Ralima Koucha - Université Paris
Transcription
Ralima Koucha - Université Paris
ECOLE DOCTORALE III LITTERATURE FRANCAISE ET COMPAREE CENTRE INTERNATIONAL D’ETUDES FRANCOPHONES THESE DE DOCTORAT Présentée et publiquement soutenue par Ralima KOUCHA LES DERNIERES OEUVRES DE MOHAMMED DIB UN USAGE HISTORIEN DES GENRES LITTERAIRES La Nuit sauvage, Si Diable veut L’Arbre à dires Comme un bruit d’abeilles Directeur de thèse Madame Beïda CHIKHI 2007 Ecrivain algérien de langue française et de la toute première heure, Mohammed Dib a toujours été attentif aux remous de l’Histoire. Impliqué dans la guerre d’indépendance de l’Algérie, il prend ses responsabilités vis-à-vis du conflit colonial dans ses premiers écrits romanesques : La Grande maison (1952), L’Incendie (1954) et Le Métier à tisser (1957). Aux romans cités s’ajoutent les recueils de nouvelles : Au Café (1956) et Le Talisman (1964) et un premier recueil de poèmes : Ombre Gardienne (1961). Ces œuvres semblent s’écrire dans le respect des genres établis au 19e siècle : discours romanesque réaliste, cohérent et lisible ou poésie dans la plus pure tradition symboliste. Il s’inscrit alors dans le contexte de toute la littérature algérienne des années 50, une littérature de témoignage et de dénonciation. Ecrire, c’était incarner la prise de conscience et un engagement contre toutes formes d’injustices. Par la suite, Mohammed Dib s’ouvre à d’autres genres : il publie quatre contes, Baba Fekrane (1959), L’Histoire du chat qui boude (1974), L’Hippopotame qui se trouvait vilain (1996) et Salem et le sorcier (2000) ; une pièce de théâtre, Mille hourras pour une gueuse (1980) ; un ouvrage de photographies sur la ville de Tlemcen, prises et commentées par l’auteur lui-même, Tlemcen ou les lieux de l’écriture (1994) ; et plus tardivement un essai, L’Arbres à dires (1998) dont la forme hybride alterne le document, le récit de voyage, l’album de souvenirs, la fiction, et la réflexion sur la religion, l’histoire, l’art, la littérature. Côté roman, et à la suite des premiers romans dits « réalistes », Mohammed Dib se dirige vers le roman fantastique et symbolique, Qui se souvient de la mer (1962) et Cours sur la rive sauvage (1964). La critique a constaté que c’est le genre romanesque qui, chez lui, a subi les plus grandes métamorphoses. Ces métamorphoses sont motivées par le regard porté sur une histoire souvent tragique qui module les fictions et leurs narrations. Le troisième et dernier recueil de nouvelles, la Nuit sauvage (1995), exprime fortement les émotions et les positions de l’auteur qui assiste, impuissant, à une nouvelle tragédie : la guerre civile en Algérie des années quatre-vingt-dix. Dans la postface, il réaffirme le devoir de l’écrivain algérien de s’engager de nouveau dans les nouvelles luttes de son pays : l’obscurantisme et l’intégrisme. Il s’interroge donc sur l’écriture de l’Histoire et sa représentation dans l’œuvre littéraire. Il déclare que cette dernière ne doit présenter ni « solution de continuité », ni rechercher une quelconque explication dans la succession chronologique des événements : aucune histoire officielle, racontée comme une continuité, n’a pu jusque-là prévoir les retours de la violence historique. Par conséquent, l’écrivain doit se donner le pouvoir de dévoiler ce que l’Histoire officielle ne peut, ne sait ou ne veut pas dire : les contraintes des genres empêchent l’expression des langages inspirés à l’écrivain par les événements. Leur éclatement apparaît alors comme un moyen de briser une continuité artificiellement constituée, qui masque ce que nous cherchons à comprendre. Pour mettre à profit cette démarche, Mohammed Dib brise le cadre narratif et écartèle la structure formelle du roman Comme un bruit d’abeilles (2001), et dans Si Diable veut (1998), il déguise le roman avec les attributs du conte. Comment progressivement le projet d’une autre littérature amène-t-il Mohammed Dib à s’interroger sur le pourquoi et le comment d’un nouvel imaginaire ? La question historique apporte un premier élément de réponse et l’exploitation des différents genres littéraires constitue le second. En fait, les deux sont liés. Manifestement, l’éclatement