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œuvres complètes de Mohammed Dib
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poésies
édition établie et présentée
par habib tengour
éditions de la différence
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MOHAMMED DIB, LES MÉMOIRES DU CORPS
par Habib Tengour
Comment introduire un poète que j’aime1, que j’ai fréquenté pendant de
longues années et à qui je dois beaucoup, comme nombre de poètes de ma
génération, sans me fourvoyer dans une hagiographie ? Certes, l’hommage est
de rigueur. Mohammed Dib est le poète de la fondation, il est l’appui et
l’adossoir pour ceux qui suivent, et je sais combien il est nécessaire de se tenir
à un socle pour ne pas basculer dans le vide. Mais – peut-être la présence
faisait-elle écran –, en le relisant à l’occasion de cette édition, je redécouvre un
poète, « tel qu’en lui-même enfin... » Ce sont les moments lumineux et bouleversants de cette redécouverte d’une œuvre que je souhaite partager ici, avec qui
veut bien de l’échange, sans façons, comme Si Mohammed aimait recevoir.
Cette première édition des œuvres poétiques complètes de Mohammed Dib
regroupe tous les ouvrages publiés du vivant de l’auteur2 ainsi que deux recueils
inédits et les poèmes éparpillés dans l’œuvre en prose3. Son objectif : permettre
à un large public une visibilité/lisibilité de l’œuvre pour en goûter la beauté âpre,
entendre sa musique en quart4 de ton et en méditer la souriante gravité.
1. Je remercie Colette Dib, son aide m’a été précieuse pour la constitution de cette édition,
ainsi que Regina Keil pour la pertinence de ses remarques.
2. À savoir : Ombre gardienne, Gallimard, 1961 (revue et augmentée dans la réédition chez
Sindbad en 1984) ; Formulaires, Éd. du Seuil, 1970 ; Omneros, Éd. du Seuil, 1975 ; Feu beau
feu, Éd. du Seuil, 1979 ; O Vive, Sindbad, 1987 ; L’Aube Ismaël, Tassili, 1996 ; L’Enfant-jazz,
La Différence, 1998 ; Le Cœur insulaire, La Différence, 2000 ; L.A. Trip, La Différence, 2003.
3. Lyyli des 4 saisons et La Jazzoteuse, qui est le pendant féminin de L’Enfant-jazz, dont la
composition était en cours ont été placés en fin de volume, de même que l’ensemble des poèmes
sous forme de chansons (« Chansons »). Les poèmes éparpillés dans des revues et des journaux
sont peu nombreux ; la plupart ont été repris tel quel dans les recueils publiés. Nous le signalerons dans la mesure du possible.
4. La musique est importante pour saisir l’univers de Dib. « J’étais d’une famille de musiciens bien que je n’en sois pas devenu un moi-même… J’avais cependant de l’oreille… » (L’Arbre à dires, « Je parle une autre langue : qui suis-je ? »). Les références à Mozart et à Bach, l’art
de la fugue notamment, sont nombreuses dans la prose de Dib.
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Bien que le recours à la biographie ne soit pas essentiel pour la compréhension de la poésie de Mohammed Dib 5, on ne peut pas l’aborder sans
tenir compte de la dimension algérienne de l’auteur6 et des péripéties liées
à l’émergence de l’algérianité depuis les années vingt. C’est dans ce « paysage » bouleversé et en bouleversement continu que se situe la genèse de
l’écriture :
AU COMMENCEMENT EST LE PAYSAGE, – s’entend comme cadre où l’être
vient à la vie, puis à la conscience.
À la fin aussi.
Et de même, dans l’entre-deux.
Avant que la conscience n’ouvre les yeux sur le paysage, déjà sa relation avec lui est établie. Elle a déjà fait maintes découvertes et s’en est
nourrie.
(Tlemcen ou les lieux de l’écriture7)
Lui-même insiste sur la nécessité d’aborder « les créations algériennes »
avec comme repères le « désert » et le « signe » pour dissiper tout « malentendu » :
le désert s’affiche en page blanche qu’une nostalgie du signe consume,
et le signe à son tour s’y laisse prendre avec la conscience que, jalouse de sa
blancheur, cette page l’aspirera, l’avalera en même temps qu’il s’y inscrira,
ou guère longtemps après. Et plus du tout de signes, d’écriture. L’unique, le
grand espoir sera que d’improbables traces (atlal) en subsistent.
