LES ILLUSIONS PERDUES DOCUMENTS

Transcription

LES ILLUSIONS PERDUES DOCUMENTS
LES ILLUSIONS PERDUES
DOCUMENTS COMPLÉMENTAIRES
Document A
Don Quichotte, un aristocrate espagnol d'une cinquantaine d'années, est rendu fou par la lecture
des romans de chevalerie. Il finit par voir le monde qui l'entoure à travers le prisme de sa folie et il
décide de se faire armer chevalier, un soir, alors qu'il se trouve dans une auberge.
Aussitôt tout fut mis en ordre pour qu’il fît la veillée des armes dans une grande basse-cour à côté
de l’hôtellerie. Don Quichotte, ramassant toutes les siennes, les plaça sur une auge, à côté d’un
puits ; ensuite il embrassa son écu, saisit sa lance, et, d’une contenance dégagée, se mit à passer
et repasser devant l’abreuvoir. Quand il commença cette promenade, la nuit commençait à tomber.
L’hôtelier avait conté à tous ceux qui se trouvaient dans l’hôtellerie la folie de son hôte, sa veillée
des armes et la cérémonie qui devait se faire pour l’armer chevalier.
Étonnés d’une si bizarre espèce de folie, ils allèrent le regarder de loin. Tantôt il se promenait d’un
pas lent et mesuré ; tantôt, appuyé sur sa lance, il tenait fixement les yeux sur ses armes, et ne les
en ôtait d’une heure entière. (...)
En ce moment, il prit fantaisie à l’un des muletiers1 qui s’étaient hébergés dans la maison d’aller
donner de l’eau à ses bêtes, et pour cela il fallait enlever de dessus l’auge les armes de don
Quichotte; lequel, voyant venir cet homme, lui dit à haute voix :
« Ô toi, qui que tu sois, téméraire chevalier, qui viens toucher les armes du plus valeureux
chevalier errant qui ait jamais ceint l’épée, prends garde à ce que tu fais, et ne les touche point, si
tu ne veux laisser ta vie pour prix de ton audace. »
Le muletier n’eut cure de ces propos, et mal lui en prit, car il se fût épargné celle de sa santé ; au
contraire, empoignant les courroies, il jeta le paquet loin de lui ; ce que voyant, don Quichotte
tourna les yeux au ciel, et, élevant son âme, à ce qu’il parut, vers sa souveraine Dulcinée 2, il
s’écria :
« Secourez-moi, ma dame, en cette première offense qu’essuie ce cœur, votre vassal ; que votre
aide et faveur ne me manquent point dans ce premier péril. »
Et tandis qu’il tenait ces propos et d’autres semblables, jetant sa rondache, il leva sa lance à deux
mains, et en déchargea un si furieux coup sur la tête du muletier, qu’il le renversa par terre en si
piteux état, qu’un second coup lui eût ôté tout besoin d’appeler un chirurgien. Cela fait, il ramassa
ses armes, et se remit à marcher de long en large avec autant de calme qu’auparavant. (...)
L’hôtelier cessa de trouver bonnes les plaisanteries de son hôte, et, pour y mettre fin, il résolut de
lui donner bien vite son malencontreux ordre de chevalerie, avant qu’un autre malheur arrivât.
S’approchant donc humblement, il s’excusa de l’insolence qu’avaient montrée ces gens de rien,
sans qu’il en eût la moindre connaissance, lesquels, au surplus, étaient assez châtiés de leur
audace. Il lui répéta qu’il n’y avait point de chapelle dans ce château ; mais que, pour ce qui restait
à faire, elle n’était pas non plus indispensable, ajoutant que le point capital pour être armé
chevalier consistait dans les deux coups sur la nuque et sur l’épaule, suivant la connaissance qu’il
avait du cérémonial de l’ordre, et que cela pouvait se faire au milieu des champs ; qu’en ce qui
touchait à la veillée des armes, il était bien en règle, puisque deux heures de veillée suffisaient, et
qu’il en avait passé plus de quatre.
Don Quichotte crut aisément tout cela ; il dit à l’hôtelier qu’il était prêt à lui obéir, et le pria
d’achever avec toute la célérité possible.
« Car, ajouta-t-il, si l’on m’attaquait une seconde fois, et que je me visse armé chevalier, je ne
laisserais pas âme vivante dans le château, excepté toutefois celle qu’il vous plairait, et que
j’épargnerais par amour de vous. »
Peu rassuré d’un tel avis, le châtelain s’en alla quérir un livre où il tenait note de la paille et de
l’orge qu’il donnait aux muletiers. Bientôt, accompagné d’un petit garçon qui portait un bout de
chandelle, et des deux demoiselles en question3, il revint où l’attendait don Quichotte, auquel il
ordonna de se mettre à genoux ; puis, lisant dans son manuel comme s’il eût récité quelque
dévote oraison, au milieu de sa lecture, il leva la main, et lui en donna un grand coup sur le
chignon ; ensuite, de sa propre épée, un autre coup sur l’épaule, toujours marmottant entre ses
dents comme s’il eût dit des patenôtres. Cela fait, il commanda à l’une de ces dames de lui ceindre
l’épée, ce qu’elle fit avec beaucoup de grâce et de retenue, car il n’en fallait pas une faible dose
pour s’empêcher d’éclater de rire à chaque point des cérémonies. Mais les prouesses qu’on avait
déjà vu faire au chevalier novice tenaient le rire en respect.
En lui ceignant l’épée, la bonne dame lui dit :
« Que Dieu rende Votre Grâce très-heureux chevalier, et lui donne bonne chance dans les
combats. »
1 Un muletier s'occupe de soigner et de conduire des mules.
2 Dulcinée est en fait une paysanne, à laquelle Don Quichotte n'a jamais parlé.
3 Il s'agit des servantes de l'auberge, dont la réputation est douteuse.
Don Quichotte lui demanda comment elle s’appelait, afin qu’il sût désormais à qui rester obligé de
la faveur qu’elle lui avait faite ; car il pensait lui donner part à l’honneur qu’il acquerrait par la valeur
de son bras. Elle répondit avec beaucoup d’humilité qu’elle s’appelait la Tolosa, qu’elle était fille
d’un ravaudeur de Tolède, qui demeurait dans les échoppes de Sancho-Bienaya, et que, en
quelque part qu’elle se trouvât, elle s’empresserait de le servir, et le tiendrait pour son seigneur.
