 2 — Tu sais que ça fait des heures que je poireaute ? — Pourquoi ne m’as-tu pas appelé ? grogna Jeremiah. — Ç’aurait été contraire au principe fondamental de la surprise, sourit Faye. Le jour où ton visage exprimera la joie que tu éprouves à me voir – et je sais qu’elle est là, quelque part, au fond de ce qui te sert de cœur – sera le premier jour de ta nouvelle vie, mon cher ami, ditil en faisant la moue pour cet accueil terne. Tu vivras enfin en harmonie avec tes sentiments. — Pourquoi faut-il toujours que tu racontes des idioties ? — Monsieur n’a pas son… manteau ? Jeremiah se tourna vers celui qui venait de l’interpeller, sentant qu’il allait se faire remonter les bretelles. Son majordome faisait ça. Lui remonter les bretelles au sens propre comme au figuré. Richter le verrait toujours comme le jeunot maladroit de 20 ans dont le père s’était presque débarrassé entre ses pattes. — Désolé, je l’ai oublié au bureau, dit-il d’un air penaud. Mais j’avais mon écharpe. — Si vous ressentez le besoin de vous justifier, et par là me « rassurer », c’est qu’une part de vous n’est pas à l’aise avec vos agissements, dit l’homme un brin austère en le débarrassant de ses effets. — C’est mon anniversaire aujourd’hui ! s’indigna-t-il pour couper court à la remontrance. Richter haussa un sourcil qui en dit long. Faye pouffa, ce qui lui valut les foudres de Jeremiah. — Pourquoi es-tu là ? N’étais-tu pas censé crapahuter à Shanghai ? Il lui en voulait de lui avoir menti, et d’avoir ainsi gâché une bonne partie de sa soirée. S’il avait su que Faye rentrait à Narven, il se serait épargné les commérages des langues vipérines qui se disaient ses « amis ». — Et moi qui me suis plié le cul en quatre pour débarquer avant minuit, soupira Faye, estimant que ses efforts n’étaient pas récompensés à leur juste valeur. Fais au moins semblant d’être heureux de me voir ! — Je m’y emploie, assura Jeremiah en se débarrassant de ses boutons de manchette. Il entreprit de se mettre à l’aise. Faye le suivit jusque dans ses quartiers. D’après ce dernier, on ne pouvait décemment appeler cela « chambre ». Mais Jeremiah aimait vivre dans sa chambre, une habitude acquise depuis la petite enfance. Alors tout le confort qui lui était nécessaire s’y trouvait. Il pouvait carrément se passer du reste de sa villa. Il disparut dans la grande pièce qui lui servait de dressing sans couper la conversation. — Tu n’as pas tout suspendu à cause de moi, j’espère ! — Si je te dis que c’est rien d’irrattrapable, ça va te vexer. — Ne joue pas l’imbécile. — Honnêtement, ça me plairait que quelqu’un abandonne tout pour me retrouver, dit Faye, pensif. Je déplore que ce ne soit pas ton cas. — Que dois-je déplorer, moi ? demanda-t-il en quittant son dressing. Pieds-nus, il était à présent vêtu d’un simple bas de survêtement en laine blanche. Le confort absolu, d’autant plus que le sol était légèrement chauffé. — Arrière, tentation ! lança Faye en le découvrant torse nu. C’est sadique ce que tu fais. M’exhiber ton corps de rêve alors qu’il m’est interdit d’y toucher. Jeremiah loucha dans sa direction, regrettant de ne pas avoir quelque chose à portée de main pour le torpiller avec. Faye leva ce qu’il tenait. Une bouteille de champagne. Un Dom Pérignon. 2 — Tout droit sorti de son coffret édition limitée, dit-il en indiquant un petit box de couleur vert nature sombre, au motif vintage et à l’esthétisme pourtant avant-gardiste. Le design est signé Anouk Diesel. Une artiste sculptrice et décoratrice d’intérieur. Dit comme ça, l’anecdote semblait insolite. Mais Jeremiah était au courant de la pratique. Lorsque des Chef de Cave étaient en quête d’innovation et voulaient en quelque sorte réinventer leurs millésimes, ils faisaient appel à des métiers de prime abord éloignés du milieu viticole. Le résultat était du plus bel effet. Ce coffret mériterait d’être exposé. — Et devine quel âge il a cette année ? Jeremiah esquissa un sourire ironique. — 40 ans d’âge ? — Pas moins. Il fallait bien un millésimé pour marquer l’évènement. Pour le coup, Jeremiah apprécia le geste. Son ami se leva et se dirigea vers le minibar de la chambre, en quête de flûtes. — Ce n’est pas ce que j’appelle un évènement, maugréa-t-il néanmoins en s’affalant dans le fauteuil libéré par Faye. Ce n’est qu’une broutille. Le ridicule vieillissement d’un individu sur une planète qui se paye le luxe d’avoir neuf zéros à son âge. — Neuf zéros après un autre chiffre… (Faye lui lança un regard goguenard.) Tu ne serais pas plutôt en train de me parler de ta fortune personnelle ? D’ailleurs, on ne l’a pas encore fêtée comme il se doit. Jeremiah soupira lourdement. Faye s’en inquiéta. Il lui tendit une flûte vide et entreprit de le servir. — Mon Dieu, c’est si terrible que ça ? demanda-t-il. — Atteins mon âge et on en reparle. À 34 ans, Faye estimait avoir encore de la marge, mais par solidarité il garda sa pensée pour lui. Honnêtement, Jeremiah ne faisait pas ses 40 balais. Il aurait dû s’en réjouir, au lieu de quoi, il déprimait. — T’as que 40 piges… — Si tu ajoutes que j’ai toute la vie devant moi, je te noie dans cette coupe. Techniquement, je viens d’en vivre la moitié. Jeremiah le menaça de son verre plein, avant que son regard courroucé ne se fasse appréciateur en s’attardant sur les bulles d’une grande finesse qui remontaient du fond de la flûte à la surface. La robe du breuvage était d’un doré magnifique. Presque hypnotique. — Je ne pensais pas qu’elle viendrait aussi tôt, dit Faye, songeur, tout en remplissant son verre de l’or liquide. — Quoi ? — La crise de la quarantaine. — J’ai 40 ans, ce n’est ni tôt, ni tard. Elle tombe à point nommé. (Il marqua une pause.) Mais… ça n’a rien à voir avec une fichue crise ! réfuta-t-il après coup. Faye avait le chic de lui faire dire des conneries. — Je ne m’y connais peut-être pas en crise, mais celle-ci ne fait aucun doute, Jeremiah. T’es en plein dedans. À ta crise quadragénaire ! lança-t-il, levant son verre pour porter un toast. — Va au diable, grommela Jeremiah tout en faisant tinter le sien contre celui de son ami. — Tu dis ça mais t’es content de me voir, lâcha Faye après avoir savouré sa première gorgée. — Si tu attends que je l’admette, tu peux toujours courir. 3 Néanmoins, Faye se satisfit du sourire en coin qui naquit sur le visage à la beauté froide. Il se demanda toutefois si ce n’était pas dû au plaisir que retirait Jeremiah de la suavité épicée et mature du champagne. Il était si racé, et son goût d’une extrême précision, qu’il en était presque tactile. Le breuvage était ciselé en bouche et tout simplement divin, évoluant entre densité et apesanteur, laissant les papilles vivre l’instant présent. Le pétillant persistant sur la langue, Jeremiah quitta sa place et alla activer un interphone d’une blancheur immaculée. N’eut été la petite lueur clignotante verte qui indiquait sa position, il se fondait carrément dans le mur. — Richter, qu’en est-il du courrier aujourd’hui ? — Dans votre bureau, monsieur. Mais il vous est interdit d’y pénétrer avant demain. Jeremiah se tourna vers Faye comme pour partager sa perplexité. — Et… pourquoi ? — Parce que c’est votre anniversaire aujourd’hui, qu’il est tard, que vous avez un invité, et qu’il serait temps d’apprendre à vous détendre une fois chez vous. Surtout à 10 heures du soir. Vous n’êtes plus tout jeune. Enfin un qui ne disait pas le contraire, même si c’était avec sarcasme. Ça n’empêcha pas Jeremiah de grimacer. — C’est nouveau, ça. Et par « invité », tu veux dire Faye ? — C’est exact, monsieur. — Si je ne connaissais pas ton sens de l’humour, je m’inquièterais que quelque chose te soit tombé sur la tête, Richter. Faye renifla sa désapprobation. Comment était-il censé le prendre ? — J’ai toujours craint que le ciel me tombe sur la tête, monsieur, pontifia Richter. Fort heureusement, ce n’est pas pour demain. Ravi que vous saisissiez enfin mon sens de l’humour. Par contre, je suis très sérieux quand je vous dis que votre bureau est une zone sécurisée. Il est tard, mais un petit « en-cas » vous attend en cuisine. Une chemise serait le minimum syndical. Jeremiah grommela avant de couper la communication. — Parfois je me demande qui commande. — Tu aimes qu’il te commande, nuança Faye, amusé. Je parie que ce petit « en-cas » se mariera à merveille avec le Dom Pérignon. — Connaissant Richter, tu ne prends aucun risque avec ce pari, subodora Jeremiah. Il est gagné d’avance. Ils entreprirent de se rendre en cuisine une fois que Jeremiah se fut dégoté une chemise comme recommandé. S’il y avait un mot inventé pour Richter, ce serait « chef ». Déjà, l’homme à l’orée de la soixantaine adorait donner des ordres. Même s’il avait l’habileté requise pour les changer en « conseils ». Mais plus que tout, c’était un chef dans l’art culinaire. S’il quittait son travail de majordome, il n’aurait aucun mal à se reconvertir dans la restauration. Mais pour Richter Hawlett, être majordome de Jeremiah Mc Nelly n’était pas un travail. C’était une nécessité. Comme la terre se devait de tourner sur son axe géocentrique, de peur de voir arriver une ère glaciaire sur sa face non éclairée par le soleil, si d’aventure elle cessait sa rotation. Sans son majordome, Jeremiah Mc Nelly ne vivrait pas. Il survivrait. On appellerait cela vivoter, et non vivre. Ils le savaient tous les deux. Un équilibre s’était créé entre eux, à tel point que Faye appelait parfois Richter, Alfred, en référence au maître d’hôtel d’un certain Bruce Wayne. Seulement, excepté sa colossale fortune, Jeremiah n’avait rien de Mr Wayne. Enfin, si l’on 4 n’assimilait pas son côté terrifiant en affaires à la partie cachée nocturne du milliardaire de Gotham City. Le repas était une manière de lui souhaiter un joyeux anniversaire. Richter savait qu’il n’aimait pas le fêter. Mais il faisait toujours un geste à sa façon. Aujourd’hui, c’était son « encas » préféré. Si tant est qu’un menu avec apéritif, entrée, plat et dessert, soit considéré comme un « en-cas ». Son majordome avait un faible pour la litote. L’homme n’avait fait aucun faux-pas. Tout millésime Dom Pérignon qui se respectait, s’accordait majoritairement avec des fruits de mer, du caviar, ainsi que d’autres chairs blanches telles que du poisson ou certaines volailles. L’entrée au menu cette nuit-là était composée de verrines de bouillon dashi et jus d’huître, servies comme mise en bouche et accompagnées d’un caviar Prunier St James enrobé d’une crêpe de châtaigne. Le plat serait constitué du fruit de mer favori de Jeremiah, du crabe grillé au bois de réglisse, sur son lit de légumes façon chop-suey. Richter avait songé aux allergies de Faye pour les crustacés. Si son ami n’avait pas touché au jus d’huître, choisissant le bouillon japonais, en plat il s’était vu servir un consommé de canard à la badiane et au poivre blanc accompagné de son jus, ainsi que d’aubergines. En sauce, le choix oscillait entre de la gelée de citron confit et de la gelée balsamique. Quand vint le dessert, ce fut ce fameux mariage magique de fruits rouges et de champagne. — Il savait que tu apportais un Dom Pérignon, comprit Jeremiah en faisant un bilan sur ce menu parfait, alors qu’ils investissaient le salon, repus. Vous étiez de mèche. — Surprise ! fit Faye d’un ton enjoué. Je ne te cache pas qu’on s’est inquiétés qu’elle tombe à l’eau. Tu as failli la gâcher en ne rentrant pas à l’heure prévue. Et il ne pouvait pas t’appeler, de peur de te rendre suspicieux. — J’avais été invité par Joris au Belladona. — Oh… (Faye se décomposa presque. Dire qu’il s’était volontairement affamé dans l’avion pour l’occasion...) Tu avais déjà mangé, alors. — Non, je me suis décommandé au dernier moment. Et cesse avec ce ton geignard, tu sais que j’y suis insensible. — Pourquoi avoir annulé ? s’enquit l’autre, soudain intrigué. — Parce que je n’avais pas envie de souffrir leur compagnie ce soir, ça te va ? Faye se rencogna dans son siège. — Je te manquais, dis-le. (Il n’eut droit qu’à un grommellement suivi d’une grimace puérile.) Mais tu as annulé alors qu’ils voulaient sûrement te fêter ton anni… — Je ne crois pas, non, le coupa Jeremiah en s’allongeant de tout son long dans le canapé, posant ses pieds sur l’accoudoir. C’est à peine s’ils savent quel jour on est. Et avant que tu ne dises quoi que ce soit, haussa-t-il le ton pour l’empêcher de renchérir, ça me va très bien ! Tu sais combien je déteste recevoir des choses de la part d’hypocrites. Encore moins en ce jour. Faye se pinça les lèvres. Quelque chose s’était mal passé. Mais son ami ne lui révèlerait rien s’il le harcelait de questions. Il laissa couler pour l’instant. — Quoi qu’il en soit, c’est une bonne chose que tu aies décommandé. Tu n’aurais pas pu faire honneur à ce merveilleux repas, déclara-t-il. — C’était délicieux, Richter ! lança Jeremiah alors que l’homme s’affairait en cuisine avec le lave-vaisselle. Et merci de n’en avoir pas fait un dîner aux chandelles. Le majordome renifla son assentiment alors que Faye montrait à nouveau son indignation. 5 — Je me dois de protéger vos arrières des assauts de ce loup, dit Richter de retour dans le séjour, avant de se diriger vers la cheminée en vue de raviver le feu. Inutile de lui donner de fausses idées avec une décoration de table romantique. Faye s’insurgea. Cet homme et son majordome aimaient le tourner en bourrique. Mais s’il râlait, ce n’était qu’en surface parce qu’il appréciait grandement leur ouverture d’esprit. Quand il avait commencé à côtoyer Jeremiah, il avait craint que ce dernier ait été élevé à coups de valeurs puritaines et conservatrices très vieux jeu. Il avait appris par la suite que celui qui deviendrait rapidement son meilleur ami, s’était comme qui dirait élevé tout seul, en mode free-style jusqu’à ses 20 ans. Puis Richter était venu à la rescousse avant que ça ne tourne au désastre. L’ouverture d’esprit de Jeremiah était en réalité le fruit de « l’éducation » de cet homme. — Je ne suis pas un loup, Richter. Je suis un parfait gentleman. — Mais un gentleman n’est rien moins que le plus patient des loups, monsieur Warrick. Ce sont les plus dangereux, les prédateurs patients. Jeremiah s’esclaffa, pour le plus grand bonheur de Richter. Même si ça se faisait à ses dépens, Faye esquissa un sourire. Cette beauté rigide gagnait tellement à rire. — Il faut aussi dire que votre première rencontre ne prêche pas en votre faveur. — J’étais soûl quand je l’ai rencontré la première fois, se justifia Faye. Sinon je ne l’aurais pas dragué avec autant de balourdise. Et c’est nul de déterrer de telles momies ! C’était à un gala que Jeremiah organisait dans sa villa d’été, sur l’île artificielle de Little Balmer. Faye y avait été quasiment traîné par un ami alors qu’il n’aspirait qu’à s’enfermer dans sa suite d’hôtel pour recoller les morceaux d’un cœur brisé. Ça remontait à quelques années, maintenant. Six ans à peu près. Il était loin de se douter que leur relation évoluerait jusqu’à ce stade. Ils avaient fini par devenir partenaires en affaires. Et comme d’autres étaient camarades de beuverie, eux l’étaient au jeu, s’étant découverts cette passion commune pour la gageüre. Leur passe-temps de prédilection était le poker. Pour Jeremiah, ça coulait presque de source. Il avait grandi dans ce milieu. La famille Mc Nelly détenait les rênes du groupe Green Casinos© à hauteur de 61%. Le groupe avait été fondé par son grand-père, et était le second challenger sur le marché du tapis vert, derrière la firme de Mr et Mrs Coppola à qui appartenait entre autres le Big C©, le plus grand casino du pays établi à Nior. L’entité qu’était Green Casinos© comptait aujourd’hui une vingtaine d’établissements ludiques à travers le monde, une dizaine d’hôtels de luxe, trois grands golfs, et employait au bas mot 3500 collaborateurs. Une partie de la fortune personnelle de Jeremiah avait été amassée sur les tables vertes des casinos. C’était au jeu qu’il s’était fait un capital de base, 20 ans plus tôt, avant de le fructifier de manière intelligente. Et de l’intelligence, il en avait toujours eu à revendre. À l’occasion, il organisait des tournois en comité restreint dans ses résidences secondaires. Celle de Little-Balmer était la plus connue, son succès ayant passé le cap du bouche à oreille, au point d’avoir été « réquisitionnée » à quelques reprises pour l’une des étapes du World Poker Tour. Enfin, disons que ça faisait partie de ces choses qui arrivaient quand on était copain avec le fondateur de la société WPT Enterprises Inc.1 Le cadre des marinas était exceptionnel et attirait un monde trié sur le volet, certains joueurs venant des Caraïbes ou de Monte-Carlo. C’était ainsi que Faye avait atterri dans ses pattes, embarqué par une de ses connaissances du milieu. 1 World Poker Tour Enterprise Inc. est une entreprise réelle, chargée de l’organisation du tournoi mondial de poker. 