C`est le

Transcription

C`est le
STEPHEN KING
LA
TOUR
SOMBRE
6
LE CHAMP DE
SUSANNAH
Texte revu et enrichi par l’auteur
Nouvelle traduction de l’américain
par Marie de Prémonville
Illustrations de Darrel Anderson
Éditions J’ai lu
84, rue de Grenelle, 75007 Paris
LA TOUR SOMBRE – 6
LE CHANT DE SUSANNAH
À Tabby, Qui a su quand c’était fini
TITRE ORIGINAL :
The Dark Tower VI : Song of Susannah
Excerpt from Peace like a river
by Leif Enger used by permission.
© 2004, Stephen King
www stephenking com
Published by agreement with the author and
the author’s agent, Ralph M. Vicinanza, Ltd
Illustrations : © 2004, Darrel Anderson
www braid com
Pour la traduction française :
© Éditions J’ai lu, 2005
« Allez-vous-en. Il existe d’autres
mondes que ceux-ci. »
John « Jake » Chambers
« Je suis une jeune fille au chagrin
éternel
J’ai eu des ennuis toute ma vie
Je suis condamnée à errer par le
monde
Je n’ai pas d’amis pour m’indiquer
le chemin… »
Chanson populaire
« Appelons juste ce que Dieu
décidera pour nous. »
Leif Enger
Peace Like a River
PREMIER
COUPLET
TREMBLEMENT
DE RAYON
UN
UN
— Combien de temps la magie
durera-t-elle ?
Personne ne répondit à la question
de Roland, aussi la répéta-t-il. Cette
fois-ci, il balaya du regard le salon du
presbytère, dans lequel était assis
Henchick le Manni, en compagnie de
Cantab, qui avait épousé l’une des
nombreuses petites-filles du patriarche.
Les deux hommes se tenaient la main,
comme il était d’usage chez les Manni.
Le plus âgé venait de perdre une petitefille, mais nulle trace de douleur ne se
lisait sur son visage de marbre, à
l’expression posée.
À côté de Roland, ne tenant la main
de personne, livide et silencieux, se
trouvait Eddie Dean. Et près de lui,
assis en tailleur sur le sol, Jake
Chambers. Il avait pris Ote sur ses
genoux, chose que Roland ne lui avait
jamais vu faire auparavant, et qu’il
n’aurait jamais cru que le bafouilleux
accepterait. Aussi bien Eddie que Jake
étaient couverts de sang. Celui qui
constellait la chemise de Jake
appartenait à son ami Benny Slightman.
Sur la chemise d’Eddie, c’était celui de
Margaret Eisenhart, jadis Margaret du
Clan du Sentier Rouge, feu la petite-fille
d’Henchick. Roland reconnut sur le
visage d’Eddie et de Jake l’épuisement
qu’il ressentait lui-même, pourtant il
était certain qu’aucun d’eux ne prendrait
de repos, cette nuit-là. Au loin, montant
de la ville, il entendait le crépitement
des feux d’artifice, les chants et les cris
de joie.
Nulle joie pourtant, ici. Benny et
Margaret étaient morts, et Susannah
avait disparu.
— Henchick, dites-moi, je vous
prie : combien de temps la magie
durera-t-elle ?
Le vieil homme se caressa la barbe
d’un air distrait.
— Pistolero – Roland –, je ne peux
le dire. La magie de la porte dans la
grotte est au-delà de mon entendement.
Comme tu dois le savoir.
— Dites-moi ce que vous en pensez,
vous. En vous fiant à ce que vous savez.
Eddie leva les mains. Elles étaient
sales, avec du sang jusque sous les
ongles, et elles tremblaient.
— Dites-le, Henchick, articula-t-il
d’une voix humble et perdue que Roland
ne lui avait jamais entendue, dites-lenous, je vous prie.
Rosalita, la femme à tout faire du
Père Callahan, entra avec un plateau
dans les mains. Des tasses étaient
posées dessus, ainsi qu’un pichet de café
fumant. Elle au moins avait trouvé le
temps d’échanger son jean et sa chemise
poussiéreux contre une robe d’intérieur,
mais à ses yeux on voyait qu’elle était
toujours en état de choc. Ils pointaient de
leurs orbites comme de petits animaux
aux aguets passant la tête hors de leur
terrier. Elle servit le café et fit passer
les tasses sans un mot. Elle non plus
n’était pas venue à bout de tout le sang,
comme le constata Roland lorsqu’elle
lui tendit son café. Le dos de sa main
droite était zébré d’une traînée rouge. Le
sang de Margaret, ou celui de Benny ? Il
n’en savait rien. Et il s’en moquait. Les
Loups avaient été vaincus. Peut-être
reviendraient-ils à Calla Bryn Sturgis,
ou peut-être pas. C’était l’affaire du ka.
La leur, c’était Susannah Dean, qui avait
disparu après la bataille, en emportant la
Treizième Noire avec elle.
— Vous voulez parler du kaven ?
demanda Henchick.
— Si fait, mon père, acquiesça
Roland. De la persistance de la magie.
Le Père Callahan prit une tasse de
café en hochant la tête, avec un sourire
distrait mais sans dire merci. Il avait
très peu parlé, depuis leur retour de la
grotte. Sur ses genoux était posé un livre
intitulé Salem, écrit par un homme dont
il n’avait jamais entendu parler. Il se
présentait comme un ouvrage de fiction,
mais lui, Donald Callahan, y était
présent. Il avait vécu dans la ville dont
parlait ce livre, et pris part aux
événements qu’il décrivait. Il avait jeté
un œil au dos de l’ouvrage, et à la photo
de l’auteur sur le rabat, avec cette
étrange certitude que ce serait son
propre visage, son visage probablement
tel qu’il était en 1975, quand toute cette
histoire s’était produite. Mais il n’y
avait trouvé aucune photo, rien qu’une
notice biographique qui ne disait pas
grand-chose. L’auteur vivait dans le
Maine. Il était marié. Il avait écrit un
autre livre avant celui-ci, très bien
accueilli par la critique, à en croire les
extraits cités en quatrième de
couverture.
— Plus la magie est puissante, plus
elle dure longtemps, répondit Cantab,
avant d’adresser à Henchick un regard
interrogateur.
— Si fait, acquiesça ce dernier. La
magie et le glam ne font qu’un, et ils se
déroulent à l’envers.
Il marqua une pause.
— En remontant le temps, vous
intuitez.
— Cette porte s’est ouverte sur de
nombreux lieux et de nombreuses
époques, dans le monde d’où viennent
mes amis, reprit Roland, je voudrais
qu’elle s’ouvre à nouveau, mais
seulement sur les deux derniers. Les
deux plus récents. Est-ce faisable ?
Ils laissèrent Henchick et Cantab
réfléchir à la question. Les Manni étaient
de grands voyageurs. S’il y avait
quelqu’un pour savoir, pour accomplir
ce que Roland voulait – ce qu’ils
voulaient tous –, ce serait ce peuple.
Cantab s’inclina respectueusement
vers le vieil homme, le dinh de Calla du
Sentier Rouge. Il lui murmura quelque
chose. Henchick l’écouta, le visage
impassible, puis lui fit tourner la tête
d’une main noueuse et ridée, et chuchota
à son tour à son oreille.
Eddie ne tenait pas en place, et
Roland sentait bien qu’il était sur le
point de perdre pied, peut-être de se
mettre à hurler. Il posa la main sur
l’épaule du jeune homme afin de le
retenir, et Eddie retrouva son calme.
Pour l’instant, du moins.
L’échange à voix basse se poursuivit
pendant environ cinq minutes, les tenant
tous en haleine. Roland avait du mal à
supporter les manifestations de joie qui
éclataient au loin ; il n’osait imaginer
l’effet qu’elles produisaient sur Eddie.
Henchick finit par tapoter la joue de
Cantab et se tourna vers Roland.
— Nous pensons que c’est faisable,
dit-il.
— Dieu merci, marmonna Eddie,
puis, à voix haute : Dieu merci ! Allons-
y. On pourra vous retrouver sur la Route
de l’Est…
Les deux hommes barbus se mirent à
secouer la tête, Henchick d’un air triste
et sévère, Cantab avec une expression
presque horrifiée.
— Pas question d’aller à la Grotte
des Voix dans le noir, assena Henchick.
— Il le faut ! explosa Eddie. Vous
ne comprenez pas ! La question n’est pas
seulement de savoir combien de temps
la magie durera, il y a aussi la question
du temps qui passe de l’autre côté ! Il va
plus vite, là-bas, et impossible de
revenir en arrière ! Bon Dieu, Susannah
est peut-être en train d’accoucher en ce
moment même, et si c’est bien d’une
espèce de cannibale…
— Écoutez-moi, jeune homme,
répliqua Henchick, et entendez-moi bien,
je vous prie. Le jour se fait vieux.
Il disait vrai. Jamais de toute sa vie
Roland n’avait vu une journée lui filer
aussi rapidement entre les doigts. Elle
avait commencé par la bataille avec les
Loups, peu après l’aube, puis il y avait
eu les réjouissances de la victoire et les
larmes du deuil (bien que leurs pertes
humaines
fussent
incroyablement
réduites), là sur la route. Ils étaient
revenus à la réalité en prenant
conscience de la disparition de
Susannah, ils avaient suivi le sentier
jusqu’à la grotte, et ils y avaient fait des
découvertes. Le temps pour eux de
retourner sur le champ de bataille de la
Route de l’Est, il était plus de midi. La
plupart des villageois étaient partis,
ramenant triomphalement chez eux leurs
enfants sains et saufs. Henchick avait
volontiers accepté de tenir cette palabre,
mais quand ils étaient arrivés au
presbytère, le soleil avait déjà basculé
du mauvais côté du ciel.
On va peut-être réussir à prendre
une nuit de sommeil, finalement, se dit
Roland, sans savoir s’il devait s’en
réjouir ou s’en attrister. Ce qu’il savait
en revanche, c’est qu’un peu de repos ne
lui aurait pas fait de mal.
— J’écoute et j’entends, acquiesça
Eddie.
Mais Roland n’avait pas retiré la
main de son épaule, et il sentait le jeune
homme trembler.
— Même si nous étions d’accord
pour y aller, nous ne pourrions
convaincre assez d’hommes de nous
accompagner, ajouta Henchick.
— Vous êtes leur dinh…
— Si fait, c’est ainsi que vous dites,
et je suppose que vous dites vrai, bien
que ce ne soit pas notre terme à nous,
intuitez bien. Ils me suivraient en toutes
choses ou presque, et ils mesurent la
dette qu’ils ont envers votre ka-tet, audelà de cette simple journée, et ils vous
diraient grand merci de toutes les
manières possibles. Mais pas en prenant
à la nuit tombée le sentier qui mène à ce
lieu hanté.
Henchick secouait la tête lentement,
d’un air catégorique.
— Non – voilà une chose qu’ils ne
feraient pas. Écoutez, jeune homme.
Cantab et moi pouvons être rentrés au
Kraten du Sentier Rouge bien avant la
nuit noire. Là nous convoquerons nos
semblables au Tempa, ce qui, chez nous,
est l’équivalent de la Salle du Conseil
pour les oublieux.
Il jeta un regard furtif à Callahan.
— Grand pardon si le terme vous
offense, Père.
Callahan hocha la tête d’un air
distrait sans lever les yeux de son livre,
qu’il tournait et retournait entre ses
mains. L’ouvrage était protégé par une
couverture plastifiée, comme le sont
souvent les premières éditions. Sur la
page de garde, on pouvait lire le prix,
inscrit d’un trait léger, au crayon à
papier : 950$. Le deuxième roman d’un
jeune homme, un illustre inconnu. Le
Père se demandait ce qui lui donnait tant
de valeur. S’il croisait le propriétaire de
la librairie, un certain Calvin Tower, il
ne manquerait pas de lui poser la
question. Et ce ne serait que la première
d’une longue série.
— Nous leur expliquerons ce que tu
attends d’eux, et nous demanderons des
volontaires. Sur les soixante-huit
hommes que compte le Kraten du Sentier
Rouge, je parie que seuls quatre ou cinq
refuseront de vous prêter main-forte –
d’unir leurs forces aux vôtres. Ce qui
fera un khef très puissant. C’est ainsi
que vous dites ? le khef ? Le partage ?
— Oui, confirma Roland. Le partage
de l’eau, voilà ce que nous disons.
— On ne pourrait pas faire entrer
autant de monde dans cette grotte,
intervint Jake. Même en en mettant une
moitié sur les épaules de l’autre moitié.
— Ce ne sera pas la peine, répondit
Henchick. Nous mettrons à l’intérieur
les plus forts – ceux que nous appelons
les émissaires. Les autres s’aligneront
sur le sentier, main dans la main,
pendule contre pendule. Ils y seront
avant que le soleil atteigne la ligne des
toits, demain matin. J’en jurerais, par ma
montre et mon billet.
— Il nous faudra la nuit pour
rassembler nos aimants et nos pendules,
de toute façon, ajouta Cantab.
Il regardait Eddie avec l’air de
s’excuser, de la peur dans le regard. Il
était évident que le jeune homme
souffrait atrocement.
Et c’était un pistolero. Un pistolero
pouvait frapper, et lorsque cela se
produisait, ce n’était jamais à
l’aveuglette.
— Il sera peut-être trop tard, fit
Eddie, d’une voix éteinte.
Il posa sur Roland ses yeux noisette.
Ils étaient injectés de sang et noirs
d’épuisement.
— Demain, il sera peut-être trop
tard, à supposer que la magie n’ait pas
disparu.
Roland ouvrit la bouche, et Eddie le
mit en garde en levant l’index.
— Ne me parle pas du ka, Roland.
Si tu prononces encore une fois le mot
« ka », je te jure que ma tête va exploser.
Roland referma la bouche.
Eddie se retourna vers les deux
hommes barbus, vêtus de leurs longues
capes sombres de Quakers.
— Et vous ne pouvez pas jurer que
la magie sera encore là, n’est-ce pas ?
Ce qui est sans doute encore ouvert ce
soir se sera peut-être refermé pour
toujours sur nous, demain. Et tous les
aimants et les pendules de plomb de tous
les Manni de la Création ne pourront
plus le rouvrir.
— Si fait, reconnut Henchick. Mais
ta femme a emporté le cristal magique,
et quoi que tu en penses, l’Entre-DeuxMondes et les terres frontalières se
trouvent bien soulagés d’en être
débarrassés.
— Je vendrais mon âme pour le tenir
entre mes mains en ce moment même,
lâcha Eddie d’une voix claire.
Ils eurent tous l’air choqués par cette
affirmation, même Jake, et Roland
ressentit une forte envie d’ordonner à
Eddie de retirer ce qu’il venait de dire,
de se rétracter immédiatement. Des
forces puissantes œuvraient contre leur
quête de la Tour, des forces obscures, et
la Treizième Noire était leur sigleu le
plus évident. Tout dépendait des mains
dans lesquelles ces forces tombaient, et
les cristaux de l’Arc-en-Ciel du
Magicien possédaient un glam maléfique
qui leur était propre, la Noire plus que
tous les autres. Peut-être même que tous
les autres réunis. Roland se disait que,
même s’ils l’avaient eue entre les mains,
il aurait fait l’impossible pour la garder
hors de portée d’Eddie. Vu l’état de
chagrin dément dans lequel le jeune
homme se trouvait, il ne faudrait pas
plus de quelques secondes au Cristal
pour le détruire ou en faire son esclave.
— Les pierres pourraient boire, si
elles avaient une bouche, dit sèchement
Rosa, les faisant tous sursauter. Eddie,
sans même tenir compte de la magie,
visualisez le sentier qui mène à la grotte.
Puis imaginez-vous cinq ou six
douzaines d’hommes, dont la plupart
aussi âgés que le vieil Henchick luimême, dont deux ou trois aussi aveugles
que des chauves-souris, essayant de le
gravir en pleine nuit.
— Et le rocher, renchérit Jake.
Rappelle-toi ce rocher contre lequel il
faut se glisser, avec les pieds pendant
au-dessus du vide ?
À contrecœur, Eddie hocha la tête.
Roland le vit lutter pour accepter ce
qu’il ne pouvait changer. Pour retrouver
la raison, presque à tâtons.
— Susannah Dean est un pistolero,
elle aussi, dit Roland. Il se peut qu’elle
réussisse à s’en tirer toute seule pendant
un moment.
— Je ne crois pas que Susannah
puisse encore faire quoi que ce soit,
répliqua Eddie, et toi-même tu ne le
crois pas. Après tout, c’est l’enfant de
Mia, et c’est Mia qui commande, jusqu’à
la naissance du bébé – du p’tit gars.
Roland eut alors une intuition, et
comme beaucoup de celles qu’il avait
eues par le passé, elle se révéla vraie.
— Elle était peut-être aux
commandes en partant, mais rien ne
prouve qu’elle ait pu le rester.
Callahan finit par lever les yeux du
livre qui l’absorbait tant.
— Pourquoi ça ?
— Parce que ce n’est pas son
monde, répondit Roland. C’est celui de
Susannah. Si elles ne trouvent pas le
moyen de fonctionner ensemble, elles
pourraient bien mourir ensemble.
DEUX
Henchick et Cantab retournèrent au
Sentier Rouge, tout d’abord pour rendre
compte de la journée aux anciens qui
s’étaient réunis (exclusivement entre
hommes), puis pour les informer du
paiement attendu pour ce travail. Roland
rentra avec Rosa chez elle. Sa
maisonnette se tenait en haut de la
colline, surplombant un cabanon
autrefois ravissant et aujourd’hui
presque en ruine. À l’intérieur de ce
cabanon, montant inutilement la garde,
reposaient les restes d’Andy le Robot
Messager
(Nombreuses
Autres
Fonctions). Rosalita déshabilla Roland,
lentement et complètement. Lorsqu’il fut
nu comme un ver, elle s’allongea sur son
lit à ses côtés et le massa avec des
huiles spéciales : de l’huile-de-chat
pour ses douleurs articulaires, et un
mélange plus épais et légèrement
parfumé pour ses parties plus sensibles.
Ils firent l’amour. Ils jouirent en même
temps (par un caprice de la physiologie
que les idiots ont tendance à prendre
pour un signe du destin), dans le
crépitement des pétards qui éclataient
dans la grand-rue de La Calla et les cris
tapageurs des folken, dont la plupart
étaient déjà plus qu’éméchés, à en juger
par leurs voix.
— Dors, lui dit-elle. Demain je ne te
verrai plus. Ni moi, ni Eisenhart, ni
Overholser, ni personne de La Calla.
— Tu as le don de vision, alors ?
demanda Roland.
Il se sentait détendu, et même
amusé ; pourtant, même alors qu’il se
trouvait au plus profond de sa chaleur à
elle et au plus fort de ses va-et-vient,
l’ombre de Susannah n’avait pas cessé
une seconde de le tourmenter : un
membre de son ka-tet, perdu. Même s’il
n’y avait eu que ça à déplorer, ç’aurait
suffi à le priver de sommeil et de
tranquillité.
— Non, répondit-elle, mais il
m’arrive d’avoir des sentiments de
temps en temps, comme n’importe quelle
femme, particulièrement quand son
homme s’apprête à plier bagage.
— C’est ce que je suis, pour toi ?
Ton homme ?
Le regard de Rosalita était à la fois
timide et déterminé.
— Pendant le peu de temps que tu as
passé ici, si fait, c’est ainsi que j’ai
aimé te considérer. Me donnerais-tu tort,
Roland ?
Il secoua immédiatement la tête.
C’était bon d’être à nouveau l’homme
d’une femme, même pour très peu de
temps.
Elle vit qu’il était sincère, et son
expression s’adoucit. Elle se mit à
caresser la joue maigre du Pistolero.
— C’était une heureuse rencontre
que la nôtre, n’est-ce pas, Roland ? Une
heureuse rencontre à La Calla.
— Si fait, gente dame.
Elle toucha ce qui restait de sa main
droite, puis s’attarda sur sa hanche
droite.
— Et ces douleurs ?
À elle, il ne pouvait pas mentir.
— Abominables.
Elle hocha la tête, puis lui prit la
main gauche, celle qu’il avait réussi à
garder
hors
de
portée
des
homarstruosités.
— Et celle-là ?
— Elle va bien, répondit-il.
Mais ce disant, il éprouva un violent
élancement. Une douleur embusquée.
Attendant son heure. Ce que Rosalita
appelait l’arthrite sèche.
— Roland ! l’interpella-t-elle.
— Si fait ?
Elle posa sur lui son regard calme.
Elle tenait toujours la main gauche du
Pistolero dans la sienne, la caressant, en
sondant les secrets.
— Achève ta tâche avant qu’elle ne
t’achève.
— C’est ton conseil ?
— Si fait, mon trésor. Avant qu’elle
ne t’achève.
TROIS
Eddie était assis sous la galerie
derrière le presbytère quand vint minuit,
et qu’entra dans l’histoire ce que les
gens du cru appelleraient désormais le
Jour de la Bataille de la Route de l’Est
(après quoi, il entrerait dans le mythe, à
supposer que le monde survive assez
longtemps pour le permettre). En ville,
les échos de la fête avaient gagné en
force et en fièvre, au point qu’Eddie en
était venu à se demander s’ils n’allaient
pas mettre le feu à la grand-rue tout
entière. S’il s’en souciait ? Pas une
seconde, merci beaucoup, mais je vous
en prie. Tandis que Roland, Susannah,
Jake, Eddie et ces trois femmes – les
Sœurs d’Oriza, comme elles se faisaient
appeler – tenaient tête aux Loups, le
reste des folken de La Calla était allé se
tapir en ville ou dans les rizières au
bord de la rivière. Pourtant, dans dix ans
– peut-être même cinq ! –, ils se
remémoreraient entre eux ces heures où
ils s’étaient surpassés, en ce jour
d’automne, tous unis autour des
pistoleros.
Ce n’était pas juste, et une partie de
lui savait que ce n’était pas juste, mais
de toute sa vie il ne s’était jamais senti
aussi impuissant, aussi perdu et donc
aussi mesquin. Il s’entraînait à ne pas
songer à Susannah, à ne pas se demander
où elle se trouvait et si elle avait déjà
accouché de ce démon, mais il se
retrouvait à penser à elle, quoi qu’il
arrive. Elle était repartie pour New
York, ça au moins, il en était certain.
Mais quand ? Les gens se déplaçaientils dans des fiacres, à la lueur des becs
de gaz, ou bien dans des taxis
antigravitationnels à réaction, conduits
par des robots tout droit sortis de chez
North Central Positronics ?
Est-elle seulement encore en vie ?
S’il avait pu, il se serait extirpé de
ces pensées, mais l’esprit pouvait être si
cruel… Il la voyait, dans le caniveau
quelque part dans Alphabet City, avec
une croix gammée creusée dans la chair
de son front, et autour du cou une
pancarte portant l’inscription : DE LA
PART DE TES AMIS DE LA VILLE D’OXFORD.
Derrière lui, la porte de la cuisine
du presbytère s’ouvrit. Il entendit le
doux claquement de pieds nus (son ouïe
s’était singulièrement aiguisée, comme
tout le reste de sa panoplie de tueur) et
le cliquetis des griffes. Jake et Ote.
Le garçon vint s’asseoir à ses côtés,
dans le rocking-chair de Callahan. Il
était encore habillé, et portait son
crampon de débardeur. Dans lequel
Eddie aperçut le Ruger que le jeune
garçon avait volé à son père, le jour où
il avait fugué de chez lui. Aujourd’hui il
avait fait couler… pas le sang, en tout
cas. Pas encore. De l’huile ? Eddie eut
un petit sourire. Sans une pointe
d’humour.
— On n’arrive pas à dormir, Jake ?
— Ake, acquiesça Ote en
s’écroulant aux pieds du garçon, et en
posant le museau entre ses pattes, contre
le plancher.
— Non, répondit le garçon. Je
pensais à Susannah.
Il marqua une pause, puis ajouta :
— Et à Benny.
Eddie savait que c’était normal, car
l’enfant avait vu son ami exploser
littéralement sous ses yeux. Bien sûr
qu’il pensait à lui, pourtant Eddie ne put
s’empêcher de ressentir un sursaut amer
de jalousie, comme si toute l’attention
de Jake avait dû être consacrée à la
femme d’Eddie Dean.
— Ce gamin, Tavery, dit Jake, c’est
sa faute. Il a paniqué. Il s’est mis à
courir. Il s’est cassé la cheville. Sans
lui, Benny serait encore vivant.
Et, à voix très basse – d’une manière
qui aurait fendu le cœur du garçon en
question s’il l’avait entendu, Eddie en
était certain –, il ajouta :
— Ce… putain de… Frank Tavery.
Eddie tendit une main qui ne se
voulait pas réconfortante, et caressa la
tête du garçon. Il avait les cheveux
longs. Il aurait eu besoin d’un
shampooing. Bon Dieu, il aurait eu
besoin d’une bonne coupe. Il lui aurait
fallu une mère derrière lui, pour
s’occuper de ça. Plus de mère, à présent,
pas pour Jake. Et il se produisit un petit
miracle : prodiguer du réconfort
réchauffa un peu le cœur d’Eddie. Pas
beaucoup, mais un peu quand même.
— Oublie tout ça, dit-il. Ce qui est
fait est fait.
— Le ka, fit Jake d’une voix amère.
— Tétoi, ka, lâcha Ote sans lever le
museau.
— Amen, répliqua Jake, en éclatant
de rire.
Un rire qui avait quelque chose de
dérangeant, tant il était froid. Jake saisit
le Ruger dans son holster fait maison et
le contempla.
— Celui-là pourra passer, parce
qu’il vient de l’autre côté. C’est ce que
dit Roland. Peut-être que les autres
passeront aussi, parce qu’on n’ira pas
vaadasch. S’ils ne passent pas, Henchick
les camouflera dans la grotte, et peutêtre qu’on pourra revenir les chercher.
— Si on atterrit bien à New York,
répliqua Eddie, des armes, il y en aura
des tas. Et on les trouvera.
— Pas comme celles de Roland.
J’espère vraiment qu’elles vont passer.
Des pistolets comme celui-ci, il n’en
reste pas un seul, dans aucun monde.
Voilà ce que je pense.
C’était aussi l’avis d’Eddie, mais il
ne prit pas la peine de le dire. De la
ville monta une nouvelle salve de
pétards, puis ce fut le silence. Ça
s’apaisait enfin, là-bas. Le lendemain,
on ferait sans doute la fête toute la
journée, sur la Pelouse, dans la droite
ligne de la fête d’aujourd’hui, mais avec
un peu moins d’alcool et un peu plus de
clarté d’esprit. Roland et son ka-tet
seraient attendus comme invités
d’honneur, mais si les dieux de la
création se montraient cléments et que la
porte devait s’ouvrir, ils seraient déjà
partis. Sur la piste de Susannah. Pour la
retrouver. Peu importait la piste. Il
fallait la retrouver.
Comme s’il lisait dans ses pensées
(chose qu’il pouvait faire, il était fort,
avec le shining), Jake dit :
— Elle est toujours vivante.
— Comment tu le sais ?
— On l’aurait senti, si elle était
morte.
— Jake, peux-tu entrer en contact
avec elle ?
— Non, mais…
Avant qu’il ait pu finir, un énorme
grondement monta de la terre. La
véranda se souleva subitement du sol et
se mit à onduler comme un navire sur
une mer démontée. On entendait les
planches gémir. De la cuisine leur
parvint le fracas de la vaisselle qui
s’entrechoquait, ainsi que des dents qui
claquaient. Ote leva la tête et émit une
plainte sourde. Sa petite tête rusée avait
un air comique et alarmé, les oreilles
plaquées en arrière, sur le crâne. Dans
le salon de Callahan, quelque chose se
brisa par terre.
La première pensée d’Eddie, aussi
illogique que prégnante, fut que Jake
venait de tuer Suze, par le simple fait
d’affirmer qu’elle était toujours vivante.
Pendant un moment, le tremblement
s’intensifia. Un montant de fenêtre sortit
du mur, faisant éclater la vitre. Une
explosion déchira l’obscurité. Eddie
supposa – à raison – qu’il s’agissait du
cabanon, qui rendait à présent l’âme.
Sans même s’en rendre compte, il se
retrouva debout. Jake se tenait près de
lui, fermement agrippé à son poignet.
Eddie avait dégainé l’arme de Roland et
ils se retrouvaient là, tous les deux, prêts
à ouvrir le feu.
Des confins de la terre monta un
ultime grondement, puis soudain sous
leurs pieds la galerie s’immobilisa. Le
long du Rayon, à certains emplacements
clés, des gens se réveillaient et
regardaient autour d’eux, hébétés. Dans
les rues de l’un des quand de New York,
quelques alarmes de voiture se mettaient
à hurler. Les journaux du lendemain
feraient état d’un tremblement de terre
mineur : des vitres brisées, pas de
victimes à déplorer. Rien qu’une petite
secousse de ce soubassement bien
solide.
Jake fixait Eddie, les yeux
écarquillés. Il savait.
Derrière eux la porte s’ouvrit et le
Père Callahan apparut sous le porche,
vêtu de son caleçon blanc léger qui
descendait jusqu’aux genoux. La seule
autre chose qu’il portait était son
crucifix en or, autour du cou.
— C’était un tremblement de terre,
n’est-ce pas ? J’en ai vu un en Californie
du Nord, une fois, mais jamais depuis
que je suis à La Calla.
— Bon Dieu, c’était bien plus qu’un
tremblement de terre, lança Eddie, en
tendant le bras.
La véranda était orientée à l’est, et
au loin l’horizon s’illuminait de tirs
d’artillerie en rafale, des salves
d’éclairs verts et silencieux. En
contrebas du presbytère, la porte du nid
douillet de Rosalita s’ouvrit en grinçant,
puis se referma en claquant. Elle et
Roland gravirent la colline côte à côte,
elle en chemise et lui en jean, tous deux
pieds nus dans la rosée.
Eddie, Jake et Callahan les
rejoignirent. Roland regardait fixement
en direction de l’est, vers les éclairs qui
déjà s’évanouissaient, et la terre de
Tonnefoudre qui les attendait – la Cour
du Roi Cramoisi… et, à l’extrémité du
Monde Ultime, la Tour Sombre ellemême.
Si elle est toujours debout, pensa
Eddie.
— Jake disait justement que si
Susannah était morte, on le sentirait.
Qu’il y aurait ce que tu appelles un
sigleu. Et voilà ce qui nous tombe
dessus.
Il tendit la main en direction de la
pelouse du Père, où une nouvelle crête
était apparue, décollant le gazon sur
trois mètres, de part et d’autre de la
tranchée, révélant l’ourlet brunâtre des
lèvres de la terre. Un chœur
d’aboiements s’éleva de la ville, mais
les folken demeuraient silencieux, du
moins pour l’instant. Eddie se doutait
que bon nombre d’entre eux n’avaient
même pas ouvert un œil. Le sommeil du
juste… ou du soûlard.
— Mais ça n’a rien à voir avec
Suze, pas vrai ?
— Pas directement, non.
— Et ce n’était pas le nôtre, sinon
les dégâts auraient été bien pires. Tu ne
crois pas ?
Roland opina de la tête.
Rosalita adressa à Jake un regard
plein d’étonnement et d’effroi mêlés.
— Pas notre quoi, mon garçon ? De
quoi parles-tu ? Ça n’était pas un
tremblement de terre, voilà qui est
certain !
— En effet, confirma Roland. C’était
un tremblement de Rayon. L’un des
Rayons qui tiennent la Tour – qui
tiennent tout ensemble – vient de lâcher.