Don Quichotte, répliquant, la pria, par amour de lui, de vouloir bien désormais prendre le don, et
s’appeler doña Tolosa : ce qu’elle promit de faire. (...) Ces cérémonies, comme on n’en avait
jamais vu, ainsi faites au galop et en toute hâte, don Quichotte brûlait d’impatience de se voir à
cheval, et de partir à la quête des aventures ; il sella Rossinante4 au plus vite, l’enfourcha, et,
embrassant son hôte, il lui dit des choses si étranges, pour le remercier de la faveur qu’il lui avait
faite en l’armant chevalier, qu’il est impossible de réussir à les rapporter fidèlement.
Miguel de Cervantes, L'Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Mancha, 1605
(Traduction L. Viardot)
Document B
Edouard est écrivain. Il part en séjour avec le jeune Bernard. Il va en venir à parler, avec d'autres
voyageurs, du roman qu'il est en train d'écrire : Les Faux-Monnayeurs.
Mme Sophroniska, conviée au thé, et encouragée par Bernard et par Laura, s’enhardit jusqu’à
oser prier Édouard de leur parler de son futur roman, si toutefois cela ne lui était pas désagréable.
— Nullement ; mais je ne puis vous le raconter.
Pourtant, il sembla presque se fâcher, lorsque Laura lui demanda (question évidemment
maladroite) “à quoi ce livre ressemblerait”.
— À rien, s’était-il écrié ; puis aussitôt, et comme s’il n’avait attendu que cette provocation :
— Pourquoi refaire ce que d’autres que moi ont déjà fait, ou ce que j’ai déjà fait moi-même, ou ce
que d’autres que moi pourraient faire ?
Édouard n’eut pas plutôt proféré ces paroles qu’il en sentit l’inconvenance et l’outrance et
l’absurdité ; du moins, ces paroles lui parurent-elles inconvenantes et absurdes ; ou du moins
craignait-il qu’elles n’apparussent telles au jugement de Bernard.
Édouard était très chatouilleux. Dès qu’on lui parlait de son travail, et surtout dès qu’on l’en faisait
parler, on eût dit qu’il perdait la tête.
Il tenait en parfait mépris la coutumière fatuité des auteurs ; il mouchait de son mieux la sienne
propre ; mais il cherchait volontiers dans la considération d’autrui un renfort à sa modestie ; cette
considération venait-elle à manquer, la modestie tout aussitôt faisait faillite. L’estime de Bernard lui
importait extrêmement. Était-ce pour la conquérir qu’Édouard, aussitôt devant lui, laissait son
pégase piaffer ? Le meilleur moyen pour la perdre, Édouard le sentait bien ; il se le disait et se le
répétait ; mais, en dépit de toutes résolutions, sitôt devant Bernard, il agissait tout autrement qu’il
eût voulu, et parlait d’une manière qu’il jugeait tout aussitôt absurde (et qui l’était en vérité). À quoi
l’on aurait pu penser qu’il l’aimait ?… Mais non ; je ne crois pas. Pour obtenir de nous de la
grimace, aussi bien que beaucoup d’amour, un peu de vanité suffit.
— Est-ce parce que, de tous les genres littéraires, discourait Édouard, le roman reste le plus libre,
le plus lawless…, est-ce peut-être pour cela, par peur de cette liberté même (car les artistes qui
soupirent le plus après la liberté, sont les plus affolés souvent, dès qu’ils l’obtiennent) que le
roman, toujours, s’est si craintivement cramponné à la réalité ? Et je ne parle pas seulement du
roman français. Tout aussi bien que le roman anglais le roman russe, si échappé qu’il soit de la
contrainte, s’asservit à la ressemblance. Le seul progrès qu’il envisage, c’est de se rapprocher
encore plus du naturel. Il n’a jamais connu, le roman, cette “formidable érosion des contours”, dont
parle Nietzsche, et ce volontaire écartement de la vie, qui permirent le style, aux œuvres des
dramaturges grecs par exemple, ou aux tragédies du XVIIe siècle français. Connaissez-vous rien
de plus parfait et de plus profondément humain que ces œuvres ? Mais précisément, cela n’est
humain que profondément ; cela ne se pique pas de le paraître, ou du moins de paraître réel. Cela
demeure une œuvre d’art.
Édouard s’était levé, et, par grande crainte de paraître faire un cours, tout en parlant il versait le
thé, puis allait et venait, puis pressait un citron dans sa tasse, mais tout de même continuait :
— Parce que Balzac était un génie, et parce que tout génie semble apporter à son art une solution
définitive et exclusive, l’on a décrété que le propre du roman était de faire “concurrence à l’état
civil”. Balzac avait édif ié son œuvre ; mais il n’avait jamais prétendu codif ier le roman ; son article
sur Stendhal le montre bien. Concurrence à l’état civil ! Comme s’il n’y avait pas déjà suffisamment
de magots et de paltoquets5 sur la terre ! Qu’ai-je affaire à l’état civil ! L’état c’est moi, l’artiste !
civile ou pas, mon œuvre prétend ne concurrencer rien.
4 Rossinante est le nom du cheval de Don Quichotte.
5 « Magots » et « Paltoquets » sont des insultes pour désigner des imbéciles.
Édouard qui se chauffait, un peu facticement peut-être, se rassit. Il affectait de ne regarder point
Bernard ; mais c’était pour lui qu’il parlait. Seul avec lui, il n’aurait rien su dire ; il était
reconnaissant à ces deux femmes de le pousser.
— Parfois, il me paraît que je n’admire en littérature rien tant que, par exemple, dans Racine, la
discussion entre Mithridate et ses fils ; où l’on sait parfaitement bien que jamais un père et des fils
n’ont pu parler de la sorte, et où néanmoins (et je devrais dire : d’autant plus) tous les pères et
tous les fils peuvent se reconnaître6. En localisant et en spécif iant, l’on restreint. Il n’y a de vérité
psychologique que particulière, il est vrai ; mais il n’y a d’art que général. Tout le problème est là,
précisément ; exprimer le général par le particulier ; faire exprimer par le particulier le général.