6 — Tu appelles ça dragué ? hoqueta Jeremiah. Tu m’as littéralement sauté dessus, alors que je t’aidais à garder le contenu de ton estomac à sa place. Avant de le déverser malgré tout sur mes chaussures ! Faye, en plein chagrin d’amour cette soirée-là, avait bu plus que de raison. Si à première vue Jeremiah avait voulu sauver cet inconnu du ridicule, c’était surtout pour l’une de ses tables de poker qu’il s’inquiétait. Les haut-le-cœur du mec bourré, affalé sur la surface de jeu, avaient été une vision d’horreur. Jouer les bons samaritains lui avait coûté ses chaussures. À moins que ç’ait été une façon de lui faire payer son manque d’empathie pour l’humain, et sa compassion pour son tapis vert. Il les adorait, ces godasses ! — C’est à ce point intrigant que je ne m’en souvienne pas, dit Faye sans une once de gêne, en se tapotant la lèvre. Je veux dire, tu me connais. Mon état d’ébriété n’atteint jamais le stade amnésique. C’est contreproductif au jeu. J’en suis venu à croire que c’est pure invention de votre part. — J’aurais dû garder ces chaussures comme preuve de ton crime au lieu de m’en débarrasser, grogna Jeremiah, outré. — Si ce n’est que ça, intervint Richter, je peux vous trouver la preuve de ce que nous avançons. J’ai fait nettoyer ces chaussures avant de les donner à une association caritative. Elles étaient hors de prix, pour être ainsi mises au rebus. Même si ça date, il ne me sera pas difficile de retrouver la facture du pressing dans les archives de mes comptes. De ce fait, Richter avait cette manie de conserver pendant des années toute trace de la moindre transaction financière. La raison ? « On ne savait jamais. » Jeremiah soupçonnait autre chose. Plus jeune, Richter avait été acquitté d’un crime qu’on lui avait mis sur le dos, grâce à une preuve venue corroborer son alibi. Un alibi au départ rejeté par les enquêteurs, avant que ne surgisse la preuve d’une transaction financière impliquant qu’il ne pouvait être à la fois sur le lieu du crime et en train d’effectuer cet achat. Mais son majordome ne parlait pas facilement de son passé. C’était compréhensible. Jeremiah avait dû faire mener l’enquête dans son dos. Il servit un sourire victorieux à Faye. — Pourquoi devrions-nous raviver des souvenirs aussi peu alléchants d’un homme amnésique ? argua ce dernier, se sentant acculé. Surtout que ce sont vos souvenirs, pas les miens. Vous me jugez sur la base de quelque chose que mon subconscient, mon inconscient et ma conscience ne reconnaissent pas ! — Tu aimes t’entendre parler, hein ? fit Jeremiah en remuant la tête. — Pas autant que toi. — Messieurs, commença Richter, je me retire en vous souhaitant une bonne nuit. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, « sonnez », dit-il avec une pointe de sarcasme. Monsieur Warrick, la chambre d’ami est à votre disposition, comme d’habitude. Inutile de vous rappeler que monsieur ici présent pratique de la boxe Thaï. Et c’est un euphémisme que de dire qu’il se débrouille. Jeremiah éclata de rire alors que l’indignation faisait son grand retour sur le visage de Faye. — Il me prend vraiment pour un obsédé, ma parole, soupira-t-il lorsque Richter s’en fut dans ses appartements. Il pense que je vais me faufiler dans ta suite à la faveur de l’obscurité ? — C’est toi qui le dis. Nous savons tous les deux que ta libido est un animal mal tenu en laisse. Faye se renfrogna. Il la gérait très bien, sa libido. Il était un bon maître, quoi qu’en pense Jeremiah. Ce n’était pas lui qui avait un problème. S’il n’avait pas vu son ami avec quelques conquêtes d’un soir, Faye aurait pensé qu’il était frigide. 7 — Il faut croire que ta réputation de playboy lui est parvenue, continua Jeremiah. — Tu sais bien que ce n’est qu’une façade, avoua-t-il sans détour. — Ce n’est pas l’avis des cœurs brisés que tu collectionnes. Faye était devenu une espèce de salaud « soft », pour reprendre ses propres mots, depuis qu’on lui avait mis le cœur en charpie. Et il le reconnaissait volontiers. À croire qu’il se vengeait. Ce pourquoi Jeremiah trouvait cette chose hérétique. L’amour était une hérésie, s’il faisait autant souffrir et vous laissait si aigri. Une chose qui était son contraire était absurde. — Et les cœurs que tu brises, toi, on en parle ? — Mes aventures n’impliquent pas le cœur, Faye, dédaigna Jeremiah. Celles avec qui je suis sortie n’en avaient qu’après mon corps ou mon compte bancaire. Pas après mon cœur. Visiblement ça lui allait très bien. Tant que ce critère-là n’était pas spécifié avec sa partenaire, il ne la mettait jamais dans son lit. Faye lui lança un regard sceptique. Jeremiah haussa un sourcil pour signifier qu’il n’y avait pas matière à débat. — Et tu comptes le donner un jour, ce cœur ? s’enquit Faye avec circonspection. — Il est mien. Je suis né avec. Pourquoi le donnerai-je ? En tout cas pas de mon vivant. Je ne le cèderai qu’au moment de faire usage de ma carte de donneur d’organe. — Tu m’as compris ! râla son ami. Jeremiah pouffa, puis reprit son sérieux. — Pas plus que toi. — C’est différent. Tu ne peux comparer ton cas au mien. Ce qu’il me reste de cœur ne peut plus aimer, mais au moins je cherche à qui le confier. Jeremiah se rembrunit. Le confier à nouveau, malgré qu’un autre en ait fait des confettis que tu as eu du mal à recoller ? C’était ce romantisme absurde chez son ami qui faisait que six ans plus tard, il n’avait pas encore fini de rafistoler les pans de son cœur déchiré. La preuve en était ce tempérament de playboy aguerri, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Sans jamais l’avoir rencontré, Jeremiah haïssait le « salopard » qui avait un jour tenu le cœur de Faye entre les mains. Ce dernier ne parlait jamais vraiment de cet ex. Tout ce qu’il savait de lui, c’est qu’il s’agissait d’un homme. Mais il avait le pressentiment que ce n’était pas lui le méchant de l’histoire. C’était le pire des cas : devoir faire porter le blâme au gentil, par amitié pour le bad guy. On n’en attendait pas moins d’un ami. Quoi qu’aient été les torts de Faye, la fin de cette relation avait brisé quelque chose en lui, probablement de manière irrémédiable. Il fallait un cœur bien arrimé pour aimer. Mais continuer d’aimer après avoir été défait requérait une force encore plus grande. Et le cœur de son ami n’en avait sans doute plus à disposition… — Tu cherches à qui le confier, répéta Jeremiah, méditatif. En courant tous les jupons et en mettant la main aux culs moulés dans du slim qui passent sous ton nez ? — C’est une démarche comme une autre, opposa Faye avec aplomb. Elle a des avantages, ajouta-t-il avec un sourire grivois en voyant l’autre rouler des iris. Il est clair que l’autre n’était pas la bonne personne. Mais toi, tu ne fais même pas mine de t’y intéresser. Jeremiah retint une moue. Si Faye voulait être crédible en disant que cet homme n’était pas le bon, qu’il mette un peu plus de conviction dans sa voix ! — Là n’est point mon centre d’intérêt, soupira-t-il. — Quand cela le deviendra-t-il ? — Pourquoi… (Jeremiah marqua une pause, soudain suspicieux.) Serais-tu en train d’essayer de me « caser » parce que j’ai atteint un « certain » âge ? demanda-t-il en mimant les guillemets, la mine sombre. Donne-moi une raison de ne pas me vexer. 8 Faye retint une grimace, sentant que Jeremiah pouvait vraiment mal le prendre. Il devait faire gaffe à sa réponse. Ce type se vexait difficilement, mais il se vexait très mal. — C’est pas ça. Je suis juste… curieux. — Curieux ? — Oui. — De quoi ? — Curieux de voir à quoi tu ressembles quand tu es amoureux. Ça n’est jamais arrivé depuis que je te connais. Je suis d’avis que ça doit être intéressant à observer. — Tu as fini de me prendre pour un cobaye de labo à étudier ? — Mais c’est plaisant de t’étudier, gloussa Faye. Tu te doutes bien que c’est la seule raison qui justifie notre amitié. Jeremiah se demanda s’il était normal de ne pas prendre ombrage de pareille assertion. Bah, s’il restait avec cet idiot, c’était aussi pour des raisons similaires. Faye ne l’ennuyait pas. Mais plus que tout, l’homme ne savait pas faire preuve d’hypocrisie. Il était authentique. Ça ne l’empêchait pas de manier le sarcasme et l’ironie avec brio, ce qui aux yeux de certains moins subtils, passait pour une forme d’hypocrisie. Jeremiah avait grandi en ayant les hypocrites en horreur. Seulement, il s’était fait une raison en voyant à quel point les interactions sociales dans son milieu ou partout ailleurs reposaient sur ce grand socle nommé hypocrisie. Même en affaires. C’était une constante du système. C’était donc à lui de s’adapter à la société, pas l’inverse. Alors un ami tel que Faye, pour lui, était une perle. — En quoi serais-je intéressant de tomber amoureux ? Rien que formuler cela me paraît inepte. Tomber amoureux… C’est l’expression la plus désagréable que j’ai jamais entendue. Qui accepterait de « tomber » en étant sain d’esprit ? Faye s’esclaffa, non sans être alarmé par ce qu’il entendait. — Si