De claquer, c’est tout.
Même à la lueur pâle des quatre
scintilles qui vacillaient sous la galerie,
Eddie vit le visage de Rosalita Munoz
devenir blême. Elle se signa.
— Un Rayon ? Un des Rayons ?
Grand non ! Dis-moi que ce n’est pas
vrai !
Eddie se surprit à repenser à un
vieux scandale qui avait secoué le
monde du base-ball. Dis-moi que c’est
pas vrai, Joe.
— Je ne le peux pas, s’excusa
Roland, parce que c’est bel et bien vrai.
— Et combien y en a-t-il, de ces
Rayons ? demanda Callahan.
Roland jeta un œil en direction de
Jake, puis hocha légèrement la tête :
Récite ta leçon, Jake de New York – et
sois sincère.
— Six Rayons, qui relient douze
portails, annonça Jake. Ces douze
portails se situent aux douze extrémités
de la Terre. Roland, Eddie et Susannah
ont réellement entamé leur quête au
Portail de l’Ours, et ils m’ont récupéré
entre ce portail et Lud.
L.
— Shardik, précisa Eddie, en
contemplant les dernières étincelles qui
embrasaient l’horizon, vers l’est. C’est
le nom de l’ours.
— Oui, Shardik, acquiesça Jake.
Nous nous trouvons donc sur le Rayon
de l’Ours. Tous les Rayons se rejoignent
à la Tour Sombre. Notre Rayon, de
l’autre côté de la Tour…
Et sur ces paroles, il se tourna vers
Roland et l’interrogea du regard. Lequel,
à son tour, regarda Eddie Dean. Même
maintenant, semblait-il, Roland n’avait
pas achevé son enseignement de la Voie
d’Eld.
Ou bien Eddie ne vit pas son regard,
ou bien il choisit de l’ignorer, mais
Roland ne se laissa pas désarçonner.
— Eddie ? murmura-t-il.
— Nous nous trouvons sur le Rayon
de l’Ours, sur la Voie de la Tortue,
répondit-il d’un air distrait. Je ne vois
vraiment pas ce que ça change, parce
qu’on s’arrêtera à la Tour, mais de
l’autre côté, le Rayon s’appelle Rayon
de la Tortue, Voie de l’Ours.
Puis il se mit à réciter :
Vois la TORTUE comme elle est
ronde
Sur son dos repose le monde
Son esprit, quoique lent, est
toujours très gentil ;
Il tient chacun de nous dans ses
nombreux replis.
À ce stade, Rosalita prit le relais :
Sur son dos la vérité va bien
accompagnée
Et voici l’amour et le devoir comme
mariés.
La mer et la terre elle aime
également,
Et même moi, malheureux enfant.
— Ce n’est pas tout à fait ainsi que
je l’ai appris au berceau, puis enseigné à
mes amis, dit Roland, mais c’est assez
proche, par ma montre et mon billet.
— La Grande Tortue s’appelle
Maturin, fit Jake en haussant les épaules.
Pour ce que ça vaut.
— Vous n’avez aucun moyen de
deviner lequel a lâché ? demanda
Callahan, en fixant attentivement Roland.
Le Pistolero secoua la tête.
— Tout ce que je sais, c’est que Jake
dit vrai – ce n’était pas le nôtre. Si
ç’avait été le cas, il ne resterait plus rien
à deux cents kilomètres à la ronde,
autour de Calla Bryn Sturgis.
Peut-être même à mille kilomètres,
qui pouvait le dire ?
— Les oiseaux eux-mêmes seraient
tombés du ciel, en flammes.
—
Vous
voulez
parler
d’Armageddon, constata Callahan, à
voix basse et troublée.
Roland secoua la tête, sans pour
autant contredire tout à fait le prêtre.
— Je ne connais pas ce terme, Père,
mais ce dont je parle, c’est de la grande
mort et de la grande destruction, c’est
certain. Et quelque part – le long du
Rayon qui relie le Poisson au Rat, peutêtre – c’est ce qui est en train de se
passer en ce moment.
— Es-tu certain de ce que tu dis ?
demanda Rosa, à voix à peine audible.
Roland opina. Il avait déjà vécu ça
auparavant, une fois, lors de la chute de
Gilead, qui avait marqué la fin de la
civilisation telle qu’il la connaissait
jusqu’alors. Lorsqu’il s’était retrouvé à
errer, avec Cuthbert, Alain et Jamie, et
les quelques autres membres de leur katet. L’un des six Rayons s’était alors
brisé, et ce n’était certainement pas le
premier.
— Combien reste-t-il de Rayons,
pour soutenir la Tour ? demanda
Callahan.
Pour la première fois, Eddie sembla
s’intéresser à autre chose qu’au destin
de son épouse perdue. Il regardait
Roland avec ce qui ressemblait presque
à de l’attention. Et ça paraissait
logique : c’était en effet la question
cruciale. Toutes choses servent le
Rayon, comme on disait, et bien que la
vérité fût en fait que toutes choses
servaient la Tour, c’étaient bel et bien
les Rayons qui la maintenaient debout.
S’ils se mettaient à lâcher…
— Deux, répondit Roland. Il doit en
rester au moins deux, je dirais. Celui qui
passe par Calla Bryn Sturgis, et un autre.
Mais Dieu seul sait combien de temps
ils tiendront encore. Même sans compter
l’œuvre des Briseurs, je doute qu’ils
résistent très longtemps. Il nous faut
faire vite.
Eddie s’était raidi.
— Si tu suggères que l’on continue
sans Suze…
Roland secoua la tête dans un
mouvement d’impatience, comme pour
dire à Eddie de ne pas jouer les idiots.
— Nous ne pouvons pas atteindre la
Tour sans elle. Pour autant que je sache,
nous ne pouvons atteindre la Tour sans
le p’tit gars de Mia. Tout est entre les
mains du ka, et il y avait autrefois un
dicton, dans mon pays : « Le ka n’a ni
cœur ni esprit. »
— Je suis tout à fait d’accord avec
ça, répliqua Eddie.
— Et on aura peut-être un autre
problème à résoudre, hasarda Jake.
Eddie fronça les sourcils en se
tournant vers lui.
— On n’a vraiment pas besoin de
ça.
— Je sais, mais… que se passera-til si le tremblement de terre a bloqué
l’entrée de la grotte ? Ou si… – Jake
hésita, puis, à contrecœur, finit par
exprimer ce qui l’effrayait réellement –
ou si tout s’est complètement effondré ?
Eddie l’attrapa par la chemise,
serrant le tissu en boule dans son poing.
— Ne dis pas une chose pareille. Ne
pense même pas une chose pareille.
À présent, ils entendaient des voix
en provenance de la ville. Les folken
devaient être en train de se réunir de
nouveau sur la Pelouse, pensa Roland. Il
pensa même que cette journée – et,
maintenant, cette nuit – resterait gravée
dans les mémoires pendant un
millénaire, à Calla Bryn Sturgis. Si la
Tour tenait bon, bien sûr.
Eddie lâcha la chemise de Jake, puis
passa plusieurs fois la main sur l’endroit
qu’il avait froissé, comme pour en lisser
les plis. Il tenta un sourire qui lui donna
l’air faible et vieux.
Roland se tourna vers Callahan.
— Les Manni viendront-ils quand
même, demain ? Vous connaissez ces
gens-là mieux que moi.
Callahan haussa les épaules.
— Henchick est un homme de
parole. Maintenant, quant à savoir s’il
saura se faire suivre des autres, après ce
qui vient de se produire… ça, Roland, je
n’en sais rien.
— Il a plutôt intérêt, fit Eddie d’une
voix sombre. Il a vraiment intérêt à y
arriver.
Roland de Gilead reprit :
— Qui est partant pour un SurveilleMoi ?
Eddie lui jeta un regard incrédule.
— On va être debout jusqu’à l’aube,
expliqua le Pistolero. Autant essayer de
passer le temps.
Ainsi jouèrent-ils au Surveille-Moi,
et Rosalita gagna main après main,
additionnant leurs scores sur un morceau
d’ardoise sans l’ombre d’un sourire de
triomphe – sans même aucune
expression que Jake fût capable de
décrypter. Du moins, pas au début. Il fut
tenté d’essayer le shining, mais il avait
décidé que, hormis pour les motifs de la
plus haute importance, c’était mal d’en
faire usage. S’en servir pour voir ce qui
se cachait derrière le visage impassible
de Rosa revenait à l’espionner pendant
qu’elle se déshabillait. Ou à les
espionner en train de faire l’amour, elle
et Roland.
Pourtant, alors que le jeu se
poursuivait et qu’au nord-est l’horizon
finissait par s’éclaircir, Jake se rendit
compte qu’il savait bel et bien à quoi
elle pensait, parce que c’était ce à quoi
il pensait, lui aussi. De façon plus ou
moins consciente, à partir de maintenant
et jusqu’à la fin, ils allaient tous penser
à ces deux derniers Rayons.
Attendre que l’un des deux, voire les
deux, lâche. Que ce soient eux, en train
de poursuivre Susannah, ou Rosa en
train de préparer le dîner, ou même Ben
Slightman pleurant son fils mort, là-bas
dans le ranch de Vaughn Eisenhart,
chacun d’entre eux penserait désormais
à la même chose : il n’en restait que
deux, et les Briseurs étaient à l’œuvre
nuit et jour, à les ronger, à les tuer.
Combien de temps encore, avant la
fin ? Et quelle fin ? Est-ce qu’ils
entendraient le grondement gigantesque
de ces énormes pierres anthracite en
train de s’effondrer ? Le ciel se
déchirerait-il comme un misérable
morceau de tissu élimé, vomissant les
monstruosités qui vivaient dans ces
ténèbres vaadasch ? Auraient-ils même
le temps de hurler ? Y aurait-il une vie
après la mort, ou bien l’Enfer et le
Paradis eux-mêmes seraient-ils engloutis
dans la chute de la Tour Sombre ?
Il posa le regard sur Roland et lui
envoya une pensée, aussi clairement
qu’il le put : Roland, aide-nous.
Et une pensée lui vint en réponse,
remplissant son esprit d’un réconfort
glacial (ah, mais un réconfort glacial
valait toujours mieux que pas de
réconfort du tout) : si je le peux.
— Surveille-Moi, lança Rosalita en
abattant ses cartes.
Elle avait une Vagabonde, la
meilleure main, et la carte du dessus
était Madame la Mort.
:
Comme-à-Commala, hé !
Voici un jeune homme armé d’un
pistolet
Le jeune homme de ses yeux a
perdu la prunelle
Quand sa chérie s’est fait la belle.
SOLISTE
: Commala, et un !
Sa chérie s’est fait la belle, tiens !
Elle a laissé son bébé tout seul,
Mais il n’est pas encore dans le
linceul.
CHŒUR
DEUXIÈME
COUPLET
PERSISTANCE
DE LA MAGIE
UN
UN
Il se trouva qu’ils n’avaient aucune
raison de s’inquiéter de savoir si les
Manni allaient se montrer ou non. Aussi
austère qu’à l’accoutumée, Henchick se
présenta sur la Pelouse de La Calla,
qu’ils avaient arrêtée comme point de
rendez-vous, en compagnie de quarante
hommes. Il assura à Roland que cela
serait suffisant pour ouvrir la Porte
Dérobée, si tant est qu’elle pût encore
être ouverte, à présent qu’avait disparu
ce qu’il nommait « le cristal noir ». Le
vieil homme ne fit pas mine de s’excuser
d’avoir réuni moins d’hommes que
prévu, cependant il ne cessait de tirer
sur sa barbe. Parfois même des deux
mains.
— Pourquoi fait-il ça, Père, vous le
savez ? demanda Jake à Callahan.
Les
troupes
d’Henchick
se
dirigeaient vers l’est, à bord d’une
douzaine de chariots buckas. Derrière,
tirée par une paire d’ânes albinos dotés
d’oreilles effroyablement longues et
d’yeux roses flamboyants, venait une
carriole à deux roues, entièrement
bâchée de coutil blanc. Jake trouvait que
le véhicule ressemblait à un gros
conteneur sur roues. Henchick menait
seul ce machin bizarre, tirant
régulièrement d’un coup sec sur les
mèches de sa barbe.
— Pour moi, ça signifie qu’il est
embarrassé, répondit Callahan.
— Je ne vois pas pourquoi. Je suis
surpris qu’il en soit venu autant, après le
tremblement de Rayon, et tout le reste.
— Ce qu’il a appris en sentant la
terre trembler, c’est que certains de ces
hommes avaient plus peur de ça que de
lui. En ce qui le concerne, ça revient à
une promesse rompue. Et pas n’importe
quelle promesse, mais la parole donnée
à votre dinh. Il a perdu la face.
Et, sans aucune variation dans le ton
de sa voix, poussant ainsi le garçon à un
aveu qu’il n’aurait jamais fait autrement,
Callahan poursuivit :
— Alors, elle est toujours vivante,
votre comparse ?
— Oui, mais elle est terr…
commença Jake, avant de se plaquer une
main sur la bouche.
Il lança à Callahan un regard
accusateur. Devant eux, sur le siège de
la carriole à deux roues, Henchick
balayait les alentours des yeux, alarmé,
comme s’ils avaient élevé la voix.
Callahan se demanda si dans cette foutue
histoire, tout le monde n’avait pas le
shining sauf lui.
Ce n’est pas une histoire. Ce n’est
pas une histoire, c’est ma vie !
Mais c’était difficile à croire, n’estce pas, quand on s’était vu décrit noir
sur blanc comme personnage principal
d’un livre portant la mention FICTION sur
la page de garde. Doubleday et
Compagnie, 1975. Un livre avec des
vampires, dont tout le monde savait
qu’ils n’avaient jamais existé. Sauf que
si. Et, du moins dans certains des
mondes adjacents à celui-ci, ils
existaient toujours.
— Ne me traitez pas de cette
manière, dit Jake. Ne me piégez pas
comme ça. Pas si nous sommes tous du
même côté, Père. D’accord ?
— Je suis désolé, fit Callahan –
avant d’ajouter : J’implore ton pardon.
Jake esquissa un faible sourire et
caressa Ote, qui voyageait dans la poche
avant de son poncho.
— Est-ce qu’elle est…
Le garçon secoua la tête.
— Je ne veux pas parler d’elle pour
l’instant, Père. Il vaut mieux que nous
évitions même de penser à elle. J’ai le
sentiment – je ne sais pas si c’est vrai ou
pas, mais en tout cas c’est fort – que
quelque chose la cherche. Et si c’est le
cas, il vaut mieux que cette chose ne
nous entende pas. Or elle le pourrait.
— Quelque chose… ?
Jake tendit le bras pour toucher la
lenge que Callahan portait autour du cou,
à la cow-boy. Elle était rouge. Puis il
porta furtivement la main au-dessus de
son œil gauche. L’espace d’une seconde,
Callahan ne comprit pas, puis son regard
s’éclaira. L’œil rouge. L’Œil du Roi.
Il se cala dans le siège de son
chariot et n’ouvrit plus la bouche.
Derrière eux, en silence, Roland et
Eddie chevauchaient côte à côte. Ils
portaient tous deux leur gunna comme
leur arme, et Jake avait mis les siens à
l’arrière du chariot. S’ils devaient
revenir à La Calla un jour, ce ne serait
pas pour bien longtemps.
Terrifiée était le mot qu’avait
commencé à prononcer Jake, mais
c’était encore pire que ça. Terriblement
lointains, terriblement étouffés, mais
pourtant clairs, le garçon entendait les
hurlements de Susannah. Il espérait
seulement qu’Eddie ne les entendait pas,
lui.
DEUX
Ainsi quittèrent-ils une ville encore
harassée de fatigue et d’émotions,
malgré la secousse qui l’avait frappée.
L’air était assez frais ; aussi, lorsqu’ils
se mirent en route, ils remarquèrent les
petits nuages de vapeur que dessinait
leur souffle, et la fine croûte de givre
qui recouvrait les tiges de maïs. Un
ruban de brume planait au-dessus de la
Devar-Tete Whye, comme l’haleine
même du fleuve. Roland se dit : Nous
voici au bord de l’hiver.
Au bout d’une heure à cheval, ils
atteignirent le pays des arroyos. On
n’entendait d’autres sons que le cliquetis
des harnais, le gémissement des roues,
le choc mat des sabots et, de temps à
autre, le braiment sardonique poussé par
un des ânes albinos qui tiraient la
carriole. Au loin, les cris des rouilleaux
en vol. En route vers le sud, sans doute,
s’ils pouvaient encore le trouver.
Dix à quinze minutes après que la
terre se fut mise à monter sur leur droite,
dans une enfilade de promontoires, de
falaises et de mesas, ils se retrouvèrent
à l’endroit même où, vingt-quatre heures
plus tôt, ils avaient amené les enfants de
La Calla, et livré leur bataille. Là, un
chemin se séparait de la Route de l’Est,
pour serpenter vaguement vers le nordouest. Dans le fossé, de l’autre côté de
la route, on apercevait une tranchée de
terre à vif. C’était la cachette dans
laquelle Roland, son ka-tet et les dames
lanceuses de plat avaient attendu les
Loups.
Et, à propos de Loups, où étaient-ils
donc ? Lorsqu’ils avaient quitté les lieux
de l’embuscade, le sol était jonché de
cadavres. Plus d’une soixantaine, en
tout, de formes humaines venues de
l’ouest sur leurs montures, des formes
vêtues de pantalons gris, de capes vertes
et de masques de loups aux babines
retroussées.
Roland mit pied à terre et rejoignit
Henchick, qui descendait de la carriole
avec la maladresse et la raideur que lui
imposait son âge. Roland ne fit pas
l’effort de l’aider. Henchick n’en
attendait pas tant de lui, et s’en serait
peut-être même offensé.
Le Pistolero le laissa secouer sa
lourde cape sombre pour la remettre en
place, ouvrit la bouche pour poser sa
question, puis se rendit compte que ce
n’était pas la peine. À trente ou quarante
mètres de là, sur le côté droit de la
route, se dressait une vaste colline de
plants de maïs déracinés, là où hier
encore il n’y avait rien. Roland constata
qu’il s’agissait d’une sorte de monument
funéraire, mais bâti sans aucun souci de
respect. Il n’avait pris ni le temps ni la
peine de se demander à quoi les folken
avaient occupé leur après-midi de la
veille
–
avant
d’entamer
les
réjouissances qu’ils étaient en train de
cuver présentement dans le sommeil –
mais à présent il avait leur ouvrage sous
les yeux. Avaient-ils craint de voir les
Loups revenir à la vie ? Tout en se
posant la question, il comprit que c’était
exactement ce qu’ils avaient redouté.
C’est pourquoi ils avaient traîné les
lourds corps inertes (les chevaux gris
aussi bien que les Loups vêtus de gris)
jusque dans le champ, qu’ils les avaient
entassés là bon gré mal gré, avant de les
recouvrir de pieds de maïs arrachés. Et
aujourd’hui, ils avaient transformé la
bière en bûcher. Et si les seminons se
levaient ? Roland pensa qu’ils y
mettraient le feu quoi qu’il arrive, quitte
à prendre le risque d’embraser la terre
fertile s’étendant entre la route et le
fleuve. Pourquoi pas ? La saison des
cultures était passée, et comme engrais,
rien ne valait le feu, comme disaient les
vieux ; en outre, les folken ne seraient
pas tranquilles tant que cette colline
n’aurait pas brûlé. Et même alors, ils ne
seraient pas nombreux à s’aventurer
dans les parages.
— Roland, regarde, fit Eddie d’une
voix tremblante, entre rage et chagrin.
Ah, bon Dieu, regarde ça.
Vers l’extrémité du sentier, là où
Jake, Benny et les jumeaux Tavery
avaient attendu jusqu’à leur sprint final
pour se mettre à l’abri, on apercevait un
fauteuil roulant éraflé et cabossé, dont
les chromes scintillaient dans les rayons
du soleil, et dont l’assise était maculée
de boue et de sang. La roue gauche était
sérieusement voilée.
— Pourquoi parles-tu avec tant de
rage ? demanda Henchick.
Il avait été rejoint par Cantab et une
demi-douzaine d’anciens, membres de
ce
qu’Eddie
appelait
parfois
intérieurement le Peuple de la Cape.
Deux de ces anciens avaient l’air
beaucoup plus vieux qu’Henchick luimême, et Roland repensa à ce que
Rosalita lui avait dit, la nuit précédente :
Bon nombre d’entre eux presque aussi
âgés qu’Henchick, essayant de gravir
ce sentier en pleine nuit. Bon, il ne
faisait pas noir, mais il n’était pas sûr
que certains d’entre eux parviendraient à
dépasser les premiers obstacles du
chemin de la Grotte de la Porte, sans
parler d’aller jusqu’au bout.
— Ils ont rapporté le siège roulant
de ta femme jusqu’ici pour lui rendre
hommage. À elle, et à toi. Alors
pourquoi parles-tu avec tant de rage ?
— Parce qu’il n’est pas censé être
tout cabossé, et qu’elle est censée se
trouver dedans, répondit le jeune homme
au vieillard. Vous intuitez ça, Henchick ?
— De toutes les émotions, la colère
est la plus inutile, psalmodia Henchick.
Elle est destructrice pour l’esprit et
douloureuse pour le cœur.
Les lèvres d’Eddie s’étirèrent
jusqu’à ne plus dessiner qu’une fine
cicatrice blanche en dessous de son nez,
mais il réussit à retenir sa réplique. Il
avança jusqu’au fauteuil balafré de
Susannah – il avait beau avoir roulé sur
des centaines de kilomètres depuis
qu’ils l’avaient déniché à Topeka, c’en
était fini de ses jours de splendeur – et
le contempla d’un air sombre. Lorsque
Callahan s’approcha, Eddie fit signe au
Père de rester à l’écart.
Jake fixait le point de la route où
Benny avait été frappé et où il était mort.
Le corps du garçon avait disparu, bien
sûr, et on avait pris soin de recouvrir les
traces de sang d’une couche fraîche
d’oggan, mais Jake s’aperçut qu’il
pouvait
toujours
distinguer
les
éclaboussures sombres, malgré tout. Et
le bras tranché de Benny, paume tournée
vers le ciel. Jake revit le Pa de son ami,
surgissant du champ de maïs, remontant
vers eux en titubant, apercevant le
cadavre de son fils qui gisait là. Pendant
les cinq secondes qui avaient suivi, il
s’était trouvé incapable d’émettre le
moindre son, le temps qu’il aurait fallu à
quelqu’un pour annoncer à sai Slightman
que c’était une issue inespérée, que les
pertes étaient dérisoires : rien que deux
morts, un garçon et la femme d’un
rancher, et un gamin avec la cheville
cassée. Du gâteau, vraiment. Mais
personne ne l’avait fait, et c’est alors
que Slightman l’Aîné s’était mis à
hurler. Jake se disait que jamais il
n’oublierait ce hurlement, tout comme
jamais il n’oublierait la vision de Benny
couché là, dans la poussière noire de
sang, avec son bras arraché.
À côté de l’endroit où Benny était
tombé, on avait camouflé autre chose
sous une couche d’oggan. Jake ne
distinguait plus qu’un petit éclat
métallique. Il posa un genou au sol et
déterra l’une des boules de mort des
Loups, ces choses qu’on appelait vifs
d’argent. Le modèle Harry Potter, si l’on
en croyait l’inscription sur le côté de
l’engin. La veille, il en avait tenu une
paire entre ses mains, et les avait sentis
vibrer.
Il
avait
entendu
leur
bourdonnement assourdi et maléfique.
Celui-ci était raide mort. Jake se releva
et le lança en direction du tas de maïs
qui recouvrait les cadavres des Loups. Il
le lança avec une telle force que son
bras lui fit mal. Il aurait sans doute des
courbatures le lendemain, mais il s’en
fichait. Il se fichait pas mal de ce
qu’Henchick pensait de la colère, aussi.
Eddie voulait retrouver sa femme ; Jake
voulait retrouver son ami. Et si Eddie
avait peut-être une chance d’obtenir ce
qu’il voulait, un jour ou l’autre, Jake
Chambers ne le pourrait jamais. Parce
que la mort était un cadeau chaque jour
renouvelé. La mort, comme les diamants,
était éternelle.
Il voulait poursuivre son chemin,
laisser derrière lui cette portion de la
Route de l’Est. Il voulait ne plus avoir à
regarder le fauteuil roulant vide et
cabossé de Susannah. Mais les Manni
avaient formé une ronde autour du
champ de bataille, et Henchick priait
d’une voix aiguë et saccadée qui fit mal
aux oreilles de Jake : on aurait vraiment
dit les hurlements d’un cochon affolé. Il
s’adressait à un certain En-Delà,
demandant un passage sûr jusqu’à cette
grotte là-bas, et le succès de leur
entreprise, sans mort ni folie (Jake
trouva particulièrement dérangeante
cette partie de la prière, car il n’avait
jamais considéré comme nécessaire de
prier pour sa santé mentale). Le chef
demanda aussi à l’En-Delà de donner
vie à leurs aimants et à leurs pendules.
Pour finir, il pria pour le kaven, la
persistance de la magie, expression qui
semblait
posséder
un
pouvoir
particulier, pour ces gens. Quand il eut
terminé, ils dirent tous en chœur « EnDelà-sam,
En-Delà-kra,
En-Delàcantah », et se lâchèrent les mains.
Quelques-uns d’entre eux se mirent à
genoux et tinrent encore un peu palabre
avec le vrai patron.
Pendant ce temps, Cantab escorta
quatre ou cinq des jeunes à la carriole.
Ils en replièrent la bâche immaculée,
révélant en dessous une série de grands
coffres en bois. Des pendules de plomb
et des aimants, pensa Jake, et beaucoup
plus gros que ceux qu’ils portaient
autour du cou. Ils avaient rameuté
l’artillerie lourde, pour cette petite
aventure. Les coffres étaient recouverts
de motifs – des étoiles, des lunes, et des
formes géométriques étranges – qui
paraissaient plus cabalistiques que
chrétiens. Mais Jake se rendit compte
qu’il n’avait aucune raison objective de
croire les Manni chrétiens. Ils avaient
l’air de Quakers ou d’Amish, avec leurs
capes, leurs barbes et leurs chapeaux
noirs à bord rond, il leur arrivait de
lâcher un tu ou un point dans la
conversation, mais pour ce qu’en savait
Jake, ni les Quakers ni les Amish
n’avaient pour passe-temps le voyage
entre les mondes.
D’un autre chariot, on extirpa de
longues baguettes de bois poli. Elles se
trouvaient
enchâssées
dans
des
fourreaux métalliques, sous les coffres
gravés. On appelait ces coffres des
cercs, apprit Jake. Les Manni les
transportaient comme s’il s’agissait de
reliques traversant une ville du Moyen
Âge.
Ils se mirent à gravir le sentier,
encore jonché de rubans, de lambeaux
de tissu et de petits jouets. Des appâts
pour les Loups, et ils avaient sauté
dessus.
Lorsqu’ils atteignirent l’endroit où
Frank Tavery s’était coincé la cheville,
Jake entendit résonner en pensée la voix
de la ravissante sœur de cette espèce de
demeuré : Aidez-le… s’il vous plaît, sai,
je vous en prie… C’est ce qu’il avait
fait, Dieu lui en était témoin. Et Benny
en était mort.
Jake détourna le regard en
grimaçant, puis se raisonna : Tu es un
pistolero, à présent, tu dois pouvoir
faire mieux que ça. Il se força à
regarder de nouveau.
La main du Père Callahan se posa
sur son épaule.
— Fiston, tu vas bien ? Tu es
affreusement pâle.
— Ça va, répondit Jake.
Il sentait une boule dans sa gorge,
plutôt grosse, mais il se força à l’avaler,
et à répéter ce qu’il venait de dire,
ressassant ce mensonge pour lui-même
plus que pour le Père Callahan.
— Ouais, ça va.
Callahan hocha la tête et fit passer
son gunna de l’épaule gauche à la droite
(son gunna, le pauvre balluchon d’un
homme de la ville peu convaincu luimême qu’il va réellement quelque part).
— Et que se passera-t-il quand nous
arriverons à la grotte ? Si nous arrivons
à la grotte ? Jake secoua la tête. Il n’en
savait rien.
TROIS
Le sentier était en bon état. Une
grosse quantité de cailloux s’était
effondrée avec la secousse, et la
progression fut difficile pour les
hommes portant les cercs, mais en un
sens, la voie était plus praticable
qu’auparavant. Le tremblement de terre
avait délogé le rocher géant qui obstruait
le passage, non loin du sommet. Eddie
se pencha pour jeter un œil et l’aperçut
au loin, en contrebas, brisé en deux. Le
centre en était constitué de matière plus
légère et scintillante, qui donnait au
rocher l’air du plus gros œuf dur du
monde.
La grotte était toujours là, même si
un gros tas d’astragale en bloquait
l’accès. Eddie se joignit aux quelques
jeunes Manni qui dégageaient la voie,
faisant voler par-dessus bord des éclats
de schiste argileux (dans lesquels
miroitaient çà et là des rubis, comme des
gouttes de sang). En apercevant enfin
l’entrée de la grotte, Eddie sentit se
desserrer un peu le poing refermé sur
son cœur, mais le silence qui régnait à
l’intérieur ne lui inspira rien de bon,
alors que tout ce bavardage infernal
l’avait presque rendu fou, au cours de sa
dernière visite. Depuis les profondeurs
du gouffre montait la plainte stridente
d’un courant d’air, rien de plus. Où était
son frère, Henry ? Normalement, Henry
aurait dû être en train de répéter pour la
énième fois que les « messieurs » de
Balazar l’avaient tué, et que tout ça,
c’était la faute d’Eddie. Et où était sa
Ma, donnant raison à Henry (d’une voix
tout aussi geignarde) ? Où était Margaret
Eisenhart,
se
plaignant
auprès
d’Henchick, son grand-père, d’avoir été
marquée du fer rouge des « oublieux »,
puis abandonnée par les siens ? Bien
avant de devenir la Grotte de la Porte,
cet endroit avait été la Grotte des Voix,
pourtant les voix s’étaient tues. Quant à
la porte, elle avait l’air… stupide fut le
premier mot qui vint à l’esprit d’Eddie.
Le second fut dérisoire. Il fut un temps
où tout dans cette grotte provenait des
voix d’en dessous ; et ce qui l’avait
rendue si effroyable et si mystérieuse,
c’était cette boule de cristal – la
Treizième Noire – qui était arrivée à La
Calla par cette porte.
Mais à présent qu’elle est repartie
par cette même voie, ce n’est plus
qu’une vieille porte qui ne…
Eddie essaya de museler cette
pensée, mais n’y parvint pas.
— … qui ne mène plus nulle part.
Dégoûté par ce flot soudain de
larmes qui lui montaient aux yeux, mais
incapable de le refouler, il se retourna
vers Henchick.
— Il ne reste aucune magie, ici, ditil, d’une voix harassée de désespoir. Il
n’y a plus rien derrière cette putain de
porte, rien d’autre que l’air rance et les
pierres effondrées. Vous êtes un idiot, et
j’en suis un autre.
On entendit des exclamations de
stupéfaction, pourtant Henchick posa sur
Eddie un regard qui pétillait presque.
— Lewis, Thonnie ! lança-t-il sur un
ton presque jovial. Apportez-moi le cerc
de Branni.
Deux jeunes gaillards portant le
bouc et des cheveux longs tirés en
arrière s’avancèrent, portant un coffre de
bois de fer d’environ un mètre cinquante
de long, et très lourd, vu la façon dont
ils tenaient les montants en bois. Ils le
posèrent aux pieds d’Henchick.