Vous permettez que j’allume ma pipe ?
— Faites donc, faites donc, dit Sophroniska.
— Eh bien, je voulais un roman qui serait à la fois aussi vrai, et aussi éloigné de la réalité, aussi
particulier et aussi général à la fois, aussi humain et aussi fictif qu’Athalie, que Tartuffe ou que
Cinna.
— Et… le sujet de ce roman ?
— Il n’en a pas, repartit Édouard brusquement ; et c’est là ce qu’il y a de plus étonnant peut-être.
Mon roman n’a pas de sujet. Oui, je sais bien ; ça a l’air stupide ce que je dis là. Mettons si vous
préférez qu’il n’y aura pas un sujet… “Une tranche de vie”, disait l’école naturaliste. Le grand
défaut de cette école, c’est de couper sa tranche toujours dans le même sens ; dans le sens du
temps, en longueur. Pourquoi pas en largeur ? ou en profondeur ? Pour moi, je voudrais ne pas
couper du tout. Comprenez-moi : je voudrais tout y faire entrer, dans ce roman. Pas de coup de
ciseaux pour arrêter, ici plutôt que là, sa substance. Depuis plus d’un an que j’y travaille il ne
m’arrive rien que je n’y verse, et que je n’y veuille faire entrer : ce que je vois, ce que je sais, tout
ce que m’apprend la vie des autres et la mienne…
— Et tout cela stylisé ? dit Sophroniska, feignant l’attention la plus vive, mais sans doute avec un
peu d’ironie. Laura ne put réprimer un sourire. Édouard haussa légèrement les épaules et reprit :
— Et ce n’est même pas cela que je veux faire. Ce que je veux faire, c’est présenter d’une part la
réalité, présenter d’autre part cet effort pour la styliser, dont je vous parlais tout à l’heure.
— Mon pauvre ami, vous ferez mourir d’ennui vos lecteurs, dit Laura ; ne pouvant plus cacher son
sourire, elle avait pris le parti de rire vraiment.
—Pas du tout. Pour obtenir cet effet, suivez-moi, j’invente un personnage de romancier, que je
pose en figure centrale ; et le sujet du livre, si vous voulez, c’est précisément la lutte entre ce que
lui offre la réalité et ce que, lui, prétend en faire.
— Si, si ; j’entrevois, dit poliment Sophroniska, que le rire de Laura était bien près de gagner.
— Ce pourrait être assez curieux. Mais, vous savez, dans les romans, c’est toujours dangereux de
présenter des intellectuels. Ils assomment le public ; on ne parvient à leur faire dire que des
âneries, et à tout ce qui les touche, ils communiquent un air abstrait.
— Et puis, je vois très bien ce qui va arriver, s’écria Laura : dans ce romancier, vous ne pourrez
faire autrement que de vous peindre.
Elle avait pris, depuis quelque temps, en parlant à Édouard, un air persif leur qui l’étonnait ellemême, et qui désarçonnait Édouard d’autant plus qu’il en surprenait un reflet dans les regards
malicieux de Bernard. Édouard protesta :
— Mais non ; j’aurai besoin de le faire très désagréable.
Laura était lancée :
— C’est cela : tout le monde vous y reconnaîtra, dit-elle en éclatant d’un rire si franc qu’il entraîna
celui des trois autres.
— Et le plan de ce livre est fait ? demanda Sophroniska, en tâchant de reprendre son air sérieux.
— Naturellement pas.
— Comment ! naturellement pas ?
— Vous devriez comprendre qu’un plan, pour un livre de ce genre, est essentiellement
inadmissible. Tout y serait faussé si j’y décidais rien par avance. J’attends que la réalité me le
dicte.
— Mais je croyais que vous vouliez vous écarter de la réalité.
—Mon romancier voudra s’en écarter ; mais moi je l’y ramènerai sans cesse. À vrai dire, ce sera là
le sujet : la lutte entre les faits proposés par la réalité, et la réalité idéale.
L’illogisme de son propos était flagrant, sautait aux yeux d’une manière pénible. Il apparaissait
clairement que, sous son crâne, Édouard abritait deux exigences inconciliables, et qu’il s’usait à
les vouloir accorder.
— Et c’est très avancé ? demanda poliment Sophroniska.
— Cela dépend de ce que vous entendez par là. À vrai dire, du livre même, je n’ai pas encore écrit
une ligne. Mais j’y ai déjà beaucoup travaillé. J’y pense chaque jour et sans cesse. J’y travaille
d’une façon très curieuse, que je m’en vais vous dire : sur un carnet, je note au jour le jour l’état de
ce roman dans mon esprit ; oui, c’est une sorte de journal que je tiens7, comme on ferait celui d’un
6 Pensez à Racine et Shakespeare de Stendhal, pour une réflexion identique sur la forme et le fond.
7 André Gide a publié, parallèlement au roman Les Faux-Monnayeurs, Le Journal des Faux-Monnayeurs, dans lequel
enfant… C’est-à-dire qu’au lieu de me contenter de résoudre, à mesure qu’elle se propose,
chaque difficulté (et toute œuvre d’art n’est que la somme ou le produit des solutions d’une
quantité de menues difficultés successives), chacune de ces difficultés, je l’expose, je l’étudie. Si
vous voulez, ce carnet contient la critique continue de mon roman ; ou mieux : du roman en
général. Songez à l’intérêt qu’aurait pour nous un semblable carnet tenu par Dickens, ou Balzac ;
si nous avions le journal de L’Éducation sentimentale8, ou des Frères Karamazof9 ! L’histoire de
l’œuvre, de sa gestation ! Mais ce serait passionnant… plus intéressant que l’œuvre elle-même…
Édouard espérait confusément qu’on lui demanderait de lire ces notes. Mais aucun des trois autres
ne manifesta la moindre curiosité. Au lieu de cela :
— Mon pauvre ami, dit Laura avec un accent de tristesse ; ce roman, je vois bien que jamais vous
ne l’écrirez.
— Eh bien, je vais vous dire une chose, s’écria dans un élan impétueux Édouard : ça m’est égal.
Oui, si je ne parviens pas à l’écrire, ce livre, c’est que l’histoire du livre m’aura plus intéressé que le
livre lui-même ; qu’elle aura pris sa place ; et ce sera tant mieux.