(L’Arbre à dires, 6, « Écrire lire comprendre II »8)
5. Les éléments biographiques notoires répertoriés à ce jour sont plutôt minces : date de
naissance le 21 juillet 1920, à Tlemcen, dans une famille d’artisans férue de musique andalouse.
Orphelin de père à dix ans. Études primaires et secondaires en français, tout en apprenant le
tissage et la comptabilité. Plusieurs métiers dont celui d’instituteur dans le sud-ouest du pays et
surtout de journaliste à Alger Républicain. En 1952, la parution de La Grande Maison aux
éditions du Seuil va immédiatement le propulser sur le devant de la scène littéraire. En 1959, il
s’exile avec sa famille en France, sur la Côte d’Azur puis s’installe dans la région parisienne où
il se consacre entièrement à l’écriture. Des conférences comme professeur invité dans plusieurs
universités aux États-Unis et en Finlande. Plus d’une trentaine d’ouvrages explorant tous les
genres littéraires : roman, poésie, nouvelle, théâtre, essai, conte, mais dans l’optique d’une œuvre
unique. Le 2 mai 2003 Mohammed Dib s’est éteint dans son appartement de La Celle-SaintCloud. Il repose dans le cimetière de la commune.
6. Quand Mohammed Dib utilise nous ou chez nous, cela renvoie toujours à l’Algérie. Dans
tous les textes où il parle de littérature ou de langue, Dib se positionne du côté algérien.
7. Éditions Revue Noire, Paris, 1994. Ouvrage publié avec des photos prises par l’auteur en
1946, dans lequel il évoque les paysages de son enfance et son désir d’écrire.
8. Éditions Albin Michel, Paris, 1998.
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C’est dire que par-delà l’Algérie, c’est tout l’héritage de la poésie préislamique des Mu’allaqât9, celui de la trace s’effaçant et de l’invocation sans
réponse, qui est revendiqué par l’auteur.
La colonisation, le mouvement national, la guerre de libération, l’exil, l’indépendance, les désillusions de l’édification socialiste, la montée de l’intégrisme, la guerre civile, tous ces événements que l’Algérie a vécus/subis ont
douloureusement marqué Mohammed Dib10. Mais il ne faut pas minimiser l’influence des amitiés littéraires, celles de ses deux aînés, Aragon et Guillevic,
notamment, l’importance accordée à la littérature américaine et à son avantgarde poétique et, ne pas oublier, par-dessus tout, la rencontre amoureuse.
L’œuvre en prose en porte l’empreinte. La poésie semble détachée de toute
contingence, plus éthérée, d’une exigence esthétique remarquable, sans concession aux modes du moment, c’est pourquoi on la présente souvent, à tort, comme
hermétique. Elle est pourtant tout entière ancrée dans le soleil et la mer de la
terre algérienne, ou plutôt de l’enfance éblouie par la vie qui l’entoure, puis de
la neige et du feu de l’exil et de la maturité. Cette poésie ardente mais discrète,
érotique et pudique, rebelle à tout étiquetage, explore le corps aimé comme
une terre (in)connue et néanmoins chair, interroge la mémoire dans ses moments de désirs et de déchirures, ravive les secrets de l’enfance porteuse des
rêves de demain, en un mot c’est le mystère quotidien de notre être-là que la
parole convoque à une confrontation. Comme l’arbre témoin, cet olivier « qui
n’est ni d’Orient ni d’Occident11 », qui tend ses branches nouées chargées de
feuilles où pourraient se lire les confidences du vent, elle nous invite à déchiffrer quelques bribes d’un rêve en train de s’effacer de notre mémoire, car, en
même temps qu’il se déchiffre, le poème se dé/recompose par notre lecture.
C’est pourquoi la poésie de Mohammed Dib n’exige aucune approche intellectuelle, elle est simplement gustative, d’une évidence immédiate. Il s’agit de
lire les textes « dans tous les sens », de les déclamer à haute voix, de se laisser
surprendre par leurs sonorités aux résonances multiples, de succomber au
charme de leur musique, « il faut en quelque sorte en avoir, chaque fois, la
9. Les Suspendues, fameuses odes des origines de la poésie arabe au nombre de sept ou dix
selon les répertoires. Il en existe plusieurs traductions en langue française, celle de Jacques
Berque : Les Dix Grandes Odes de l’Anté-Islam/Mu’allaqât, Sindbad, Paris, 1979, me semble
remarquable en ce qu’elle colle à la rythmique arabe. Ces poèmes du Ve siècle ont une structure
identique. Ils débutent par le waqf ‘ala l-atlâl qui est l’invocation de la trace (muette) du campement et la remémoration de la bien-aimée.