— Ouvrez-le, Eddie de New York.
Thonnie et Lewis le dévisagèrent,
l’air interrogateur et un peu effrayé.
Eddie constata que les Manni plus âgés
le considéraient avec une sorte
d’avidité. Il devait falloir quelques
années, pour se retrouver pleinement
investi de cette somptueuse étrangeté si
propre aux Manni : avec le temps, Lewis
et Thonnie en seraient finalement dotés,
mais pour l’instant ils n’en étaient
encore qu’au stade du bizarre.
Henchick hocha la tête avec un
soupçon d’impatience. Eddie se baissa
pour ouvrir le coffre. Ce qui ne fut pas
difficile. Il n’était pas verrouillé. À
l’intérieur se trouvait un morceau de
soie. Henchick l’ôta d’un geste
emphatique de magicien, révélant un
pendule de plomb au bout d’une chaîne.
L’objet rappela à Eddie une toupie
ancienne pour bébé et il était loin d’être
aussi gros qu’il l’avait pensé. Il devait
mesurer à peine quarante centimètres,
depuis la pointe jusqu’à la partie
ventrue, taillé dans un bois jaunâtre à
l’air graisseux. Il pendait au bout d’une
chaîne en argent enroulée autour d’une
cheville en cristal, vissée dans le
couvercle du cerc.
— Sortez-le, suggéra Henchick.
Et lorsque Eddie adressa un regard à
Roland, la moustache blanche du vieil
homme s’écarta et dévoila une série de
dents étincelantes parfaitement alignées
en un sourire d’un cynisme stupéfiant.
— Pourquoi regardes-tu ton dinh,
jeune pleurnichard ? La magie a disparu
de cet endroit, tu l’as dit toi-même ! Et
tu dois bien le savoir, n’est-il pas ?… tu
dois bien avoir dans les… disons…
vingt-cinq ans ?
Il y eut de petits gloussements en
provenance des Manni assez proches
pour avoir entendu cette pique… et dont
plusieurs n’avaient pas vingt-cinq ans
eux-mêmes.
Fou de rage contre ce vieux salaud –
et contre lui-même, aussi –, Eddie tendit
la main vers le coffre. Henchick la lui
attrapa.
— Ne touche pas le pendule luimême. Pas si tu veux garder tes couilles
d’un côté et ta merde de l’autre. Par la
chaîne, tu intuites ?
Eddie faillit bien s’emparer quand
même du pendule – il s’était déjà
ridiculisé aux yeux de ces gens, il ne
voyait vraiment aucune raison de ne pas
finir le boulot – mais en croisant le
regard gris et profond de Jake, il
changea d’avis. Le vent soufflait fort
autour d’eux, glaçant la sueur qui formait
un voile sur sa peau, le faisant
frissonner. Eddie se pencha de nouveau
vers le coffre, saisit la chaîne et la
déroula avec précaution.
— Sortez-le, fit Henchick.
— Qu’est-ce qui va se passer ?
Henchick hocha la tête, comme si
Eddie se décidait enfin à dire des choses
sensées.
— C’est ce qu’on va voir. Soulevezle.
Eddie s’exécuta. Vu l’effort que les
deux jeunes gaillards avaient dû
produire pour porter le coffre, il fut
stupéfait de trouver le pendule si léger.
Il eut l’impression de soulever une
plume qu’on aurait attachée au bout
d’une fine chaîne d’un mètre cinquante
de long. Il enroula la chaîne autour de
ses doigts et leva la main à hauteur de
ses yeux. Il avait un peu l’air d’un
marionnettiste sur le point de
commencer son spectacle.
Eddie était à deux doigts de
demander encore une fois à Henchick ce
qu’il était censé se passer, quand le
pendule se mit à osciller lentement
d’avant en arrière, décrivant de petits
arcs de cercle.
— Ce n’est pas moi qui fais ça, dit
le jeune homme. Du moins, je ne crois
pas. Ce doit être le vent.
— Je ne vois pas comment, intervint
Callahan. Aucune chance que…
— Chut ! lança Cantab en lançant un
regard tellement sévère que Callahan se
tut effectivement.
Eddie se tenait debout devant
l’entrée de la grotte, avec à ses pieds
tout le pays des arroyos et la plus grande
partie de Calla Bryn Sturgis. Au loin,
nimbée de bleu-gris et plongée dans ses
songes, s’étendait la forêt qu’ils avaient
traversée pour arriver jusqu’ici –
dernier vestige de l’Entre-DeuxMondes, où ils ne retourneraient jamais.
Le vent soufflait en rafales, lui soulevant
les cheveux du front et les plaquant en
arrière, et soudain il entendit comme un
bourdonnement.
Sauf que non. Le bourdonnement
venait du creux de sa main, celle levée
devant ses yeux, avec la chaîne enroulée
autour de ses doigts tendus. Il venait de
son bras. Et surtout, il venait de sa tête.
À l’extrémité de la chaîne,
approximativement à la hauteur du genou
droit d’Eddie, le balancement du
pendule se fit plus prononcé, un large
arc de cercle. Eddie se rendit compte
d’une chose étrange : chaque fois que le
pendule arrivait en bout de course d’un
côté, il se faisait plus lourd. C’était
comme porter un objet attiré par une
force centrifuge extraordinaire.
L’arc se fit de plus en plus long, le
pendule de plus en plus rapide, la
tension en fin de course de plus en plus
forte. Puis soudain…
— Eddie ! cria Jake, pris entre
l’inquiétude et le ravissement. Tu as vu
ça ?
Évidemment qu’il avait vu. À la fin
de chaque arc, le pendule devenait dim.
Le poids tirant le bras du jeune homme
vers le bas – le poids du pendule – se fit
de plus en plus important. Il lui fallut
soutenir son avant-bras droit à l’aide de
sa main gauche pour maintenir son
emprise, et à présent il accompagnait
des hanches le mouvement de balancier.
Eddie se rappela tout à coup où il se
trouvait – grosso modo, à deux cents
mètres au-dessus du sol. Ce bébé-là
allait bientôt l’embarquer par-dessus
bord, si on ne l’arrêtait pas. Et s’il
n’arrivait pas à dérouler la chaîne de sa
main ?
Le pendule de plomb se déporta vers
la droite, dessinant dans l’air les
contours d’un sourire invisible, gagnant
en pesanteur à mesure qu’il remontait
vers la pointe. Tout à coup, le morceau
de bois chétif qu’il avait extrait de son
coffre avec tant d’aisance semblait peser
ses trente, quarante, cinquante kilos. Et
lorsqu’il s’immobilisa au bout de son
arc, en équilibre pour une seconde entre
mouvement et gravité, Eddie se rendit
compte qu’il voyait la Route de l’Est à
travers, non seulement clairement, mais
grossie. Puis le pendule de Branni
amorça sa redescente, piquant vers le
bas, de moins en moins lourd. Et
lorsqu’il redémarra, cette fois vers la
gauche…
— Ça va, j’ai compris le principe !
cria Eddie. Retirez-moi ça, Henchick.
Ou au moins arrêtez-le !
Henchick ne prononça qu’un mot,
tellement guttural qu’on aurait dit qu’on
extirpait violemment quelque chose de
la vase. Au lieu de ralentir en une série
d’arcs plus courts, le pendule
s’immobilisa instantanément, au niveau
du genou d’Eddie, pointant vers son
pied. L’espace d’une seconde, le
bourdonnement dans son bras et dans sa
tête subsista. Puis il se tut lui aussi. Et à
la même seconde, Eddie sentit s’envoler
ce poids dérangeant au bout de sa main.
Ce foutu truc ne pesait à nouveau pas
plus lourd qu’une plume.
— As-tu quelque chose à me dire,
Eddie de New York ? demanda
Henchick.
— Ouais, j’implore votre pardon.
On aperçut de nouveau brièvement
les dents d’Henchick, éclat furtif au
milieu de la forêt vierge de sa barbe,
aussitôt disparu.
— Tu n’as pas l’esprit si lent que
cela, n’est-ce pas ?
— J’espère que non, répondit le
jeune homme, et il ne put s’empêcher de
pousser un petit soupir de soulagement
lorsque Henchick des Manni lui prit la
fine chaîne des mains.
QUATRE
Henchick insista pour qu’ils se
livrent à une répétition. Eddie en
comprenait les raisons, mais il détestait
toutes ces sonneries de préliminaires. À
présent,
il
ressentait
presque
physiquement le temps passer, comme un
morceau de chiffon grossier filant sous
la paume de sa main. Néanmoins, il ne
dit mot. Il avait déjà mis Henchick en
rogne une fois, et ça lui paraissait
suffisant.
Le vieil homme ramena six de ses
amigos (dont cinq plus vieux que
Mathusalem, constata Eddie) dans la
grotte, il fit passer un pendule à trois
d’entre eux, et des aimants en forme de
coquillages aux trois autres. Le pendule
de Branni, sans doute le plus puissant
que possédait la tribu, il le garda pour
lui.
Tous les sept, ils formèrent une
ronde à l’entrée de la grotte.
— Pas autour de la porte ? demanda
Roland.
— Pas tant qu’on peut l’éviter,
répondit Henchick.
Les anciens joignirent les mains,
laissant pendre un pendule ou un aimant
à chaque intersection. Dès que le cercle
fut clos, Eddie entendit de nouveau le
bourdonnement, aussi fort que dans un
haut-parleur poussé à fond. Il vit Jake
porter les mains à ses oreilles, et les
traits de Roland se tordre en une brève
grimace.
Eddie jeta un œil en direction de la
porte et se rendit compte qu’elle avait
perdu cet air poussiéreux et dérisoire.
Les hiéroglyphes ressortaient de
nouveau très nettement, épelant quelque
vieux terme oublié qui signifiait
DÉROBÉE. Le bouton de cristal étincelait,
ourlant de lumière blanche les contours
de la rose gravée en son centre.
Pourrais-je l’ouvrir maintenant ?
se demanda Eddie. L’ouvrir et entrer ?
Il se dit que non. Pas encore, du moins.
Mais il se sentait nettement plus
optimiste sur ce plan-là qu’il ne l’avait
été cinq minutes auparavant.
Soudain, les voix souterraines
revinrent à la vie, mais en une
cacophonie
assourdissante.
Eddie
distingua celle de Benny Slightman le
Jeune, hurlant le mot Dogan, il entendit
sa propre mère lui crier que maintenant,
pour couronner son long entraînement de
perdant, il avait même fini par perdre
jusqu’à sa femme, il y eut aussi cet
homme (sans doute Elmer Chambers)
disant à Jake qu’il avait perdu la tête,
qu’il était devenu fou, qu’il faisait son
Monsieur Lunatique[1]. D’autres voix
se joignirent à celles-là, puis d’autres, et
d’autres encore.
Henchick adressa un signe de tête
brusque à ses compères. Ils se lâchèrent
les mains. Au même moment, les voix
venues d’en dessous s’interrompirent au
beau milieu de leur babillage. Et Eddie
ne fut pas surpris de constater que la
porte recouvrait instantanément son air
anonyme et anodin – comme n’importe
quelle porte devant laquelle on passe
dans la rue, sans même y prêter
attention.
— Mais qu’est-ce que c’était que
ça, au nom du ciel ? demanda Callahan
en désignant les ténèbres d’un
mouvement de la tête. Ce n’était pas
comme ça, avant.
— D’après moi, la grotte est
devenue folle, à cause de la secousse, ou
bien de la disparition de la magie du
cristal, répondit Henchick avec le plus
grand calme. Ça n’a rien à voir avec
notre affaire, de toute façon. Notre
affaire, c’est cette porte.
Il jeta un œil en direction du sac de
Callahan.
— Vous avez voyagé, autrefois.
— En effet, oui.
Les dents d’Henchick firent de
nouveau une brève apparition. Eddie en
conclut que, d’une certaine manière, ce
vieux salaud aimait ça.
— Si on en juge par votre gunna,
sai Callahan, vous n’avez plus le coup
de main.
— Je dois avoir du mal à croire
qu’on va réellement quelque part,
répondit Callahan avec un sourire qui,
comparé à celui d’Henchick, était bien
pâle. Et j’ai pris de l’âge.
Ce à quoi Henchick répondit par un
bruit grossier – fah !, ou quelque chose
du genre.
— Henchick, intervint Roland, estce que vous savez ce qui a provoqué la
secousse de ce matin ?
Le vieil homme tourna vers lui ses
yeux d’un bleu passé mais toujours vif.
Il hocha la tête. À l’entrée de la grotte, à
l’extérieur, alignés le long du sentier en
pente, environ trois douzaines de Manni
attendaient patiemment.
— Un Rayon qui a lâché, c’est ce
que nous pensons.
— C’est aussi mon avis, confirma
Roland. Notre tâche devient de plus en
plus désespérée. J’aimerais qu’on arrête
les politesses, s’il vous sied. Palabrons
comme il le faut, et collons-nous au
travail.
Henchick lança à Roland un regard
aussi froid qu’à Eddie, mais Roland ne
cilla pas. Henchick fronça les sourcils,
puis se détendit.
— Si fait, acquiesça-t-il. Comme tu
voudras, Roland. Tu nous as rendu un
fier service, à tous, Manni aussi bien
qu’oublieux, et nous souhaitons à présent
te rendre la pareille de notre mieux. La
magie est toujours là, et bien là. Il
suffira d’une étincelle. Cette étincelle,
nous pouvons la produire, si fait, c’est
simple comme commala. Ce que tu veux,
tu l’obtiendras peut-être. D’un autre
côté, il se peut aussi que nous nous
retrouvions tous dans la clairière au bout
du sentier. Ou bien dans les ténèbres.
Comprends-tu ?
Roland acquiesça.
— Et veux-tu aller de l’avant ?
Pendant un instant, Roland se tint là,
tête baissée, la main posée sur la crosse
de son pistolet. Lorsqu’il releva les
yeux, il souriait de son véritable sourire.
Un beau sourire, fatigué, désespéré et
dangereux. Et de la main gauche il
décrivit ce double moulinet qui voulait
dire : Allons-y.
CINQ
On posa les cercs à terre – avec
précaution, car le sentier qui menait à ce
que les Manni appelaient le Kra
Kammen était étroit – pour en sortir le
contenu. Des doigts aux ongles longs
(les Manni n’étaient autorisés à se
couper les ongles qu’une fois par an) se
mirent à tapoter les aimants, produisant
un bourdonnement strident qui donna à
Jake l’impression qu’on lui débitait le
cerveau au couteau. Cela lui rappela le
carillon du vaadasch, et il se dit qu’il
n’y avait là rien de surprenant, car ce
carillon était le kammen.
— Qu’est-ce que ça veut dire, Kra
Kammen ? demanda-t-il à Cantab. La
Maison des Cloches ?
— La Maison des Fantômes,
répondit ce dernier sans lever les yeux
de la chaîne qu’il déroulait. Laisse-moi
tranquille, Jake. C’est délicat, ce que
j’ai à faire.
Jake ne voyait pas en quoi, mais il
s’exécuta. Roland, Eddie et Callahan se
tenaient juste à l’entrée de la grotte. Jake
les y rejoignit. Pendant ce temps,
Henchick avait placé les autres membres
du groupe en demi-cercle à l’arrière de
la porte. L’avant, avec ses hiéroglyphes
gravés et son bouton en cristal,
demeurait sans surveillance, du moins
pour l’instant.
Le vieil homme se rendit à l’entrée
de la grotte, échangea brièvement
quelques mots avec Cantab, puis fit
signe à la chaîne de Manni qui
attendaient sur le chemin de remonter.
Lorsque l’homme de tête atteignit
l’entrée de la grotte, Henchick lui dit de
s’arrêter et rejoignit Roland. Il
s’agenouilla et, d’un geste, invita le
Pistolero à faire de même.
Le sol de la grotte était tapissé de
poussière. Elle provenait en partie des
rochers, mais il s’agissait surtout de
poudre d’os, issue de squelettes de
petits animaux assez inconscients pour
s’être aventurés ici. À l’aide de son
ongle, Henchick dessina sur le sol un
rectangle, ouvert au fond, puis un demicercle qui l’entourait.
— La porte, commenta-t-il. Et les
hommes de mon kra. Tu intuites ?
Roland fit oui de la tête.
— Vous et vos amis, vous fermerez
le cercle, dit-il en achevant le dessin.
— Le garçon est fort, avec le
shining, ajouta Henchick en jetant un
regard si soudain en direction de Jake
que ce dernier sursauta.
— Oui.
— Alors nous le positionnerons
directement en face de la porte, mais
assez loin pour que, si jamais elle
s’ouvre violemment – ce qui est
probable –, elle ne le décapite pas au
passage. Pourras-tu tenir, mon garçon ?
— Oui, à moins que Roland et vous
ne pensiez autrement, répondit Jake.
— Tu ressentiras quelque chose, à
l’intérieur de ta tête – comme si on
t’aspirait la cervelle. Ce ne sera pas
agréable – il marqua un temps d’arrêt –
vous voulez ouvrir la porte deux fois ?
— Oui, répondit Roland. Duox.
Eddie savait que la seconde fois, ce
serait pour Calvin Tower, et il avait
perdu tout intérêt pour le propriétaire de
la librairie. L’homme avait du courage,
c’est vrai. Eddie était prêt à le croire,
mais il savait qu’il était aussi intéressé,
borné et uniquement préoccupé de ses
propres affaires : le parfait NewYorkais du XXe siècle, pour résumer.
Mais la dernière personne à avoir passé
cette porte était Suze et à la seconde où
elle s’ouvrirait, il avait bien l’intention
de se précipiter. Si elle se rouvrait
ensuite sur la petite ville du Maine où
Calvin Tower et son ami, Aaron
Deepneau, étaient allés se terrer,
splendide ! S’ils devaient tous atterrir
là-bas, à essayer de protéger Tower et
d’acquérir certain terrain vague et
certaine rose sauvage, magnifique ! La
priorité d’Eddie, c’était Susannah. Tout
le reste était secondaire.
Même cette tour.
SIX
— Qui veux-tu envoyer en premier,
quand la porte s’ouvrira ? demanda
Henchick.
Roland étudia la question, caressant
distraitement de la main la bibliothèque
que Calvin Tower avait insisté pour
faire passer de leur côté. Le coffre
contenant ce livre qui avait tellement
bouleversé le Père. Il n’avait pas très
envie d’envoyer Eddie – déjà assez
impulsif au naturel, mais à présent
totalement aveuglé par l’amour et
l’inquiétude – aux trousses de sa femme.
Mais Eddie lui obéirait-il, si Roland
l’envoyait vers Tower et Deepneau ?
Roland pensait que non. Ce qui voulait
dire que…
— Pistolero ? intervint Henchick.
— À la première ouverture de la
porte, on se précipitera, Eddie et moi.
La porte se refermera d’elle-même ?
— Aucun doute là-dessus, répondit
Henchick. Il va falloir faire aussi vite
que la langue fourchue du diable, ou
vous pourriez bien vous faire couper en
deux, une moitié ici, sur le sol de cette
grotte, et le reste là où se trouve la
femme à peau brune, où que ce soit.
— Nous ferons le plus vite possible,
croyez-moi, confirma Roland.
— Si fait, ça vaudrait mieux, fit
Henchick, découvrant une fois de plus
ses dents.
C’était là un sourire
(Qu’est-ce qu’il ne dit pas ?
Quelque chose qu’il sait, ou qu’il croit
seulement savoir ?)
auquel Roland aurait l’occasion de
repenser, d’ici peu de temps.
— Je laisserais les armes ici, à
votre place, suggéra Henchick. Vous
pourriez les perdre, en essayant de les
faire passer.
— Je vais essayer de garder la
mienne, fit Jake. Elle vient de l’autre
côté, alors ça devrait aller. Et sinon, je
m’en trouverai une. D’une manière ou
d’une autre.
— Je pense que la mienne passera
aussi, renchérit Roland.
Il y avait longuement réfléchi, et il
avait décidé de garder ses gros
revolvers. Henchick haussa les épaules,
l’air de dire : Comme vous voudrez.
— Et pour Ote, Jake ? demanda
Eddie.
Jake écarquilla les yeux et sa
mâchoire s’affaissa. Roland comprit que
Jake n’avait pas songé à son ami le
bafouilleux. Le Pistolero fut surpris de
constater (et ce n’était pas la première
fois) avec quelle facilité on oubliait
cette vérité incontournable, concernant
John « Jake » Chambers : ce n’était
qu’un gosse.
— Quand on est allé vaadasch, Ote
– commença Jake.
— C’est pas pareil, trésor, répliqua
Eddie, et en entendant l’expression
tendre de Susannah dans sa propre
bouche, il eut un pincement au cœur.
Pour la première fois, il dut bien
s’avouer qu’il ne la reverrait peut-être
jamais, tout comme Jake ne reverrait
peut-être jamais Ote, une fois qu’ils
auraient quitté cette grotte puante.
— Mais… objecta Jake, et Ote lança
un petit aboiement de reproche, car le
garçon le serrait trop fort.
— Nous allons te le garder, Jake, dit
Cantab d’une voix douce. Nous allons
bien le garder, je dis vrai. Il y aura du
monde pour monter la garde ici, jusqu’à
ce que tu reviennes chercher ton ami et
le reste de tes affaires.
Si tu reviens un jour était le sousentendu, qu’il fut trop gentil pour
préciser. Roland put néanmoins le lire
dans ses yeux.
— Roland, tu es sûr que je ne peux
pas… qu’il ne peut pas… non. Je vois.
Pas de vaadasch cette fois-ci. OK. Non.
Jake plongea la main dans la poche
avant de son poncho et en extirpa Ote,
puis le déposa sur le sol poussiéreux de
la grotte. Il se baissa et appuya les mains
juste au-dessus de ses genoux. Ote leva
les yeux vers lui, étirant le cou de sorte
que leurs têtes se touchaient presque. Et
c’est alors que Roland fut témoin de
quelque chose d’extraordinaire : non pas
des larmes dans les yeux de Jake, mais
de celles qui remplissaient doucement
ceux d’Ote. Un bafou-bafouilleux qui
pleurait. C’était le genre d’histoire
qu’on aurait pu entendre dans un saloon,
quand la nuit était bien avancée et bien
arrosée – le bafouilleux fidèle qui
pleure le départ de son maître. On ne les
croyait jamais, ces histoires-là, mais ça
ne se disait pas, si on voulait éviter la
bagarre (voire parfois la fusillade). Et
pourtant c’était là, sous ses yeux, et
Roland sentit les larmes monter, lui
aussi. Est-ce que ce n’était encore là que
du mimétisme de bafouilleux, ou bien
Ote comprenait-il vraiment ce qui se
passait ? Roland espéra qu’il s’agissait
du premier cas, de tout son cœur.
— Ote, il va falloir que tu restes un
moment avec Cantab. Tout ira bien.
C’est un copain.
— Tab ! répéta le bafouilleux.
Des larmes dévalèrent son museau et
vinrent assombrir la poussière devant
ses pattes, en taches grosses comme des
pièces de monnaie. Roland trouva les
larmes de la créature horribles, pires
même que des larmes d’enfant.
— Ake ! Ake !
— Non, je suis obligé de te laisser,
dit Jake en s’essuyant les joues avec
l’intérieur du poignet. Il se dessina des
traînées terreuses jusqu’aux tempes.
— Non ! Ake !
— Il le faut. Tu restes avec Cantab.
Je reviendrai te chercher, Ote – sauf si
je suis mort, je reviendrai te chercher.
Il serra Ote dans ses bras, et se
releva.
— Va voir Cantab. C’est lui, dit Jake
en le désignant du doigt. Vas-y,
maintenant, tu m’ennuies.
— Ake ! Tab !
Impossible de ne pas entendre la
tristesse dans sa voix. Pendant quelques
secondes, Ote ne bougea pas. Puis,
toujours en larmes – ou imitant les
larmes de Jake, ce que Roland espérait
toujours –, le bafouilleux se retourna,
rejoignit Cantab en trottinant et s’assit
entre les bottillonnes poussiéreuses du
jeune homme.
Eddie entreprit de passer le bras
autour des épaules de Jake. Mais ce
dernier se dégagea vivement et s’éloigna
de lui. Eddie eut l’air déconcerté.
Roland garda son expression de
Surveille-Moi, mais intérieurement il
était animé d’une joie intense et
farouche. Pas encore treize ans, pour
sûr, mais déjà tout ce qu’il fallait de
tripes.
Il était temps de partir.
— Henchick ?
— Si fait. Veux-tu dire quelques
paroles de prière, auparavant, Roland ?
Au Dieu auquel tu rends grâce, quel
qu’il soit ?
— Je ne rends grâce à aucun dieu,
répondit Roland. Je sers la Tour, et je ne
veux pas prier pour ça.
Plusieurs des amigos d’Henchick
prirent un air choqué, mais le vieil
homme lui-même se contenta de hocher
la tête, comme s’il n’en attendait pas
plus. Il jeta un regard en direction de
Callahan.
— Père ?
— Dieu, Ta main, Ta volonté, fit
Callahan en dessinant une croix dans
l’air, puis, adressant un signe de tête à
Henchick : Si on doit y aller, allons-y.
Henchick s’avança d’un pas, toucha
le bouton de cristal de la Porte Dérobée,
puis regarda Roland. Ses yeux
scintillaient.
— Pour la dernière fois, entendsmoi, Roland de Gilead.
— Je vous entends fort bien.
— Je suis Henchick, du Kra Manni
du Sentier Rouge-a-Sturgis. Nous
sommes des porte-vues et des voyageurs
lointains. Nous naviguons sur le vent du
ka. Veux-tu toi aussi naviguer sur ce
vent ? Toi et les tiens ?
— Si fait, où qu’il nous porte.
Henchick fit glisser la chaîne du
pendule de Branni sur le dos de sa main
et Roland sentit immédiatement un
souffle d’énergie envahir la grotte. Pas
très fort encore, mais gagnant en
puissance. S’épanouissant, comme une
rose.
— Combien d’appels voulez-vous
faire ?
— Deux, répondit Roland. Duox,
comme on dit dans la Voie d’Eld.
— Deux ou duox, cela revient au
même, fit Henchick. Commala-un-deux
(il éleva la voix). Venez, Manni !
Comme à commala, joignez votre force à
ma force ! Venez et tenez votre
promesse ! Venez honorer votre dette à
ces pistoleros ! Aidez-moi à les remettre
sur leur chemin ! Maintenant !
SEPT
Avant même que l’un d’eux ait eu le
temps de se dire que le ka venait de
modifier leurs plans, le ka avait fait agir
sa volonté sur eux. Mais il leur apparut
tout d’abord qu’il ne s’était rien passé.
Les Manni qu’Henchick avait
choisis comme émissaires – six anciens,
plus Cantab – formaient le demi-cercle
passant derrière la porte et sur les côtés.
Eddie prit la main de Cantab et entrelaça
ses doigts dans ceux du Manni. L’un des
aimants en forme de coquillage venait
s’intercaler entre leurs paumes. Eddie le
sentait vibrer, comme s’il était vivant. Il
devait l’être, d’ailleurs. Callahan lui
agrippa l’autre main et la serra
fermement.
De l’autre côté de la porte, Roland
prit la main d’Henchick, glissant la
chaîne du pendule de Branni entre ses
doigts. À présent, le cercle était
complet, hormis juste devant la porte, où
il restait un vide. Jake inspira
profondément, balaya la grotte du
regard, vit qu’Ote s’était assis contre le
mur à trois mètres environ derrière
Cantab, et il hocha la tête.
Ote, reste là, je reviendrai, envoyat-il en pensée, avant de prendre sa place
dans le cercle. Il saisit la main droite de
Callahan, hésita, puis prit la main
gauche de Roland.
Le
bourdonnement
réapparut
instantanément. Le pendule de Branni se
mit en mouvement, décrivant cette fois
non pas des arcs, mais de petits cercles
resserrés. La porte s’illumina et parut
plus là – Jake le constata de ses propres
yeux. Les lignes et les cercles des
hiéroglyphes dessinant le mot DÉROBÉE
se firent plus lumineux. La rose gravée
dans le bouton se mit à rougeoyer.
Cependant, la porte resta close.
(Concentre-toi, mon garçon !)
C’était
la
voix
d’Henchick,
résonnant dans sa tête avec une telle
puissance qu’elle semblait presque
tambouriner sur son cerveau à coups de
poing. Il baissa la tête et fixa le bouton
de la porte. Il vit la rose. Il la vit très
clairement. Il l’imagina en train de
pivoter, en même temps que le bouton
tournait. Il n’y a pas si longtemps, il était
obsédé par les portes et par l’autre
monde
(l’Entre-Deux-Mondes)
qu’il savait devoir trouver derrière
l’une d’entre elles. Il avait le sentiment
de revenir en arrière. Il se représenta
toutes les portes qu’il avait connues
dans sa vie – portes de chambre de salle
de bain de cuisine de toilettes trappes de
bowling portes de vestiaire de cinéma
de théâtre de restaurant portes avec
panneaux INTERDICTION D’ENTRER portes
RÉSERVÉ AU PERSONNEL portes de frigo,
oui, même celles-là – et alors il les vit
toutes s’ouvrir en même temps.
Ouvre-toi ! pensa-t-il très fort, en
dirigeant cette pensée vers la porte, se
sentant bêtement comme le prince arabe
dans un vieux conte. Sésame, ouvre-toi !
Ouvre-toi, te dis-je !
Sous terre, dans les entrailles de la
grotte, les voix se remirent une fois de
plus à babiller. Puis, dans une montée de
cris et un souffle gigantesque, comme un
bruit de chute. Le sol de la grotte se mit
à trembler, comme dans un nouveau
tremblement de Rayon. Jake n’y prêta
pas attention. L’énergie de vie
emplissant la grotte était à présent d’une
puissance considérable – il la sentait qui
lui picotait la peau, qui faisait vibrer ses
orbites et sa cloison nasale, qui lui
dressait les cheveux sur la tête – mais la
porte demeura close. Il pesa plus
fermement sur la main de Roland et du
Père, se concentrant sur les portes de
pompiers, les portes de commissariat, la
porte du Bureau du Proviseur à Piper, et
même sur ce livre de science-fiction
qu’il avait lu autrefois, et qui s’intitulait
Une Porte sur l’été. L’odeur de la grotte
– la moisissure, les ossements, des
courants d’air fugitifs – lui parut soudain
très prégnante. Il ressentit une violente
montée d’assurance, une sensation
éclatante – Maintenant, ça va se passer
maintenant, je le sais –, pourtant la
porte demeura close. Et à présent, il
sentait autre chose. Non plus l’odeur de
la grotte, mais l’arôme légèrement
métallique de sa propre sueur, lui
dégoulinant sur le visage.
— Henchick, ça ne marche pas, je
crois que je ne…
— Nenni, pas encore – et ne crois
surtout pas que ça ne doive venir que de
toi, mon jeune goujat. Cherche à
ressentir quelque chose, entre toi et la
porte… comme un hameçon… ou un
crochet…
Tout en parlant, Henchick fit signe
de la tête au premier Manni de la ligne
de renforts.
— Hedron, approche. Thonnie,
prends Hedron par les épaules. Lewis,
fais de même avec Thonnie. Et ainsi de
suite ! Allez !
La file remonta vers la grotte. Ote
eut un aboiement dubitatif.
— Sens, mon garçon ! Va chercher
ce hameçon ! C’est entre toi et cette
porte ! Sens-le !