André Gide, Les Faux-Monnayeurs, 1925
Document C
Le Feu relate la vie d'un soldat durant les premières années de la Première Guerre Mondiale. Le
récit est mené au présent par un narrateur interne.
Nous sommes là, tous les deux, cet homme et moi, à nous rapprocher et nous heurter sans nous
connaître, montrés puis interceptés l’un à l’autre, en brusques à-coups, par le reflet du canon ;
nous sommes là, pressés par l’obscurité, au centre d’un cycle immense d’incendies qui paraissent
et disparaissent, dans ce paysage de sabbat.
– On est maudits, dit l’homme.
Nous nous séparons et nous allons chacun à notre créneau nous fatiguer les yeux sur l’immobilité
des choses.
Quelle effroyable et lugubre tempête va éclater ?
La tempête n’éclata pas, cette nuit-là. À la fin de ma longue attente, aux premières traînées du
jour, il y eut même accalmie.
Tandis que l’aube s’abattait sur nous comme un soir d’orage, je vis encore une fois émerger et se
recréer sous l’écharpe de suie des nuages bas, les espèces de rives abruptes, tristes et sales,
infiniment sales, bossuées de débris et d’immondices, de la croulante tranchée où nous sommes.
La lividité de la nue blêmit et plombe les sacs de terre aux plans vaguement luisants et bombés, tel
un long entassement de viscères et d’entrailles géantes mises à nu sur le monde.
Dans la paroi, derrière moi, se creuse une excavation, et là un entassement de choses
horizontales se dresse comme un bûcher.
Des troncs d’arbres ? Non : ce sont les cadavres.
À mesure que les cris d’oiseaux montent des sillons, que les champs vagues recommencent, que
la lumière éclôt et fleurit en chaque brin d’herbe, je regarde le ravin. Plus bas que le champ
mouvementé avec ses hautes lames de terre et ses entonnoirs brûlés, au-delà du hérissement des
piquets, c’est toujours un lac d’ombre qui stagne, et, devant le versant d’en face, c’est toujours un
mur de nuit qui s’érige.
Puis je me retourne et je contemple ces morts qui peu à peu s’exhument des ténèbres, exhibant
leurs formes raidies et maculées. Ils sont quatre. Ce sont nos compagnons Lamuse, Barque,
Biquet et le petit Eudore. Ils se décomposent là, tout près de nous, obstruant à moitié le large sillon
tortueux et boueux que les vivants s’intéressent encore à défendre.
On les a posés tant bien que mal ; ils se calent et s’écrasent, l’un sur l’autre. Celui d’en haut est
enveloppé d’une toile de tente. On avait mis sur les autres figures des mouchoirs, mais en les
frôlant, la nuit, sans voir, ou bien le jour, sans faire attention, on a fait tomber les mouchoirs, et
nous vivons face à face avec ces morts, amoncelés là comme un bûcher vivant.
Il y a quatre nuits qu’ils ont été tués ensemble. Je me souviens mal de cette nuit, comme d’un rêve
que j’ai eu. Nous étions de patrouille, eux, moi, Mesnil André, et le caporal Bertrand. Il s’agissait de
reconnaître un nouveau poste d’écoute allemand signalé par les observateurs d’artillerie. Vers
minuit, on est sorti de la tranchée, et on a rampé sur la descente, en ligne, à trois ou quatre pas les
uns des autres, et on est descendu ainsi très bas dans le ravin, jusqu’à voir, gisant devant nos
yeux, comme l’aplatissement d’une bête échouée, le talus de leur Boyau International. Après avoir
constaté qu’il n’y avait pas de poste dans cette tranche de terrain, on a remonté, avec des
précautions infinies ; je voyais confusément mon voisin de droite et mon voisin de gauche, comme
il relate l'écriture du récit.
8 Une oeuvre de Gustave Flaubert.
9 Une oeuvre de Dostoievski.
des sacs d’ombre, se traîner, glisser lentement, onduler, se rouler dans la boue, au fond des
ténèbres, poussant devant eux l’aiguille de leur fusil. Des balles sifflaient au-dessus de nous, mais
elles nous ignoraient, ne nous cherchaient pas. Arrivés en vue de la bosse de notre ligne, on a
soufflé un instant ; l’un de nous a poussé un soupir, un autre a parlé. Un autre s’est retourné, en
bloc, et son fourreau de baïonnette a sonné contre une pierre. Aussitôt une fusée a jailli en
rugissant du Boyau International. On s’est plaqué par terre, étroitement, éperdument, on a gardé
une immobilité absolue, et on a attendu là, avec cette étoile terrible suspendue au-dessus de nous
et qui nous baignait d’une clarté de jour, à vingt-cinq ou trente mètres de notre tranchée.
Alors une mitrailleuse placée de l’autre côté du ravin a balayé la zone où nous étions. Le caporal
Bertrand et moi avons eu la chance de trouver devant nous, au moment où la fusée montait,
rouge, avant d’éclater en lumière, un trou d’obus où un chevalet cassé tremblait dans la boue ; on
s’est aplatis tous les deux contre le rebord de ce trou, on s’est enfoncés dans la boue autant qu’on
a pu et le pauvre squelette de bois pourri nous a cachés. Le jet de la mitrailleuse a repassé
plusieurs fois. On entendait un sifflement perçant au milieu de chaque détonation, les coups secs
et violents des balles dans la terre, et aussi des claquements sourds et mous suivis de
geignements, d’un petit cri et, soudain, d’un gros ronflement de dormeur qui s’est élevé puis a
graduellement baissé. Bertrand et moi, frôlés par la grêle horizontale des balles qui, à quelques
centimètres au-dessus de nous, traçaient un réseau de mort et écorchaient parfois nos vêtements,
nous écrasant de plus en plus, n’osant risquer un mouvement qui aurait haussé un peu une partie
de notre corps, nous avons attendu. Enfin, la mitrailleuse s’est tue, dans un énorme silence. Un
quart d’heure après, tous les deux, nous nous sommes glissés hors du trou d’obus en rampant sur
les coudes et nous sommes enfin tombés, comme des paquets, dans notre poste d’écoute. Il était
temps, car, en ce moment, le clair de lune a brillé. On a dû demeurer dans le fond de la tranchée
jusqu’au matin, puis jusqu’au soir. Les mitrailleuses en arrosaient sans discontinuer les abords.