tu avais déjà vécu une relation passionnelle qui t’a laissé le cœur sur le carreau, je pourrais comprendre que tu sois aussi désabusé. Mais là, c’est extrême. Et puis personne ne décide de tomber. À part dans un dojo, l’acte de « tomber » n’est pas volontaire. En général, on ne s’y attend pas quand ça nous arrive. — Il suffit juste de faire attention de ne pas trébucher, marmonna Jeremiah en retenant un bâillement. Faire gaffe à l’endroit où l’on pose son pied ne demande pas tant d’effort que ça. Faye retint un sourire. Il attendait avec impatience le jour où Jeremiah rencontrerait cette personne. Celle qui le plongerait sans merci dans les tourments de l’amour. Mais au train où allaient les choses, peut-être que ça n’arriverait jamais. Comme disait Jeremiah, ce n’était pas du tout son centre d’intérêt. Les siens volaient à dix milles lieux de là. À moins que ce ne soit surtout le fait que pour plaire à quelqu’un, on avait tendance à enjoliver certains aspects de soi. À « bricoler » la vérité. Ce que Jeremiah classait systématiquement dans le registre « hypocrisie ». Il refusait d’y voir de la subtilité avec une véhémence telle qu’il était ardu de lui faire faire un compromis. Face à l’être que l’on convoitait ou qui nous attirait, on montrait une facette pas forcément erronée, mais plutôt embellie de notre personne. Tout était fait pour donner une meilleure image de soi, dans le but de laisser une bonne impression à l’objet de son désir. Hélas, ce qui n’était autre que le principe de la séduction, portait le nom d’hypocrisie pour Jeremiah. Et c’était bien dommage. La faute à qui ? Certainement à papa et maman Mc Nelly… 9 Joseph Mc Nelly, actuel président du conseil de surveillance et du comité stratégique de Green Casinos©, avait toujours montré au monde un visage qui n’était pas le sien. Du moins, depuis que Jeremiah le connaissait. Faye avait découvert que son ami avait grandi avec une belle-mère. Denitsa jouait les mères de substitution uniquement pour complaire aux invités. En réalité, elle ne faisait que peu de cas de la progéniture de son époux une fois à l’abri des regards indiscrets. Pour Mc Nelly père, cet enfant rescapé d’un ancien mariage bâclé, avait fini par devenir une nuisance. Jeremiah avait neuf ans quand sa mère, Phédra, s’en était allée avec un autre homme… en raison de son portefeuille plus large que celui de son ex-mari à l’époque. Depuis, Joseph avait mis un point d’honneur à fructifier l’héritage familiale afin d’amasser une fortune telle qu’il pouvait se rire du bellâtre aujourd’hui. Tout cet acharnement s’était fait aux dépends de la relation filiale de Jeremiah. Son père avait tout d’abord refusé qu’il garde un contact avec sa mère, pour la punir d’être partie. Et aux yeux de tous, Joseph peaufinait l’image de sa nouvelle « mignonne famille recomposée ». Lui, son fils Jeremiah, sa seconde épouse Denitsa, et la fille de celle-ci : Casey. Quant à Phédra, elle avait tenté d’acheter Jeremiah durant son enfance par une générosité de façade, en dépit de l’embargo paternel ; allant jusqu’à le pousser à comparer la fortune de ses deux parents, une fois devenu ado, histoire de faire un choix entre « le meilleur » d’entre eux. Apparemment le but était de départager à qui reviendrait sa garde, en se basant sur le poids de leur compte bancaire. Le résultat avait été pire. Jeremiah avait mis son intellect au service du « profit ». Au point de devenir, à 22 ans seulement, l’une des 15 plus grandes fortunes nationales, coiffant père et mère au poteau et leur clouant définitivement le bec. Il n’avait pas besoin d’eux pour réussir. Telle avait été sa litanie durant une bonne partie de sa vie d’étudiant. Une vie qui n’avait été qu’une course pour le leur prouver. Aujourd’hui, il figurait dans le Top 3 des hommes les plus riches du pays. Et ce n’était pas grâce à un héritage. Dans tout ça, il s’était oublié lui-même, quelque part, en chemin. Faye trouvait cela triste. Impressionnant et triste. Il doutait même que Jeremiah sache s’amuser, avant de l’avoir rencontré. « S’amuser » au sens Warrick du terme, s’entendait. — Peut-être que ça ne t’intéresse pas parce que tu ne regardes pas au bon endroit, hasarda-t-il. As-tu déjà songé à jeter un œil de « l’autre côté de la rive » ? — Si tu tentes à nouveau ta chance, laisse-moi t’épargner cette peine en te disant une énième fois que c’est perdu d’avance, soupira Jeremiah avec lassitude. — Mais non ! s’irrita un peu Faye. Arrête de te prendre pour le nombril du monde. Déjà, t’es pas mon type de mec. Jeremiah haussa un sourcil narquois à son encontre. L’agacement de Faye qui venait de grimper d’un cran face à sa mimique, sembla l’amuser. — En plus d’être difficile à cerner, t’es trop autoritaire ! glapit Faye. Je finirais par te tuer si on était en couple, balança-t-il avec exaspération, lui faisant foncer les sourcils. Conseil d’ami, si jamais tu devais sortir avec un mec, choisis-en un qui ait un tempérament spongieux. (Jeremiah le toisa d’un air torve. Gné ?) Du genre qui absorbe et laisse couler. Comme une éponge, quoi. Celui du type « balle de boxe » qui rend les coups, comme moi par exemple, finirait en prison pour t’avoir zigouillé lors d’un instant d’énervement. Jeremiah se redressa, interloqué. Était-ce comme ça que le voyait son ami ? Il est vrai qu’il avait une poigne rigide. Mais il fallait se montrer de fer, quand on était à la tête d’un monstre financier tel que L.F.C©. En tenir les rênes n’était pas donné à n’importe quel quidam. Il estimait toutefois savoir manier le gant de velours nécessaire à adoucir cette 10 poigne. À moins qu’il ne fasse fausse route et que son entourage ait peur de le lui signifier. Devait-il méditer là-dessus ? Il renifla finalement de dérision. Qu’ils le craignent ! Ses employés ne feraient que plus consciencieusement leur travail. Par moment, il était plus approprié d’être le boss plutôt que le leader. Et ça lui allait très bien ! — Pourquoi débattons-nous de ça ? balaya-t-il d’un geste de la main. Ce n’est pas comme si les hommes m’intéressent. — Mais émettons l’hypothèse que tu en trouves un qui t’intéresse finalement, insista Faye. Autrement que comme un sujet d’étude social, ajouta-t-il pour couper tout contreargument. Tenterais-tu ta chance ? Jeremiah se recoucha dans le canapé, posant son avant-bras sur ses yeux, une manie indiquant qu’il était détendu. Il n’avait jamais songé à la question. Les femmes – sur du long terme – ne l’intéressaient guère. Celles de son entourage étaient trop superficielles ; juste bonnes à assouvir un besoin charnel ; à alléger le stress l’espace d’une ou deux nuits. Et c’était impensable d’en trouver une hors de son milieu. Séduire une femme qui ne partageait pas son statut social venait avec de nombreuses complications. Primo, ce serait trop facile dans la grande majorité des cas. Il n’aimait pas la facilité. Secundo, il faudrait la dompter pour qu’elle ne s’enfuie pas en courant ; l’éduquer pour qu’elle s’adapte à son univers ; s’assurer que le faste de son monde ne lui fasse pas perdre les pédales à la longue. Et tertio, elle devrait composer avec son tempérament difficile. On ne se refaisait plus, à 40 ans. Oui, c’était définitivement trop de travail, et il avait les excès en horreur. Il aimait le juste milieu des choses. Pour commencer, il n’avait tout simplement pas le temps de le quitter, son fichu milieu. De toute façon, « quitter son milieu » n’était pas une option. On ne fuyait jamais très longtemps loin de ses origines. Il paraissait que le fruit ne tombait qu’au pied de l’arbre. Conclusion, se trouver une femme était trop « chiant » pour susciter son intérêt. La plupart du temps, Jeremiah appréciait sa solitude. Il était du genre asocial et n’avait jamais considéré cela comme une tare. Opinion renforcée ce soir par ses soi-disant « amis » au Belladona. Quant aux hommes, encore fallait-il qu’il les « regarde ». Cependant, s’il devait donner une réponse honnête à son ami… — Je ne sais pas. Ou alors il faut vraiment qu’il m’obsède. Mais je pense qu’une fois cette soif obsessionnelle assouvie, je m’en désintéresserai, avoua-t-il. Faye laissa échapper un long soupir. Le problème de Jeremiah résidait là. Ce n’était pas que les choses ne l’intéressaient pas. Elles échouaient juste à maintenir son attention. À la focaliser. À force, il en devenait paresseux, refusant de s’investir dans une tâche dont il savait d’avance qu’elle perdrait rapidement tout intérêt à ses yeux. Exception faite à son travail, il passait très vite à autre chose. Trop souvent. Il était une sorte d’hyperactif mental. Toujours