Jake tendit tout son esprit en avant,
et son imagination bondit tout à coup
avec une vivacité et une puissance
terrifiantes, au-delà des rêves même les
plus réalistes. Il vit la 5e Avenue, entre
la 48e et la 6e (« le périmètre dans
lequel ma prime de Noël disparaît tous
les ans en janvier », comme aimait à
grommeler son père). Il vit toutes les
portes, des deux côtés de la rue, s’ouvrir
simultanément à la volée : Fendi !
Tiffany ! Bergdof Goodman ! Cartier !
Les Éditions Doubleday et Compagnie !
Le Sherry Netherland Hôtel ! Il vit un
couloir interminable, avec du lino
marron au sol, et il sut qu’il s’agissait du
Pentagone. Il vit des portes, au moins un
millier de portes, s’ouvrant toutes en
même temps, créant un courant d’air
extraordinaire, un véritable ouragan.
Cependant, cette porte en face de lui,
la seule porte qui comptait, demeura
close.
Ouais, mais…
Elle tremblait dans son cadre. Il
l’entendait parfaitement.
— Vas-y, petit ! lança Eddie, les
dents serrées. Si tu n’arrives pas à
l’ouvrir, fous-moi cette connasse par
terre !
— Aidez-moi ! hurla Jake. Aidezmoi, bon Dieu ! Vous tous !
Dans la grotte, l’énergie sembla
soudain multipliée par deux.
Il sembla à Jake que le
bourdonnement se mettait à vibrer
jusque dans sa boîte crânienne. Il sentait
ses dents claquer. De la sueur lui coula
dans les yeux, lui brouillant la vue. Il vit
deux Henchick adresser un signe de tête
à quelqu’un derrière lui : Hedron. Et
derrière Hedron, Thonnie. Et derrière
Thonnie, tout le reste, toute la file
serpentant jusque sur le sentier, sur
plusieurs mètres.
— Tiens-toi prêt, mon goujat, fit
Henchick.
Jake sentit la main d’Hedron se
glisser derrière sa chemise et lui
attraper la ceinture. Il eut l’impression
qu’on le poussait, plutôt qu’on ne le
tirait vers l’arrière. Dans sa tête,
quelque chose bondit, et l’espace d’une
seconde, il vit toutes les portes de
milliers et de milliers de mondes
s’ouvrir en même temps en coup de vent,
dans un souffle si puissant qu’il aurait pu
éteindre le soleil.
Et soudain il se sentit entravé. Il y
avait quelque chose… quelque chose
juste devant la porte…
L’hameçon ! C’est l’hameçon !
Il se glissa en avant, comme si son
esprit et sa force de vie étaient une sorte
de lasso. Dans le même temps, il sentit
Hedron et les autres le tirer en arrière.
La douleur fut instantanée, énorme,
comme si on le pourfendait en deux. Puis
vint la sensation d’être aspiré. Une
sensation ignoble, comme si quelqu’un
lui arrachait lentement les intestins, en
les déroulant avec soin. Avec toujours,
comme fond sonore dans ses oreilles et
au cœur de son cerveau, ce
bourdonnement infernal.
Il essaya de crier – Non, arrêtez,
lâchez-moi, c’est trop ! – et n’y parvint
pas. Il essaya de hurler et il entendit son
hurlement, mais uniquement à l’intérieur
de son crâne. Mon Dieu, il était piégé.
Pris par l’hameçon, en train de se faire
déchirer en deux.
Pourtant, une créature entendit bel et
bien son hurlement. Ote. Qui, aboyant
comme un fou furieux, se précipita telle
une flèche. Et au même instant, la Porte
Dérobée s’ouvrit violemment, décrivant
un arc de cercle en grinçant, juste sous
le nez de Jake.
— Regardez ! hurla Henchick d’une
voix à la fois terrible et exaltée.
Regardez, la porte s’ouvre ! En-Delàsam kammen ! Can-tah, can-kavar
kammen ! Au-Delà-can-tah !
Les autres réagirent, mais alors Jake
Chambers avait déjà été arraché à la
main de Roland. Il volait, mais pas seul.
Le Père Callahan volait avec lui.
HUIT
Eddie eut juste le temps d’entendre
New York, de sentir New York et de
comprendre ce qui se passait. En un
sens, c’est ce qui rendit les choses
tellement horribles – il fut capable
d’enregistrer que tout allait à l’encontre
de ce qu’il souhaitait, avec une
précision diabolique, mais il fut
incapable de changer quoi que ce soit.
Il vit Jake se faire arracher au cercle
et sentit la main de Callahan glisser dans
la sienne ; il les vit voler jusqu’à la
porte, faire un véritable looping en
tandem, comme un couple de foutus
acrobates. Un truc poilu hurlant comme
un taré fila telle une flèche à côté de sa
tête. Ote, qui fonçait, les oreilles
aplaties et les yeux terrifiés semblant lui
sortir de la tête.
Et ce n’était pas tout. Eddie se vit
lâcher la main de Cantab et se précipiter
vers la porte – vers sa porte, sa ville, et,
quelque part au milieu de tout ça, sa
femme, perdue et enceinte. Il prit
conscience (avec une réelle volupté) de
la main invisible qui le repoussait en
arrière, et de cette voix qui lui parlait,
mais sans former de mots. Ce qu’Eddie
entendait était bien plus terrible que
n’importe quels mots. Que des mots
auxquels on pouvait répondre. Il
s’agissait seulement d’une négation
indistincte, et pour ce qu’Eddie en
savait, elle venait de la Tour Sombre
elle-même.
Jake et Callahan furent projetés
comme des balles d’un revolver :
propulsés dans les ténèbres remplies des
sonorités exotiques des klaxons et des
moteurs. Au loin, mais aussi distincte
que les voix qu’on entend en rêve, Eddie
perçut une voix haletante, précipitée, en
pleine extase, répandant son message à
la cantonade : « Dis Diiieu, mon frère,
c’est cool, dis Diiieu sur la 2e Avenue,
dis Diiieu sur l’Avenue B, dis Diiieu
dans le Bronx, je dis Diiieu, je dis la
bombe de Diiieu, je dis Diiieu ! »
C’était la voix d’un authentique barjot
new-yorkais comme Eddie en avait
connus un certain nombre, et il sentit son
cœur s’ouvrir. Il vit Ote s’engouffrer
dans la porte comme un journal aspiré
derrière une voiture filant à toute
vitesse, puis la porte claqua, si fort et si
rapidement qu’il dut plisser les yeux à
cause du courant d’air, chargé du sable
et de la poussière d’os qui tapissaient le
sol de cette grotte pourrie.
Avant qu’il ait pu hurler sa colère, la
porte s’ouvrit de nouveau. Cette fois-ci,
Eddie se retrouva aveuglé par la lumière
voilée du soleil, résonnant du chant des
oiseaux. Il sentit l’odeur des pins, et
perçut les ratés lointains d’un moteur de
camion, semblait-il. Puis il fut aspiré
par cet éclat vif, dans l’incapacité de
crier que ça avait foiré, que c’était un
vrai bord…
Quelque chose entra en collision
avec sa tempe. L’espace d’un instant, il
eut une conscience aiguë de son passage
d’un monde à l’autre. Puis les coups de
feu. Puis la fusillade.
: Commala-ça-alors
Le vent t’enverra dans le décor.
Il faudra aller là où le vent
t’enverra
Rien d’autre à faire que ça.
SOLISTE
: Commala-un-deux !
Rien d’autre, mon vieux !
Faudra aller là où t’enverra le vent
du ka
Rien d’autre à faire que ça.
CHŒUR
TROISIÈME
COUPLET
TRUDY ET MIA
UN
UN
Jusqu’au 1er juin 1999, Trudy
Damascus avait été le genre de femme
les pieds bien sur terre, affirmant que la
plupart des OVNI étaient en fait des
sondes météo (et les autres étaient
inventés par des petits malins qui
voulaient passer à la télé), que le saint
suaire de Turin était une supercherie
montée par un escroc du XIVe siècle, et
que les revenants – y compris Bob
Marley – n’étaient que les élucubrations
d’esprits malades ou la conséquence
directe d’une indigestion. Elle avait les
pieds sur terre, elle s’en félicitait même,
et elle n’était vraiment pas d’humeur
« spirituelle » en descendant la 2e
Avenue vers son bureau (un cabinet
d’experts-comptables du nom de
Guttenberg, Furth et Patel), avec son sac
en toile et son sac à main sur l’épaule.
L’un des clients du cabinet GFP était une
firme de fabrication de jouets appelée
Jeux d’Enfants et Jeux d’Enfants devait
une coquette somme d’argent à GFP. Le
fait qu’ils aient aussi été au bord de la
banqueroute signifiait que dalle pour
Trudy. Elle voulait ces 69 211,19
dollars et elle avait occupé la majeure
partie de sa pause déjeuner (dans un des
coins à l’écart de chez Dennis, Crêpes et
Gaufres, qui s’appelait Mama ChowChow jusqu’en 1994), à passer en revue
tous les moyens imaginables de les
obtenir. Au cours des deux dernières
années, elle avait fait diverses tentatives
en vue d’ajouter Damascus au trio
Guttenberg, Furth et Patel ; forcer Jeux
d’Enfants à cracher au bassinet serait un
pas de plus – un grand pas – dans cette
direction.
Et ainsi, tandis qu’elle traversait la
46e Rue en direction de l’immense
gratte-ciel en verre fumé qui trônait
maintenant au coin de la 2e Avenue (là
où se tenaient autrefois certaine Épicerie
Artistique et certain terrain vague),
Trudy ne pensait pas aux dieux, aux
esprits ou aux revenants. Elle pensait à
Richard Goldman, l’enfoiré de PDG
d’une certaine compagnie de jouets, et
au moyen de…
Mais c’est alors que la vie de Trudy
bascula. À treize heures dix-neuf, heure
d’été, pour être précis. Elle venait
d’atteindre le bord de la chaussée. Elle
s’apprêtait à monter sur le trottoir.
Quand tout à coup une femme apparut,
là, en face d’elle. Une Afro-Américaine,
les yeux écarquillés. Des Noires, il y en
avait un paquet dans les rues de New
York, et Dieu sait qu’une bonne
proportion se baladait les yeux
écarquillés, mais Trudy n’en avait
jamais vu une débouler comme ça de
nulle part. Et il y avait autre chose, autre
chose d’encore plus incroyable. Dix
secondes auparavant, Trudy Damascus
aurait éclaté de rire et prétendu qu’il ne
pouvait rien exister de plus incroyable
qu’une
femme
se
matérialisant
subitement sous son nez, sur un trottoir
en plein Manhattan, et pourtant si. Si, ça
existait bien.
Et à présent elle comprenait ce
qu’avaient dû ressentir tous ces gens
venus raconter qu’ils avaient vu des
soucoupes volantes (sans parler des
fantômes en panoplie complète, avec
boulet et chaînes), la frustration qui
avait été la leur, en se retrouvant en face
d’irréductibles incrédules tels que… eh
bien, tels que Trudy Damascus à treize
heures dix-huit en cette journée de juin,
celle qui avait dit adieu à un côté de la
46e Rue. Vous pouviez dire aux gens
Vous ne comprenez pas, ÇA S’EST
VRAIMENT
PRODUIT
! ça ne les
impressionnait pas des masses. Eh bien,
elle a dû surgir de derrière l’arrêt de
bus sans que tu la remarques ou bien
Elle devait sortir de l’une de ces
petites boutiques et tu ne l’as pas vue
venir. Vous pouviez bien répondre qu’il
n’y avait pas d’arrêt de bus au coin de la
2e Avenue et de la 46e Rue (sur aucun
des deux trottoirs, d’ailleurs), ça ne
changeait rien. Vous pouviez ajouter
qu’il n’y avait pas de petites boutiques
dans ce coin, pas jusqu’au 2,
Hammarskjöld Plaza, et que ça ne collait
pas non plus. Trudy allait bientôt
découvrir tout ça par elle-même, et tout
ça la rendrait pratiquement folle. Elle
n’avait pas l’habitude d’être considérée
avec à peine plus d’intérêt qu’une chiure
de pigeon.
Pas d’arrêt de bus. Pas de petites
boutiques. Il y avait bien les quelques
marches remontant vers Hammarskjöld
Plaza, où trois ou quatre employés
s’attardaient avec leurs sandwichs, mais
la revenante n’était pas arrivée de là non
plus. C’était un fait : quand Trudy
Damascus avait posé sa tennis gauche
sur le trottoir, la voie était entièrement
libre. Et lorsqu’elle avait fait passer son
poids sur la jambe gauche et s’était
apprêtée à lever le pied droit, une
femme était apparue.
L’espace d’un instant, Trudy vit la 2e
Avenue à travers elle, et aussi ce qui
ressemblait à l’entrée d’une grotte. Puis
la vision disparut et la femme se
solidifia. Ça n’avait pas dû prendre plus
d’une seconde ou deux, d’après
l’estimation de Trudy ; plus tard, elle
devait se rappeler cette expression Pour
un peu, on croirait avoir rêvé, et elle
regretterait de n’avoir pas rêvé. Parce
qu’il n’y avait pas que cette
matérialisation.
Les jambes de cette femme se mirent
soudain à pousser, sous les yeux de
Trudy Damascus.
Eh oui, des jambes.
Trudy n’avait aucun problème de
perception, et plus tard elle dirait aux
gens (mais les gens avaient de moins en
moins envie de l’écouter) que chaque
détail de cette rencontre furtive s’était
imprimé dans sa mémoire comme un
tatouage. L’apparition mesurait un peu
plus d’un mètre vingt. Ça faisait un peu
courtaud, pour une femme normale, c’est
sûr, mais pas pour une qui s’arrêtait au
niveau des genoux.
L’apparition portait une chemise
blanche, éclaboussée soit de peinture
marron, soit de sang séché, par-dessus
un jean. Le jean était bien rempli,
notamment à hauteur des cuisses, là où il
contenait des jambes, mais au-dessous
du genou, il pendait sur le trottoir
comme une mue de serpent, d’un bleu
étrange. Et puis, soudain, il s’était
rempli. Rempli, le mot lui-même
semblait dément, pourtant Trudy l’avait
vu de ses yeux. Au même moment, la
femme s’était relevée, passant de son
mètre-vingt-sans-mollets à un bon mètresoixante-dix-avec-tout-l’équipement.
C’était comme regarder une série
d’effets spéciaux dans un film, sauf que
ce n’était pas un film, c’était la vraie vie
de Trudy.
Sur l’épaule gauche, l’apparition
portait une pochette doublée de tissu, qui
paraissait faite d’osier. On aurait dit
qu’il y avait des assiettes ou des plats à
l’intérieur. De sa main droite, elle
serrait fermement un sac rouge délavé,
fermé par une cordelette. Au fond, on
distinguait une forme avec des coins, qui
se balançait d’avant en arrière. Trudy ne
parvint pas à déchiffrer toute
l’inscription sur le sac, mais crut voir
les mots ENTRE-DEUX-QUILLES.
Puis la femme attrapa Trudy par le
bras.
— Qu’est-ce que vous avez dans ce
sac ? demanda-t-elle. Vous avez des
chaussures ?
Trudy ne put s’empêcher de baisser
les yeux vers les pieds de la femme
noire, et alors elle vit une autre chose
extraordinaire : cette femme afroaméricaine avait les pieds blancs. Aussi
blancs que ceux de Trudy.
Trudy avait déjà entendu parler de
gens qui étaient restés sans voix. Voilà
que maintenant ça lui arrivait à elle. Elle
avait la langue collée au palais, et elle
ne voulait plus redescendre. Ses yeux
marchaient très bien, néanmoins. Elle
voyait tout. Les pieds blancs. Des
gouttelettes aussi sur le visage de la
femme noire, sans doute du sang séché.
L’odeur de sueur, comme si se
matérialiser sur la 2e Avenue s’était fait
au prix d’efforts éreintants.
— Si vous avez des chaussures, ma
p’tite dame, je vous conseille de me les
donner. Je n’ai aucune envie de vous
tuer, mais je dois aller trouver des gens
pour m’aider, avec mon p’tit gars, et je
ne peux pas y aller pieds nus.
Pas un chat, sur cette petite portion
de la 2e Avenue. Quelques badauds assis
sur les marches du 2, Hammarskjöld
Plaza, dont deux ou trois regardaient
ouvertement Trudy et la femme noire
(enfin, la femme presque noire), mais
sans grand intérêt, et sans inquiétude.
Mais bon sang, qu’est-ce qu’il leur
prenait ? Ils étaient aveugles, ou quoi ?
Eh bien, pour commencer, ce n’est
pas eux qu’elle tient par le bras. Et
ensuite, ce n’est pas eux qu’elle menace
de massac…
Elle sentit qu’on lui arrachait son
sac Borders en toile contenant ses
chaussures de travail (des escarpins à
talons plats). La femme noire jeta un œil
dedans, puis regarda de nouveau Trudy.
— C’est quelle pointure ?
La langue de Trudy finit par se
décoller de son palais, mais ça ne
changea pas grand-chose : elle tomba
raide morte au fond, à la place.
— On s’en fout, Susannah dit qu’t’as
l’ai’de fai’e du 38. Ça fe’a l’af…
Le visage de l’apparition eut
soudain l’air de miroiter. Elle leva la
main – en une large boucle souple, avec
le poignet souple lui aussi, comme si la
femme elle-même ne maîtrisait pas
vraiment le mouvement – et vint lui
frapper le front, juste entre les yeux. Et
soudain son expression changea. Trudy
avait le câble, et la chaîne Comédie
faisait partie de son bouquet, aussi
avait-elle déjà vu des imitateurs changer
subitement de visage, de la même façon.
Lorsque la femme noire reprit la
parole, sa voix aussi avait changé.
C’était maintenant celle d’une femme
instruite. Et (Trudy l’aurait juré) d’une
femme affolée, aussi.
— Aidez-moi, dit-elle. Je m’appelle
Susannah Dean et je… je… oh non… ô
mon Dieu…
Cette fois-ci, c’était la douleur qui
lui tordait les traits, et elle s’attrapa le
ventre à pleines mains. Elle baissa les
yeux. Lorsqu’elle les releva, la première
personnalité avait réapparu, la femme
qui parlait de tuer pour une paire de
chaussures. Pieds nus, elle fit un pas en
arrière, tenant toujours le sac contenant
les jolies ballerines Ferragamo de Trudy
et son New York Times.
— Ô mon Dieu, dit-elle. Oh que ça
fait mal ! M’man ! Arrête ça. Je ne peux
pas encore venir, pas là, en plein milieu
de la rue, arrête ça un petit moment.
Trudy essaya de lever la voix,
d’appeler un flic au secours. Mais il ne
sortit rien d’autre qu’un vague petit
soupir.
L’apparition lui braqua son doigt
sous le nez.
— Tu ferais mieux de décamper surle-champ. Et si tu essaies d’appeler un
policier ou de soulever un détachement,
je te retrouverai, et je t’arracherai les
seins.
Elle s’empara d’un des plats qu’elle
portait dans sa sacoche en osier. Trudy
s’aperçut que le bord incurvé du plat
était en métal, aussi aiguisé qu’un
couteau de boucherie, et se rendit
compte qu’elle luttait pour ne pas
mouiller son pantalon.
Je te retrouverai, et je t’arracherai
les seins, ajouté à ce genre de matériel,
voilà qui faisait son petit effet. Zip-zap,
et une mastectomie instantanée, une. Ô
juste ciel.
— Bonne journée à vous, madame,
s’entendit prononcer Trudy.
On aurait dit un patient en train
d’essayer de dire quelque chose au
dentiste, avant que l’effet de la
novocaïne ne se dissipe.
— Profitez bien de ces chaussures,
portez-vous bien.
Non pas que l’apparition eût l’air de
tellement bien se porter. Pas même avec
ses nouvelles jambes et ses pieds tout
blancs.
Trudy reprit son chemin. Elle
descendit la 2e Avenue. Elle tenta de se
convaincre (sans aucun succès) qu’elle
n’avait pas vu cette femme débouler de
nulle part en face du 2, Hammarskjöld
Plaza, cet immeuble que les employés du
coin appelaient pour rire la Tour Noire.
Elle tenta de se dire (sans plus de
succès) que c’était le prix à payer quand
on mangeait trop de rôti et de frites. Elle
aurait dû s’en tenir à son régime
habituel, gaufre et œuf à cheval, c’est
pour ça qu’on allait chez Dennis, crêpes
et gaufres, pas pour se faire un bœuf rôti
et des frites, et pour s’en convaincre, il
suffisait de regarder ce qui venait de lui
arriver, à elle. Elle voyait des
apparitions afro-américaines, et…
Et son sac ! Son sac en toile
Borders ! Elle avait dû le laisser
tomber !
Pas si bête. Elle s’attendait depuis
tout à l’heure à ce que la femme lui
coure après, hurlant comme un chasseur
de têtes tout droit sorti des jungles
profondes de Papouasie. Elle avait dans
le dos comme des pourmillements et des
ficotements (elle savait que l’expression
était des fourmillements et des
picotements, pourtant ça lui paraissait
mieux dans ce sens-là, plus froid, plus
impersonnel), là où le plat de cette folle
viendrait entailler sa chair, pour qu’elle
puisse lui sucer le sang et lui dévorer un
rein, avant de venir se planter, encore
tout vibrant, dans les confins crayeux de
sa colonne vertébrale. Elle l’entendrait
venir, elle en était certaine sans savoir
comment, ça ferait un sifflement, comme
une toupie pour les gosses, avant de
venir se ficher dans son corps et que du
sang chaud lui gicle sur les fesses et
l’arrière des cuisses…
Et alors elle cessa de lutter. Sa
vessie se relâcha, l’urine jaillit, et
l’avant de son pantalon (un pantalon de
tailleur Norma Kamali absolument
ruineux) se décora soudain d’une triste
auréole, plus sombre. Ce n’est qu’au
croisement de la 2e Avenue et de la 45e
Rue que Trudy – qui ne redeviendrait
plus jamais la femme avec les pieds
bien sur terre qu’elle avait cru être – se
sentit enfin capable de s’arrêter, et de se
retourner. Elle n’avait plus tellement de
pourmillements et de ficotements. Juste
cette chaleur à l’entrejambe.
Et la femme, la folle apparition,
avait disparu.
DEUX
Trudy gardait quelques vêtements de
sport – des T-shirts et un ou deux vieux
jeans – dans le placard de son bureau.
Lorsqu’elle fut de retour chez
Guttenberg, Furth et Patel, sa première
priorité fut de se changer. La seconde,
d’appeler la police. C’est l’agent Paul
Antassi qui prit son appel.
— Je m’appelle Trudy Damascus, et
je viens de me faire agresser sur la 2e
Avenue.
À l’autre bout du fil, l’agent Antassi
se montra très compréhensif et Trudy se
prit à imaginer une sorte de George
Clooney italien. Ce qui se tenait, si on
considérait le nom du policier, et les
yeux et la chevelure sombres de
Clooney. Antassi ne ressemblait pas le
moins du monde à Clooney, mais bon, il
ne fallait pas s’attendre à des miracles et
à des stars de cinéma, on était dans la
vie réelle. Encore que… après ce qui
venait de lui arriver au coin de la 2e et
de la 46e à treize heures dix-neuf, heure
d’été…
L’agent Antassi vint vers trois heures
et demie, et elle se retrouva à lui
raconter tout ce qui lui était arrivé, dans
les moindres détails, même la partie
concernant les pourmillements et les
ficotements, et cette certitude étrange
que cette femme allait lui balancer son
plat dans le dos…
— Un plat avec un bord aiguisé,
vous dites ? demanda Antassi, tout en
griffonnant des notes sur son carnet. Et
lorsqu’elle répondit que oui, il hocha la
tête avec compassion.
Ce hochement de tête eut pour elle
quelque chose de bizarrement familier,
mais à ce moment-là elle était trop
impliquée dans son histoire pour creuser
un peu plus loin. Plus tard, néanmoins,
elle se demanderait comment elle avait
pu être aussi naïve. C’était ce même
hochement de tête compréhensif qu’elle
avait vu dans les films où une pauvre
fille pète un plomb, de Une vie volée,
avec Winona Ryder, jusqu’à La Fosse
aux serpents, avec Olivia de Havilland.
Mais à cet instant, elle était bien
trop occupée. Trop occupée à raconter à
l’agent Antassi comment le jean de
l’apparition pendait sur le trottoir, en
dessous du genou. Et quand elle eut
terminé, c’est là qu’elle entendit pour la
première fois l’hypothèse de la femme
noire déboulant de derrière un abribus.
Et aussi – trop bonne, celle-là –
l’hypothèse de la femme noire sortant
d’une de ces petites boutiques, il y en
avait des milliards dans ce coin-là.
Quant à Trudy, elle put inaugurer son
petit laïus selon lequel il n’y avait pas
d’arrêts de bus dans ce secteur, pas dans
cette partie de la 46e Rue, ni de l’autre
côté, d’ailleurs. Et aussi le laïus selon
lequel toutes les petites boutiques
avaient migré dans le centre depuis que
le 2, Hammarskjöld Plaza avait poussé,
et ça devait devenir un de ses petits
numéros les plus rodés, elle finirait sans
doute avec un sketch sur une foutue radio
locale un de ces jours.
Pour la première fois, on lui
demanda ce qu’elle avait pris pour le
déjeuner avant de voir apparaître cette
femme, et pour la première fois elle
comprit qu’il s’agissait d’une version
XXe
siècle du repas d’Ebenezer
Scrooge[2] avant l’apparition de son
vieux (et défunt) associé : des pommes
de terre et du rosbif. Sans parler d’une
bonne dose de moutarde.
Elle ne pensa même pas à demander
à l’agent Antassi si ça le tenterait de
venir dîner un de ces soirs avec elle.
En fait, elle le mit carrément à la
porte de son bureau.
Quelques minutes plus tard, Mitch
Guttenberg
passa
la
tête
par
l’embrasure.
— Ils pensent pouvoir retrouver
votre sac, Tru…
— Allez au diable, dit Trudy sans
lever la tête. Sur-le-champ.
Guttenberg remarqua son teint blême
et ses dents serrées.
Et il ressortit sans dire un mot.
TROIS
Trudy quitta le bureau à cinq heures
moins le quart, ce qui pour elle était tôt.
À pied, elle retourna au coin de la 2e et
de la 46e, et malgré les pourmillements
et les ficotements qui lui remontaient le
long des jambes et dans l’estomac à
mesure qu’elle se rapprochait de
Hammarskjöld Plaza, elle n’hésita pas
une seconde. Elle se tint debout au
croisement, ignorant aussi bien le signal
« PASSEZ PIÉTONS » blanc que le
« ATTENDEZ PIÉTONS » rouge. Elle
décrivit des petits cercles sur le trottoir,
sans remarquer les passants qui la
croisaient sur la 2e Avenue, sans un
regard pour elle non plus.
— C’est ici, pile ici. Je le sais. Elle
m’a demandé ma pointure, et avant que
j’aie pu répondre – parce que j’aurais
répondu, je lui aurais dit la couleur de
mes sous-vêtements si elle avait voulu,
j’étais en état de choc –, avant que j’aie
pu répondre, elle a dit…
On s’en fout, Susannah dit qu’t’as
l’ai’de fai’e du 38. Ça fe’a l’affai’e.
Eh bien, non, elle n’avait pas
complètement terminé sa phrase, mais
Trudy était certaine que c’était ce
qu’elle allait dire. Et c’est à ce momentlà que son visage avait changé. Comme
celui d’un comique qui s’apprête à
imiter Bill Clinton, ou Michael Jackson,
ou peut-être même George Clooney. Et
elle avait demandé de l’aide. Demandé
de l’aide et dit son nom… c’était
comment, déjà ?
— Susannah Dean, fit Trudy. Voilà
comment elle s’appelait. J’ai oublié de
le dire à l’agent Antassi.
Ouais, eh bien, il pouvait aller se
faire foutre, l’agent Antassi. L’agent
Antassi avec ses arrêts de bus et ses
petites boutiques, qu’il aille se faire
foutre.
Cette femme – Susannah Dean,
Whoopi Goldberg, Coretta Scott King,
quel que soit son nom – se croyait
enceinte. Se croyait en plein travail.
Est-ce qu’elle t’a paru enceinte,
Trudes ?
— Non, répondit-elle.
Suspendu au-dessus de la 46e Rue,
le « PASSEZ PIÉTONS » blanc vira une
nouvelle fois au « ATTENDEZ PIÉTONS »
rouge. Trudy se rendit compte qu’elle
était en train de se calmer. Le fait de se
tenir là, avec le 2 Dag Hammarskjöld
Plaza à sa droite, avait quelque chose
d’apaisant. Comme une main fraîche sur
un front bouillant, ou une voix
rassurante, qui vous dit qu’il n’y a
aucune, mais aucune raison de ressentir
des pourmillements et des ficotements.
Elle se rendit compte qu’elle
entendait un bourdonnement. Un
bourdonnement très doux.
— Pas un bourdonnement, dit-elle à
voix haute, tandis que le « ATTENDEZ
PIÉTONS » rouge revenait au « PASSEZ
PIÉTONS » blanc (elle se rappela ce petit
ami qu’elle avait eu au lycée, qui lui
avait dit que la pire punition karmique
pour lui, ce serait de se réincarner en feu
de signalisation). Pas un bourdonnement,
un chant.
Et alors, juste à côté d’elle – elle
sursauta, mais sans avoir peur –, une
voix d’homme se mit à lui parler.
— C’est exact, dit la voix.
Trudy se retourna et vit un homme
d’une petite quarantaine d’années.
— Je viens ici tout le temps, rien
que pour l’entendre. Et je vais vous dire
une chose, puisque nous ne sommes que
des navires se croisant dans la nuit, pour
ainsi dire – quand j’étais jeune, j’avais
des problèmes d’acné effroyables ; je
crois que le fait de venir ici les a
soignés, allez savoir comment.
— Vous croyez que le fait de vous
tenir au coin de la 2e et de la 46e a
soigné votre acné, répéta-t-elle.
Il sourit, d’un sourire faible mais
très doux, puis hésita une seconde.
— Je sais que ça a l’air dingue…
— J’ai vu apparaître une femme, ici
même, sortie de nulle part, dit Trudy. Il y
a trois heures et demie, voilà ce que j’ai
vu. Quand elle est apparue, elle n’avait
plus de jambes, en dessous des genoux.
Et puis elles ont repoussé. Alors qui est
fou, déjà, l’ami ?
Il la dévisageait, les yeux
écarquillés, pauvre insecte en transit,
engoncé dans son costume, sa cravate
desserrée, à la fin de sa journée de
bureau. Et elle voyait effectivement les
anciens cratères de l’acné sur ses joues
et sur son front.
— C’est vrai ?
Elle leva la main droite.
— Croix de bois, croix de fer, si je
mens, je vais en enfer. Cette salope m’a
volé mes chaussures (elle hésita). Non,
ce n’était pas une salope. Je ne crois pas
que c’était une salope. Elle avait peur,
elle était pieds nus et elle croyait être en
travail. Je regrette juste de ne pas avoir
eu le temps de lui donner mes tennis,
plutôt que ces foutus escarpins ruineux.
L’homme la regardait d’un air
circonspect, et Trudy Damascus se sentit
soudain très fatiguée. Elle eut comme
l’intuition que des regards comme celuilà, elle en verrait un paquet. Le feu
passa de nouveau au « PASSEZ PIÉTONS »,
et l’homme qui lui avait parlé se mit à
traverser, en balançant sa serviette.
— Hé ! Monsieur !
Il n’interrompit pas sa marche, mais
jeta un œil par-dessus son épaule.
— Qu’est-ce qu’il y avait, ici, à
l’époque où vous veniez soigner votre
acné ?