10. Mohammed Dib n’était pas seulement sensible à ce qui touchait l’Algérie. Comme on
peut le lire dans ses essais, il était attentif à ce qui se passait en France, au Proche-Orient, en
Afrique, au phénomène de mondialisation...
11. Voir la sourate « La lumière », Coran, XXIV, 35. La parabole de la lumière, que Dib
maîtrisait parfaitement, a été abondamment commentée par les soufis. Les références coraniques sont nombreuses dans l’œuvre de Mohammed Dib et toujours contextualisées. Dib traduisait lui-même les sourates qu’il citait.
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preuve tactile12 » pour en pénétrer ce besoin impérieux de dire à l’autre, aux
autres ce qu’il en est du bonheur d’être, une joie d’exister pleinement au cœur
du désir. Être jubilant dans l’instant, où le feu peut être de glace, sans s’inquiéter d’un avoir futur inconsistant. Ce sens clair ne va pas sans un lourd « nondit » avec toute la violence qu’il recèle nous forçant à nous pencher par-dessus
la margelle de l’abîme d’où peut jaillir la vérité13 car « La littérature est d’abord
un apprentissage de soi, et du nous » (Laëzza, « Autoportrait 62 »14).
Jusqu’à la fin, « sans se décourager », Mohammed Dib a porté ce message :
« celui de faire œuvre de vie » (L’Arbre à dires, « Automne »).
Auparavant, une mise au point : Mohammed Dib est pleinement poète mais,
c’est surtout comme romancier qu’il est connu et apprécié du large public et de
la critique15. Les romans de la trilogie Algérie16 sont considérés comme des
classiques fondateurs de la littérature algérienne. Les romans qui suivirent
élargirent l’audience de l’auteur en confirmant sa stature internationale. L’univers dibien, grave et plein d’humour, fantastique et réaliste, trivial et sublime,
engagé, passionné, révolté mais toujours creusant les nuances et les paradoxes,
a fait l’objet de nombreuses recherches universitaires. L’intérêt justifié pour
l’œuvre romanesque a peut-être nui à la diffusion et à l’analyse d’une poésie
haute et exigeante, tant sur le plan formel que sur la justesse du propos. À
moins que la couverture du romancier n’ait servi au lent et douloureux cheminement du poème, ce qui est bien dans la manière de l’auteur d’avancer caché,
à l’écart du tohu-bohu. Occulté, le travail poétique est totalement libre, la seule
contrainte étant de trouver les distances nécessaires pour ne pas être dupe, ne
pas lâcher prise et abandonner la confrontation, car la poésie n’est pas qu’affaire de muse :
Elle est ailleurs. Elle est dans ce que je regarde sans penser à elle, sans
penser à rien, là où regarder s’appelle voir, c’est-à-dire dévisager au fond de
soi ce qui est devant soi : ce même paysage, ces mêmes arbres, sinon ce même
arbre ; ce même ciel, cette maison-là et, dans cette maison, les objets strictement à leur place, qui la meublent. C’est là. Vous êtes là. Et tout est.
(L’Enfant-jazz)
12. In L’Arbre à dires, p. 88.
13. Le dernier texte de Simorgh sur l’écrivain grec Papadiamentis est très éclairant à ce sujet.
14. Texte postume, Albin Michel, Paris, 2006.
15. « Je suis essentiellement poète et c’est de la poésie que je suis venu au roman, non
l’inverse », dit-il dans un entretien après la parution de son premier recueil poétique, in Afrique
Action, 13-03-1961.
16. Il s’agit des trois premiers romans de Mohammed Dib : La Grande Maison, Éd. du
Seuil, 1952 ; L’Incendie, Éd. du Seuil, 1954 ; Le Métier à tisser, Éd. du Seuil, 1957. La Grande
Maison a été couronné par le prix Fénéon. Ils viennent d’être réédités en un seul volume en
Algérie aux éditions Barzakh, Alger, 2006.