à prévoir le prochain coup. Il abordait la vie comme un joueur de poker qui avait déjà lu les futurs mouvements dans une partie. Une espèce de génie de l’anticipation. Ce qui donnait aux gens l’impression qu’il vivait à 100 à l’heure, brûlant ses années de vie sans prendre le temps de se poser. De savourer. D’apprécier ce qu’il avait sur le moment. L’instant présent. — Joyeux anniversaire, Jeremiah. — Tu ne pouvais pas t’en empêcher, hein ? marmonna-t-il d’une voix ensommeillée. — Il est minuit moins une, rétorqua Faye en consultant l’horloge au-dessus de la cheminée. Dans quelques secondes, j’aurai perdu le droit de te le dire. 11 — De toute façon tu n’en aurais fait qu’à ta tête, abdiqua Jeremiah. Enfin… il n’y a que toi qui puisses me le souhaiter de vive voix sans me contrarier, dit-il dans un murmure. Toi, et probablement un certain animateur radio… Faye eut une moue attristée. Ce n’était pas souvent que Jeremiah donnait dans ce genre de sentimentalisme. Si à 40 ans ça le travaillait toujours, alors à quel point s’était-il senti seul à chacun de ses anniversaires depuis qu’il était en âge de s’en souvenir… ? Il était temps que son ami se détache de l’ombre de sa famille bancale. Mieux valait lui changer les idées. Il vint lui tapoter la cuisse pour le motiver à regagner son lit. — Extinction des feux, moussaillon. Je commence à ressentir les heures de vol, moi aussi. Ne me force pas à te porter, tu pèses ton poids en muscles. — C’est toujours mieux que de peser son poids en gras. — Tu insinues quoi, là ? Que je suis gros ? Les femmes aiment la douceur des poignées d’amour. Et d’aucuns disent que j’ai la peau sur les os, s’offusqua Faye en le tirant sans ménagement du canapé, l’arrachant à son cocon sans compassion. — C’est sûr que si tu te sers de ta famille comme référentiel, tu as effectivement les os saillants, lâcha Jeremiah qui avait toujours été peu tolérant envers ceux qui faisaient des excès. Et la fratrie de Warrick faisait dans l’excès. Leur surpoids n’était pas tant un problème de métabolisme. Ils adoraient manger, point. Ils estimaient que l’esthétisme ne se trouvait pas dans la « maigreur ». Sauf que leur critère de minceur était, comment dire… très biaisé. À chaque fois que Jeremiah s’était retrouvé par un malheureux concours de circonstances entouré des membres de cette famille chtarbée, on l’avait gavé à l’en rendre malade. Hélas, il était très ardu de dire non à madame Warrick. Si Faye avait échappé à leur moule de rondouillards, c’était uniquement « grâce » aux nombreuses allergies qu’il se payait, allégeant son régime alimentaire de façon drastique. Le reste de sa famille s’amusait à dire qu’il ne partageait pas leur sang. Mais d’une certaine façon, Faye ressemblait aussi bien à son père qu’à sa mère. Difficile d’accuser cette dernière d’avoir triché avec le voisin. Jeremiah sourit à cette pensée. — Dis, comment pourrais-je dédommager une radio ? demanda-t-il brusquement. — T’es déjà en phase de sommeil paradoxal, c’est ça ? Tu es en plein délire onirique. — Non, sérieusement. J’ai empêché un jeu radio de se dérouler correctement. Je crains de m’être mis des auditeurs à dos. Mais plus que tout, j’ai mis l’animateur dans l’embarras. J’aimerais trouver le moyen de les dédommager, et ce n’est pas évident. Faye se pinça l’arête du nez. Il allait encore devoir demander à son ami de rembobiner la cassette. Jeremiah croyait par moment que les gens étaient télépathes. On était censé comprendre toute l’histoire dès le premier mot qui sortait de sa bouche. Aussi inepte soit-il. Et c’était ainsi qu’il fonctionnait au bureau, poussant parfois ses employés à lui obéir au doigt et à l’œil sans trop chercher à discuter. Heureusement que ses directives et décisions implacables étaient le plus souvent les bonnes. — Tu me la refais ? Jeremiah lui relata sa soirée bizarre, omettant toutefois de rapporter la conversation désagréable qu’il avait surprise à son sujet. Faye le dévisagea en clignant plusieurs des paupières, comme s’il avait une poussière dans l’œil. — C’est ridicule à dire, mais c’est le truc le plus osé que t’aies jamais fait. (Jeremiah s’en vexa et il dut repréciser sa pensée.) Je veux dire, tes sports extrêmes mis de côté, on ne s’attendrait pas à ce que tu fasses un truc aussi… J’ai pas le mot. C’est juste pas qualifiable, venant de toi. 12 — En quoi est-ce si insolite ? (Faye lui lança un regard qui se passa de commentaire.) Soit, concéda-t-il. Comme diraient certains, le rock n’est pas ma came. Mais il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. — Alléluia ! s’exclama Faye qui désespérait de voir arriver le jour où son ami apprécierait ce style musical. Mon frère, bienvenue dans la Guilde de ceux qui ont du goût ! Il doit être béatifié, cet animateur radio. C’est quoi déjà, comme émission ? Le Read talkshow, tu dis ? Je ne connais pas… Jeremiah grognassa. Le nombre de conneries que Faye pouvait débiter à la journée… Franchement ! — Là n’est pas le sujet. En répondant à cette devinette en direct, j’ai empêché des centaines, peut-être même des milliers de gens, de recevoir une chose qu’ils attendaient avec impatience. — Ne te monte pas la tête ! le chapitra presque son ami. Ça ne m’a pas l’air d’être une radio très connue. Si elle est juste locale, y’a pas tant de monde que ça qui participe. En plus, rien ne dit qu’ils auraient été nombreux à trouver réponse à cette devinette. — Oui mais… — Bah, t’auras qu’à faire un geste, un « don » si tu veux, à la radio. Faye ne comprenait pas pourquoi ça le préoccupait autant. Mais quelque part, il n’aurait pas dû s’en étonner. De ce qu’il avait compris de cet homme, on lui avait appris à ne pas « déranger » les gens. Dès son plus jeune âge, Jeremiah avait été « éduqué » pour ne pas mettre qui que ce soit dans l’embarras. Il fut un temps où son existence même avait mis ses géniteurs dans une situation « gênante ». Bien qu’il semble avoir surmonté la chose, certains tics vous restaient, au point de devenir une espèce de TOC latent. — Mais je ne veux pas révéler mon identité. — Un don anonyme, Jeremiah. Tu peux aussi t’essayer à l’anonymat, tu sais. Ça ne t’est pas interdit par la religion, railla Faye. Ces riches ! À toujours croire qu’il faut que le monde entier sache qu’ils se sont montrés généreux. Ce commentaire lui valut un coup de poing à l’épaule. Si c’était le cas pour d’autres, ce n’était pas tout à fait le style de vie de Jeremiah. Son ami savait quand la jouer profil bas, bien que se vanter de sa fortune n’ait aucun secret pour lui. Jeremiah pouvait faire ressentir sa suprématie financière quand besoin était. Faye soupçonnait qu’il en tirait même un certain plaisir. Le président de L.F.C© souffrait par moment du syndrome du demi-dieu et prenait un malin plaisir à dominer ses « ennemis ». En général, ces derniers étaient de gros cons. Aussi avait-il toute la bénédiction de Faye. — Un don anonyme… Jeremiah se massa une barbichette fictive. Pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt ? — Ils auront une base financière sur laquelle diversifier leurs jeux et ainsi proposer plus de lots à gagner aux auditeurs que j’aurai frustrés. Pas bête ! sourit-il à Faye. — Je n’ai pas pensé jusque là, mais si ça peut alléger ta conscience d’agir ainsi, pourquoi pas ? marmonna celui-ci. D’humeur légère, Jeremiah lui souhaita une bonne nuit, s’en allant dans ses quartiers d’un pas presque guilleret. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle avait été insolite, cette soirée, pensa Faye, amusé. *o*o* Si cette fois, le sujet n’était pas saugrenu, il n’en restait pas moins insolite. « L’insulte dans la chanson rock ». Lawson Read venait de rappeler l’intituler du thème libre de la semaine aux auditeurs qui prenaient le train en marche, comme Jeremiah. 