— Rien. Rien qu’un terrain vague,
derrière une palissade. Je pensais que ça
s’arrêterait – ce chant merveilleux –
quand ils ont commencé à construire,
mais ça ne s’est jamais arrêté.
Il atteignit le trottoir d’en face. Se
mit à descendre la 2e Avenue. Trudy
resta sans bouger, perdue dans ses
pensées. Je pensais que ça s’arrêterait,
mais ça ne s’est jamais arrêté.
— Bon, à quoi ça peut bien rimer ?
demanda-t-elle en se tournant vers le 2,
Hammarskjöld Plaza. La Tour Noire. Le
bourdonnement se faisait plus intense, à
présent qu’elle se concentrait dessus.
Plus doux, aussi. Non plus une seule
voix, mais tout un ensemble. Comme un
chœur. Et puis il se tut. Il disparut aussi
soudainement que la femme noire était
apparue.
Non, il n’a pas disparu. C’est juste
moi qui ai perdu le coup de main, c’est
tout. Si je restais debout ici assez
longtemps, je parie que ça reviendrait.
Je suis bien cinglée, c’est officiel.
Le croyait-elle elle-même ? La
vérité, c’était que non. Tout à coup, le
monde lui parut très éphémère, plus une
idée qu’une chose réelle, sans aucune
présence. Jamais elle ne s’était sentie
les pieds si peu sur terre. En revanche,
elle sentait ses genoux trembler et la
nausée lui monter à l’estomac, elle était
sur le point de s’évanouir.
QUATRE
Il y avait un petit parc, de l’autre
côté de la 2e Avenue. Avec une fontaine ;
et juste à côté, la statue d’une tortue,
dont la carapace miroitait doucement
sous le jet d’eau. Trudy se moquait des
fontaines et des statues, mais il y avait
aussi un banc.
On était revenu au « PASSEZ
PIÉTONS ». Trudy traversa la rue en
titubant, comme si elle avait quatrevingt-trois ans au lieu de trente-huit, et
alla s’asseoir. Elle se mit à inspirer
lentement et profondément, et au bout
d’environ trois minutes, elle commença
à se sentir mieux.
À côté du banc se trouvait une
poubelle ornée d’un petit panneau disant
« NE PAS RENVERSER ». Et en dessous, à
la bombe rose, un étrange petit graffiti :
Vois la TORTUE comme elle est ronde.
Trudy vit la tortue, mais ne la trouva pas
particulièrement ronde ; c’était là une
petite sculpture. Elle remarqua autre
chose : un numéro du New York Times,
roulé comme elle roulait toujours ses
propres journaux, quand elle voulait les
garder et qu’elle avait sur elle un sac
dans lequel les glisser. Bien entendu, il y
avait sans doute un million de New York
Times du jour abandonnés dans les rues
de Manhattan, mais celui-là, c’était le
sien. Elle le savait avant même d’aller
le repêcher dans la petite corbeille et de
vérifier ce qu’elle savait déjà, en
l’ouvrant à la page des mots croisés
qu’elle avait presque terminés pendant
le déjeuner, avec son stylo fétiche, à
l’encre lilas.
Elle le replaça dans la poubelle et
jeta un œil de l’autre côté de la 2e
Avenue, là où avait basculé sa façon de
voir la vie. Peut-être pour toujours.
Elle m’a pris mes chaussures. Elle
a traversé la rue, elle est venue
s’asseoir ici pour les enfiler. Elle a
gardé mon sac, mais elle a jeté le
Times. Pourquoi voulait-elle mon sac ?
Elle n’avait pas de chaussures à elle à
mettre dedans.
Puis Trudy crut deviner pourquoi.
Cette femme y avait rangé ses plats. Si
un flic y jetait un œil, il se demanderait
sans doute ce qu’on pouvait bien servir
sur des plats tellement tranchants qu’on
risquait d’y laisser un doigt, en les
attrapant au mauvais endroit.
OK, et alors où est-ce qu’elle est
allée ?
Il y avait un hôtel, au coin de la 1re
et de la 46e. Autrefois, c’était l’hôtel
Plaza de l’ONU. Trudy ne savait pas
comment il s’appelait, à présent, et elle
s’en moquait. Elle n’avait pas non plus
envie d’aller jusque-là pour demander si
une femme noire en jean et chemise
blanche tachée n’y serait pas venue,
quelques heures plus tôt. Elle avait cette
intuition très forte que c’était
précisément ce qu’avait fait sa version
du fantôme de Jacob Marley[3], mais
elle n’avait aucune intention d’aller
vérifier son intuition. Mieux valait
laisser couler. Des chaussures, ça se
trouvait très facilement, dans cette ville,
tandis que la santé mentale, sa santé
mentale…
Il valait mieux rentrer tranquillement
à la maison, prendre une bonne douche,
et… laisser couler. Sauf que…
— Il y a quelque chose qui cloche,
dit-elle, et un homme qui passait sur le
trottoir tourna la tête vers elle.
Elle lui répondit par un regard de
défi.
— Quelque part, il y a quelque
chose qui cloche vraiment. Ça…
Penche est le mot qui lui vint
naturellement, mais elle ne le prononça
pas. Comme si ça risquait de faire
basculer ce qui penchait.
L’été fut peuplé de cauchemars, pour
Trudy Damascus.
Dans
certains
apparaissait la femme, puis elle se
mettait à grandir. Ceux-là étaient
terribles, mais ce n’étaient pas les pires.
Dans les plus horribles, elle se tenait
dans le noir, et d’effroyables carillons
résonnaient et elle sentait cette chose
pencher, pencher de plus en plus, vers le
point de non-retour.
: Commala-la-clé
Peux-tu me dire ce que tu vois ?
Des fantômes, ou seulement ce
miroir devant toi ?
Qui te fait fuir, dis-le-moi.
SOLISTE
: Commala-deux-trois !
Je te prie, dis-le-moi ! Les
fantômes, ou les ténèbres en toi ?
Qui te fait fuir, dis-le-moi.
CHŒUR
QUATRIÈME
COUPLET
LE DOGAN DE
SUSANNAH
UN
UN
La mémoire de Susannah était
devenue
désespérément
lacunaire,
totalement imprévisible, comme la
transmission sur une vieille voiture. Elle
se rappelait le combat contre les Loups,
et Mia qui attendait patiemment que ça
se termine…
Non, ce n’était pas vrai. Pas
équitable. Mia avait fait bien plus
qu’attendre patiemment que ça se
termine. Elle avait encouragé Susannah
(et les autres), unissant son cœur de
guerrière aux leurs. Elle tenait le travail
en suspens pendant que la mère porteuse
de son p’tit gars causait une hécatombe
avec ses plats. Seulement les Loups
s’étaient trouvés être des robots, alors
pouvait-on vraiment dire que…
Oui. Oui, on pouvait le dire. Parce
qu’ils étaient plus que des robots, bien
plus, et qu’on les avait tués. On s’était
comporté avec droiture, on leur avait
explosé la tête.
Mais ce n’était plus le propos,
c’était terminé, à présent. Et dès la
seconde où ça s’était arrêté, elle avait
senti les contractions revenir, en plus
fort. Elle allait avoir ce gosse sur le
bord de cette fichue route, si elle n’y
prenait garde ; et alors il mourrait, parce
qu’il avait faim, le p’tit gars de Mia,
lovait faim, et…
Aide-moi par pitié !
Mia. Et impossible de ne pas réagir
à ses supplications. Même à cet instant,
alors qu’elle sentait Mia la mettre à
l’écart (tout comme Roland avait su
mettre Detta Walker à l’écart), il lui était
impossible de ne pas réagir au cri de
panique de cette mère. En partie, se ditelle, parce que c’était son propre corps
qu’elles partageaient, et que ce corps
s’était déclaré en faveur du bébé. Sans
doute ne pouvait-il pas faire autrement.
Aussi lui avait-elle donné son aide. Elle
avait fait ce que Mia ne pouvait plus
faire, elle avait retardé encore un peu
l’accouchement.
Même si elle savait que cet état
serait préjudiciable au p’tit gars (c’est
drôle
comme
cette
expression
s’immisçait dans ses pensées, comme
elle se l’appropriait au même titre que
Mia l’avait faite sienne) s’il se
maintenait trop longtemps. Elle se
rappela cette histoire que lui avait
racontée une fille de son dortoir, lors
d’une longue soirée entre filles, à la fac
de Columbia ; elles devaient être cinq
ou six, assises en pyjama, à fumer et à
faire tourner une bouteille de Wild Irish
Rose – absolument verboten, et donc
deux fois plus délicieux. L’histoire
parlait d’une fille d’à peu près leur âge,
au cours d’un voyage en voiture, d’une
fille qui n’avait pas osé dire à ses amies
qu’elle avait besoin de s’arrêter pour
faire pipi. Dans l’histoire, la vessie de
la fille avait éclaté, et elle en était
morte. C’étaient le genre de récit dont on
se disait à la fois que c’étaient des
conneries, tout en le croyant à cent pour
cent. Et le p’tit gars… le bébé…
Mais quel que fût le danger, elle
avait su interrompre les contractions.
Parce qu’il y avait des interrupteurs,
pour ça. Quelque part.
(dans le Dogan)
Sauf que les machines à l’intérieur
du Dogan n’avaient jamais été conçues
pour ce qu’elle – ce qu’elles…
(nous)
lui faisaient faire. L’installation
finirait par surchauffer et
(rupture)
toutes les machines prendraient feu
et disparaîtraient en fumée. Les alarmes
se mettraient à hurler. Les écrans de
contrôle s’éteindraient. Combien de
temps encore ? Susannah n’en savait
rien.
Elle se rappelait vaguement avoir
sorti son fauteuil roulant d’un bucka
alors que personne ne faisait attention à
elle, tous en train de fêter leur victoire et
de pleurer leurs morts. Escalader et
soulever n’étaient pas chose facile
quand on n’avait pas de jambes, mais ce
n’était pas aussi difficile que les gens se
l’imaginaient parfois. Et puis, elle avait
l’habitude des obstacles de tous les
jours – de monter ou descendre des
toilettes jusqu’à attraper un livre sur une
étagère, un livre qui lui était autrefois
accessible (elle avait un escabeau pour
ce genre d’exercice, dans chacune des
pièces de son appartement de New
York). Quoi qu’il en soit, Mia se
montrait insistante – en fait, c’est même
elle qui l’avait guidée, comme un cowboy guiderait un veau sans mère. Aussi
Susannah s’était-elle hissée dans le
bucka, en avait extrait son fauteuil, puis
s’était glissée presque directement
dedans. Pas aussi facile que de faire
rouler une bûche, mais elle avait déjà
fait bien pire, depuis qu’elle avait perdu
environ cinquante centimètres de
jambes.
Le fauteuil avait roulé sur environ un
kilomètre, son dernier kilomètre, peutêtre un peu plus (pas de jambes pour
Mia, fille de personne, pas à La Calla).
Puis il avait percuté un bloc de granit,
l’éjectant du même coup. Heureusement,
elle avait pu amortir sa chute avec les
bras, épargnant ainsi son ventre agité et
mécontent.
Elle se rappela s’être relevée –
nuance : elle se rappela Mia relevant le
corps pris en otage de Susannah Dean –
et avoir remonté le sentier. Elle n’avait
qu’un autre souvenir distinct de La
Calla, c’était d’avoir essayé d’empêcher
Mia de lui retirer le lien de cuir qu’elle
portait autour du cou. Un anneau y était
attaché, un magnifique anneau de bois
léger qu’Eddie lui avait taillé. En
constatant qu’il était trop grand pour elle
(il voulait lui faire une surprise, et
n’avait pas pu prendre la taille de son
doigt), il avait été très déçu et avait
promis de lui en faire un autre.
Fais comme tu voudras, avait-elle
dit, mais je porterai toujours celui-ci.
Elle se l’était accroché autour du
cou, en aimant le contact entre ses seins,
et voilà qu’arrivait cette inconnue, cette
salope qui essayait de le lui arracher.
Detta était de nouveau passée
devant, s’était battue contre Mia. Detta
avait été bien en mal de reprendre le
contrôle, contre Roland, mais Mia
n’avait pas la carrure d’un Roland de
Gilead.
Les mains de Mia avaient lâché la
lanière de cuir. Elle perdait un peu de
son emprise. Au même moment,
Susannah avait senti une autre
contraction violente la ravager, la pliant
en deux dans un grognement de douleur.
Il faut le retirer ! avait hurlé Mia.
Sinon ils auront aussi son odeur, en
plus de la tienne ! Celle de ton mari !
Et ce n’est pas ce que tu souhaites, tu
peux me croire !
Qui ça, « ils » ? avait demandé
Susannah. De qui est-ce que tu parles ?
Peu importe, on n’a pas le temps.
Mais s’il décide de te suivre – et tu
penses qu’il va essayer, je le sais – il
ne faut pas qu’ils aient son odeur ! Je
vais le laisser ici, et il le trouvera. Plus
tard, si telle est la volonté du ka, peutêtre le porteras-tu à nouveau.
Susannah avait pensé lui proposer
de laver l’anneau, de laver l’odeur
d’Eddie, mais elle savait que ce n’était
pas seulement de l’odeur que Mia
parlait. C’était un anneau d’amour, et
cette odeur-là persisterait toujours.
Mais pour qui ?
Les Loups, se dit-elle. Les vrais
Loups. Ceux de New York. Les
vampires dont leur avait parlé Callahan,
et aussi les ignobles. Ou bien y avait-il
autre chose ? Quelque chose d’encore
pire ?
Aide-moi ! hurla Mia, et de nouveau
Susannah se vit dans l’impossibilité de
résister à ce cri. Le bébé était peut-être
de Mia, mais peut-être pas ; c’était peutêtre un monstre, ou peut-être pas. Et son
corps voulait accoucher de ce bébé. Ses
yeux voulaient le voir, quel qu’il soit, et
ses oreilles voulaient entendre ses cris,
même si ces cris devaient être des
grognements.
Elle avait retiré la bague, l’avait
embrassée avant de la lâcher sur le bord
du chemin, où Eddie ne manquerait pas
de la trouver. Car il la suivrait au moins
jusque-là, elle le savait.
Et ensuite ? Elle n’en savait rien.
Elle crut se rappeler avoir remonté un
sentier abrupt sur un engin quelconque,
sans doute le sentier qui menait à la
Grotte de la Porte.
Et puis, le noir.
(pas le noir)
Non, pas le noir complet. Il y avait
des lumières qui clignotaient. L’éclat
mat d’écrans de télévision qui, pour
l’instant, ne diffusaient pas d’images,
mais seulement une lumière grise et
douce. Le ronronnement léger des
moteurs, le cliquetis des relais. C’était
(le Dogan de Jake le Dogan)
une sorte de salle de contrôle. Peutêtre un lieu qu’elle avait inventé ellemême, peut-être sa version imaginaire
de la cabane que Jake avait découverte
sur la rive ouest de la Whye.
La chose dont elle se souvenait
ensuite clairement, c’est de s’être
retrouvée à New York. Ses yeux étaient
des fenêtres par lesquelles elle avait
regardé Mia voler les chaussures d’une
pauvre femme terrifiée.
Susannah était revenue devant,
demandant de l’aide. Elle voulait aller
plus loin, dire à cette femme qu’elle
devait absolument se rendre à l’hôpital,
voir un médecin, qu’elle allait
accoucher et que quelque chose n’allait
pas. Mais avant qu’elle ait pu en dire le
premier mot, elle s’était fait terrasser
par une nouvelle vague de douleur, une
vague monstrueuse, plus intense que
toutes les douleurs qu’elle avait
éprouvées dans toute sa vie, plus
violente encore que la douleur qu’elle
avait ressentie en perdant ses jambes.
Mais ça – ça…
— Ô mon Dieu, avait-elle dit.
Mais Mia avait repris les rênes
avant qu’elle ait pu poursuivre,
suppliant Susannah d’arrêter ça, et
disant à la femme que si elle s’avisait de
prévenir les flics, elle perdrait une paire
bien plus précieuse que ses chaussures.
Mia, écoute-moi, lui avait dit
Susannah, je peux tout arrêter – je le
crois, en tout cas – mais il va falloir
que tu m’aides. Tu dois t’asseoir. Si tu
ne te poses pas un peu, Dieu Lui-même
ne pourra pas t’empêcher d’accoucher.
Tu comprends ce que je te dis ? Tu
m’entends ?
Mia l’avait entendue. Elle s’était
immobilisée un instant, observant la
femme à qui elle avait volé ses
chaussures. Puis, presque timidement,
elle avait posé cette question : Où je
pourrais aller ?
Susannah avait senti que sa
ravisseuse prenait seulement conscience
de l’immensité de la ville dans laquelle
elle se trouvait maintenant, des bancs de
piétons déferlant sur les trottoirs, des
flots de véhicules métalliques (et un sur
trois était recouvert de cette couleur
jaune criarde), et de ces tours si hautes
que, par temps nuageux, on n’en voyait
pas le sommet.
Deux femmes contemplaient une cité
inconnue à travers un seul regard.
Susannah savait qu’il s’agissait de sa
ville, et pourtant, par bien des aspects
elle ne l’était plus. Elle avait quitté New
York en 1964. Combien d’années
s’étaient écoulées depuis ? Vingt ?
Trente ? Peu importait. Ce n’était pas le
moment de s’en soucier.
Leur regard commun s’arrêta sur le
petit jardin de poche, de l’autre côté de
la rue. Pour l’instant, les contractions
avaient cessé, et lorsque le feu indiqua
« PASSEZ PIÉTONS », la femme noire qui
s’était présentée à Trudy Damascus
(femme qui n’avait pas particulièrement
l’air enceinte) traversa, d’un pas lent
mais régulier.
Au fond du jardin se trouvaient un
banc, une fontaine et une sculpture
métallique. La vue de cette tortue
réconforta quelque peu Susannah ;
comme si Roland lui avait laissé un
signe, ce que le Pistolero lui-même
aurait appelé un sigleu.
Lui aussi viendra me chercher, ditelle à Mia. Et tu f ’rais bien de te méfier
de lui, ma vieille. Tu f ’rais bien de
sérieusement te méfier.
Je ferai ce que j’ai à faire, répondit
Mia. Tu veux voir les feuilles de papier
de cette femme. Pourquoi ?
Je veux savoir quand on est. Le
journal nous le dira.
Des mains sombres extirpèrent le
journal roulé du sac en toile Borders, le
déplièrent et le tinrent devant une paire
d’yeux bleus qui s’étaient ouverts ce
matin aussi bruns que la peau de ces
mains. Susannah vit la date – 1er juin
1999 – et en fut éberluée. Ni vingt, ni
même trente années, mais trente-cinq.
Jusqu’à cet instant, elle ne s’était pas
rendu compte qu’elle n’avait pas
envisagé que ce monde puisse survivre
aussi longtemps. Les contemporains
qu’elle avait fréquentés dans son
ancienne vie – connaissances de fac,
défenseurs
des
droits
civils,
compagnons
de
beuveries,
et
aficionados de music folk – devaient à
présent frôler la soixantaine. Certains
étaient sans doute morts.
Ça suffit, s’exclama Mia en jetant le
journal dans la poubelle, où il reprit sa
forme de rouleau. Elle s’épousseta tant
bien que mal la plante des pieds (à
cause de la saleté, Susannah ne
remarqua pas qu’ils avaient changé de
couleur) puis enfila les chaussures
volées. Elles étaient un peu serrées, et
portées sans chaussettes, elle se dit
qu’elles lui donneraient des ampoules si
elle devait marcher beaucoup, mais…
Qu’est-ce que ça peut te faire ? se
dit Susannah. Après tout, c’est pas tes
pieds.
Et aussitôt qu’elle eut prononcé ces
mots (parce que c’était bien une forme
de discussion, ce que Roland appelait
palabrer), elle pensa que peut-être elle
se trompait. Il était vrai que ses pieds à
elle, ceux qui avaient docilement porté
Odetta Holmes (et parfois même, Detta
Walker), avaient disparu depuis
longtemps, livrés à la putréfaction ou –
plus vraisemblablement – brûlés dans
quelque incinérateur municipal.
Mais elle n’avait pas remarqué le
changement de couleur. Plus tard, elle se
dirait : Tu l’avais remarqué, c’est sûr.
Tu l’avais remarqué et tu l’avais
refoulé. Parce que trop, c’est trop.
Avant de pouvoir approfondir cette
question, philosophique autant que
physique, qui consistait à se demander à
qui étaient les pieds qu’elle possédait à
présent, elle fut percutée de plein fouet
par une autre contraction. Elle lui tordit
l’estomac, et son ventre devint dur
comme la pierre, tandis que ses jambes
se dérobaient sous elle. Pour la
première fois, elle ressentit le besoin
impérieux et terrifiant de pousser.
Arrête ça ! hurla Mia. Femme, tu le
dois ! Au nom du p’tit gars, et pour
nous aussi !
Oui, d’accord, mais comment ?
Ferme les yeux, lui dit Susannah.
Quoi ? Tu n’as pas entendu ce que
je t’ai dit ? Il faut que tu…
Je t’ai entendue, répondit Susannah.
Ferme les yeux.
Le jardin disparut. Le monde se fit
ténèbres. Elle n’était plus qu’une femme
de couleur, encore jeune et belle, c’était
un fait, assise sur un banc à côté d’une
fontaine et d’une tortue métallique à la
carapace humide et miroitante. Elle
aurait très bien pu être en train de
méditer, en cette fin d’après-midi
ensoleillée de juin 1999.
Je vais m’absenter un petit moment,
dit Susannah. Je vais revenir. Pendant
ce temps, reste assise où tu es. Sans
bouger. La douleur devrait s’apaiser,
mais même dans le cas contraire, reste
tranquillement assise. Si tu bouges, ça
ne fera qu’aggraver les choses. Tu
m’as bien comprise ?
Mia avait beau avoir peur, et être
bien décidée à n’en faire qu’à sa tête,
elle n’était pas stupide pour autant. Elle
ne posa qu’une seule question.
Où vas-tu ?
Je retourne au Dogan, répondit
Susannah. À mon Dogan à moi. Celui de
l’intérieur.
DEUX
Le bâtiment que Jake avait découvert
sur la berge de la Whye était une sorte
d’ancien avant-poste de surveillance et
de transmission. Le garçon le leur avait
décrit en détail, mais peut-être n’auraitil pas reconnu la version imaginaire que
s’en était faite Susannah, une version
fondée sur une technologie largement
dépassée treize ans plus tard, lorsque
Jake avait quitté New York pour l’EntreDeux-Mondes. Dans le quand de
Susannah, c’était toujours Lyndon
Johnson qui était président et la télé
couleurs était encore une curiosité. Les
ordinateurs
étaient
des
engins
monstrueux, qui remplissaient des
immeubles entiers. Pourtant Susannah
avait visité la cité de Lud et vu là-bas
des merveilles, aussi Jake aurait-il pu
reconnaître l’endroit où il s’était caché
de Ben Slightman et d’Andy le Robot
Messager, après tout.
En tout cas il aurait à coup sûr
reconnu le sol recouvert de linoléum
poussiéreux, avec ses motifs quadrillés
rouge et noir, les chaises à roulettes
alignées le long de consoles de
commande remplies de lumières
clignotantes et de cadrans rougeoyants.
De même qu’il aurait reconnu le
squelette dans le coin, souriant audessus du col élimé de sa vieille
chemise d’uniforme.
Elle traversa la pièce et alla
s’asseoir sur l’une des chaises. Audessus d’elle, des écrans de télé en noir
et blanc diffusaient des dizaines
d’images. Certaines étaient des vues de
Calla Bryn Sturgis (la Pelouse, l’église
de Callahan, l’épicerie générale, la
Route de l’Est). D’autres étaient des
plans fixes rappelant des photos de
studio : une de Roland, une de Jake tout
sourire, avec Ote dans les bras et une –
elle en supporta à peine la vue –
d’Eddie, avec son chapeau en arrière à
la cow-boy, et son couteau à sculpter à
la main.
Un autre moniteur montrait la jeune
femme noire et mince assise sur son
banc près de la tortue, jambes serrées,
les mains croisées sur les cuisses, les
yeux fermés, une paire de chaussures
volées aux pieds. À présent, elle avait
trois sacs : celui qu’elle avait volé à
cette femme sur la 2e Avenue, la sacoche
de jonc contenant les plats d’Oriza
affûtés… et un sac de bowling. Il était
d’un rouge fané, et on distinguait à
l’intérieur un objet de forme carrée. Une
boîte. En la voyant à l’écran, Susannah
sentit la colère monter en elle – un
sentiment de trahison – sans savoir
pourquoi.
Ce sac était rose, de l’autre côté, se
dit-elle. Il a changé de couleur quand
on a traversé, mais pas de beaucoup.
Sur l’écran en noir et blanc audessus de la console, le visage de la
femme se tordit de souffrance. Susannah
ressentit comme un écho de la douleur
qui traversait Mia, mais lointain et
estompé.
Il faut que j’arrête ça. Et vite.
Mais la question demeurait :
comment ?
De la même manière que de l’autre
côté. Quand elle traînait sa foutue
cargaison jusqu’à la grotte, aussi vite
qu’elle le pouvait.
Mais ça lui paraissait très loin, à
présent, dans une autre vie. Et d’ailleurs,
pourquoi pas ? C’était bel et bien une
autre vie, un autre monde, et si elle
espérait y retourner un jour, c’est
maintenant qu’il fallait qu’elle trouve
quelque chose. Alors, qu’est-ce qu’elle
avait fait ?
Tu t’es servie de ce truc, voilà ce
que tu as fait. C’est uniquement dans ta
tête, de toute façon – c’est ce que le
professeur Overmeyer appelait « une
technique de visualisation », en
première année de psycho. Ferme les
yeux.
Susannah ferma les yeux. À présent
elles avaient toutes les deux les yeux
fermés, les yeux physiques que Mia
contrôlait à New York, et les yeux dans
la tête de Susannah.
Visualise.
C’est ce qu’elle fit. Ce qu’elle
essaya de faire.
Ouvre.
Elle ouvrit les yeux. Sur le panneau
de commande en face d’elle, elle vit
deux gros cadrans et un interrupteur à
bascule, là où auparavant se trouvaient
des rhéostats et des diodes clignotantes.
Les cadrans semblaient être en bakélite,
comme les boutons du four de sa mère,
dans la maison où elle avait grandi. Elle
n’en fut pas surprise outre mesure ; tout
ce qu’on imagine, si exubérant que cela
paraisse, n’est rien d’autre qu’une
version déguisée de ce que l’on connaît
déjà.
Le cadran à sa gauche portait la
mention « TEMP . ÉMOTIONNELLE ». Les
graduations allaient de 32 à 212 (32 en
bleu, 212 en rouge vif). Il était en
position sur 160. Le cadran du milieu
portait quant à lui la mention « FORCE DE
TRAVAIL ». Les chiffres allaient de 1 à
10, et il indiquait présentement 9.
L’étiquette placée sous l’interrupteur
disait seulement « P ’TIT GARS », et il n’y
avait que deux positions possibles :
« RÉVEILLÉ », ou « ENDORMI ». Il était
actuellement « RÉVEILLÉ ».
En levant les yeux, Susannah
constata qu’un des écrans diffusait des
images d’un fœtus in utero. Il s’agissait
d’un garçon. D’un beau garçon. Son
pénis minuscule flottait comme un brin
de varech sous la boucle paresseuse de
son cordon ombilical. Il avait les yeux
ouverts, et bien que le reste de l’image
fût en noir et blanc, ses yeux étaient d’un
bleu perçant. Le regard du p’tit gars
semblait se planter droit dans le sien.
Ce sont les yeux de Roland, pensa-telle, tellement ahurie qu’elle se sentit
totalement idiote. Comment est-ce
possible ?
Ça n’était pas possible, bien
entendu. Ce n’était là rien d’autre que le
travail de son imagination, une technique
de visualisation, rien de plus. Mais si tel
était le cas, pourquoi imaginerait-elle
les yeux bleus de Roland ? Pourquoi pas
les yeux noisette de son mari ?
Ça n’est pas le moment. Fais ce que
tu as à faire.
Tout en se mordant la lèvre
inférieure, elle tendit la main vers le
cadran « TEMP . ÉMOTIONNELLE » (sur
l’écran de contrôle montrant le banc
dans le parc, Mia se mit elle aussi à se
mordre la lèvre). Elle hésita, puis le fit
tourner jusqu’à 72, exactement comme
s’il
s’agissait
d’un
thermostat.
D’ailleurs, n’était-ce pas tout à fait ça ?
Elle sentit un grand calme l’envahir
instantanément. Elle se détendit sur sa
chaise, et ses dents libérèrent sa lèvre.
Sur son banc, la femme fit de même.
Très bien. Jusqu’ici, pas de problème.
Elle hésita de nouveau, la main en
suspens au-dessus du cadran « FORCE DE
TRAVAIL
», puis se rabattit sur
l’interrupteur « P ’TIT GARS ». Elle le fit
basculer en position « ENDORMI ». Les
yeux du bébé se fermèrent sur-le-champ.
Susannah s’en trouva étrangement
soulagée.
Ces
yeux
bleus
la
décontenançaient.
Bien. Retour à « FORCE DE
TRAVAIL ». Susannah avait comme
l’impression que c’était le plus
important, ce qu’Eddie aurait appelé le
Grand Casino. Elle saisit le cadran, lui
imprima une légère rotation et ne fut pas
surprise de constater que ce vieux truc
résistait. Il ne voulait pas tourner.
Mais tu vas tourner, songea
Susannah. Parce qu’on a besoin que tu
tournes. On en a besoin.
Elle s’en empara fermement et se mit
à le faire pivoter doucement, dans le
sens inverse des aiguilles d’une montre.
Une douleur lui vrilla la tête et elle fit la
grimace. Elle se sentit momentanément
la gorge serrée, comme si elle s’était
coincée un os de poulet dans
l’œsophage, puis les deux douleurs
disparurent. À sa droite, tout un pan de
diodes s’alluma, en orange pour la
plupart, quelques-unes rouge vif.
« ATTENTION », fit une voix
ressemblant sinistrement à celle de
Blaine le Mono. « CETTE OPÉRATION
POURRAIT NUIRE AUX PARAMÈTRES DE
SÉCURITÉ.
».
Sans déconner, Einstein, pensa
Susannah.
Le cadran « FORCE DE TRAVAIL » était
positionné sur 6. Lorsqu’elle descendit à
5, une autre série de diodes orange et
rouges s’alluma brusquement et trois des
moniteurs diffusant des vues de La Calla
s’éteignirent d’un coup, dans un
grésillement. Elle ressentit une nouvelle
douleur dans la tête, comme si des
doigts invisibles lui comprimaient le
crâne. Quelque part sous elle, des
moteurs ou des turbines se mirent en
route en gémissant. Des gros, à en juger
par le bruit. Elle en sentait la pulsation
sous ses pieds, nus, bien sûr – c’était
Mia qui avait pris les chaussures. Très
bien, se dit-elle, avant tout ça, je
n’avais pas de pieds du tout, alors
peut-être que j’ai une longueur
d’avance, finalement.
« ATTENTION, répéta la voix
synthétique, CE QUE TU FAIS EST
DANGEREUX, SUSANNAH DE NEW YORK.