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Dib aimait reprendre le propos de Guillevic, à qui le liait une grande amitié, une connivence et une proximité stylistique : « la poésie, c’est autre
chose17 ». En effet, la poésie n’est jamais là où on l’attend, s’y attend ; « volontiers racoleuse » (L’Enfant-Jazz), elle ne se donne pas sans préliminaire, à
l’auteur comme au lecteur. Elle est dans toutes les choses, pourtant.
Prose et poésie s’enchevêtrent et dialoguent dans le travail d’écriture
considéré comme une saisie du monde par le regard intérieur (aveugle aux
apparences comme celui d’Homère), un regard qui rétablit les choses dans leur
authenticité et leur vérité profonde, car « cette saisie s’effectue dans un mouvement de recul, – recul du scripteur par rapport au monde et recul du même
par rapport à l’écriture » (Tlemcen ou les lieux de l’écriture, « Les voies de
l’écriture »).
Ce regard interne ne diffère du regard ordinaire que par la naïve acuité du
point de vue, – il a gardé l’ardeur et la lucidité féroce de l’enfance qui ne prend
pas les mots pour argent comptant ; il sait que ce n’est pas lui qui regarde mais
ce sont les choses qui nous perçoivent en se donnant à voir. Ce renversement
du point de vue est simple, mais il ne se réalise qu’au bout d’un long cheminement. Les choses ne deviennent évidentes qu’à la fin d’une vie. L’auteur le
découvre dans un « roman en vers », L.A. Trip, où les distances entre prose et
poésie se trouvent abolies :
Les choses ouvrirent
d’elles-mêmes les yeux.
(Ces choses américaines)
La poésie de Dib doit, sans doute, son épure à l’activité romanesque de
l’auteur qui connaît parfaitement l’exigence de chacun des registres. Le poème
en sort nettoyé, les mots n’ont rien à prouver. Ils sont tout bonnement là, à
leur place, débarrassés du pittoresque faussement réaliste, soigneusement
choisis, disposés dans une métrique simple parce que savante et rigoureuse.
Ils ne racontent pas d’histoires mais chantent18 pour aider à une remémora-
17. « La poésie, je l’ai souvent entendu dire par mon ami défunt Guillevic, poète inspiré s’il
en fut, s’il en est : “c’est autre chose”, en réponse à la question à lui souvent posée. C’est autre
chose. Sur l’insistance importune de certains, il complétait par la sentence arabe : “Si ton chant
n’est pas plus beau que le silence, tais-toi.” » (« Poésie oblige », Europe : « L’Ardeur du poème.
Réflexions de poètes sur la poésie », n° 875, mars 2002, repris dans Laëzza, « Autoportrait 41 »,
p. 124-126).
18. « Le poème, paroles à dire à l’origine, a dû s’adjoindre le chant pour répondre à telle ou
telle fin propitiatoire, thérapeutique, laudatrice, exorcisante ou simplement amoureuse, et y trouver
sa fin, sa consumation par consommation » (extrait d’un texte inédit communiqué par Mme Colette
Dib). Dans la plupart des textes en prose de Mohammed Dib, des personnages chantent pour
exprimer ce qu’ils portent en eux sans pouvoir le dire.
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tion (peut-être) ou comme tentative périlleuse de trouver la formule ou d’éviter de la chercher vainement pour qu’enfin une parole se libère :
Langage souverain incompatible secret noyé dans l’écorchure universelle
que ma vie s’y perde y vive sans justification qu’une muraille de ténèbres se
referme sur elle et sourde muette nul médiateur ne puisse la faire entendre
parole qui creuse un espace vide.
(Formulaires)
Nous voila prévenus. Et plutôt deux fois qu’une si on lit attentivement cet
exergue ironiquement sibyllin :
prends garde que le même qui lit, le même est le livre, le même est lu, le
même parle et le même est parlé sans être la parole.
(Omneros)
Qu’est-ce que la parole, celle « qui fait merveille, qui est étonnement » ? (O
Vive, quatrième de couverture), « parole nue en son complet abandon » (Simorgh,
« Les bocages du sens (II), 5 » 19) et qui « nous défait par défaut » (L’Arbre à
dires, « Automne »). « La parole qui règne sur ton mutisme » (L’Aube Ismaël) !