Par les créneaux du poste, on ne voyait pas les corps étendus, à cause de la déclivité du terrain :
sinon, tout à ras du champ visuel, une masse qui paraissait être le dos de l’un deux. Le soir, on a
creusé une sape pour atteindre l’endroit où ils étaient tombés. Ce travail n’a pu être exécuté en
une nuit ; il a été repris la nuit suivante par les pionniers, car, brisés de fatigue, nous ne pouvions
plus ne pas nous endormir.
En me réveillant d’un sommeil de plomb, j’ai vu les quatre cadavres que les sapeurs avaient
atteints par-dessous, dans la plaine, et qu’ils avaient accrochés et halés avec des cordes dans leur
sape. Chacun d’eux contenait plusieurs blessures à côté l’une de l’autre, les trous des balles
distants de quelques centimètres : la mitrailleuse avait tiré serré. On n’avait pas retrouvé le corps
de Mesnil André.
Henri Barbusse, Le Feu, 1916
Document D
Les animaux de la Ferme du Manoir se sont révoltés contre le fermier et ont pris le pouvoir. Ils ont
fondé une société égalitaire, qui s'appuie sur des Commandements qui mettent en avant l'égalité
entre les animaux et le refus d'être comme les humains : violents, menteurs, cupides, etc. Pour
des raisons pratiques, les cochons ont pris la tête du gouvernement. Mais au fur et à mesure de
l'oeuvre, les cochons prennent le pouvoir d'une façon de plus en plus brutale et à la fin de l'oeuvre,
Benjamin, l'âne, et Douce, la mule, se rendent bien compte que les cochons sont en train de
prendre la même place que celle que le fermier avait. L'oeuvre La Ferme des Animaux est une
critique de la façon dont la Révolution Russe a mené au stainisme.
Benjamin sentit des naseaux contre son épaule, comme d’un animal en peine qui aurait voulu lui
parler. C’était Douce. Ses vieux yeux avaient l’air plus perdus que jamais. Sans un mot, elle, tira
Benjamin par la crinière, doucement, et l’entraîna jusqu’au fond de la grange où les Sept
Commandements étaient inscrits. Une minute ou, deux, ils fixèrent le mur goudronné aux lettres
blanches. Douce finit par dire :
« Ma vue baisse. Même au, temps de ma jeunesse je n’aurais pas pu lire comme c’est écrit. Mais
on dirait que le mur n’est plus tout à fait le même. Benjamin, les Sept Commandements sont-ils
toujours comme autrefois ? »
Benjamin, pour une fois consentant à rompre avec ses principes, lui lut ce qui était écrit sur le mur.
Il n’y avait plus maintenant qu’un seul Commandement. Il énonçait :
TOUS LES ANIMAUX SONT ÉGAUX MAIS CERTAINS SONT PLUS ÉGAUX QUE D’AUTRES.
Après quoi le lendemain il ne parut pas étrange de voir les cochons superviser le travail de la
ferme, le fouet à la patte. Il ne parut pas étrange d’apprendre qu’ils s’étaient procurés un poste de
radio, faisaient installer le téléphone et s’étaient abonnés à des journaux, des hebdomadaires
rigolos, et un quotidien populaire. Il ne parut pas étrange de rencontrer Napoléon10 faire un tour de
10 Le chef des cochons. Il représente Staline.
jardin, la pipe à la bouche, non plus que de voir les cochons endosser les vêtements de Mr.
Jones11 tirés de l’armoire. Napoléon lui-même se montra en veston noir, en culotte pour la chasse
aux rats et guêtres de cuir, accompagné de sa truie favorite, dans une robe de soie moirée, celle
que Mrs. Jones portait les dimanches.
Un après-midi de la semaine suivante, plusieurs charrettes anglaises se présentèrent à la ferme.
Une délégation de fermiers du voisinage avait été invitée à visiter le domaine. On leur fit inspecter
toute l’exploitation, et elle les trouva en tout admiratifs, mais le moulin fut ce qu’ils apprécièrent le
plus. Les animaux désherbaient un champ de navets. Ils travaillaient avec empressement, osant à
peine lever la tête et ne sachant, des cochons et des visiteurs, lesquels redouter le plus.
Ce soir-là on entendit, venus de la maison, des couplets braillés et des explosions de rire. Et, au
tumulte de ces voix entremêlées, tout à coup les animaux furent saisis de curiosité. Que pouvait-il
bien se passer là-bas, maintenant que pour la première fois hommes et animaux se rencontraient
sur un pied d’égalité ? D’un commun accord, ils se glissèrent à pas feutrés vers le jardin.
Ils font halte à la barrière, un peu effrayés de leur propre audace, mais Douce montrait le chemin.
Puis sur la pointe des pattes avancent vers la maison, et ceux qui d’entre eux sont assez grands
pour ça, hasardent, par la fenêtre de la salle à manger, un coup d’œil à l’intérieur. Et là, autour de
la longue table, se tiennent une douzaine de fermiers et une demi-douzaine de cochons entre les
plus éminents. Napoléon lui-même préside, il occupe la place d’honneur au haut bout de la table.
Les cochons ont l’air assis tout à leur aise. (...)
Ce furent encore des acclamations chaleureuses, et les chopes furent vidées avec entrain. Mais
alors que les animaux observaient la scène du dehors, il leur parut que quelque chose de bizarre
était en train de se passer. Pour quelle raison les traits des cochons n’étaient-ils plus tout à fait les
mêmes ? Les yeux fatigués de Douce glissaient d’un visage à l’autre. Certains avaient un
quintuple menton, d’autres avaient le menton quadruple et d’autres triple. Mais qu’est-ce que
c’était qui avait l’air de se dissoudre, de s’effondrer, de se métamorphoser ? Les applaudissement,
s’étaient tus. Les convives reprirent la partie de cartes interrompue, et les animaux silencieux
filèrent en catimini.
Ils n’avaient pas fait vingt mètres qu’ils furent cloués sur place. Des vociférations partaient de la
maison. Ils se hâtèrent de revenir mettre le nez à la fenêtre. Et, de fait, une querelle violente était
en cours. Ce n’étaient que cris, coups assénés sur la table, regards aigus et soupçonneux,
dénégations furibondes. La cause du charivari semblait due au fait que Napoléon et Mr.