ENTENDS-MOI, JE TE PRIE. C’EST MAL DE
VOULOIR ROULER MÈRE NATURE. »
Un des proverbes de Roland lui
revint en mémoire : « Fais ce que tu as à
faire, je ferai ce que moi j’ai à faire, et
on verra qui gagnera l’oie. » Elle n’était
pas certaine de la signification, mais ça
lui paraissait adéquat, dans cette
situation, aussi le répéta-t-elle à voix
haute, tout en faisant pivoter le cadran
sur 4, 3…
Elle espérait le faire descendre
jusqu’à 1, mais la douleur qui lui
traversa la tête lorsque ce stupide truc
passa le 2 était tellement intense – et la
nausée qui la submergea tellement
violente – qu’elle retira sa main.
La douleur persista quelques instants
– s’intensifia même – et elle crut qu’elle
allait la tuer. Mia basculerait du banc
sur lequel elle était assise, et elles se
retrouveraient mortes toutes les deux
avant que leur corps commun ne heurte
le sol, au pied de la statue en forme de
tortue. Le lendemain ou le surlendemain,
ses restes atterriraient gentiment dans la
fosse commune. Et que mettrait-on sur le
certificat de décès ? Crise cardiaque ?
Attaque ? Ou peut-être ce bon vieux
classique du médecin pressé, « causes
naturelles » ?
Mais la douleur décrut et Susannah
constata qu’elle était toujours en vie.
Elle était assise face au panneau de
commande, avec ces deux cadrans et cet
interrupteur ridicules, à prendre de
longues inspirations et à éponger la
sueur qui perlait sur ses joues et dans la
paume de ses mains. Saperlipopette,
pour ce qui était de sa technique de
visualisation, elle pouvait s’inscrire
pour les championnats du monde.
C’est plus que de la visualisation –
tu en as conscience, pas vrai ?
Sans doute, oui. Quelque chose
l’avait changée – les avait tous changés.
Jake avait attrapé le don de shining, une
sorte de télépathie. Eddie avait
développé (et développait toujours) une
faculté particulière de créer de puissants
talismans – dont l’un leur avait déjà
servi à ouvrir une porte entre deux
mondes. Et elle ?
Moi, je… je vois. C’est tout. Si je
vois assez fort, les choses deviennent
réelles. Tout comme Detta Walker était
devenue réelle.
Partout dans sa version du Dogan,
des lumières orange s’étaient mises à
clignoter. Sous ses yeux, certaines
virèrent au rouge. Sous ses pieds – des
pieds « invités d’honneur », comme elle
les considérait –, le sol se mit à
trembler, dans un raclement sonore.
Encore un peu et des fissures
lézarderaient le revêtement fatigué. Des
fissures qui iraient en s’élargissant.
Mesdames et messieurs, bienvenue dans
la Maison Usher.
Susannah se leva de sa chaise et
balaya la pièce du regard. Il fallait
rentrer. Avait-elle autre chose à faire,
auparavant ?
Et il lui sembla que oui.
TROIS
Susannah ferma les yeux et imagina
un micro de radio. Lorsqu’elle les
rouvrit, le micro était là, posé sur le
tableau de commande, à droite des
cadrans et de l’interrupteur. Elle avait
imaginé un modèle Zenith, avec son logo
en forme d’éclair, mais c’est NORTH
CENTRAL POSITRONICS qui apparaissait
sur le pied. Sa technique de
visualisation avait donc rencontré des
interférences. Ce qui lui parut
extrêmement angoissant.
Sur le tableau de contrôle derrière le
micro se trouvait un panneau semicirculaire, tricolore, sous lequel on
lisait les mots Susannah-Mio. Une
aiguille était en train de passer du vert
au jaune. Au-delà du segment jaune se
trouvait le segment rouge, sur lequel se
détachait un seul mot, en noir : danger.
Susannah saisit le micro et, ne
voyant pas comment s’en servir, ferma
de nouveau les yeux. Elle imagina un
interrupteur à bascule comme celui
portant les mentions « RÉVEILLÉ » et
« ENDORMI », mais cette fois, sur le côté
du micro. Lorsqu’elle rouvrit les yeux,
l’interrupteur était apparu. Elle appuya
dessus.
— Eddie, prononça-t-elle en se
sentant un peu stupide, mais elle
poursuivit néanmoins. Eddie, si tu
m’entends, je vais bien, du moins pour
l’instant. Je suis avec Mia, à New York.
On est le 1er juin 1999, et je vais essayer
de l’aider à accoucher. Je ne vois pas
d’autre solution. S’il le faut, je m’en
débarrasserai moi-même. Eddie, fais
attention à toi. Je… – ses yeux
s’emplirent de larmes – Je t’aime,
trésor. Je t’aime tellement.
Les larmes roulèrent sur ses joues.
Elle commença à les essuyer, puis
s’arrêta. N’avait-elle pas le droit de
pleurer pour son homme ? Comme
n’importe quelle femme ?
Elle attendit une réponse, sachant
qu’elle pouvait en trouver une, en
insistant un peu, mais elle résista. Ce
n’était pas le genre de situation où se
parler à elle-même avec la voix d’Eddie
serait d’un grand secours.
Soudain sa vision se dédoubla. Elle
vit le Dogan tel qu’il était, une ombre
irréelle. Au-delà de ses murs ne
s’étendaient pas les terres perdues
désertiques situées à l’est de la Whye,
mais la 2e Avenue, avec sa circulation
frénétique.
Mia avait ouvert les yeux. Elle se
sentait mieux – grâce à moi, ma grande,
grâce à moi – et était prête à repartir.
Susannah retourna auprès d’elle.
QUATRE
Une femme noire (qui se voyait
toujours comme une « négresse ») était
assise sur un banc de New York, au
printemps 1999. Une femme noire avec
ses sacs de voyage – son gunna – étalés
autour d’elle. L’un d’eux était d’un rouge
fané, et portait l’inscription RIEN QUE
DES STRIKES à L’ENTRE-DEUX-QUILLES. Il
était rose là-bas, de l’autre côté. De la
couleur de la rose.
Mia se leva. Susannah se précipita
devant et la fit se rasseoir.
Pourquoi tu as fait ça ? demanda
Mia d’un air surpris.
Je ne sais pas, aucune idée. Mais
profitons-en pour palabrer un peu.
Pourquoi tu ne commencerais pas par
me dire où tu veux aller ?
Il me faut un télé-faune. Quelqu’un
doit m’appeler.
Un téléphone, la corrigea Susannah.
Et pendant qu’on y est, tu as du sang
sur ta chemise, trésor, le sang de
Margaret Eisenhart, et tôt ou tard
quelqu’un va s’en rendre compte. Et tu
seras où, alors ?
Pour toute réponse, Susannah n’eut
que le silence, et un sourire débordant
de mépris. Ce qui mit la jeune femme
hors d’elle. Cinq minutes plus tôt – ou
peut-être quinze, difficile de conserver
la moindre notion du temps quand on
s’amuse – cette chienne de preneuse
d’otage suppliait qu’on lui vienne en
aide. Et maintenant qu’elle était tirée
d’affaire, le sauveteur n’avait droit qu’à
un sourire de mépris. Et le pire, c’était
que cette garce avait raison : elle
pourrait sans doute se balader en ville
toute la sainte journée sans que personne
lui demande si c’était bien du sang séché
sur sa chemise, ou bien si elle s’était
juste renversé de la crème au chocolat
dessus.
D’accord, dit-elle, mais même si
personne ne vient t’embêter pour ces
taches, où est-ce que tu vas entreposer
tes affaires ?
Puis une autre question lui vint, à
laquelle elle aurait sans doute dû penser
tout de suite.
Mia, comment vas-tu même
reconnaître un téléphone ? Et ne me
raconte pas qu’il y en a plein, là d’où
tu viens.
Pas de réponse. Rien qu’une sorte de
silence observateur. Mais elle avait
réussi à faire disparaître le sourire du
visage de cette peste ; au moins ça.
Tu as des amis, n’est-ce pas ? Ou
du moins, tu penses que ce sont tes
amis. Des gens avec qui tu as discuté,
derrière mon dos. Des gens qui vont
t’aider. Que tu crois.
Et toi, tu vas m’aider, ou pas ?
Voilà qu’elle y revenait. Et pas aimable,
avec ça. Mais sous la colère, c’était
quoi ? De la panique ? C’était
probablement trop fort, du moins pour
l’instant. Mais de l’inquiétude, ça oui.
Combien de temps il me reste – il nous
reste – avant que les contractions
reprennent ?
Susannah évalua le répit de six à dix
heures – pas au-delà de minuit, et
l’avènement du 2 juin, en tout cas – mais
essaya de garder l’information pour elle.
Je n’en sais rien. Pas très
longtemps.
Alors il faut qu’on se mette en
route. Il faut que je trouve un téléfaune.
Téléphone. Dans un endroit discret.
Susannah se rappela qu’il y avait un
hôtel au bout de la 46e Rue, côté 1re
Avenue, et là encore, elle essaya de
garder l’information pour elle. Ses yeux
se posèrent sur le sac, autrefois rose,
rouge à présent, et soudain elle comprit.
Pas tout, mais assez pour la plonger dans
la fureur et le désarroi.
Je vais le laisser ici, avait dit Mia
en parlant de l’anneau qu’Eddie lui avait
fait. Je vais le laisser ici, pour qu’il le
trouve. Plus tard, si telle est la volonté
du ka, peut-être le porteras-tu à
nouveau.
Pas exactement une promesse, non,
pas directement, mais Mia avait bien
sous-entendu que…
Une colère sourde monta dans
l’esprit de Susannah. Non, elle n’avait
rien promis. Elle s’était contentée
d’engager Susannah dans une certaine
direction, et Susannah avait fait le reste.
Elle ne m’a pas cozée ; elle m’a
laissée me cozer moi-même.
Mia se leva de nouveau et, une fois
encore, Susannah bondit devant pour la
forcer à se rasseoir. Avec plus de
poigne, cette fois-ci.
Quoi ? Susannah, tu avais promis !
Le p’tit gars…
Je t’aiderai, pour le p’tit gars,
répondit Susannah avec amertume. Elle
se baissa pour ramasser le sac rouge. Le
sac contenant la boîte. Et à l’intérieur de
la boîte ? Cette boîte en bois fantôme
portant l’inscription DÉROBÉE écrite en
runes ? Elle sentait son sinistre pouls,
même à travers la couche de bois
magique et de tissu. C’était la Treizième
Noire, dans ce sac. Mia avait passé la
porte avec. Et si c’était le cristal qui
l’avait ouverte, comment Eddie pourraitil la rejoindre, maintenant ?
J’ai fait ce que j’avais à faire, fit
nerveusement Mia. C’est mon bébé, mon
p’tit gars, et tout le monde est contre
moi, à présent. Tout le monde sauf toi,
et tu ne m’aides que parce que tu n’as
pas le choix. Rappelle-toi ce que je t’ai
dit… si telle est la volonté du ka, j’ai
dit…
C’est la voix de Detta Walker qui
répondit. Une voix brutale, grossière,
qui ne souffrait aucune discussion.
— Rien à fout’, du ka. Et tu fais bien
d’t’en souv’ni’. T’as des soucis, ma
fille. T’as un polichinelle dans l’ti’oi’,
tu sais mêm’ pas c’que c’est. T’as des
gens qui disent qu’i’vont t’aider, tu sais
mêm’ pas qui c’est. Me’de, tu sais mêm’
pas à quoi ça ’semble, un téléphone, et
où ça s’t’ouve. Alo’s on va ’ester
assises là, et tu vas m’di’e c’qui
s’passe, maint’nant. On va palab’er, ma
fille, et tant qu’tu joue’as pas fane jeu,
on va ’ester là avec nos sacs jusqu’à la
nuit noi’e, et pis tu pond’as ton p’tit
chou su’ ce banc, et tu l’nettoie’as dans
cette foutue fontaine qu’est là.
La femme sur son banc découvrit les
dents en un sourire ignoble, du Detta
Walker tout craché.
— Toi tu l’aimes, ce p’tit gars… et
Susannah, elle l’aime aussi un p’tit
peu… mais moi, on m’a foutue deho’s de
c’co’ps, alo’s c’est t’dire si je…
m’en… FOUS.
Une femme avec une poussette (qui
avait l’air aussi divinement légère que le
fauteuil roulant que Susannah avait dû
abandonner) lança un regard craintif en
direction du banc puis se mit à pousser
son propre bébé tellement vite qu’elle
en courait presque.
— Alo’s ! s’exclama Detta d’un air
ravi. C’est coquet, ce p’tit coin, tu
t’ouv’es pas ? Le temps ’êvé pour un
p’tit b’in d’eausette en plein ai’. Tu
m’écoutes, maman ?
Aucune réaction de Mia, fille de
personne et mère d’un seul. Mais Detta
ne se laissa pas décontenancer ; son
sourire s’élargit.
— Tu m’entends, je l’vois bien. Tu
m’entends nickel. Alo’s on va l’avoi’,
cette p’tite discussion. On va palab’er.
: Commala-toc-toc
Qu’est-c’tu fais donc à ma po’te ?
Si tu m’le dis pas illico
J’t’étale pa’te’e comme i’faut.
SOLISTE
: Commala-trois-quat’e !
J’peux t’étaler à quat’pattes !
Des comm’toi j’en ai maté des tas,
Et de belle’façon, c’ois-moi.
CHŒUR
CINQUIÈME
COUPLET
LA TORTUE
UN
UN
Mia dit : On parlera mieux – plus
vite et plus facilement – si on le fait
face à face. Mais comment ? demanda
Susannah.
On va tenir palabre dans le
château, répondit vivement Mia. Le
Château sur l’Abysse. Dans la salle de
banquet. Tu te rappelles la salle de
banquet ?
Après une hésitation, Susannah
acquiesça. Elle n’avait recouvré que
récemment ses souvenirs de la salle de
banquet, ils étaient donc encore vagues.
Elle ne s’en plaignait pas, d’ailleurs.
Mia avait bâfré là-bas… avec
enthousiasme, pour le moins. Elle s’était
servie dans tous les plats (avec les
doigts, la plupart du temps) et avait bu
dans plusieurs verres, le tout en parlant
à des tas de fantômes, à chaque fois avec
des voix d’emprunt. D’emprunt ? Bon
sang, des voix volées, oui. Pour deux
d’entre elles, Susannah les connaissait
très bien. La première avait les accents
nerveux – et le côté bêcheur – de la voix
« mondaine » d’Odetta Holmes. La
seconde rappelait plutôt le beuglement
braillard à la « j’m’en fous pas mal » de
Detta. L’usurpation de Mia avait gagné
toutes les facettes de la personnalité de
Susannah, semblait-il, et si Detta Walker
était de retour, tellement remontée et
prête à en découdre, c’était en grande
partie dû à l’intervention de cette
inconnue indésirable.
Le Pistolero m’a vue, là-bas, dit
Mia. Et le garçon, aussi.
Elle marqua un temps d’arrêt, puis
reprit :
Je les ai déjà rencontrés, tous les
deux.
Qui ? Jake et Roland ?
Si fait, eux.
Où ? Quand ? Comment pourrais-tu
les…
On ne peut pas parler, ici. S’il te
plaît. Trouvons-nous un coin plus
intime.
Un coin avec un téléphone, c’est ça
que tu veux dire ? Pour que tes amis
puissent t’appeler.
Je ne sais que peu de chose,
Susannah de New York, mais le peu que
je sache, je pense que tu serais
heureuse de l’entendre.
C’était aussi ce que pensait
Susannah. Et bien qu’elle n’eût pas
particulièrement envie de voir Mia
exaucer son souhait, elle aussi avait hâte
de quitter la 2e Avenue. Pour un éventuel
piéton, sa chemise avait peut-être l’air
éclaboussée de crème au chocolat ou de
café séché, mais Susannah elle-même
avait une conscience aiguë de ce sang
sur elle : pas n’importe quel sang, mais
le sang d’une femme courageuse qui
avait su se battre jusqu’au bout pour
sauver les enfants de sa ville.
Et puis il y avait ces sacs, éparpillés
à ses pieds. Elle avait vu des tas de
folken à sacs, à New York, si fait.
Maintenant elle avait l’impression d’en
être une elle-même, et ça ne lui plaisait
pas. Ce n’était pas comme ça qu’elle
avait été élevée, aurait dit sa mère. À
chaque fois qu’elle croisait le regard
d’un passant sur le trottoir ou coupant
par le petit parc, elle avait envie de lui
dire qu’elle n’était pas folle,
contrairement aux apparences – sa
chemise tachée, son visage dégoûtant,
ses cheveux trop longs et en désordre,
sans sac à main, rien que ces trois sacs à
ses pieds. Sans abri, si fait – pouvait-on
être plus à la rue qu’elle ne l’était, non
seulement sans lieu où aller, mais hors
de tout temps ? Sans abri, mais avec
toute sa tête. Il lui fallait palabrer avec
Mia, comprendre ce qui se passait ici,
voilà qui était certain. Quant à ce qu’elle
voulait, c’était bien plus simple : se
laver, enfiler des vêtements propres et
se cacher des regards extérieurs pendant
au moins un petit moment.
Autant vouloir décrocher la lune,
trésor, se dit-elle à elle-même… et à
Mia, si cette dernière l’écoutait.
L’intimité, ça coûte de l’argent. Tu te
trouves dans une version de New York
où le moindre hamburger te coûtera au
minimum un dollar, si dingue que ça
puisse paraître. Et tu n’as pas un sou
sur toi. Rien qu’une douzaine de plats
affûtés et une boule de cristal genre
magie noire. Alors tu comptes faire
quoi ?
Avant qu’elle ait pu approfondir la
question, New York fut balayé du décor
et elle se retrouva dans la Grotte de la
Porte. Lors de sa première visite, elle
n’avait pratiquement pas prêté attention
à ce qui l’entourait – c’était Mia qui
était aux commandes, pressée de fuir par
la porte – mais à présent, tout
apparaissait très clairement. Le Père
Callahan était là. Ainsi qu’Eddie. Et son
frère, en un sens. Susannah entendait la
voix d’Henry Dean remonter des
profondeurs de la grotte, à la fois
sarcastique et consternée.
— J’suis en enfer, frérot ! J’suis en
enfer et je peux pas me faire un fix, et
tout ça c’est ta faute !
Le sentiment de confusion de
Susannah n’était rien, comparé à la
fureur que déclencha en elle cette voix
autoritaire et capricieuse.
— Presque tout ce qui est arrivé de
mal à Eddie, c’était ta faute, à toi !
hurla-t-elle. Tu aurais mieux fait de
rendre service à tout le monde, et de
mourir jeune, Henry !
Les autres personnes présentes dans
la grotte ne tournèrent même pas la tête
vers elle. Qu’est-ce que ça voulait dire ?
Était-elle venue vaadasch depuis New
York, juste pour s’éclater un peu ? Si tel
était le cas, pourquoi n’avait-elle pas
entendu le carillon ?
Chut. Chut, mon amour. C’était la
voix d’Eddie, dans sa tête, claire comme
de l’eau de roche. Regarde, plutôt.
Tu l’entends ? demanda-t-elle à
Mia. Est-ce que tu…
Oui ! Maintenant la ferme !
— Combien de temps va-t-on devoir
rester là, d’après vous ? demanda Eddie
à Callahan.
— Un bon moment, j’en ai peur,
répondit ce dernier, et Susannah comprit
qu’elle assistait à une scène qui s’était
déjà produite.
Eddie et Callahan s’étaient rendus à
la Grotte de la Porte pour essayer de
localiser Calvin Tower et son ami,
Deepneau. Juste avant l’épreuve de
force avec les Loups. C’était Callahan
qui avait passé la porte. La Treizième
Noire s’était emparée d’Eddie, pendant
l’absence du Père. Elle l’avait presque
tué. Callahan avait reparu juste à temps
pour empêcher Eddie de se jeter dans le
ravin, en contrebas.
Maintenant, néanmoins, Eddie sortait
le sac – rose, oui, elle savait qu’elle
avait raison, du côté de La Calla, il était
rose – de sous l’encombrante
bibliothèque de livres rares de sai
Tower, en le traînant au sol. Ils avaient
besoin de la boule de cristal dans le sac,
pour la même raison que Mia la voulait :
parce qu’elle ouvrait la Porte Dérobée.
Eddie le souleva, pivota sur luimême, puis s’immobilisa brusquement.
Il fronçait les sourcils.
— Que se passe-t-il ? demanda le
Père Callahan.
— Il y a quelque chose, là-dedans,
répondit le jeune homme.
— La boîte…
— Non, dans le sac. Cousu dans la
doublure. On dirait une sorte de petit
caillou.
Soudain, Susannah eut l’impression
qu’il la regardait bien en face, et elle se
rendit compte qu’elle était assise sur ce
banc, dans le parc. Elle n’entendait plus
les voix de la grotte, mais le sifflement
liquide de la fontaine. La grotte
s’évanouit peu à peu. Eddie et Callahan
s’évanouirent peu à peu. Elle entendit
les dernières paroles d’Eddie comme si
elles venaient d’outre-tombe :
— Peut-être qu’il y a une poche
secrète.
Puis il disparut.
DEUX
Elle n’était pas du tout allée
vaadasch, alors. Sa brève visite à la
Grotte de la Porte avait été une espèce
de vision. Était-ce Eddie qui la lui avait
envoyée ? Et dans ce cas, est-ce que ça
signifiait qu’il avait reçu le message
qu’elle lui avait adressé, depuis le
Dogan ? Susannah ne pouvait répondre à
ces questions. Si elle devait le revoir un
jour, elle le lui demanderait. Enfin,
après l’avoir embrassé quelques
milliers de fois, bien sûr.
Mia ramassa le sac rouge et passa
lentement les mains le long du tissu. Elle
sentait bien la forme de la boîte, à
l’intérieur. Mais au milieu du sac, elle
remarqua aussi une petite bosse sous ses
doigts. Et Eddie avait raison : on aurait
dit un caillou.
Elle – ou elles, peut-être, ça n’avait
plus d’importance à ses yeux – déroula
le tissu, essayant de ne pas tenir compte
de la pulsation croissante que dégageait
cette chose cachée à l’intérieur. Voilà,
juste là, à l’intérieur… et on aurait dit
une couture, aussi.
Elle se pencha plus près et constata
qu’il ne s’agissait pas d’une couture,
mais d’une sorte de fermeture. Elle ne
reconnut pas la matière, Jake non plus
n’aurait pas pu, mais Eddie leur aurait
appris que c’était du Velcro. Elle-même
avait entendu l’hommage d’un certain ZZ
Top, une chanson intitulée « Velcro
Fly ». Elle glissa un ongle dans la
fermeture et tira du bout du doigt. Elle
entendit comme un bruit lent de
déchirure et une petite poche apparut à
l’intérieur du sac.
Qu’est-ce que c’est ? demanda Mia,
fascinée malgré elle.
Eh bien, c’est ce qu’on va voir.
Elle tendit la main et extirpa non pas
un caillou mais une petite amulette en
forme
de
tortue.
En
ivoire,
apparemment. Tous les minuscules
détails de la carapace étaient
précisément ciselés, mais une éraflure
miniature la zébrait comme un point
d’interrogation. La tortue tendait le cou
et sa tête sortait à demi de la carapace.
Deux minuscules pointes noires d’une
matière goudronneuse formaient les
yeux, qui avaient l’air incroyablement
vivants. Elle nota une autre imperfection
dans le bec de l’animal – non pas une
éraflure, mais plutôt une fissure.
— Elle est vieille, murmura-t-elle à
voix haute. Tellement vieille.
Oui, répondit Mia dans un souffle.
La tenir procurait à Susannah une
incroyable sensation de bien-être. Une
sensation de… sécurité, étrangement.
Vois la tortue comme elle est
grande, pensa-t-elle. Le monde entier
tient sur son dos. C’était bien ça ? Dans
son souvenir, elle n’était pas tombée
trop loin. Et, bien sûr, c’était ce Rayonlà qu’ils avaient emprunté vers la Tour.
L’Ours à une extrémité – Shardik. Et à
l’autre, la Tortue – Maturin.
Elle baissa les yeux vers le totem
miniature qu’elle avait trouvé dans la
doublure du sac, puis le compara à celui
de la fontaine. Mis à part la différence
de matière – la tortue à côté de son banc
était faite d’un métal sombre constellé
d’éclats cuivrés scintillants – les deux
animaux
étaient
rigoureusement
identiques, jusqu’à l’éraflure sur la
carapace et la petite fissure en biseau,
dans le bec. L’espace d’une seconde,
son souffle s’arrêta. Son cœur aussi.
Dans cette aventure, elle progressait pas
à pas – parfois même au jour le jour –
sans trop réfléchir, en se laissant
simplement porter par les événements, et
ce ka auquel Roland tenait visiblement
beaucoup. Et puis il survenait une chose
de ce genre, qui lui laissait soudain
entrevoir un tableau bien plus vaste, qui
la
tétanisait
d’effroi
et
d’émerveillement. Elle pressentait des
forces que son entendement ne pouvait
saisir. Certaines, comme cette boule
dans la boîte de bois fantôme, étaient
maléfiques. Mais ça… ça…
— Ouah, fit quelqu’un. En soupirant
presque.
Elle leva les yeux et vit un homme
d’affaires – talentueux, visiblement, à en
juger par son costume – qui se tenait
debout près du banc. Il avait traversé le
parc, en chemin vers un lieu aussi
important qu’il l’était lui-même, une
réunion ou un congrès quelconque, peutêtre même aux Nations unies, qui se
trouvaient tout près (sauf si ça aussi
avait changé). Mais là, il s’était arrêté
net. Sa mallette ruineuse pendait dans sa
main droite. Il écarquillait ses yeux fixés
sur la tortue posée sur la paume de Mia.
Et un large sourire ravi, évoquant celui
d’un drogué, flottait sur ses lèvres.
Range-la ! s’écria Mia, alarmée. Il
va la voler !
J’aime’ais bien qu’il essaie un peu,
pou’voi’, répliqua Detta Walker, d’une
voix détendue, plutôt amusée.
Le soleil s’était montré et elle – elle
en entier – prit soudain conscience que,
tout le reste mis à part, c’était une
journée
splendide.
Précieuse.
Magnifique.
—
Précieuse,
splendide
et
magnifique, fit l’homme d’affaires (ou
peut-être était-il diplomate), qui avait
complètement oublié ses affaires.
Parlait-il de cette journée, ou de la
petite tortue ?
Des deux, pensa Susannah. Et elle se
dit soudain qu’elle comprenait. Jake
aussi aurait compris – lui plus que
quiconque ! Elle éclata de rire. À
l’intérieur d’elle, Detta et Mia rirent
aussi, Mia un peu contre son gré. Et
l’homme d’affaires ou le diplomate, il se
mit à rire, lui aussi.
— Oui, les deux, dit l’homme
d’affaires.
Avec son léger accent Scandinave,
« deux » devenait teu.
— Quelle belle chose vous avez là !
Quelle pelle chosse fous afez là !
Oui, elle était belle, c’est vrai. Un
ravissant petit trésor. Et un jour pas si
ancien, Jake Chambers avait découvert
quelque chose d’étrangement semblable.
Dans la librairie de Calvin Tower, Jake
avait acheté un livre intitulé Charlie le
Tchou-tchou,
de
Béryl
Evans.
Pourquoi ? Parce que ce livre l’avait
appelé. Plus tard – peu de temps avant
que le ka-tet de Roland arrive à Calla
Bryn Sturgis, en fait – le nom de l’auteur
s’était changé en Claudia y Inez
Bachman, l’intégrant ainsi au Ka-Tet de
Dix-Neuf, un ka-tet en perpétuelle
expansion. Jake avait glissé dans ce
livre une clé, dont Eddie avait sculpté un
double, dans l’Entre-Deux-Mondes. La
clé de Jake avait fasciné les gens qui
l’avaient vue, tout en les rendant
extrêmement influençables. Tout comme
cette clé, la tortue miniature avait son
double ; Susannah était assise juste à
côté. La question était de savoir si cette
tortue présentait d’autres ressemblances
avec la clé de Jake.
À en juger par l’air subjugué de
l’homme
d’affaires
Scandinave,
Susannah était quasiment certaine que la
réponse était oui. Elle se dit, Hé copine,
y a pas à s’inquiéter, tu n’es pas à la
rue, car tu as la tortue ! Cette comptine
était tellement grotesque qu’elle en rit
toute seule, à voix haute.
Laisse-moi m’occuper de ça, dit-elle
à Mia.
T’occuper de quoi ? Je ne
comprends pas…
Je le sais bien. Alors laisse-moi
faire. D’accord ?
Elle n’attendit pas la réponse de
Mia. Elle se tourna vers l’homme
d’affaires, lui décocha un sourire
éclatant et plaça la main à hauteur de ses
yeux, afin qu’il pût contempler la tortue
à son aise. Elle la fit flotter de droite à
gauche et constata que les yeux de
l’homme en suivaient le mouvement,
bien que sa tête, ornée d’une
impressionnante crinière blanche, restât
immobile.
— Comment vous appelez-vous,
sai ? demanda Susannah.
— Mathiessen van Wyck, réponditil, tandis que ses yeux roulaient dans
leurs orbites, un peu comme ceux de la
tortue. Je suis le deuxième assistant de
l’ambassadeur de Suède aux Nations
unies. Ma femme a un amant. Ça
m’attriste. Mais j’ai de nouveau un
transit intestinal normal, la tisane que
m’a recommandée la masseuse de
l’hôtel a marché, ce qui me rend
heureux.
Il marqua une pause, puis ajouta :
— Votre skölpadda me rend
heureux.
Susannah était fascinée. Si elle
demandait à cet homme de baisser son
pantalon et de vider ses intestins à
nouveau en état de marche sur le trottoir,
le ferait-il ? Bien sûr que oui.
Elle jeta un regard rapide autour
d’eux et ne vit personne à proximité. Ce
qui était une bonne chose, mais elle se
dit que ça ne la dispensait pas de
transférer ses affaires ici aussi vite
qu’elle le pourrait. Jake avait rameuté un
paquet de monde, avec sa petite clé. Elle
n’avait aucune envie de faire de même,
si elle pouvait l’éviter.
— Mathiessen, commença-t-elle,
vous avez dit que…
— Mats.
— Pardon ?
— Appelez-moi Mats, si vous le
voulez bien. Je préfère.
— Très bien, Mats, vous avez parlé
d’un…
— Vous parlez suédois ?
— Non.
— Alors poursuivons en français.
— Oui, j’aimerais autant…
— J’ai une situation très importante,
ajouta Mats, sans quitter une seconde la
tortue des yeux. Je rencontre plein de
gens importants. Je me rends à des
cocktails, où de belles femmes portent la
fameuse « petite robe noire ».
— Ça doit être l’éclate, pour vous.
Mats, je veux que vous la boucliez, et
que vous ne l’ouvriez que quand je vous
poserai une question directe. Vous
voulez bien ?
Mats ferma la bouche. Il fit même
une petite mimique comique, comme s’il
se tirait une fermeture éclair en travers
des lèvres, mais à aucun moment il ne
quitta des yeux la tortue.
— Vous avez parlé d’un hôtel. Vous
êtes à l’hôtel ?
— Yah, je suis à l’hôtel Hyatt PlazaPark, au coin de la 1re et de la 46e.
Bientôt j’aurai un appartement dans un
complexe résidentiel…
Mats sembla soudain mesurer qu’une
fois encore il en disait trop, et la ferma.
Susannah se mit à réfléchir
furieusement, tenant la tortue à hauteur
de sa poitrine, afin que son nouvel ami
pût la voir distinctement.
—
Mats,
écoutez-moi
bien,
d’accord ?
—
J’écoute
pour
entendre,
maîtresse-sai, et j’entends pour obéir.
Ce qui la secoua d’un mauvais
frisson, surtout dit avec le ravissant
accent germanisant de Mats.
— Vous avez une carte de crédit ?