de la forme textuelle et la retranscription de la complexité de l’Histoire dans une œuvre fictionnelle signifient indubitablement qu’il est désormais primordial de repenser les genres. Trois pistes de réflexion s’ouvrent à nous. Dans un premier temps, une poétique de l’œuvre définie comme objet sémiotique, complexe, permet d’expliquer l’identité multiple du genre littéraire tel que le conçoit Mohammed Dib. Autrement dit, le texte de Dib n’appartient pas seulement au genre annoncé en couverture, mais peut être composé d’une multiplicité générique, et le texte peut renfermer plusieurs marqueurs et déterminations génériques. Le passage du genre labellisé « roman réaliste » de ses premières oeuvres au genre déclaré « complexe » des dernières se double d’un questionnement historien. Désormais, la retranscription de la situation chaotique du monde s’exprime à travers une forme tout aussi chaotique. Aussi les derniers écrits de l’auteur sont-ils jugés difficiles et déconcertants. Par ailleurs, dans l’espace que notre auteur nous autorisait à reconnaître comme réservé au récit poétique, le genre lyrique nous fait passer d’une attitude normative à une liberté autofictionnelle, et le genre narratif se voit quant à lui confronté aux relations transtextuelles. Pour le dire autrement, Mohammed Dib passe d’une poésie de la prescription mimétique du 19e siècle français enseigné à l’école à un roman créatif, autofictionnel : L.A. Trip. Ce texte d’un genre nouveau présente une forme amphibologique car il peut se lire comme un roman ou comme une autobiographie. Du reste, l’autofiction figure la marque même de la déconstruction et procède au renversement des oppositions traditionnelles des écritures personnelles et intimes. Dans L.A. Trip, Mohammed Dib, le poète, se réapproprie l’espace poétique perdu par le poète contemporain. Il lui rappelle qu’il ne doit pas se laisser submerger par des images qui ne reflètent qu’une pâle copie de la fulgurance de l’image poétique. En fictionnalisant le réel, Mohammed Dib ouvre le champ et libère la poésie de ses pesanteurs. Dans le même temps, le niveau narratif bénéficie d’une intertextualité remarquable. Alors que la continuité caractérise les rapports relationnels entre les romans des années cinquante et les recueils de nouvelles de la même période dans lesquels certaines nouvelles complètent et développent des propos déjà soulignés dans les romans, l’intertextualité permet des évolutions autrement plus intéressantes que la simple filiation. Désormais, la répétition d’un texte après une période de plusieurs décennies permet non seulement de réactualiser un texte antérieur mais aussi d’y apporter un nouveau message. La nouvelle « La Nuit sauvage » parue en 1963 revient en 1998 avec des modifications réactualisant le message initial. Dans un deuxième temps, les bouleversements imposés aux genres permettent non seulement de prendre acte de l’évolution formelle de l’œuvre mais également d’observer le rôle fondamental de l’Histoire dans cette évolution. Si l’exploration de l’essai intervient tardivement chez l’auteur, elle n’en aboutit pas moins à une pratique tout à fait originale. Son seul essai déclaré, L’Arbre à dires, en présentant une forme hybride, commence d’abord par décliner l’identité de l’écrivain francophone algérien aux prises avec son histoire, voire ses histoires. Cet essai, que l’on peut lire comme un exutoire à sa colère est aussi une manière de recentrer le propos générique autour de « la personnalité littéraire de l’écrivain algérien » quelle que soit sa langue d’écriture. Ensuite, les identifications génériques de ses deux derniers « romans » se révèlent particulièrement intéressantes car Si Diable veut exhibe des marques génériques tantôt du roman, tantôt du conte, Comme un bruit d’abeilles opte plutôt pour des expressions multiples dont les principales sont le récit, la nouvelle et la tragédie. Ces deux dernières œuvres semblent résumer à elles seules toutes les positions littéraires en Algérie : l’imitation, l’émancipation, la création. Pourtant, le roman, dont on a dit qu’il était le genre importé par la colonisation, est le genre qui a le mieux porté les