Pilkington12 avaient abattu un as de pique en même temps.
Douze voix coléreuses criaient et elles étaient toutes les mêmes. Il n’y avait plus maintenant à se
faire de questions sur les traits altérés des cochons. Dehors, les yeux des animaux allaient du
cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais déjà il
était impossible de distinguer l’un de l’autre.
George Orwell, La Ferme des Animaux, 1947
Document E
Des étudiants visitent le centre où les enfants sont créés et élevés. Ils voient des enfants destinés
à la caste ouvrière Delta recevoir des secousses électriques13 lorsqu'ils essaient de prendre une
fleur.
L'un des étudiants leva la main ; et, bien qu'il comprît fort bien pourquoi l'on ne pouvait pas tolérer
que des gens de caste inférieure gaspillassent le temps de la communauté avec des livres, et qu'il
y avait toujours le danger qu'ils lussent quelque chose qui fît indésirablement « déconditionner »
un de leurs réflexes, cependant... en somme, il ne concevait pas ce qui avait trait aux fleurs.
Pourquoi se donner la peine de rendre psychologiquement impossible aux Deltas l'amour des
fleurs ? Patiemment, le D.I.C.14 donna des explications. Si l'on faisait en sorte que les enfants se
missent à hurler à la vue d'une rose, c'était pour des raisons de haute politique économique. Il n'y
a pas si longtemps (voilà un siècle environ), on avait conditionné les Gammas, les Deltas, voire les
Epsilons, à aimer les fleurs – les fleurs en particulier et la nature sauvage en général. Le but visé,
c'était de faire naître en eux le désir d'aller à la campagne chaque fois que l'occasion s'en
présentait, et de les obliger ainsi à consommer du transport.
- Et ne consommaient-ils pas de transport ? demanda l'étudiant.
- Si, et même en assez grande quantité, répondit le D.I.C., mais rien de plus. Les primevères et les
paysages, fit-il observer, ont un défaut grave : ils sont gratuits. L'amour de la nature ne fournit de
travail à nulle usine. On décida d'abolir l'amour de la nature, du moins parmi les basses classes,
11 Mr Jones est le fermier qu'ils ont chassé au début de l'oeuvre. Il représente le Tsar de Russie chassé par la
Révolution.
12 Mr Pilkington est un des fermiers du voisinage.
13 Aldous huxley s'est inspiré des techniques de conditionnement découvertes par Pavlov.
14 Il s'agit du Directeur du centre qui fait visiter les étudiants.
d'abolir l'amour de la nature, mais non point la tendance à consommer du transport. Car il était
essentiel, bien entendu, qu'on continuât à aller à la campagne, même si l'on avait cela en horreur.
Le problème consistait à trouver à la consommation du transport une raison économiquement
mieux fondée qu'une simple affection pour les primevères et les paysages. Elle fut dûment
découverte.
- Nous conditionnons les masses à détester la campagne, dit le Directeur pour conclure, mais
simultanément nous les conditionnons à raffoler de tous les sports en plein air. En même temps,
nous faisons le nécessaire pour que tous les sports de plein air entraînent l'emploi d'appareils
compliqués. De sorte qu'on consomme des articles manufacturés, aussi bien que du transport.
D'où ces secousses électriques.
Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, 1932
Document F
Un personnage raconte son histoire : il a été maintenu en captivité par des adversaires inconnus.
Bien qu'ils ne soient jamais nommés dans le roman, il s'agit des nazis.
Je n’entendais jamais une voix humaine. Jour et nuit, les yeux, les oreilles, tous les sens ne
trouvaient pas le moindre aliment, on restait seul, désespérément seul en face de soi-même, avec
son corps et quatre ou cinq objets muets : la table, le lit, la fenêtre, la cuvette. On vivait comme le
plongeur sous sa cloche de verre, dans ce noir océan de slence, mais un plongeur qui pressent
déjà que la corde qui le reliait au monde s’est rompue et qu’on ne le remontera jamais de ces
profondeurs muettes. On n’avait rien à faire, rien à entendre, rien à voir, autour de soi régnait le
nénant vertigineux, un vide sans dimensions dans l’espace et dans le temps. On allait et venait
dans sa chambre, avec des pensées qui vous trottaient et vous venaient dans la tête, sans trêve,
suivant le même mouvement. Mais, si dépourvues de matière qu’elles paraissent, les pensées
aussi ont besoin d’un point d’appui, faute de quoi elles se mettent à tourner sur elles-mêmes dans
une ronde folle. Elles ne supportent pas le néant, elles non plus. On attendait quelque chose du
matin au soir, mais il n’arrivait rien. On attendait, recommençait à attendre. Il n’arrivait rien. A
attendre, attendre et attendre, les pensées tournaient, tournaient dans votre tête, jusqu’à ce que
les tempes vous fassent mal. Il n’arrivait toujours rien. On restait seul. Seul. Seul.
Stefan Zweig, Le Joueur d'échecs, 1942
Document G
Dans sa jeunesse, Dorian Gray a obtenu un portrait de lui peint par un artiste du nom de Basil. Ce
portrait possède une caractéristique particulière : Dorian Gray ne perdra jamais sa beauté et sa
jeunesse, alors que le portrait prendra toutes les marques de l'âge et de sa moralité. L'extrait se
situe peu avant la fin du roman. Dorian Gray est riche, toujours jeune et beau, mais le portrait
porte les traces du temps et surtout des nombreux méfaits dont il s'est rendu coupable par
égoïsme et orgueil.
Il avait souvent dit à la jeune fille dont il s’était fait aimer qu’il était pauvre, et elle l’avait cru ; une
fois, il lui avait dit qu’il était méchant ; elle s’était mise à rire, et lui avait répondu que les méchants
étaient toujours très vieux et très laids. Quel joli rire elle avait. On eût dit la chanson d’une grive !...
Comme elle était gracieuse dans ses robes de cotonnade et ses grands chapeaux. Elle ne savait
rien de la vie, mais elle possédait tout ce que lui avait perdu...