Mats sourit avec fierté.
— J’en ai plein. J’ai une American
Express, une MasterCard, et une Visa.
J’ai aussi une carte Euro-Gold. Et une…
— Bien. C’est bien. Je veux que
vous retourniez au – l’espace d’une
seconde, elle eut un blanc, puis la
mémoire lui revint –, au Plaza-Park et
que vous preniez une chambre. Une
chambre pour la semaine. Si on vous
pose la question, dites que c’est pour un
de vos amis. Une de vos amies.
Et c’est alors que lui vint à l’esprit
une perspective bien désagréable. On
était à New York, au nord, en 1999, et
on aimait à croire que les choses
progressaient dans le bon sens, mais on
n’était jamais trop prudent.
— Est-ce que le fait que je sois une
négresse risque de poser problème ?
— Non, bien sûr que non, réponditil d’un air surpris.
— Réservez la chambre à votre nom
et dites à la réception que c’est une
femme du nom de Susannah Mia Dean
qui l’occupera. Vous avez compris ?
— Yah, Susannah Mia Dean.
Quoi d’autre ? L’argent, bien sûr.
Elle lui demanda s’il en avait. Son
nouvel ami sortit son portefeuille et le
lui tendit. Tout en farfouillant d’une main
dans le très joli modèle Lord Bruxton,
de l’autre elle tenait toujours la tortue à
hauteur du regard. Elle trouva une liasse
de traveller’s checks – qui ne lui
seraient d’aucune utilité, avec cette
signature
de
fou,
complètement
alambiquée – et environ deux cents
dollars, en bonne vieille monnaie
américaine. Elle s’empara de la somme
et la plaça dans le sac Borders qui
contenait auparavant les chaussures. En
relevant les yeux, elle constata avec
effroi que deux Jeannettes, d’environ
quatorze ans et portant toutes deux des
sacs à dos, avaient rejoint l’homme
d’affaires. Elles contemplaient la tortue
avec les yeux brillants et les lèvres
humides. Susannah se rappela malgré
elle le public le soir où Elvis Presley
était passé au Ed Sullivan Show.
— Trop coooooool, lança l’une
d’elles, presque dans un souffle.
— Top délire, ajouta l’autre.
— Retournez à vos affaires, les
filles, fit Susannah.
Leurs
visages
s’affaissèrent,
reflétant le même air triste. On aurait
presque pu les prendre pour des
jumelles de La Calla.
— On est obligées ? demanda l’une
d’elles.
— Oui ! insista Susannah.
— Grand merci-sai, que vos
journées soient longues et vos nuits
plaisantes, fit la seconde.
Des larmes lui roulaient sur les
joues. Son amie se mit à pleurer elle
aussi.
— Oubliez que vous m’avez vue !
leur lança Susannah tandis qu’elles
s’éloignaient.
Elle les suivit d’un regard anxieux
jusqu’à la 2e Avenue, où elles
bifurquèrent vers les quartiers chics,
puis reporta son attention sur Mats van
Wyck.
— Vous aussi, secouez-vous, Mats.
Bougez votre graisse jusqu’à l’hôtel, et
réservez une chambre. Dites-leur que
votre amie Susannah ne va pas tarder à
débarquer.
— Que veut dire « bougez votre
graisse » ? Je ne comprends…
— Ça veut dire « et qu’ça saute ».
Elle lui rendit son portefeuille,
moins le liquide, regrettant de n’avoir
pas pu regarder plus longuement ces
cartes en plastique, car elle se
demandait comment on pouvait en avoir
autant.
— Une fois que vous aurez réglé
cette histoire de chambre, retournez là
où vous alliez. Et oubliez que vous
m’avez vue.
Alors, comme les gamines en
uniforme vert, Mats se mit à sangloter.
— Je dois aussi oublier la
skölpadda ?
— Oui.
Susannah
se
remémora
un
hypnotiseur qu’elle avait vu dans une
émission de télé quelconque, peut-être
même le Ed Sullivan Show.
— Plus de tortue, mais vous vous
sentirez bien pour le reste de la journée,
vous m’entendez ? Comme si vous
aviez…
Un million de dollars ne devait pas
représenter tant que ça pour lui, et pour
ce qu’elle en avait vu, un million de
couronnes n’aurait pas suffi à lui offrir
une coupe de cheveux.
— Vous allez vous sentir comme
l’ambassadeur de Suède lui-même. Et
vous arrêterez de vous inquiéter pour le
jules de votre femme. Qu’il aille au
diable, d’accord ?
— Yah, qu’il aille au tiaple ! s’écria
Mats, et bien qu’il fût toujours en train
de pleurer, un sourire perçait maintenant
à travers ses larmes.
Ce sourire avait quelque chose de
divinement enfantin. Quelque chose qui
rendit soudain Susannah triste et joyeuse
à la fois. Elle voulait faire plus pour
Mats van Wyck, si elle le pouvait.
— Et pour vos intestins…
— Yah ?
— Comme sur des roulettes, jusqu’à
la fin de vos jours, fit Susannah, relevant
la tortue devant les yeux de l’homme.
Quelle est votre heure, en général,
Mats ?
— Je vais chuste après le petit
déjeuner.
— Alors c’est là que ça se passera.
Jusqu’à la fin de vos jours. Sauf si vous
êtes très occupé. En retard pour un
rendez-vous, par exemple. Vous n’aurez
qu’à dire… hmmm… Maturin, et
l’envie
vous
passera
jusqu’au
lendemain.
— Maturin.
— C’est ça. Maintenant allez-y.
— Je ne peux pas emporter la
skölpadda ?
— Non, vous ne pouvez pas. Allezy, maintenant.
Il s’éloigna, puis s’arrêta et se
retourna vers elle. Il avait les joues
humides, mais son visage exprimait
plutôt l’espièglerie, et une pointe de
sournoiserie.
— Peut-être que je devrais la
prendre, dit-il. Peut-être qu’elle
m’appartient de droit.
J’aime’ais bien voi’ça, sale ’culé
d’cul blanc, répondit Detta en pensée,
mais Susannah – qui se sentait de plus en
plus responsable de ce trio de barjots,
au moins pour l’instant – la fit taire.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça,
mon ami ? Dites-le-moi, je vous prie.
Le regard demeura sournois.
Essaie pas d’embrouiller un
embrouilleur, disait ce regard. Enfin,
c’est ce que lisait Susannah, en tout cas.
— Mats, Maturin, dit-il. Maturin,
Mats. Vous voyez ?
Susannah voyait, oui. Elle allait lui
dire que ce n’était là qu’une
coïncidence, puis elle se rappela Calla,
Callahan.
— Je vois, mais la skölpadda n’est
pas à vous. Ni à moi, d’ailleurs.
— À qui, alors ?
D’une voix plaintive. Acquis.
Et avant que son conscient ait pu
l’arrêter (ou la censurer, au moins),
Susannah se vit en train de dire toute la
vérité, celle connue de son cœur et de
son âme :
— Elle appartient à la Tour, sai. À
la Tour Sombre. Et c’est là que je la
rapporterai, si le ka le veut.
—
Que
les
dieux
vous
accompagnent, dame-sai.
— Vous aussi, Mats. Que vos
journées soient longues et vos nuits
plaisantes.
Elle regarda le diplomate suédois
s’éloigner, puis baissa les yeux vers la
tortue miniature et dit :
— Voilà qui n’était pas commun,
mon vieux pote Mats.
Mia ne se souciait guère de la tortue.
Elle n’avait qu’une seule préoccupation.
Dans cet hôtel, dit-elle, il y aura un
téléphone ?
TROIS
Susannah-Mia mit la tortue dans la
poche de son jean et se força à attendre
vingt minutes sur le banc du parc. Elle
en passa la plus grande partie à admirer
ses jambes toutes neuves (quel que fût
leur
propriétaire,
elles
étaient
ravissantes) et à gigoter ses nouveaux
doigts de pied dans ses nouvelles
chaussures
(volées).
Elle ferma aussi les yeux, essayant
de convoquer la salle de contrôle du
Dogan. D’autres diodes d’alerte
s’étaient allumées entre-temps, et en
sous-sol, les machines vibraient de plus
en plus fort, pourtant l’aiguille du cadran
Susannah-Mio avait à peine pénétré
dans le jaune. Des fissures étaient
apparues au sol, comme elle l’avait
prévu, mais jusque-là rien de très
sérieux. La situation n’était pas des plus
reluisantes, mais elle se dit qu’ils
pourraient s’en accommoder, pour le
moment.
Qu’est-ce que tu attends ?
s’impatienta Mia. Pourquoi reste-t-on
assises ici ?
Je laisse au Suédois la possibilité
de se charger de notre petite course à
l’hôtel, et ensuite de déguerpir,
répondit Susannah.
Et lorsqu’elle estima qu’elle lui
avait laissé assez de temps, elle réunit
ses sacs, se leva, traversa la 2e Avenue
et se mit à descendre la 46e Rue en
direction de l’hôtel Plaza-Park.
QUATRE
Le grand hall était baigné de la belle
lumière de l’après-midi, que reflétaient
les angles de verre vert. Jamais
Susannah n’avait vu de pièce aussi
splendide – en dehors de Saint-Patrick,
bien sûr – mais elle avait aussi quelque
chose d’étrange, de décalé.
C’est parce que c’est l’avenir, se
dit-elle.
Dieu sait que les signes sautaient aux
yeux. Les voitures paraissaient plus
petites, et complètement différentes. La
plupart des jeunes femmes qu’elles
croisaient se promenaient le ventre à
l’air, et on voyait les bretelles de leur
soutien-gorge. Susannah dut voir le
phénomène se répéter cinq ou six fois le
long de la 46e Rue avant de se
convaincre qu’il s’agissait là d’un effet
de mode bizarre, et non d’une
négligence. De son temps, une femme
qui aurait exposé sa bretelle (ou encore
un centimètre carré de combinaison qui
allait voir du pays, comme on disait) se
serait précipitée dans les toilettes
publiques les plus proches pour tout
remettre en place, et au pas de charge.
Quant à montrer un ventre nu…
On se serait fait arrêter partout,
sauf peut-être à Coney Island, se ditelle. Aucun doute là-dessus.
Mais la chose qui lui fit la plus forte
impression fut aussi la plus difficile à
définir : la ville paraissait tout
simplement plus grande. Elle tonnait et
bourdonnait autour d’elle. Elle vibrait.
Chaque bouffée d’air portait la signature
de son odeur intime. Les femmes
attendant un taxi à la sortie des hôtels
(avec ou sans bretelles apparentes)
étaient bien des New-Yorkaises,
impossible de se méprendre. Les
portiers (non pas un, mais deux par
entrée) interpellant lesdits taxis ne
pouvaient être que des portiers new-
yorkais. Les taxis (elle était éberluée par
le nombre de Noirs qu’elle voyait au
volant, et elle en aperçut même un coiffé
d’un turban) ne pouvaient être que des
taxis new-yorkais, mais ils étaient
tous… différents. Le monde avait
changé. C’était comme si son New York,
celui de 1964, était un club de foot
amateur. Et là, on jouait pro.
Une fois dans le hall, elle fit une
pause, pour sortir la tortue miniature de
sa poche et se repérer dans les lieux. À
sa droite, elle remarqua un salon. Deux
femmes y étaient assises, en train de
discuter, et Susannah les observa un
moment, ne pouvant croire qu’on puisse
montrer autant de jambe sous une jupe
(quelle jupe, au fait ?). Et il ne s’agissait
ni d’adolescentes ni d’allumeuses ;
c’étaient des femmes de trente ans, au
moins (même si elle ne put s’empêcher
de se dire qu’elles avaient aussi bien la
soixantaine, qui savait ce que les
progrès de la science avaient été
capables d’accomplir, en trente-cinq
ans ?).
À droite, une petite boutique.
Quelque part dans l’ombre, derrière
elle, un piano égrenait un air
délicieusement familier – « Night and
Day » – et Susannah savait qu’en suivant
la mélodie, elle trouverait des tas de
fauteuils en cuir, de bouteilles
étincelantes, et un monsieur en veste
blanche qui serait ravi de la servir,
même si on n’était encore qu’au beau
milieu de l’après-midi. Et tout ça était
très réconfortant.
Juste en face d’elle se trouvait le
guichet de la réception et, derrière, la
créature la plus exotique que Susannah
ait vue de sa vie. Elle avait l’air à la
fois blanche, noire, chinoise, le tout
battu ensemble. En 1964, on aurait traité
cette femme de bâtarde, peu importait sa
beauté. Alors qu’ici, elle se retrouvait
dans un tailleur magnifique, à l’accueil
d’un grand hôtel. La Tour Sombre avait
beau trembler sur ses fondations, et le
monde être en train de changer, pour
Susannah cette hôtesse était la preuve (si
besoin était) que tout ne s’écroulait pas
et que tout n’allait pas dans la mauvaise
direction. La femme parlait avec un
client se plaignant de sa note de câble –
Dieu seul savait de quoi il s’agissait.
Peu importe, c’est l’avenir, se dit
une fois de plus Susannah. C’est de la
science-fiction, comme la cité de Lud.
Autant s’en tenir à ça.
Je me fiche de ce que c’est, et de la
date, l’interrompit Mia. Tout ce que je
veux, c’est trouver un téléphone. Je
veux voir mon p’tit gars.
Susannah passa devant un panneau
posé sur un trépied, puis fit marche
arrière et y regarda de plus près.
À partir du 1er
juillet 1999, l’hôtel
Hyatt Plaza-Park
de New York change
de nom, et devient
l’hôtel Regal-Plaza
des Nations unies.
Encore un projet
gagnant
de
Sombra/North
Central !
Et Susannah se dit : Sombra, comme
dans le complexe immobilier de la Baie
de la Tortue… qui ne s’était jamais
construit, à en juger par cette aiguille
en verre noir, là derrière. Et North
Central, comme dans North Central
Positronics. Intéressant.
Un élancement lui vrilla soudain la
tête. Un élancement ? Bon sang, un coup
de poignard, oui. Elle en eut les larmes
aux yeux. Et elle sut qui en était à
l’origine. Mia, qui n’avait cure de
Sombra Corporation, de North Central
Positronics, ou de la Tour Sombre
même, s’impatientait. Susannah sut qu’il
lui faudrait y remédier, au moins
essayer. Mia était obnubilée par son p’tit
gars, mais si elle voulait garder ce p’tit
gars, elle avait intérêt à élargir un tout
petit peu son champ de vision.
Ell’ va pas t’lâcher d’une semelle,
intervint Detta, d’une voix pleine
d’astuce, de force et de bonne humeur.
Tu l’sais, pas v’ai ?
Elle le savait.
Susannah attendit que l’homme avec
son problème de câble ait fini
d’expliquer qu’il avait commandé le
film Classé X par accident, et qu’il se
moquait de le payer, tant qu’il
n’apparaissait pas sur sa facture, puis
elle s’approcha du comptoir. Son cœur
battait à tout rompre.
— Je crois que mon ami Mathiessen
van Wyck a réservé une chambre à mon
nom, dit-elle.
Elle vit l’employée jeter un œil à sa
jupe tachée avec un air de
désapprobation polie, et elle rit
nerveusement.
— J’ai vraiment hâte de prendre une
bonne douche et de me changer. J’ai eu
un petit accident. Au déjeuner.
— Oui, madame. Une seconde, je
vous prie.
Elle vit l’employée se tourner vers
ce qui ressemblait à un petit écran de
télé avec une machine à écrire
accrochée dessous. Elle appuya sur
quelques touches, regarda le moniteur,
puis demanda :
— Susannah Mia Dean, c’est bien
cela ?
Un vous dites vrai, je dis grand
merci lui monta aux lèvres, et elle le
censura in extremis.
— Oui, c’est exact.
— Puis-je voir une pièce d’identité,
je vous prie ?
L’espace d’une seconde, Susannah
eut le sifflet coupé. Et puis elle fouilla
dans son sac et en sortit un Oriza, en
prenant garde de le saisir par le bord
non tranchant. Elle se remémora
subitement une phrase qu’elle avait
entendu Roland dire à Wayne
Overholser, le gros rancher de La
Calla : Notre affaire à nous, c’est le
plomb. Les ’Rizas n’étaient pas des
balles, mais ils les valaient largement.
D’une main elle maintint le plat en
hauteur, et de l’autre, la petite tortue
sculptée.
— Est-ce que ça fera l’affaire ?
demanda-t-elle d’une voix avenante.
— Qu’est-ce que – commença la
belle employée, puis elle se tut et son
regard passa du plat à la tortue.
Alors ses yeux s’arrondirent et se
mirent à briller légèrement. Ses lèvres,
recouvertes d’un intéressant revêtement
rose brillant (Susannah se fit la réflexion
que ça ressemblait plus à du bonbon
qu’à du rouge à lèvres), s’entrouvrirent.
Un doux soupir s’éleva : ohhhh…
— C’est mon permis de conduire,
ajouta Susannah. Vous voyez ?
Par chance, il n’y avait personne
alentour, pas même un porteur de
bagages. Les clients qui avaient quitté
leur chambre le jour même attendaient
sur le trottoir, se battant pour un taxi.
Dans le hall, l’ambiance était feutrée.
Dans le bar derrière la boutique de
cadeaux, une version introspective et
paresseuse de « Stardust » succéda à
« Night and Day ».
— Permis de conduire, acquiesça
l’employée dans ce même soupir
émerveillé.
— Bien. Faut-il que vous écriviez
quelque chose ?
— Non… M. van Wyck a réservé la
chambre… il faut seulement que je…
puis-je tenir la tortue, madame ?
— Non, répondit Susannah, et alors
la jeune femme se mit à pleurer.
Susannah observait ce phénomène
avec perplexité. Elle ne se rappelait pas
avoir fait pleurer tant de gens depuis son
récital de violon (une catastrophe), à
l’âge de douze ans.
— Non, je ne peux pas la prendre,
dit l’employée, laissant libre cours à ses
larmes. Non, non, je ne peux pas, je ne
peux pas la prendre, ah, Discordia, je ne
peux pas…
— Arrêtez un peu les pleurnicheries,
fit Susannah, et la femme se tut
immédiatement. Donnez-moi la clé de la
chambre, s’il vous plaît.
Mais au lieu d’une clé, elle lui tendit
une carte en plastique, dans un petit étui.
À l’intérieur de l’étui – pour le cacher
aux yeux d’éventuels voleurs, sans doute
– était inscrit le nombre 1919. Ce qui ne
surprit pas du tout Susannah. Bien
entendu, Mia s’en moquait éperdument.
Elle vacilla légèrement sur ses
jambes. Se balança d’avant en arrière.
Elle dut agiter la main pour retrouver
son équilibre (celle tenant le « permis
de conduire »). Pendant une seconde,
elle crut qu’elle allait tomber par terre,
puis tout rentra dans l’ordre.
— Madame ? fit l’employée, l’air
distraitement – très distraitement –
inquiet. Vous vous sentez bien ?
— Ouais, répondit Susannah. C’est
juste que… j’ai failli perdre l’équilibre,
pendant une seconde.
Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?
se demanda-t-elle intérieurement. Oh,
mais elle savait très bien ce qui s’était
passé. C’était Mia qui contrôlait les
jambes, Mia. Susannah avait beau être
aux commandes depuis leur rencontre
avec ce bon vieux M. Pourrais-jeprendre-la-skölpadda, son corps était en
train de revenir à son état premier, la
version sans mollets. Incroyable mais
vrai. Son corps lui faisait un coup à la
Susannah.
Mia, on se réveille. À toi de prendre
le relais.
Je ne peux pas. Pas encore. Dès
qu’on sera seules, je le ferai.
Et, doux Jésus, Susannah reconnut
bien ce ton. Cette garce faisait sa timide.
Elle se tourna vers l’employée.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
Une clé ?
— Eh bien – oui, sai. Elle vous
servira aussi dans l’ascenseur. Vous la
glissez dans la fente, dans le sens de la
flèche. Puis vous la retirez rapidement.
Quand la petite lumière sur la porte
passe au vert, vous pouvez entrer. J’ai
un peu plus de huit mille dollars, dans le
tiroir de mon bureau. Je vous les
donnerai volontiers, en échange de cette
jolie petite chose que vous avez là, votre
tortue, votre skölpadda, votre tortuga,
votre kawit, votre…
— Non, dit Susannah, chancelant une
nouvelle fois.
Elle s’accrocha au bord du
comptoir. C’en était fini de son
équilibre.
— Je vais monter, maintenant.
Elle avait pensé commencer par une
visite à la boutique de l’hôtel, histoire
de dépenser un peu du fric de Mats pour
s’acheter une chemise propre, s’ils
avaient ce genre de marchandise, mais il
faudrait que ça attende. Tout allait
devoir attendre.
— Oui, sai.
Plus de « madame », plus
maintenant. La tortue agissait sur elle,
comblant les interstices entre les
mondes.
— Oubliez que vous m’avez vue,
d’accord ?
— Oui, sai. Dois-je mettre votre
téléphone en dérangement ?
Mia se mit à vociférer. Susannah ne
prit même pas la peine de l’écouter.
— Non, ne faites pas ça. J’attends un
appel.
— Comme vous voudrez, sai.
Les yeux vissés sur la tortue.
Toujours sur la tortue.
— Bon séjour au Plaza-Park.
Voulez-vous qu’un porteur vous aide à
monter vos bagages ?
J’ai une t’onche à avoi’ besoin
d’aide,
pou’po’ter
ces
t’ois
malheu’euses me’des ? pensa Detta,
mais Susannah se contenta de secouer la
tête.
— Très bien.
Susannah se retourna, mais fit volteface
en
entendant
l’employée
prononcer :
— Bientôt viendra le Roi, avec son
Œil.
Susannah fixait la jeune femme,
bouche bée, presque en état de choc.
Elle sentit la chair de poule remonter le
long de ses bras. Cependant, le beau
visage en face d’elle demeurait serein.
Des yeux noirs posés sur la tortue
miniature. Des lèvres entrouvertes,
miroitantes de salive autant que de
gloss. Si je reste ici une minute de plus,
se dit Susannah, elle va se mettre à
baver.
Susannah aurait donné cher pour
creuser cette histoire de Roi et d’Œil –
parce que c’était son histoire –, et elle
le pouvait, après tout c’était elle qui
était aux commandes, mais de nouveau
elle vacilla et sut qu’elle ne pouvait rien
faire… à moins de ramper à quatre
pattes jusqu’à l’ascenseur, son jean vide
en dessous du genou traînant derrière
elle. Plus tard, peut-être, se promit-elle,
sachant que c’était peu probable ; à
présent les choses bougeaient trop vite.
Elle traversa le hall, titubant avec
dignité. Dans son dos, elle entendit la
voix de la jeune employée, pleine
d’aimable regret, rien de plus.
— Quand le Roi viendra et que la
Tour s’effondrera, sai, toutes les jolies
choses comme celle que vous avez là
seront brisées.
Puis viendront les ténèbres et rien
d’autre que le mugissement de
Discordia, et les cris des can toi.
Susannah ne répondit pas, bien que
la chair de poule eût à présent gagné sa
nuque, et qu’elle sentît son cuir chevelu
rétrécir littéralement sur son crâne. Ses
jambes (les jambes de quelqu’un, en
tout cas) perdaient rapidement toute
sensibilité. Si elle avait pu jeter un œil à
sa peau nue, aurait-elle constaté que ses
jolies jambes toutes neuves étaient en
train de devenir transparentes ? Auraitelle vu le sang coulant dans ses veines,
rouge vif en descendant, plus sombre et
épuisé en remontant vers le cœur ? Et
les entrelacs compliqués des muscles ?
Elle pensait que oui.
Elle appuya sur le bouton MONTÉE,
puis rangea l’Oriza dans son sac, priant
pour que l’une des trois portes s’ouvre
avant qu’elle ne s’évanouisse. Le
pianiste avait opté pour « Stormy
Weather[4] ».
La porte du milieu coulissa.
Susannah-Mia entra et appuya sur le 19.
La porte se referma, mais l’engin ne
bougea pas.
La carte en plastique, se rappela-telle. Il faut que tu te serves de la carte.
Elle aperçut la fente et glissa la
carte dedans, en prenant garde à la
direction de la flèche. Cette fois,
lorsqu’elle appuya sur le 19, la touche
s’alluma. Quelques secondes plus tard,
elle se retrouva violemment écartée, et
Mia repassa devant.
Susannah se réfugia à l’arrière de
son propre esprit avec une sorte de
soulagement fatigué. Oui, que quelqu’un
prenne le relais, pourquoi pas ? Que
quelqu’un
d’autre
prenne
les
commandes, un petit moment. Elle
sentait force et solidité revenir dans ses
jambes, et c’est tout ce qui comptait,
pour l’instant.
CINQ
Mia avait beau se retrouver
étrangère en pays inconnu, elle apprenait
vite. Dans le hall du dix-neuvième étage,
elle localisa le panneau 1911-1923 et
descendit le couloir d’un pas rapide,
jusqu’au numéro 1919. La moquette, un
truc vert et épais, délicieusement mou,
chuchotait sous ses chaussures
(volées).
Elle inséra la carte-clé dans le mur,
ouvrit la porte et entra. Il y avait deux
lits. Sur l’un d’eux, elle posa les sacs,
puis promena sur la pièce un regard
distrait, jusqu’à ce qu’il rencontre le
téléphone.
Susannah !
Impatiente.
Quoi ?
Comment faire pour qu’il sonne ?
Susannah partit d’un rire sincère.
Chérie, cette question-là, tu n’es
pas la première à te la poser, tu peux
me croire. On a été des millions, avant
toi. Ou bien il sonnera, ou bien il ne
sonnera pas. Le moment venu. En
attendant, pourquoi tu ne ferais pas le
tour du propriétaire ? Histoire de
trouver un coin où ranger ton gunna.
Elle s’attendait à une dispute, mais
rien ne vint. Mia arpenta la pièce (sans
prendre la peine d’ouvrir les rideaux,
alors que Susannah aurait donné cher
pour voir la ville d’aussi haut), passa la
tête par la porte de la salle de bains (un
vrai palais, avec ce qui ressemblait à un
lavabo en marbre, et des miroirs
partout), puis jeta un œil dans le
placard. Là, au-dessus d’une étagère où
étaient posés des sacs en plastique pour
le pressing, se trouvait un coffre-fort. Il
y avait un panneau, mais Mia ne pouvait
le déchiffrer. Roland se retrouvait
parfois confronté au même problème,
mais c’était dû aux différences entre
l’alphabet de ce monde et les « Grandes
Lettres » du Monde de l’Intérieur.
Susannah se doutait bien que les
problèmes de Mia étaient beaucoup plus
élémentaires.
Si
sa
ravisseuse
connaissait de toute évidence les
chiffres,
Susannah avait comme
l’impression que la mère du p’tit gars
était bien incapable de lire une ligne.
Susannah passa de nouveau devant,
mais pas complètement. Pendant une
seconde elle regarda deux panneaux à
travers deux paires d’yeux, sensation
tellement étrange qu’elle en eut la
nausée. Puis l’image se précisa et elle
put lire le message :
Ce coffre-fort vous est fourni
gracieusement pour conserver vos
objets personnels. La direction de
l’hôtel Hyatt Plaza-Park décline toute
responsabilité en cas de vol. Nous vous
recommandons de confier l’argent
liquide et les bijoux au coffre de
l’hôtel, au rez-de-chaussée. Pour
enregistrer votre code, tapez quatre
chiffres, puis validez par la touche
« entrée ».
Pour ouvrir, tapez votre code à quatre
chiffres et appuyez sur « ouvrir ».
Susannah se recula pour laisser Mia
choisir son code. Elle opta pour un 1
suivi de trois 9. C’était l’année en cours,
probablement l’une des premières
combinaisons que tenterait un voleur,
mais au moins ce n’était pas exactement
le numéro de la chambre. De plus,
c’étaient de bons chiffres. Des chiffres
puissants. Un sigleu. Et elles le savaient
toutes deux.
Mia programma le coffre et vérifia
qu’il fermait bien, puis elle suivit les
instructions pour le rouvrir. Dans une
sorte de vrombissement interne, la porte
s’entrouvrit. Dans le coffre, Mia déposa
le sac rouge fané aux armes de L’ENTREDEUX-QUILLES – la boîte qu’il contenait
tenait juste sur la planche à l’intérieur –
puis celui contenant les plats d’Oriza.
Elle verrouilla de nouveau la porte,
vérifia en tirant sur la poignée, puis
hocha la tête. Le sac Borders était
toujours sur le lit. Elle en retira la liasse
de billets et la glissa dans la poche
avant droite de son jean, avec la tortue.
Il faut te trouver une chemise
propre, rappela Susannah à son invitée
indésirable.
Mia, fille de personne, ne répondit
rien. À l’évidence, elle n’en avait rien à
carrer des chemises, propres ou sales.
Mia fixait le téléphone. Pour l’instant,
maintenant que ses contractions étaient
en suspens, ce téléphone était tout ce qui
comptait pour elle.
Maintenant, on palabre, dit
Susannah. Tu me l’as promis, et c’est
une promesse que tu vas tenir. Mais pas
dans cette salle de banquet. Elle frémit.
À l’extérieur, entends-moi, je te prie.
J’ai besoin d’air frais. Cette salle de
banquet puait la mort.
Mia ne protesta pas. Susannah eut
vaguement conscience que l’autre femme
passait en revue les différents pans de sa
mémoire – analysant, classant, analysant,
classant – pour enfin trouver un souvenir
utilisable.
Comment on s’y rend ? demanda
Mia d’un air indifférent.
La femme noire qui était (à nouveau)
double s’assit sur l’un des lits et croisa
les mains sur ses cuisses. Comme sur un
traîneau, répondit la partie Susannah. Je
pousse, tu diriges. Et rappelle-toi,
Susannah-Mio, si tu veux que je
coopère, tu dois me donner des
réponses claires.
Je le ferai, répondit l’autre. Mais ne
t’attends pas à les apprécier. Ni même
à les comprendre.
Qu’est-ce que tu…
Peu importe ! Dieux, je n’ai jamais
rencontré personne qui pose autant de
questions ! Le temps presse ! Quand ce
téléphone sonnera, notre palabre
prendra fin ! Alors si tu veux palabrer
un tant soit peu…
Susannah ne prit pas la peine de la
laisser terminer. Elle ferma les yeux et
se laissa tomber en arrière. Le lit ne vint
pas arrêter sa chute ; elle le traversa
directement. Elle tombait pour de vrai, à
travers l’espace. Elle entendait le
carillon du vaadasch, au loin, assourdi.
Me revoilà, pensa-t-elle. Puis :
Eddie, je t’aime.
: Commala-quatre-cinq
Quel délice d’être vivant, n’est-ce
pas ?
Pour chercher Discordia
Quand la Lune du Démon paraîtra.
SOLISTE
: Commala-quatre-cinq !
Même quand se lèvent les ombres !
Voir et parcourir le monde
Nous rend heureux de belle façon.
CHŒUR
SIXIÈME
COUPLET
L’ALLURE DU
CHÂTEAU
UN
UN
Tout à coup elle tomba de nouveau
dans son corps, et cette sensation appela
un souvenir d’un éclat aveuglant : Odetta
Holmes à seize ans, assise sur son lit, en
combinaison, dans un rayon de soleil
incandescent, enfilant un bas de soie.
Tant que le souvenir subsista, elle sentit
le parfum White Shoulders et le savon
de beauté Pond, tous deux empruntés à
sa mère, et elle assez adulte pour avoir
le droit de porter du parfum, et se
disant : C’est le bal de printemps ! Et
j’y vais avec Nathan Freeman !