expressions chaotiques de l’Histoire algérienne. Dans sa forme algérienne, le roman a représenté toutes les voix, y compris celle du peuple jusque-là quasi absente dans la littérature française. Le roman s’est développé en même temps que le projet démocratique de la société, et il absorbe et restitue dans ses mouvements les plus affirmés les secousses de l’Histoire. Le roman formule de manière progressive les chocs du vingtième siècle : deux guerres mondiales et toutes les guerres de décolonisation du continent africain. Comme un bruit d’abeilles exprime cette capacité du roman, revisité par un écrivain algérien du 20e siècle, à dire la malléabilité d’un genre et sa disponibilité à l’acte pulvérisateur d’un écrivain malade de son histoire : pulvérisation du temps, de l’espace, des personnages et du sujet de l’énonciation, qui tente malgré tout de se faire entendre… Dans un troisième temps, il importe d’observer que la pulvérisation traduit le désir d’une littérature autre, à travers un imaginaire autre. Celle-ci a un rôle fondamental pour les individus car elle les secoue et les rassemble dans le même temps. Les enjeux sont capitaux, particulièrement lorsque deux imaginaires s’opposent dans un seul et même miroir : le territoire. Celui des colonisés a su s’opposer et résister à l’imaginaire colonial. A ses débuts, Mohammed Dib a proposé une utopie comme alternative à la réalité morose de la période coloniale et post-coloniale. Par la suite, il s’est solidarisé avec la quête mémorielle collective et la restitution d’une instance subjective. Il se révèle alors essentiellement tourné vers le souvenir et la réparation. Néanmoins, derrière l’éclatement affiché, le texte s’avère extrêmement élaboré et rigoureux. Si l’on se concentre sur les modalités de déstructuration du texte, et si l’on suit la filière engagée jusqu’au dénouement par l’incipit et le paratexte, il apparaît que la formation de ce nouvel imaginaire passe par une application partielle des règles fondamentales déjà élaborées par Aristote et interprétées par Averroès. En effet, Mohammed Dib dénonce les limites du récit linéaire qui emprisonne l’écrivain dans la continuité. Lorsqu’il relate l’Histoire dans ses écrits, il s’attache à montrer ce qui est caché. Retranscrire toute la richesse et la complexité de l’Histoire induit donc l’emploi d’une forme plus adaptée, permettant nuance et complexité. Une étude comparative de Simorgh (2003) avec l’œuvre récente d’Edouard Glissant, La Cohée du Lamentin (2005), permet de constater les correspondances qui existent entre deux oeuvres différentes. Ces deux grands auteurs se sont penchés respectivement dans leurs écrits sur l’histoire de leur propre pays. Mohammed Dib sur la colonisation française et Edouard Glissant sur l’esclavage. Tous deux constatent les conséquences présentes des tragédies historiques. Dès lors, les deux auteurs ont créé des œuvres qui se répondent au vingt et unième siècle car au bout de leur réflexion a germé un projet similaire: créer un nouvel imaginaire pour dépasser les souffrances engendrées par la tragédie. Edouard Glissant a mis en place un nouvel épique qui s’enracine dans la créolisation. Mohammed Dib fait aboutir un patient et vaste projet qui se concrétise véritablement dans Simorgh, son dernier ouvrage. Simorgh traduit un imaginaire enrichi par la connaissance de deux cultures littéraires majeures Simorgh s’est donc non seulement construit sur ces deux héritages, mais il brille aussi par l’originalité de sa structure, inédite, et par la diversité des sujets abordés : le clonage, la mondialisation, l’intolérance, le capitalisme. A ces thèmes s’ajoutent d’autres thèmes plus communs : le langage et son pouvoir, l’exil, la mémoire, l’Histoire, l’amour, la femme, la mort, le partage, l’héritage, la transmission, l’altérité. Manifestement Mohammed Dib a eu la volonté de dépasser le clivage de l’appartenance de l’écrivain à une littérature dit « nationale ». Son projet apparaît clairement : donner vie à des imaginaires « désexotisés » dans laquelle la lumière serait projetée sur tout ce qui peut rapprocher les individus sans risquer de les faire basculer dans l’horrible « entre-monde ».