13 — Ce soir, nous parlons de ces propos à la limite du haineux, mis en musique pour se défouler. Comme dans GET IN THE RING de Guns n’Roses, que vient de nous proposer Alain. Nous traiterons des insultes vulgaires, de celles plus subtiles, ou encore des flagrantes. Celles où l’autre parti ne fait pas tout un mystère de l’antipathie que le sujet de ses imprécations lui inspire. Et enfin nous aborderons ensemble cette question : comment pouvons-nous manier l’insulte en société, en faisant preuve d’élégance ? Parce qu’être vulgaire, quel que soit notre état d’esprit, n’a rien de classe. Ses écouteurs vissés aux oreilles, Jeremiah monta le volume de l’application radio de son smartphone. D’où est-ce que cet homme tirait-il ses sujets ? Il recula son fauteuil pour lui permettre de poser ses pieds sur son bureau, et inclina son siège en arrière, adoptant une position plus détendue. Il était tard ; la quasi-totalité de ses employés devait avoir débauché. Il pouvait bien s’octroyer une pause avant son vol pour Balmer. Comme d’habitude, l’animateur Read demanda aux auditeurs de proposer des titres de musique rock qui collaient au thème de ce vendredi soir. « L’insulte vulgaire » revint à un groupe qui avait l’attention des médias en ce moment : The Beat’ONE. Jeremiah ne fut pas surpris du choix du dénommé Nicolas, dit Nico pour les intimes. SHAME ON YOU. Cette chanson obscène avait eu son heure de gloire à la fin de l’été dernier. Ç’avait duré tout l’automne, et elle se maintenant encore en haut des charts, l’hiver venu. S’il le savait, lui dont ce n’était pas le style musical de préférence, c’était pour une raison connue de tous. La diffusion de son clip plus que controversable avait précédé le procès scandaleux d’un homme politique, Allen Van Der Litz, se présentant aux élections sénatoriales. Aussi incroyable que cela puisse être, ce politicard que la presse appelait désormais par le pseudonyme Sloan avait un passé de proxénète. Sous plusieurs fausses identités, il avait abusé de jeunes garçons en les soumettant chimiquement. Il en faisait des drogués avant de les prostituer, après les avoir arraché à leurs repères. Parmi ses anciennes victimes se trouvait Red Kellin, le sulfureux chanteur du groupe The Beat’ONE. Encore mineur à l’époque, bien qu’émancipé, la star avait connu Allen Van Der Litz sous le nom Sloan Hudson. Et il avait été la victime qui, 10 ans plus tard, lui avait fait signer son arrêt de mort sociale. Accumulant des chefs d’inculpations, le politicien avait écopé de près d’une trentaine d’années de réclusion sans sursis. Le combat médiatique entre eux avait été virulent, rythmant l’actualité nationale pendant tout un trimestre, pour déboucher sur un procès plutôt expéditif. En preuve de cette virulence, un extrait de la chanson que le groupe de rock avait « dédiée » à ce criminel : […] You’re a goner SLOAN I’m dragging you DOWN Whatever said the press You know, those sheets talk like shit They won’t remain by your side Once you’ve ripped your dress And naked your shitty lawyer half ass You’ve got lawyers? I’ve got the best For me and my Holy Suckers: BEAT’ONE . 14 That just feels good I’m gonna watch you drown in your blood Nah, babe, I’m not in a bad mood . And we’re hunting down your tears Feeding ourselves with your fears We feel like enjoying it baby! Shame on you, motherfucker Yeah, SHAME ON YOU SLOAN You’ve created mobsters My baby, shame on you You’ve created monsters . “So sick of ya, fucking PIG Kneel down and suck my dick You’re a rotting fucker A mere motherfucker So you wanna CONFRONT me? Then bring it on! Give it to me The piece of shit like you, I kick them bitchy weak ass Fuck you! ” . That feels so fucking good Show it to me, the color of your blood It’s just the same red, not fucking blue Oh well, whatever… . […] Lorsque l’animateur reprit l’antenne pour en souligner la grossièreté, il exprima sa curiosité de savoir comment s’y étaient pris les Beat’ONE pour ne jamais se la faire censurer. — Peut-être parce qu’ils ont des accointances avec des individus pour qui le comité de censure n’est qu’un joujou au creux de leur main, marmonna Jeremiah. Avec un minimum de jugeote, lorsqu’on suivait l’actualité il était aisé de savoir que Red Kellin avait des connexions avec les Leblanc. Ces derniers étaient la seconde définition du mot « puissant », dans ce foutu pays. La censure audiovisuelle n’était que l’un de leurs nombreux outils. Seul un abruti se les mettrait à dos. Un abruti fini ou un inconscient notoire. Comme Sloan… — Quand la moutarde monte au nez, poursuivit Read, il arrive souvent que le registre lexical de certaines personnes s’appauvrisse. Je fais mon mea culpa, c’est aussi mon cas. Alors je comprends tout à fait que les Beat’ONE aient ressenti le besoin de pondre SHAME ON YOU de cette manière. Je ne pense pas me tromper en disant que cette chanson était cathartique pour leur chanteur, au vu des circonstances. Il avait besoin d’extérioriser cette colère, toute cette rancœur contenue durant des années. Ses fans, les Holy Suckers – j’espère qu’ils sont nombreux à m’écouter ce soir –, ont été de tout cœur avec lui au moment des faits. Lorsqu’on voit rouge, comme Red Kellin, il est aisé de jeter aux orties son éducation, et d’embrasser sans vergogne le parti du juron horriblement commun. Ne le nions pas. 15 Jeremiah sentit que le sujet allait le régaler. Ce n’était pas souvent qu’on débattait de ce genre de chose à l’antenne. Il se demanda – pour la énième fois – quelle avait été la réaction de l’équipe radio en ouvrant son courrier en début de semaine. Ils avaient encaissé le chèque. Il avait vérifié auprès de l’un de ses responsables financiers, et la somme avait bien été transférée. Qu’allaient-ils en faire ? Qu’en avaient-ils fait ? Il n’avait pas à s’en soucier puisque cette somme n’était plus sienne. Mais sa curiosité l’avait poussé à surfer sur le site internet de MCS-Radio. Il avait découvert que le Read talkshow tirait bel et bien son titre du nom de son animateur. Lawson Read. Vendredi dernier, l’homme s’était montré d’une familiarité inhabituelle avec lui. Ce n’était pas souvent que des inconnus s’adressaient à lui de façon si naturelle et informelle. Bien sûr, le fait de ne pas le voir et d’ignorer son identité l’expliquait. Lorsqu’une envie de savoir à quoi ressemblait Lawson avait commencé à le titiller, Jeremiah s’était brusquement déconnecté, refusant de céder à la tentation de cliquer sur le lien du trombinoscope en ligne. Ça ne lui ressemblait pas, ce genre de curiosité malsaine d’internaute. — Je tenais à vous mettre en garde, disait Read de sa voix vibrante aux sonorités apaisantes, presque chantantes. Quoi que vous ayez en tête, quel que soit votre état d’énervement, les premières insultes qui vous viennent à la bouche sont rarement les bonnes. Enfin, je ne suis pas en train de dire qu’il existe de « bonnes » insultes. J’entends par là qu’elles frisent la vulgarité basique, quand elles ne tapent pas carrément dedans. Mes amis, pour rester classe, laissons ces mots au vulgum pecus2 ! Jeremiah retint un rire. Parce qu’il y avait des experts en insulte, à présent ? — Pour être chic, l’ère est à l’injure élaborée, rare et choisie avec soin, statua Read. Et croyez-moi, plus elle est obsolète, plus elle gagne en charme. C’est paradoxal. Ne pas opter pour la vulgarité crasse défoule tout aussi bien. Je vous assure. Cette fois Jeremiah s’esclaffa, alors que Lawson Read en faisait la preuve aux auditeurs, avec une petite sélection de son cru. — Je vous autorise à en user, mais pas à en abuser. Tout est une question de modestie. Même dans l’insulte. Prenons « coureuse de remparts ». Avouez que cette périphrase se doit d’être réhabilitée. Certes, le 21ème siècle ne se prête plus trop aux insultes de style médiéval. Mais ç’a le don de remplacer avantageusement le fameux « putain » – excusez ma vulgarité –, ou encore l’autre mot féminin en « p », trop… « couru ». Et c’est le cas de le dire. C’était dommage d’avoir relégué une telle imprécation aux oubliettes, alors qu’elle pouvait si bien aider à manifester son courroux en société sans abonder dans le vulgaire. Read déplora cela mais reconnut que ce n’était pas un exercice facile, que d’injurier son prochain sans rien perdre de sa classe. Difficulté que ne connaissait pas le chanteur Tisbon en écrivant PUPPET IN WITCHY GLITTER NAILS. — Quand on connait son rôle de victime dans cette affaire scandaleuse avec son exfemme, on peut lui reconnaître de s’en être sorti sans se montrer goujat envers elle, dans cette chanson. Écoutez. Rosy and neat may be her nail art She’s got a sulky yet silky heart Twinkling stars in her gaze She’s the demon in disguise But you’ve seen an angel, so flawless You, the puppet in witchy glitter nails . Her beauty feeds your inspiration 2 Vulgum pecus = commun des mortels, par opposition aux spécialistes. 