Quand il atteignit son habitation, il trouva son domestique qui l’attendait... Il l’envoya se coucher,
se jeta sur le divan de la bibliothèque, et commença à songer à quelques-unes des choses que
lord Henry15 lui avait dites...
Était-ce vrai que l’on ne pouvait jamais changer... Il se sentit un ardent et sauvage désir pour la
pureté sans tache de son adolescence, son adolescence rose et blanche, comme lord Henry
l’avait une fois appelée. Il se rendait compte qu’il avait terni son âme, corrompu son esprit, et qu’il
s’était créé d’horribles remords ; qu’il avait eu sur les autres une désastreuse influence, et qu’il y
avait trouvé une mauvaise joie ; que de toutes les vies qui avaient traversé la sienne et qu’il avait
souillées, la sienne était encore la plus belle et la plus remplie de promesses...
Tout cela était-il irréparable ? N’était-il plus pour lui, d’espérance ?...
Ah ! quel effroyable moment d’orgueil et de passion, celui où il avait demandé que le portrait
assumât le poids de ses jours, et qu’il gardât, lui, la splendeur impolluée de l’éternelle jeunesse !
Tout son malheur était dû à cela ! N’eût-il pas mieux valu que chaque péché de sa vie apportât
avec lui sa rapide et sûre punition ! Il y a une purif ication dans le châtiment. La prière de l’homme à
un Dieu juste devrait être, non pas : « Pardonnez-nous nos péchés ! » Mais : « Frappez-nous pour
15 Lord Henry a connu Dorian Gray dans sa jeunesse et joue un peu le rôle de la conscience, que Gray n'écoutera pas.
nos iniquités ! »... (...)
Il prit soudain sa beauté en aversion, et jetant le miroir à terre, il en écrasa les éclats sous son
talon !... C’était sa beauté qui l’avait perdu, cette beauté et cette jeunesse pour lesquelles il avait
tant prié ; car sans ces deux choses, sa vie aurait pu ne pas être tachée. Sa beauté ne lui avait été
qu’un masque, sa jeunesse qu’une raillerie. (...)
Basil avait peint le portrait qui avait gâté sa vie ; il ne pouvait pardonner cela : c’était le portrait qui
avait tout fait... Basil lui avait dit des choses vraiment insupportables qu’il avait d’abord écoutées
avec patience. Ce meurtre avait été la folie d’un moment, après tout... Quant à Alan Campbell, s’il
s’était suicidé, c’est qu’il l’avait bien voulu... Il n’en était pas responsable.
Une vie nouvelle !... Voilà ce qu’il désirait ; voilà ce qu’il attendait... Sûrement elle avait déjà
commencé ! Il venait d’épargner un être innocent, il ne tenterait jamais plus l’innocence ; il serait
bon...
Comme il pensait à Hetty Merton16, il se demanda si le portrait de la chambre fermée n’avait pas
changé. Sûrement il ne pouvait être aussi épouvantable qu’il l’avait été ? Peut-être, si sa vie se
purif iait, en arriverai-t-il à chasser de sa face tout signe de passion mauvaise ! Peut-être les signes
du mal étaient-ils déjà partis... S’il allait s’en assurer !...
Il prit la lampe sur la table et monta... Comme il débarrait la porte, un sourire de joie traversa sa
figure étrangement jeune et s’attarda sur ses lèvres... Oui, il serait bon, et la chose hideuse qu’il
cachait à tous les yeux ne lui serait plus un objet de terreur. Il lui sembla qu’il était déjà débarrassé
de son fardeau.
Il entra tranquillement, fermant la porte derrière lui, comme il avait accoutumé de le faire, et tira le
rideau de pourpre qui cachait le portrait...
Un cri d’horreur et d’indignation lui échappa... Il n’apercevait aucun changement, sinon qu’une
lueur de ruse était dans les yeux, et que la ride torve de l’hypocrisie s’était ajoutée à la bouche !...
La chose était encore plus abominable, plus abominable, s’il était possible, qu’avant ; la tache
écarlate qui couvrait la main paraissait plus éclatante ; le sang nouvellement versé s’y voyait...
Alors, il trembla... Était-ce simplement la vanité qui avait provoqué son bon mouvement de tout à
l’heure, ou le désir d’une nouvelle sensation, comme le lui avait suggéré lord Henry, avec un rire
moqueur ? Oui, ce besoin de jouer un rôle qui nous fait faire des choses plus belles que nousmêmes ? Ou peut-être, tout ceci ensemble !...
Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray, 1891
(Traduction : Wikisource)
Document H
Geroges Duroy est un jeune homme ambitieux. Devenu journaliste il utilise sa beauté pour séduire
des femmes et pour progresser socialement grâce à elles. A la fin du roman, il a enfin atteint son
but, en achetant un titre de noblesse et en épousant une jeune femme de la haute société.
Puis des voix humaines s'élevèrent, passèrent au-dessus des têtes inclinées. Vauri et Landeck, de
l'Opéra, chantaient. L'encens répandait une odeur fine de benjoin, et sur l'autel le sacrif ice divin
s'accomplissait; l'Homme-Dieu, à l'appel de son prêtre, descendait sur la terre pour consacrer le
triomphe du baron Georges Du Roy.
Bel-Ami, à genoux à côté de Suzanne, avait baissé le front. Il se sentait en ce moment presque
croyant, presque religieux, plein de reconnaissance pour la divinité qui l'avait ainsi favorisé, qui le
traitait avec ces égards. Et sans savoir au juste à qui il s'adressait, il la remerciait de son succès.
Lorsque l'office fut terminé, il se redressa, et donnant le bras à sa femme, il passa dans la
sacristie. Alors commença l'interminable défilé des assistants. Georges, affolé de joie, se croyait
un roi qu'un peuple venait acclamer. Il serrait des mains, balbutiait des mots qui ne signif iaient rien,
saluait, répondait aux compliments: "Vous êtes bien aimable."
Soudain il aperçut Mme de Marelle; et le souvenir de tous les baisers qu'il lui avait donnés, qu'elle
lui avait rendus, le souvenir de toutes leurs caresses, de ses gentillesses, du son de sa voix, du
goût de ses lèvres, lui fit passer dans le sang le désir brusque de la reprendre. Elle était jolie,
élégante, avec son air gamin et ses yeux vifs. Georges pensait: "Quelle charmante maîtresse, tout
de même."