Comment la distinguer sûrement dans le fatras des mots ? C’est ce que cherche
le poème en élaguant sans cesse, « d’exil en migration / ... un reste de parole /
fidèle à son esseulement » (O Vive, « voie sans fin »), usant d’une économie de
survie. La concision des textes ne signifie pas une sécheresse, une stérilité mais
bien au contraire le dépouillement indispensable à une exploration ténue de l’âme
et du corps, le rejet du verbiage et du sentimentalisme pour afficher un véritable
lyrisme qui puise sa force justement dans les silences. Elle est marque de pudeur
et de tendresse pour le lecteur, le tact indispensable à la relation. En s’interrogeant sur le sens propre du dire et de son inscription dans un lieu, la poésie de
Mohammed Dib nous invite à soutenir du regard « cette lumière qui se refuse
sans cesse d’être autour de (nous), traçant un cercle de peur, d’ombre, de silence » (Formulaires, quatrième de couverture). Car, nous dit-il, « une vie
d’homme est en jeu ». Cet homme est, bien sûr, l’auteur mais c’est aussi nousmêmes et c’est pour cette raison que sa parole nous touche. Elle nous accroche et
nous fait vibrer, elle nous ouvre des fenêtres sur le monde, puis doucement nous
murmure : « il ne reste qu’à traverser » (Feu beau feu). Car malgré l’étrangeté
du formulaire liée à une méconnaissance du code,
la traversée de culture à culture n’est pas une difficulté surhumaine, il suffit
de vouloir l’entreprendre, et l’on découvre que c’est une aventure passionnante.
19. Simorgh est le dernier ouvrage paru du vivant de l’auteur aux éditions Albin Michel,
Paris, 2003.
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Alors sera passé le temps où la préférence joue uniquement en faveur des
œuvres-documents à toile de fond ethnographique, voire folklorique.
(L’Arbre à dires, 2, « Écrire lire comprendre »)
Pour tenir malgré tout, sans le recours factice à quelque miroir20, tout en
sachant que l’éternel rejoint l’éphémère comme le désert nous l’enseigne dans
son aridité, la parole de Dib nous incite à considérer le silence en réinvestissant
notre mémoire ou toute autre mémoire du monde de l’absence.
Continuer à creuser pour trouver les mots appropriés et dire. Dire, « sans
livrer ses secrets, qui ne seraient plus des secrets » (L’Enfant-jazz), parce que
les secrets concernent tout un chacun, dans ce qu’il cherche désespérément à
préserver, alors que le dire se dissout dans un autre je ébloui par les Illuminations de villes labyrinthes, et c’est toujours la même histoire de la quête de soi/
quête amoureuse de l’amant/de l’aimée. Cet autre n’est pas l’objet d’une découverte mystique à l’issue d’un périple à l’intérieur des tourments de son âme
et l’auteur a beau connaître les vers de Sidi Boumédiène21, le saint patron de sa
ville natale et des autres poètes ésotériques de la tradition islamique (al-Hallaj22,
surtout), c’est de
la bête invétérée
nourrie de caresses
la bête
(O Vive)
celle qui offre
comme abri son corps
infini et doré
(Feu beau feu)
20. « Le poème est notre miroir, quand nous le désirons. Mais miroir obscur, comme il se
doit, pour les êtres obscurs dont nous sommes et dont nous ne portons le masque que pour être
vus. Le poème se reconnaît lui-même, mais cela ne lui sert à rien, pas plus d’ailleurs que cela
ne nous sert de nous reconnaître nous-mêmes dans le miroir ; de nous faire reconnaître de
nous-mêmes » (Simorgh, p. 22).
21. Abû Madyan Shu’ayb, célèbre mystique né en Andalousie en 1126, mort à Tlemcen
en 1197, il est enterré à el Eubbad. Voir le texte que lui consacre Mohammed Dib, in Tlemcen ou les lieux de l’écriture. Dans Dieu en barbarie, un babouchier illettré chante des vers
du saint traduits par Dib lui-même : « Moi je suis le maître de la boisson et l’échanson des
beautés. / Je me plais au déchirement des habits ! / … / Ô moi ! Qui est “moi” ? En vérité, je
suis perdu dans l’ivresse. / Faites retentir la douceur des musiques et peut-être qu’alors je
“saurai”. »
22. Mansûr Hallâj a été condamné a mort à Bagdad en 922. Louis Massignon a consacré
sa vie à une monumentale biographie du grand mystique : La Passion de Hallâj, Gallimard,
Paris, 4 vol., rééd. 1975.