16 She’s a coffin for your obliteration A woman you had met and laid And sure one to be remembered She crushed your pride with her hands Still, her voice echoes in your mind You, the puppet in witchy glitter nails . She will promise glory, but doom your fate She’s the muse who will open hell’s gate One of a kind of so many characters Behind her well-polished manners Lay the resolve to put your life at stake You, the puppet in witchy glitter nails . Fairy, wild, sexy and bewitching Sparkles in her eyes, mesmerizing She said she’s got you under her skin While sleeping in your back with the devil She’s lurking her way to your heart, patiently Just take it as an advice from a brother You, the puppet in witchy glitter nails . Hey you Freaky TV geezer Are you Seeking for a lover Or a hag to Rock your boner? . I know how it feels like, I’ve been there You’re just one of these cubes of sugar Melting slowly in her spoon of Absinthe Distilled from your psyche, soul and faith . She made you thinking She’s so quintessential Yeah, no questioning No speculations but denial . On her sour behavior you choose To turn away your sight Is it because you fear to loose The way she makes you high? Yet the higher you’ll get The tougher you’ll break Your bones on the tarmac You’ve met quite a lovely mistress! You, the puppet in witchy glitter nails 17 C’est en faisant couler beaucoup d’encre que cette chanson avait pris d’assaut les ondes hertziennes à l’époque de sa sortie, en 1990. Jeremiah, qui se souvenait vaguement de sa mélodie, upgrada sa culture musicale cette soirée-là. Il apprit donc de Read, plus de deux décennies plus tard, qu’elle mettait en scène un conflit opposant officieusement l’artiste Tisbon à un animateur télé du Canal 4. Jouant de son bagou avec une certaine insolence pour s’assurer un audimat, l’homme semblait s’être donné pour objectif de harceler le chanteur au moyen d’allusions détournées. Il n’hésita pas à lancer une campagne contre ce dernier à l’antenne, allant jusqu’à l’appeler en direct sur son téléphone personnel de manière assez humiliante. L’on découvrit quelques jours plus tard que c’était sur ordre de la direction de la programmation, lorsque le chanteur folk-rock décida de rendre le conflit officiel en écrivant les paroles de son single. Alors se révéla une machination bien plus honteuse, impliquant l’ex-femme de Tisbon, devenue célèbre suite à cela. Qui ignorait encore qui était la belle Daisy Knox ? Elle avait d’ailleurs écopée du doux surnom de My lovely puppet master, grâce au succès planétaire du morceau certifié disque d’or puis de platine en l’espace d’un mois. L’histoire relatait que durant cette période, Daisy Knox entretenait une liaison avec le directeur des programmes du Canal 4, Harry Carieras, pourtant marié – en tout cas à l’époque – et père de trois enfants. Elle nourrissait une dent contre son ex-époux, Tisbon, au point d’inciter son amant à le pourrir médiatiquement. L’animateur avait été pris entre ces feux, manipulé et pourtant docile par crainte de perdre son job et les faveurs charnelles de Daisy. Parce qu’elle jouait sur plusieurs plans, la miss Knox. PUPPET IN WITCHY GLITTER NAILS était une allégorie faite aux hommes victimes de la machination de cette belle femme. Ironiquement, Tisbon s’y incluait aussi. Si cette injure détournée n’avait été qu’un énième coup d’audace du chanteur, elle n’en restait pas moins une ode à une salope. Voilà textuellement ce qu’avait répondu la star lors d’une interview à une heure de grande écoute. Rien de bien étonnant venant de ce musicien si subversif, de son temps. Eh bien, c’était violent tout ça ! pensa Jeremiah, tombant des nues. Il ne s’attendait pas à ce que la musique soit un tel champ de bataille. N’était-elle pas censée adoucir les mœurs ? Il fallait croire que ce soir n’était pas à la douceur, car Lawson Read embraya sur « l’insulte animale », alternative à l’insulte anatomique. — C’est petit joueur – et ma mère est d’avis que c’est aussi singulièrement mal élevé – que d’insulter quelqu’un sur son physique. L’insulte animale vous évite entre autre le dilemme, dans le cas où le bellâtre n’aurait techniquement pas de défaut physique, mais aurait hélas le cerveau en option. Il en existait de plusieurs types, mais la préférence de Read allait à l’insulte marine et volatile. Pour la première, le principe était aussi simple que de marier des animaux aquatiques comme le pétoncle, l’oursin ou encore le blobfish, à des qualificatifs humains improbables. Préférentiellement ceux en « ique », du genre : famélique, anémique, etc. Le choix était vaste. Si cet homme appliquait ces préceptes au quotidien, mieux valait éviter de se lancer dans une joute verbale musclée avec lui, se dit Jeremiah, amusé. Ou sinon, bien aiguiser ses armes en conséquence. Shun l’aurait adoré. La suite vint comme confirmer ses craintes. — Un « oursin neurasthénique » ou un « pétoncle végétatif » sonnera toujours mieux que la pique faite au physique ingrat du zigue que vous honnissez à cet instant. Jeremiah se demanda soudain si quelqu’un n’avait pas sérieusement énervé Lawson Read au courant de la semaine, pour l’amener à diffuser un tel sujet… Il retint un frisson, 18 espérant que ce ne soit pas lui. Car l’insulte volatile qui suivit, communément appelé « le nom d’oiseau », aurait mis à mal n’importe quel ego. Cormoran endimanché, buse atavique, balbuzard comateux, et d’autres vertes et pas mures à plumes ponctuèrent cet exemple. Quand Lawson aborda l’insulte ayant pour socle la figure de style appelée oxymore, Jeremiah n’en pouvait plus de rire aux éclats. Il n’avait jamais ri à s’en faire autant mal aux côtes. L’oxymore générait la surprise chez autrui. S’amuser à créer des expressions inconcevables apportait une improbable poésie aux insultes. Jouer sur la sémantique très éloignée de deux termes pouvait en effet vous rehausser une injure. Posséder le charisme d’un furoncle par exemple, ou la verve d’un trichophyton ; le génie d’une cuticule ou la science infuse d’une verrue plantaire ; et pourquoi pas, la vertu d’un bidet ? On s’en fichait du sens final de ces mariages absurdes, du moment que cela suscitait le choc de son entourage. Il fallait que ça claque. Ça devait marquer l’esprit, tel une pub bien travaillée. L’insulte devait à elle seule être un court métrage promotionnel plus que suffisant de votre éloquence ! En général, l’autre en perdait sa répartie et sa superbe, vous permettant ainsi de faire une sortie en beauté. — Vous avez aussi un large panel de choix dans les répliques cultes de ciné. Ces camouflets imagés sont souvent fondés sur une situation dont la caricature est poussée à l’extrême. Servez-vous en comme matériau pour bâtir des vannes solides. De celles qui seront à leur tour citées plus tard par vos congénères, ou par la postérité. Vous deviendrez des références. Et ça, c’est classe. Des exemples donnés, Jeremiah apprécia celle-ci : « si Napoléon avait croisé ta route, il en serait tombé de son cheval de rire. Et ça lui aurait été fatal, cette fois ». — Bon, je conçois qu’à ce stade, il faut espérer de votre interlocuteur un minima de culture générale. Comme de savoir que Napoléon ne montait pas à cheval de façon académique et en tombait souvent. Ce qui est une grande concession de votre part. Mais n’importe qui peut y arriver avec un prérequis d’éducation et un zeste de créativité. Un auditeur intervint, et sa proposition fut largement encensée par Read. Elle figurait parmi ses insultes classes préférées. Celles qui donnaient allègrement dans l’anachronisme temporel et frisaient le sarcasme à souhait. Et le voilà parti dans un laïus moyenâgeux à faire pleurer de rire ceux qui l’écoutaient et surtout, le comprenaient. — Vois-tu ces deux pendards ? Ce godelureau et la dévergoigneuse qui lui sert de bouillote de couche ? Cette menuaille manque de raffinement pour mon engeance. Je ne souffre point la compagnie de coqueberts3 moins vifs d’esprit que des brouets. L’animateur marqua une pause, certainement pour laisser aux auditeurs le temps de s’en remettre. Jeremiah en eut bien besoin. Elle était pis que bonne, celle-là ; elle était létale. Elle l’avait presque tué de rire. Il la ressortirait à l’occasion. — C’est le genre de chose que vous pourriez réserver à votre ex qui vous nargue avec sa nouvelle conquête, par exemple. Avouez que « pauvre manant », ou « triste gueux » est d’un standing au-dessus, comparés à « pov’ type » ou « sale bouffon ». Après avoir fait rire son auditoire aux larmes pendant près de trois heures tout en l’égayant de musique rock à la limite du vulgaire – à croire qu’il y avait eu une erreur de programmation, ce soir-là – Read annonça enfin l’instant tant attendu. Celui de la devinette de la semaine. — Mais n’oubliez pas le plus important, les amis. Quelle que soit l’insulte, ce ne sera qu’un agencement plus ou moins intelligent de mots. Parfois il ne tient qu’à vous de décider que la bave du crapaud n’atteindra jamais la blanche colombe classe que vous êtes. La 3 Devergoigneuse = dévergondée / coquebert = nigaud / brouet = soupe de légumes / menuaille = populace, canaille. 