Elle s'approcha un peu timide, un peu inquiète, et lui tendit la main. Il la reçut dans la sienne et la
garda. Alors il sentit l'appel discret de ses doigts de femme, la douce pression qui pardonne et
reprend. Et lui-même il la serrait, cette petite main, comme pour dire: "Je t'aime toujours, je suis à
toi!"
Leurs yeux se rencontrèrent, souriants, brillants, pleins d'amour. Elle murmura de sa voix
gracieuse: "A bientôt, monsieur."
Il répondit gaiement: "A bientôt, madame."
Et elle s'éloigna.
16 Hetty est une jeune femme qu'il a renoncé à séduire.
D'autres personnes se poussaient. La foule coulait devant lui comme un fleuve. Enfin elle
s'éclaircit. Les derniers assistants partirent. Georges reprit le bras de Suzanne pour retraverser
l'église.
Elle était pleine de monde, car chacun avait regagné sa place, afin de les voir passer ensemble. Il
allait lentement, d'un pas calme, la tête haute, les yeux fixés sur la grande baie ensoleillée de la
porte. Il sentait sur sa peau courir de longs frissons, ces frissons froids que donnent les immenses
bonheurs. Il ne voyait personne. Il ne pensait qu'à lui.
Lorsqu'il parvint sur le seuil, il aperçut la foule amassée, une foule noire, bruissante, venue là pour
lui, pour lui Georges Du Roy. Le peuple de Paris le contemplait et l'enviait.
Puis, relevant les yeux, il découvrit là-bas, derrière la place de la Concorde, la Chambre des
députés. Et il lui sembla qu'il allait faire un bond du portique de la Madeleine au portique du PalaisBourbon.
Il descendit avec lenteur les marches du haut perron entre deux haies de spectateurs. Mais il ne
les voyait point; sa pensée maintenant revenait en arrière, et devant ses yeux éblouis par l'éclatant
soleil flottait l'image de Mme de Marelle rajustant en face de la glace les petits cheveux frisés de
ses tempes, toujours défaits au sortir du lit.
Guy de Maupassant, Bel-Ami, II, 1885
Document I
Il s'agit de l'épigraphe des Misérables, c'est-à-dire d'une citation qui ouvre le roman, ici écrite par
l'auteur du roman, Victor Hugo.
Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant
artif iciellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la
destinée qui est divine ; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le
prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas
résolus ; tant que, dans de certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible ; en d’autres
termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et
misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles.
— Hauteville-House, 1862.
Document J
Fantine a une enfant, Cosette, qu'elle a dû laisser chez un couple d'aubergistes, les Thénardier,
qui l'élèvent pour elle. Mais les Thénardier sont malhonnêtes et lui réclament sans cesse de
l'argent. Fantine a perdu son emploi d'ouvrière, puis de domestique, par des concours de
circonstances. Elle en a été réduite à vendre ses cheveux et ses dents, pour pouvoir continuer à
envoyer l'argent réclamé par les Thénardier. Il ne lui reste plus rien.
Depuis longtemps elle avait quitté sa cellule17 du second pour une mansarde fermée d’un loquet
sous le toit ; un de ces galetas dont le plafond fait angle avec le plancher et vous heurte à chaque
instant la tête. Le pauvre ne peut aller au fond de sa chambre comme au fond de sa destinée
qu’en se courbant de plus en plus. Elle n’avait plus de lit, il lui restait une loque qu’elle appelait sa
couverture, un matelas à terre et une chaise dépaillée. Un petit rosier qu’elle avait s’était desséché
dans un coin, oublié. Dans l’autre coin, il y avait un pot à beurre à mettre l’eau, qui gelait l’hiver, et
où les différents niveaux de l’eau restaient longtemps marqués par des cercles de glace. Elle avait
perdu la honte, elle perdit la coquetterie. Dernier signe. Elle sortait avec des bonnets sales. Soit
faute de temps, soit indifférence, elle ne raccommodait plus son linge. À mesure que les talons
s’usaient, elle tirait ses bas dans ses souliers. Cela se voyait à de certains plis perpendiculaires.
Elle rapiéçait son corset, vieux et usé, avec des morceaux de calicot qui se déchiraient au moindre
mouvement. Les gens auxquels elle devait lui faisaient « des scènes », et ne lui laissaient aucun
repos. Elle les trouvait dans la rue, elle les retrouvait dans son escalier. Elle passait des nuits à
pleurer et à songer. Elle avait les yeux très brillants, et elle sentait une douleur fixe dans l’épaule,
vers le haut de l’omoplate gauche. Elle toussait beaucoup. Elle haïssait profondément le père
Madeleine, et ne se plaignait pas. Elle cousait dix-sept heures par jour ; mais un entrepreneur du
travail des prisons qui faisait travailler les prisonnières au rabais, fit tout à coup baisser les prix, ce
qui réduisit la journée des ouvrières libres à neuf sous. Dix-sept heures de travail, et neuf sous par
jour ! Ses créanciers étaient plus impitoyables que jamais. Le fripier, qui avait repris presque tous
les meubles, lui disait sans cesse : Quand me payeras-tu, coquine ? Que voulait-on d’elle, bon
17 Non pas une cellule de prison, mais une petite pièce étroite où il n'y a de place que pour un lit et un ou deux
meubles.
Dieu ! Elle se sentait traquée et il se développait en elle quelque chose de la bête farouche. Vers
le même temps, le Thénardier lui écrivit que décidément il avait attendu avec beaucoup trop de
bonté, et qu’il lui fallait cent francs, tout de suite ; sinon qu’il mettrait à la porte la petite Cosette,
toute convalescente de sa grande maladie, par le froid, par les chemins, et qu’elle deviendrait ce
qu’elle pourrait, et qu’elle crèverait, si elle voulait. — Cent francs, songea Fantine. Mais où y a-t-il
un état à gagner cent sous par jour ?
— Allons! dit-elle, vendons le reste.
L’infortunée18 se fit fille publique19.
Victor Hugo, Les Misérables, Première partie, 1862
18 Les deux sens du terme sont bien ûr à prendre en compte !
19 Une fille publique est une prostituée.