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Elle. Elle échappée
dans une larme.
Vive.
(Le Cœur insulaire)
qu’il s’agit d’investir,
la bête que de toutes parts l’adoration du ciel ronge
(L’Aube Ismaël)
et qu’importe l’ampleur du carnage et la douleur répandue puisque le saccage est inévitable. Terrible approche de la passion amoureuse que nous redoutons tous sans (pouvoir/vouloir) le dire. Elle nous saisit au détour d’un
poème, à l’improviste.
Heureusement qu’il y a la gouaille de l’enfant pour desserrer l’étau :
Dire, vous ne mettriez
Pas des mots dans des vases.
(L’Enfant-jazz)
L’humour, noir parfois, arrive toujours à point. Cela évite de suffoquer et
oblige le poète à ne pas « poétiser » en gardant ses distances avec le poème.
Équilibre précaire et qui tient toujours droit, tant qu’un souffle anime le regard.
Dès les premiers écrits23, en 1946-47, une voix originale, aux accents rimbaldiens et mallarméens (le clin d’œil relève de l’hommage et de l’ironie),
clame/réclame le pouvoir d’un éros qui ne cessera de dévaster « le jeune
homme » tout au long de sa carrière d’homme et d’entretenir la « sédition »
telle que l’entendaient les grands maîtres soufis24.
le jeune homme :
son éternelle soif s’épuise à désirer
(« Été »)
Mon château si profond ô
Mon amour et fort sans murs
Donne jour et amertume
Sur un terrain de supplices
(« Véga »)
23. « Été », publié en 1946 dans la revue suisse Lettres et « Véga », publié à Alger en
avril-mai 1947 dans la revue Forge ; ces deux textes ont été repris dans la réédition d’Ombre
gardienne aux éditions Sindbad en 1984.
24. Voir Le Collier de la colombe (tawq al hamâma), traité d’amour du juriste-théologien
andalou Ibn Hazm (mort en 1064) que l’auteur connaissait parfaitement.
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du même auteur
aux éditions de la différence
L’Enfant-jazz, poèmes, 1998 (Prix Mallarmé 1998).
Le Cœur insulaire, poèmes, 2000.
Feu beau feu, poèmes, 2001.
Les Terrasses d’Orsol, roman, coll. « Minos », 2002.
Ombre gardienne, poèmes, 2003.
L. A. Trip, roman, 2003.
Le Sommeil d’Ève, roman, coll. « Minos », 2003.
Neiges de marbre, roman, coll. « Minos », 2003.
Omneros, poèmes, 2006.
Le Désert sans détour, roman, coll. « Minos », 2006.
Qui se souvient de la mer, roman, coll. « Minos », 2007.
Habel, roman, coll. « Lire et Relire », 2012.
chez d’autres éditeurs
La Grande Maison, Éditions du Seuil, 1952.
L’Incendie, Éditions du Seuil, 1954.
Au café, Éditions Gallimard, 1956.
Le Métier à tisser, Éditions du Seuil, 1957.
Un été africain, Éditions du Seuil, 1959.
Baba Fekrane, Éditions de la Farandole, 1959.
Le Talisman, Éditions du Seuil, 1964.
Cours sur la rive sauvage, Éditions du Seuil, 1966.
La Danse du roi, Éditions du Seuil, 1968.
Dieu en barbarie, Éditions du Seuil, 1970.
Le Maître de chasse, Éditions du Seuil, 1973.
L’histoire du chat qui boude, Éditions de la Farandole, 1974.
Mille hourras pour une gueuse, Éditions du Seuil, 1980.
L’Infante maure, Éditions Albin Michel, 1994.
Tlemcen ou les lieux d’écriture, Éditions de la Revue noire, 1994.
La Nuit sauvage, Éditions Albin Michel, 1995.
Si diable veut, Éditions Albin Michel, 1998.
L’Arbre à dires, Éditions Albin Michel, 1998.
Comme un bruit d’abeilles, Éditions Albin Michel, 2001.
© SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2007.
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