19 phrase-guide de cette fin de semaine est : “Sticks and stones may break my bones, but words will never hurt me4.” Comme annoncé en début d’émission, les lots à gagner pour la devinette sont exceptionnels… En effet, la récompense ne se limitait pas à la compilation des morceaux diffusés durant les trois jours du Read talkshow, en plus de celle de la semaine précédente. Il y avait aussi un lecteur hybride CD-vinyle, item à la mode issu de la collaboration en décembre dernier du groupe The Beat’ONE et de la firme Noizy Inc©, spécialisée dans la technologie audiovisuelle. Ce qui rajoutait le support vinyle dans les choix des auditeurs qui trouveraient la réponse. C’était donc ainsi qu’ils avaient fait usage de la généreuse donation anonyme reçue en début de semaine. Jeremiah eut un sourire en coin, satisfait. — L’indice de la devinette de ce soir est : « mot ». Faites donc attention à sa formulation un peu particulière. « Quel est un mot fait de quatre lettres, ou encore de six lettres, parfois écrit en sept lettres, rarement constitué de huit lettres, et enfin de cinq lettres. » Le sourire de Jeremiah s’épanouit. Suite à un puéril raisonnement, il avait relié le numéro du standard de MCS-Radio à une touche-raccourci, en prévision de cet instant. Une seule pression prolongée suffit à le mettre en ligne. *o*o* Il s’en fallut de peu pour que Law fasse des yeux de la taille d’une soucoupe. Mais puisqu’il devait faire attention à la tête qu’il arborait lorsqu’il se trouvait à l’antenne, il parvint à se maitriser. Au passage, c’était une bien curieuse précaution pour quelqu’un travaillant en radio ! Hélas, une malheureuse photo au mauvais moment avait vite fait le tour du net, de nos jours. Le scénario de vendredi dernier semblait se reproduire ; raison de sa panique. Un appel de dernière minute. Il prit encore le pari de décrocher, le cœur battant, adressant bêtement une prière à qui voulait bien l’entendre dans les cieux. Faites que ce soit lui. — Bonsoir. — Bonsoir, fit la voix de baryton qu’il n’était pas près d’oublier. Et pour cause, elle l’avait hanté toute la semaine. C’était stupide mais il n’aurait pu en aller autrement. Il l’avait bizarrement associée au visage de l’homme à la beauté froide, croisé sur un parking vendredi dernier. Et à sa grande honte, il s’en était fait une représentation fantasmagorique dans un rêve particulièrement érotique. Mais pour rester relativement rationnel, ce curieux mariage Mr Soul/l’Inconnu-à-laCamaro avait été renforcé par un fait plus qu’intrigant en début de semaine. Ce mardi, Styles leur avait appris que la radio avait reçu un chèque d’un montant exorbitant. Deux-cent-mille dollars ! Ils avaient tous failli en perdre leur mâchoire inférieure devant le bout de papier. Le donateur n’était pas une entité humaine mais morale. Une société représentée par le sigle J.M.N.F©, qui ne leur disait rien de connu. Mais ce n’était pas ça le plus perturbant. C’était la petite carte blanche glissée à l’intérieur de l’enveloppe, sur laquelle avait été imprimé en de belles lettres calligraphiées : Mr Soul. 4 Les bâtons et les pierres peuvent briser mes os, mais les mots ne me blesseront jamais 20 Les méninges de Law étaient entrées en ébullition, frisant l’éruption volcanique. Cet auditeur était putain de riche ! Et l’inconnu-à-la-Camaro n’était pas ce qu’on faisait de pauvre… Pour lui, l’espace d’une seconde, ces deux hommes avaient eu le même timbre vocal. Était-il en droit de faire l’amalgame ou de simplement conclure à une coïncidence ? La déformation du standard aurait dû laisser planer un doute, mais d’entendre cette voix à nouveau, à cet instant, venait de le faire s’envoler. En tout cas, il espérait de tout cœur que ce vœu soit réaliste, à défaut de se réaliser. La voix de son interlocuteur venait de le catapulter à cette nuit du vendredi dernier en bord de mer. Et ce qu’il redoutait depuis lors arriva. Law en perdit littéralement son latin, ratant ainsi le coche pour canaliser ce trouble-fête au timbre vocal si envoûtant. — La réponse n’est autre que les mots « quel », « encore », « parfois », « rarement » et « enfin ». Ils sont respectivement faits de quatre, six, sept, huit, et cinq lettres. La succession de ces chiffres ne suit pas de logique apparente. J’en déduis que la devinette n’est pas une suite mathématique. De plus, la façon dont vous l’avez émise n’était pas sous forme interrogative. Il s’agissait d’une affirmation. D’où votre mise en garde sur sa formulation. Quant à l’indice « mot », il me mène à penser que j’ai donné la réponse juste en étayant ces cinq termes. Est-ce exact ? — À… q-qui ai-je l’honneur ? réussit à caser Law après cette diatribe si fluide. Cette intonation légèrement aristocrate, cette élocution châtiée, il savait pourtant à qui il avait affaire. À leur mystérieux et généreux donateur. Et il fallait rajouter facétieux à ces qualificatifs en « eux ». — Oh… décidément, souffla-t-il d’un air se voulant penaud. Disons que Mr Soul fera l’affaire. (Law l’imagina bien avec un sourire en coin.) Ma réponse est-elle correcte ? — Eh bien… oui, c’est cela, capitula-t-il, dépité. — Parfait. Bonne soirée, monsieur Read. Le bougre raccrocha, le laissant gérer la merde seul, en direct live. De quoi proférer une insulte bien sentie, imagée à souhait. Mais Lawson Read se retrouva fort dépourvu, et surtout à court de mots. Le fils de… ! *o*o* 21 Traduction des chansons SHAME ON YOU, SLOAN by The Beat’ONE […] T’es un perdant, SLOAN Je t’enfoncerai Peu importe ce qu’a dit la presse Tu sais, ces bouts de papier racontent de la merde Ils ne resteront pas de ton côté Une fois que tu auras dégradé ta robe Et dénudé ton petit cul à merde d’avocat Tu as des avocats ? Moi j’ai le meilleur Pour moi et mes Holy Suckers : BEAT’ONE . Ça fait juste du bien Je te regarderai te noyer dans ton sang Nan bébé, je ne suis pas de mauvaise humeur . Et nous traquerons tes larmes Nous nous nourrirons de tes peurs On a juste envie de prendre notre pied, bébé Honte sur toi, fils de pute Ouais, HONTE À TOI, SLOAN Tu as créé des gangsters Mon bébé, honte sur toi Tu as créé des monstres . Tu me rends si malade, sale PORC À genoux et suce ma b*te T’es qu’un enfoiré, une pourriture Un ridicule fils de pute Alors comme ça tu veux m’AFFRONTER ? Vas-y, amène-toi ! Montre-moi ce que t’as dans les tripes ! Les petites merdes comme toi Je leur botte leur putain de cul de faiblard Enculé ! . Ça fait un putain de bien Montre-la moi, la couleur de ton sang Il est du même rouge, ce n’est pas un putain de sang bleu Eh bien, peu importe… . […] 22 PUPPET IN WITCHY GLITTER NAILS by Tisbone MARIONNETTE ENTRE LES ONGLES PAILLETÉS D’UNE SORCIÈRE Rose et soigné pourrait être son nail art Elle possède un cœur maussade et pourtant soyeux Des étoiles scintillant dans son regard C’est un démon déguisé Mais tu as vu un ange, si parfait Toi, la marionnette entre les ongles pailletés d’une sorcière . Sa beauté nourrit ton inspiration Elle est le cercueil de ton oblitération Une femme que tu as rencontrée et étreinte Et bien sûr, une dont l’on se souvienne Elle a broyé ta fierté de ses mains Pourtant, sa voix résonne dans ton esprit Toi, la marionnette entre les ongles pailletés d’une sorcière . Elle promettra la gloire, mais condamnera ton destin C’est la muse qui ouvrira la porte de l'enfer Être unique aux multiples personnages Derrière ses manières bien polies Est cachée la résolution de mettre ta vie en jeu Toi, la marionnette entre les ongles pailletés d’une sorcière . Enchanteresse, sauvage, sexy et envoûtante Des étincelles dans ses yeux, hypnotiques Elle a dit t’avoir dans la peau Et tandis qu’elle couche avec le diable dans ton dos Elle se fraye un chemin jusqu’à ton cœur, patiemment Prends-le juste comme le conseil d'un frère Toi, la marionnette entre les ongles pailletés d’une sorcière . Hé toi, le mec bizarre de la télé Cherches-tu une amante Ou une sorcière pour te branler ? . Je sais ce que l’on ressent, je suis passé par là Tu n’es rien de plus qu’un de ces carrés de sucre Fondant lentement dans sa cuillère d’absinthe Distillée de ta psyché, de ton âme et de ta fidélité . Elle t’a fait croire Qu’elle est tellement quintessentielle Ouais, sans te questionner Sans spéculations, que du déni . 23 Sur son comportement acariâtre, tu as choisi De te voiler le regard Est-ce parce que tu crains de perdre Cette façon qu’elle de te faire planer ? Pourtant, plus haut tu grimperas Plus durement tu te briseras Les os sur le tarmac Tu as rencontré une sacrée jolie maîtresse ! Toi, la marionnette entre les ongles pailletés d’une sorcière 24