Puis la vision disparut. Les doux
effluves de savon Pond furent remplacés
par une brise nocturne froide et propre
(et un peu humide), et il ne resta plus
que la sensation, étrange et parfaite, de
s’étirer à l’intérieur d’un nouveau corps
comme s’il s’agissait d’un bas qu’on tire
le long du mollet et du genou.
Elle ouvrit les yeux. Le vent soufflait
en rafales, lui balayant le visage d’un
voile de sable. Elle grimaça et leva un
bras, comme pour se protéger d’un coup.
— Par ici ! appela une voix de
femme.
Ce n’était pas la voix à laquelle se
serait attendue Susannah. Pas d’échos
stridents, pas de croassement triomphal.
— Par ici, à l’abri du vent !
Elle regarda et aperçut une grande et
belle femme, qui lui faisait signe. Le
premier regard que Susannah porta sur
Mia, en chair et en os, la stupéfia, parce
que la mère du p’tit gars était blanche.
De toute évidence, Odetta-qui-fut avait
aussi une personnalité à peau claire, ce
qui devait exaspérer la susceptibilité
raciale de Detta Walker !
Elle-même se retrouvait de nouveau
privée de ses jambes, assise dans une
sorte de charrette sommaire à une place.
Elle était garée dans le recoin d’un mur
bas. Du regard elle balaya le paysage le
plus effrayant et le plus inhospitalier
qu’elle ait vu de sa vie. De gigantesques
formations rocheuses se détachaient sur
fond de ciel et se dédoublaient à
l’horizon. Elles scintillaient comme des
os étranges, sous l’éclat d’une lune
féroce en forme de faucille. Derrière ce
sourire lunaire difforme, des milliards
d’étoiles brûlaient telle de la glace en
fusion. Au milieu des rochers escarpés,
striés de fissures béantes, un étroit
sentier
solitaire
serpentait
vers
l’horizon. À le regarder, Susannah se dit
qu’un groupe qui l’emprunterait ne
pourrait le faire qu’en file indienne. Et
en emportant beaucoup de vivres. Pas
de champignons sur le bord de la
route ; pas de maquereines non plus. Et
au loin – faible et lugubre, montant d’un
point caché derrière l’horizon – une
lumière d’un cramoisi sombre croissait
et décroissait en une pulsation lente. Le
cœur de la rose, se dit-elle. Puis : Non,
ce n’est pas ça. C’est la forge du Roi.
Elle contempla un instant la sinistre
lumière qui palpitait, avec une
fascination impuissante et horrifiée.
Contraction…
décontraction.
Croissance…
décroissance.
Une
infection se déclarant à la face du ciel.
— Si tu dois venir à moi, viens
maintenant, Susannah de New York.
Elle portait un poncho épais, et ce
qui ressemblait à un pantalon en cuir qui
s’arrêtait juste au-dessous du genou. Ses
tibias étaient couverts de cicatrices et
d’éraflures. Aux pieds, elle avait des
huaraches à grosses semelles.
— Car le Roi peut captiver, même
de loin. Nous sommes du côté Discordia
du Château. Tu aimerais finir tes jours
empalée au pied de ce mur ? S’il te
captive et t’ordonne de sauter, c’est ce
que tu feras. Tes amis pistoleros ne sont
plus là pour faire la loi et venir te prêter
main-forte, maintenant, pas vrai ? Non
pas, non pas. Tu es toute seule, voilà la
vérité.
Susannah tenta de détourner le
regard de l’effroyable lumière rouge qui
puisait, et tout d’abord n’y parvint pas.
Elle sentit la panique gagner son esprit
(s’il te captive et t’ordonne de
sauter)
et s’en empara comme d’une matière
brute, la comprimant et la modelant en
forme de cale, afin de l’enfoncer dans
son immobilisme tétanisé. Au début il ne
se passa rien, puis elle se projeta en
arrière dans la petite charrette miteuse
avec une telle violence qu’elle dut
s’accrocher au montant pour éviter de
basculer sur les pavés. Le vent soufflait
à nouveau par rafales, lui fouettant le
visage et les cheveux de sable et de
gravillons, comme pour se moquer
d’elle.
Mais cette attraction… cette
fascination… ce glam… quel que fût son
nom, il avait disparu.
Elle jeta un œil au dog-cart (c’est
ainsi qu’elle l’appelait, à tort ou à
raison) et comprit instantanément
comment il marchait. C’était assez
simple, pour tout dire. Sans mule pour le
tirer, c’était elle, la mule. On était aux
antipodes du fauteuil pratique et léger
qu’ils avaient dégoté à Topeka, et à des
années-lumière d’une balade sur des
jambes entières comme celles qui
l’avaient portée depuis le petit square
jusqu’à l’hôtel. Mon Dieu, comme ces
jambes lui manquaient ! Elles lui
manquaient déjà.
Mais il fallait faire avec.
Elle attrapa les roues en bois de la
charrette, poussa. Rien ne se produisit,
aussi elle poussa plus fort. Au moment
où elle avait décidé de s’extirper de
l’engin pour ramper honteusement
jusqu’à Mia, les roues se mirent à
tourner en crissant et en couinant. Elle
avança en bringuebalant jusqu’à la jeune
femme, qui l’attendait derrière un pilier
de pierre trapu. Il y en avait un grand
nombre, alignés dans le noir, dessinant
une courbe. Susannah se dit qu’autrefois
(avant que le monde change), des
archers devaient venir se mettre à l’abri
derrière, pendant que l’armée ennemie
chargeait à coups de flèches et de
boulets enflammés, quel que soit le nom
qu’on leur donnait. Puis ils se glissaient
dans les recoins et tiraient à leur tour.
Combien de temps auparavant ? Quel
était ce monde ? À quelle distance se
trouvait-il de la Tour Sombre ?
Tout près, lui soufflait son intuition.
Elle poussa la charrette récalcitrante
et peu maniable à l’abri du vent et leva
les yeux vers la femme dans son poncho,
honteuse de se trouver aussi essoufflée
après avoir parcouru moins de dix
mètres, mais incapable de s’empêcher
de haleter. Elle prit quelques profondes
inspirations de cet air humide sentant la
pierre. Elle laissa à sa droite les piliers
– elle croyait se rappeler qu’on les
appelait des merlons, ou quelque chose
dans le genre. À gauche se détachait une
flaque sombre et circulaire, cerclée de
murs de pierre à demi écroulés. De
l’autre côté, deux hautes tours se
dressaient contre le mur du fond, mais
l’une d’elles avait été brisée, comme par
un éclair d’explosif très puissant.
— Cet endroit où nous sommes
s’appelle l’allure. Le chemin de ronde
sur les remparts du Château sur
l’Abysse, autrefois connu sous le nom de
Château Discordia. Tu as dit que tu
voulais de l’air frais. J’espère que ça te
sied, comme on dit à La Calla. On en est
bien loin, Susannah, on est en plein
Monde Ultime, près de là où s’achève
votre quête, pour le meilleur ou pour le
pire.
Elle marqua une pause, puis reprit :
— Pour le pire, très probablement.
Pourtant je ne m’en soucie pas une
seconde, ça non, pas moi. Je suis Mia,
fille de personne, mère d’un seul. J’aime
mon p’tit gars, rien d’autre. Mon p’tit
gars me suffirait bien, si fait ! Tu veux
palabrer ? Très bien. Je te dirai ce que
je peux, et je serai sincère. Pourquoi
pas ? Quelle différence ça peut bien
faire, pour moi ?
Susannah balaya les alentours du
regard. Lorsqu’elle se retrouva face au
château – à la cour centrale, semblaitil –, elle perçut un relent de vieille
moisissure. Mia la vit plisser le nez et
ne put s’empêcher de sourire.
— Si fait, tout est mort depuis bien
longtemps, et les machines que les
suivants ont laissées derrière eux se sont
presque toutes arrêtées, mais l’odeur de
leur agonie subsiste, n’est-ce pas ? C’est
toujours comme ça, avec l’odeur de la
mort. Demande à ton ami pistolero, le
vrai Pistolero. Il le sait bien, parce qu’il
en a eu sa part. Il a une lourde
responsabilité, Susannah de New York.
Il porte autour du cou la culpabilité des
mondes, comme un cadavre en
putréfaction. Pourtant il est allé assez
loin, avec sa robustesse et sa
détermination aride, pour attirer sur lui
le regard des grands. Il sera détruit, si
fait, lui et tous ceux qui l’accompagnent.
Je porte cette malédiction dans mon
propre ventre, mais peu m’importe.
Dans l’obscurité étoilée, elle
redressa fièrement la tête. Sous le
poncho, ses seins avaient gonflé… et,
comme le constata Susannah, son ventre
s’était arrondi. Dans ce monde, du
moins, Mia était visiblement enceinte.
Prête à éclater, pour tout dire.
— Pose tes questions, à l’attaque !
lança Mia. Rappelle-toi que nous
existons aussi dans l’autre monde, celui
dans lequel nous sommes liées. Nous
sommes allongées sur ce lit, à l’auberge,
comme endormies… mais nous ne
dormons pas, n’est-ce pas, Susannah ?
Non pas. Et quand le téléphone sonnera,
quand mes amis appelleront, nous
quitterons cet endroit pour les rejoindre.
Si tu as posé tes questions et obtenu des
réponses, parfait. Dans le cas contraire,
c’est bien aussi. Demande. Ou bien…
n’es-tu pas pistolero ?
Elle retroussa les lèvres en un
sourire dédaigneux. Susannah la trouvait
coquine, oui, coquine. Surtout pour
quelqu’un qui serait bien incapable de
dénicher la 46e Rue, dans le monde où
elles retourneraient.
— Alors tire ! devrais-je dire.
Une fois de plus, Susannah jeta un
regard en direction du trou obscur qui
constituait le cœur tendre du château, où
se cachaient ses donjons et ses lices, ses
barbacanes et ses meurtrières, et Dieu
savait quoi d’autre. Elle avait suivi un
cours
d’histoire
médiévale,
et
connaissait
certains
des
termes
employés, mais c’était longtemps
auparavant. Il y avait certainement une
salle de banquet, quelque part là-bas,
une salle qu’elle avait elle-même
remplie de nourriture, du moins pendant
un temps. Mais c’en était fini de son rôle
de traiteur. Si Mia tentait de la pousser
trop fort ou trop loin, elle verrait à qui
elle avait affaire.
En attendant, elle décida de
commencer par quelque chose de
relativement facile.
— Si cet endroit est bien le Château
sur l’Abysse, où se trouve ce fameux
Abysse ? Je ne vois rien dans le coin, à
part un champ de mines jonché de
cailloux. Et cette lumière qui rougeoie à
l’horizon.
Mia, sa longue chevelure noire
voletant autour d’elle (des cheveux
comme la soie, sans un seul nœud,
contrairement à ceux de Susannah),
désigna du doigt le gouffre qui s’ouvrait
sous leurs pieds et courait jusqu’au mur
du bout, d’où s’élevaient les tours, le
long de l’allure qui poursuivait sa
courbe.
— C’est le donjon intérieur, dit-elle.
Au-delà se trouve le village de Fedic,
aujourd’hui désert ; tous ses habitants
sont morts de la Mort Rouge, il y a mille
ans, ou plus. Plus loin…
— La Mort Rouge ? demanda
Susannah, alarmée (et apeurée, malgré
elle), comme le Masque de la Mort
Rouge, de Poe ? Comme dans
l’histoire ?
Et pourquoi pas ? Ils avaient déjà
erré dans l’Oz de Frank L. Baum – et ils
en étaient revenus. Et ensuite ? Le Lapin
Blanc et la Reine Rouge ?
— Jeune dame, je ne sais pas. Tout
ce que je peux te dire, c’est qu’au-delà
du village désert se trouve le rempart
extérieur, et plus loin encore, une
énorme crevasse dans la terre, remplie
de
monstres
qui
cozent,
qui
entourloupent, qui se multiplient, et qui
complotent pour s’échapper. Autrefois il
y avait un pont par-dessus, mais il s’est
écroulé il y a bien longtemps. « Avant le
grand décompte », comme on dit. Ce
sont des horreurs, qui rendraient une
femme
ou un homme
normal
complètement fou au premier regard.
Elle décocha d’ailleurs à Susannah
un de ses regards à elle. Satirique,
impossible de se méprendre.
— Mais pas un pistolero.
Certainement pas un pistolero tel que
toi.
— Pourquoi te moques-tu de moi ?
demanda calmement Susannah.
Mia eut un petit sursaut, puis prit un
air sombre.
— C’était mon idée, de venir ici,
peut-être ? Dans ce coin triste et glacial,
où l’œil du Roi salit l’horizon et souille
la joue même de la lune de sa lueur
répugnante ? Non pas, jeune dame !
C’était la tienne, aussi ne me harcèle pas
de ta langue de vipère !
Susannah aurait pu lui répondre que
ce n’était pas elle qui avait eu la bonne
idée de se faire engrosser par un démon,
mais ce n’était décidément pas le
moment de se lancer dans une dispute du
genre « c’est toi/non c’est toi ».
— Je ne te grondais pas, lui précisa
Susannah. Je voulais juste savoir.
Mia fit un geste impatient de la main,
comme pour dire : « Ne commence pas à
chercher la petite bête », puis se
détourna à demi. Et entre ses dents, elle
susurra :
— Je ne suis pas allée à Morehouse,
je ne suis allée dans aucune maison,
pourtant quoi qu’il arrive j’aurai mon
p’tit gars, tu m’entends ?
Et soudain Susannah comprit
beaucoup de choses. Mia se montrait
ironique parce qu’elle avait peur. Elle
avait beau s’en défendre, une bonne
partie d’elle était Susannah.
Je ne suis pas allé à Morehouse, ni
dans aucune autre maison, par exemple.
C’était tiré de L’Homme invisible, de
Ralph Ellison. Quand Mia s’était
introduite en Susannah, elle avait récolté
(au moins) deux personnalités pour le
prix d’une. Après tout, c’était Mia qui
avait fait sortir Detta de sa retraite (ou
peut-être de son hibernation profonde) et
c’était Detta qui adorait cette réplique,
qui en disait tellement long sur ce
sentiment longtemps refoulé par les
nègres, ce sentiment de mépris et de
suspicion à l’égard de ce qu’on appelait
« la bonne éducation nègre d’aprèsguerre ». Ni à Morehouse, ni dans
aucune maison ; en d’autres termes, je
sais ce que je sais, je l’ai appris par mes
propres moyens, j’ai des oreilles qui
traînent, le téléphone arabe, ça me
connaît.
— Mia, ce p’tit gars, il est de qui ?
Ce démon, son père, qui est-il ? Tu le
sais ?
Mia eut un rictus. Un rictus que
Susannah n’aimait pas du tout. Un rictus
qui rappelait trop Detta ; qui savait trop
de choses, plein de rire et d’amertume.
— Si fait, je le sais, jeune dame. Et
tu as raison. C’est un démon qui t’a
abusée, un très grand démon, à la vérité !
Un démon humain ! Il fallait bien qu’il le
soit, car ne sais-tu pas que les véritables
démons, ceux échoués sur les rives de
ces mondes qui gravitent autour de la
Tour quand le Prim s’est retiré, ces
démons sont stériles. Et cela, pour une
excellente raison.
— Alors comment…
— C’est ton dinh, le père de mon
p’tit gars, répliqua Mia. Roland de
Gilead, si fait, lui et personne d’autre.
Steven Deschain a fini par l’avoir, son
héritier, même s’il n’en sait rien,
puisqu’il pourrit dans son caveau.
Susannah la fixait avec des yeux
écarquillés, sans se soucier du vent froid
qui fouettait les terres perdues de
Discordia.
— Roland… ? Ce n’est pas
possible ! Il était à mes côtés, quand le
démon se trouvait en moi, il ramenait
Jake de cette foutue baraque de Dutch
Hill, et baiser était vraiment le cadet de
ses soucis…
Elle laissa ses pensées errer,
pensant au bébé qu’elle avait vu dans le
Dogan. Elle revoyait ses yeux. Ces yeux
bleus de bombardier. Non. Non, je
refuse de le croire.
— Comme tu voudras, mais Roland
est bien le père, insista Mia. Et quand le
p’tit gars sera là, je lui donnerai le nom
que tu as en tête, Susannah de New York.
Celui que tu as appris du temps des
merlons et des trébuchets et des
barbacanes. Et pourquoi pas ? C’est un
beau nom, un nom noble.
L’Introduction
à
l’Histoire
médiévale du professeur Murray, voilà
de quoi elle parle.
— Je vais l’appeler Mordred,
ajouta-t-elle. Il grandira vite, mon
garçon chéri, plus vite que les humains,
du fait de sa nature de démon. Il
deviendra grand et fort. L’incarnation du
pistolero dans toute sa splendeur. Et
alors, comme le Mordred de ton conte, il
tuera son père.
Et sur ces mots, Mia, fille de
personne, leva les bras vers le ciel
constellé d’étoiles et poussa un
hurlement, de chagrin, de terreur ou de
joie, Susannah ne sut le dire.
DEUX
— Accroupis-toi, ordonna Mia.
Regarde ce que j’ai.
De sous son poncho, elle sortit une
grappe de raisin et un sac en papier
rempli de maquereines orange aussi
rebondies que son propre ventre. D’où
pouvaient bien venir ces fruits ? Leur
corps
commun
faisait-il
du
somnambulisme, au beau milieu du
Plaza-Park ? Y avait-il là-bas une
corbeille de fruits qu’elle n’avait pas
remarquée ? Ou bien n’était-ce là que
les fruits de son imagination ?
Peu importait, pour tout dire. Elle
avait totalement perdu l’appétit, ou
plutôt la révélation de Mia le lui avait
coupé. Le fait même que ce fût
impossible ne faisait qu’ajouter à
l’aspect monstrueux de la situation. Et
elle ne pouvait s’empêcher de repenser
au bébé qu’elle avait vu in utero, sur
l’un de ces écrans de télé. À ces yeux
bleus.
Non. Ce n’est pas possible, tu
m’entends ? Pas possible !
Le vent qui s’engouffrait dans les
ébréchures entre les merlons lui glaçait
les sangs. D’un coup de hanche, elle
s’extirpa du siège de la charrette et se
cala contre le mur de l’allure, à côté de
Mia, à écouter la plainte incessante du
vent et à contempler les étoiles
étrangères.
Mia enfournait des grappes entières
de raisin. Le jus lui dégoulinait du coin
des lèvres, tandis qu’elle recrachait les
pépins avec la rapidité et la régularité
d’une mitraillette. Elle avala, s’essuya
le menton et dit :
— Si. Ça l’est. Non seulement c’est
possible, mais c’est la vérité. Es-tu
toujours
heureuse
d’être
venue,
Susannah de New York, ou bien
regrettes-tu d’avoir apaisé ta curiosité ?
— Si je dois avoir un bébé sans
même avoir baisé, je veux tout savoir
dans les moindres détails. Tu as bien
compris ?
Mia
grimaça
aux
propos
volontairement crus de Susannah, puis
acquiesça.
— Comme tu voudras.
— Dis-moi comment il pourrait être
de Roland. Et si tu veux que je croie ce
que tu me raconteras à l’avenir, tu ferais
mieux de commencer par être
convaincante là-dessus.
Mia planta l’ongle dans la peau
d’une maquereine et l’éventra d’un geste
vif, puis avala le fruit goulûment. Elle
songea à en ouvrir un deuxième, puis se
ravisa et se contenta de le rouler entre
les paumes de ses mains (ces paumes
d’une blancheur déconcertante), pour le
réchauffer. Au bout d’un moment,
Susannah le savait, le fruit s’ouvrirait de
lui-même. C’est alors qu’elle commença
son récit.
TROIS
— Combien de Rayons existe-t-il,
Susannah de New York ?
— Six, répondit cette dernière. Du
moins, au début. Je crois savoir qu’il
n’en reste que deux qui…
Mia agita la main en signe
d’impatience, comme pour dire : Ne me
fais pas perdre mon temps.
— Si fait, six. Et quand ces Rayons
ont été créés dans la grande Discordia,
le grand creuset de la Création que
certains (y compris les Manni) nomment
l’En-Delà et d’autres le Prim, qui les a
faits ?
— Je n’en sais rien, répondit
Susannah. C’était Dieu, d’après toi ?
— Peut-être y a-t-il un Dieu, mais
ces Rayons ont jailli du Prim par la
seule force de la magie, Susannah, la
magie véritable, disparue il y a bien
longtemps. Est-ce Dieu qui a créé la
magie, ou la magie qui a créé Dieu ? Je
ne sais pas. C’est là une question pour
les philosophes, et mon métier à moi,
c’est celui de mère. Mais, il y a bien
longtemps, tout n’était que Discordia, et
de là, s’élevant fièrement et s’unissant
en un seul et même point, naquirent les
six Rayons. Pour les tenir debout pour
l’éternité, il y avait la magie, mais quand
la magie a disparu, il n’est plus resté
que la Tour Sombre comme dernier
bastion, cette Tour que certains appellent
Can Calyx, le Hall du Retour Éternel, et
les hommes ont désespéré. Lorsque
l’Ère de la Magie s’est achevée, est
venue l’Ère des Machines.
— North Central Positronics,
murmura Susannah. Les ordinateurs
dipolaires. Les turbos à transmission
lente – elle marqua une pause –, Blaine
le Mono. Mais pas dans notre monde.
— Ah non ? Tu crois que ton monde
a été épargné ? Et ce panneau, dans le
hall de l’hôtel ?
La maquereine éclata. Mia l’ouvrit
et l’engloutit, laissant couler le jus à
travers son sourire averti.
— Je me disais bien que tu ne savais
pas lire, fit Susannah.
Ça n’avait rien à faire ici, mais c’est
tout ce qui lui vint à l’esprit. Elle
tournait et retournait dans sa mémoire
l’image du bébé ; de ses yeux bleus
étincelants. Des yeux de pistolero.
— Si fait, mais je sais compter, et
pour ce qui est de ton esprit à toi, je sais
lire dedans comme dans un livre ouvert.
Ne me dis pas que tu as oublié ce
panneau. Tu prétends l’avoir oublié ?
Bien sûr que non, elle ne l’avait pas
oublié. À en croire ce panneau, le PlazaPark allait intégrer un groupe du nom de
Sombra/North Central, dans un mois tout
juste. Et lorsqu’elle avait dit Pas dans
notre monde, elle pensait bien sûr à
celui de 1964 – le monde de la
télévision en noir et blanc, de ces
ordinateurs ridicules qui auraient rempli
une pièce entière, et des flics d’Alabama
trop contents de lâcher les chiens sur les
manifestants noirs pour le droit de vote.
Les choses avaient beaucoup changé, au
cours des trente-cinq années qui avaient
suivi. L’espèce de télé avec un clavier
de l’employée eurasienne de l’hôtel en
était un bon exemple – qu’est-ce qui
permettait à Susannah de dire qu’il ne
s’agissait pas d’un ordinateur dipolaire,
contrôlé par un turbo à transmission
lente quelconque ? Rien du tout.
— Continue, dit-elle à Mia.
Mia haussa les épaules.
— Vous vous condamnez vousmêmes, Susannah. Vous avez l’air
tellement décidés à y arriver, et l’issue
est toujours la même : la foi vous fait
défaut, et vous la remplacez par la
pensée rationnelle. Mais il n’y a aucun
amour dans la pensée, rien qui puisse
survivre, dans la déduction, il n’y a que
mort dans le rationalisme.
— Quel est le rapport avec ton p’tit
gars ?
— Je ne sais pas. Il y a beaucoup de
choses que je ne sais pas.
Elle leva la main, prévenant une
éventuelle intervention de Susannah.
— Et non, je n’essaie pas de gagner
du temps, ni de t’éloigner des questions
que tu désires poser. Je parle comme me
le dicte mon cœur. Veux-tu l’entendre,
ou non ?
Susannah acquiesça. Elle voulait
l’entendre… encore un peu, au moins.
Mais si elle ne revenait pas rapidement
sur le sujet du bébé, elle prendrait les
devants.
— La magie a disparu. Maerlyn
s’est retiré dans sa grotte dans un
monde, l’épée d’Arthur l’Aîné a cédé le
pas aux pistolets des pistoleros dans un
autre, et la magie a disparu. Et dans ce
grand saut du temps, de grands
alchimistes, de grands scientifiques et de
grands – techniciens, je dirais ? De
grands hommes de la pensée, en tout cas,
c’est ce que je voulais dire – de grands
hommes de la déduction se sont réunis
pour
créer
des
machines
qui
maintiennent les Rayons en place.
C’étaient des machines puissantes, de
belles mécaniques, mais mortelles. Ils
ont remplacé la magie par des
machines, tu l’intuites, et maintenant les
machines déraillent. Dans certains
mondes, de grands fléaux ont décimé des
populations entières.
Susannah hocha la tête.
— Nous avons vu l’un d’eux, ditelle à voix basse. Ils appelaient ça la
supergrippe.
— Les Briseurs du Roi Cramoisi ne
font qu’accélérer un processus déjà
engagé. Les machines deviennent folles.
Vous l’avez vu par vous-mêmes. Les
hommes ont cru qu’il y aurait toujours
des hommes comme eux, pour fabriquer
d’autres machines. Aucun d’entre eux
n’avait prévu ce qui s’est passé. Cet…
cet épuisement universel.
— Le monde a changé.
— Si fait, jeune dame. Et il n’a
laissé personne pour remplacer les
machines qui maintiennent les dernières
bribes de magie de toute la création, car
le Prim s’est retiré il y a bien
longtemps. La magie est morte et les
machines se meurent. Bientôt la Tour
Sombre s’écroulera. Peut-être auronsnous le temps de nous offrir un sublime
instant de pensée rationnelle avant que
les ténèbres nous envahissent pour
toujours. Est-ce que ce ne serait pas
magnifique ?
— Le Roi Cramoisi, est-ce qu’il ne
va pas être détruit, lui aussi, quand la
Tour tombera ? Lui et toute sa clique ?
Ces types avec des trous sanguinolents
dans le front ?
— On lui a promis son propre
royaume, dont il sera le souverain
éternel, dégustant ses petits plaisirs
personnels.
Le dégoût s’était insinué dans la
voix de Mia. La peur aussi, semblait-il.
— Promis ? Promis par qui ? Qui est
plus puissant que lui ?
— Je ne le sais, jeune dame. Peutêtre se l’est-il seulement promis à luimême.
Mia haussa les épaules. Elle évita
de regarder Susannah dans les yeux.
— Est-ce que rien ne peut empêcher
la chute de la Tour ?
— Rien, pas même les espoirs de
ton ami pistolero de la prévenir, de la
ralentir en libérant les Briseurs et –
peut-être – en tuant le Roi Cramoisi.
Mais la sauver ! La sauver, ô délice !
Est-ce qu’il t’a jamais dit que c’était là
sa quête ?
Susannah y réfléchit une seconde et
secoua la tête. Si Roland avait jamais dit
une chose pareille, clairement, en tout
cas elle ne s’en souvenait pas. Et elle
était certaine qu’elle s’en serait
souvenue, dans le cas contraire.
— Non, reprit Mia, parce qu’il ne
mentira pas à son ka-tet, à moins d’y
être forcé. C’est sa grande fierté. Tout ce
qu’il veut, c’est voir la Tour.
Puis elle ajouta, avec une pointe
d’amertume :
— Oh, peut-être qu’il voudra entrer,
et grimper jusqu’à la pièce du sommet,
son ambition ira peut-être jusque-là.
Peut-être rêve-t-il de se tenir sur l’allure
tout comme nous nous tenons sur celleci, pour y déclamer le nom de ses
camarades déchus, et de toute sa lignée,
en remontant jusqu’à Arthur l’Aîné.
Mais la sauver ? Oh que non ! Seul un
retour de la magie pourrait la sauver, et
– comme tu le sais très bien – l’affaire
de votre dinh, c’est le plomb.
Jamais depuis qu’elle traversait les
mondes Susannah n’avait entendu la
vocation de Roland décrite sous un jour
aussi mesquin. Elle se sentit triste et en
colère ; mais elle dissimula ses
sentiments de son mieux.
— Dis-moi comment ton p’tit gars
pourrait être le fils de Roland, car je
suis curieuse de le savoir.
— Si fait, c’est un bon tour, mais les
anciens de River Crossing auraient pu te
l’expliquer, sans aucun doute.
Susannah sursauta.
— Comment sais-tu tellement de
choses, à mon sujet ?
— Parce que tu es possédée,
répondit Mia, et que je suis celle qui te
possède, sois-en sûre. Je peux passer en
revue chacun de tes souvenirs, si je le
veux. Je déchiffre ce que tes yeux voient.
Maintenant tais-toi et écoute, si tu veux
apprendre, car je sens que nous allons
manquer de temps.
QUATRE
Voici ce que le démon de Susannah
lui raconta.
— Il y a six Rayons, comme tu l’as
dit, mais douze Gardiens, postés chacun
à une extrémité d’un Rayon. Celui sur
lequel nous sommes – car nous sommes
toujours dessus – est le Rayon de
Shardik. Si vous deviez aller au-delà de
la Tour, il deviendrait le Rayon de
Maturin, la grande tortue sur la carapace
de laquelle repose le monde. De même,
il n’y a que six démons élémentaires, un
pour chaque Rayon. Au-dessous d’eux
s’étend tout le monde invisible, que ces
créatures ont laissé sur la plage de
l’existence, quand le Prim s’est retiré.
Ce sont des démons qui parlent, des
démons familiers que certains nomment
fantômes, des démons malades que
certains – les constructeurs de machines
et les adorateurs de la grande déesse
fantoche de la Raison, si cela te sied –
appellent maladies. De nombreux
démons mineurs, mais seulement six
démons majeurs. Néanmoins, comme il y
a douze Gardiens pour six Rayons, il
existe douze aspects démoniaques, car
chaque démon élémentaire est à la fois
mâle et femelle.
Susannah commençait à comprendre
où elle voulait en venir, et sentit soudain
ses entrailles se contracter. Du bouquet
d’aiguilles rocheuses qui se dressait audelà de l’allure, dans ce que Mia
appelait la Discordia, monta un éclat de
rire sec et fébrile. Ce comique invisible
fut bientôt rejoint par un deuxième, puis
par un troisième, un quatrième et un
cinquième. Soudain il lui sembla que le
monde entier se moquait d’elle. Et à
raison, peut-être, car c’était vraiment
une bonne blague. Mais comment auraitelle pu prévoir ?
Sur fond de jacassements de hyènes
– ou de quelque créature que ce fût –,
elle dit à Mia :
— Tu dis que les démons
élémentaires sont hermaphrodites. C’est
pourquoi ils sont stériles, parce qu’ils
sont des deux sexes.
— Si fait. Sur le lieu de l’Oracle,
ton dinh a copulé avec l’un des démons
majeurs pour lui arracher des
informations,
ce
qu’on
appelle
prophétie, en Haut Parler. Il n’avait
aucune raison de soupçonner que ce
démon était autre chose qu’un succube,
comme il en existe souvent dans ces
lieux désolés…
— Ben voyons, l’interrompit
Susannah. Dans la famille des démons,
je demande la bombe sexuelle de base.
— En quelque sorte, répondit Mia
en tendant une maquereine à Susannah.
Cette dernière l’accepta et se mit à
la rouler entre ses paumes, pour en
réchauffer la peau. Elle n’avait toujours
pas faim, mais elle avait la bouche
sèche. Tellement sèche.
— Sous sa forme femelle, ce démon
a pris la semence du Pistolero, et il te
l’a redonnée sous sa forme mâle.
— Quand on était dans l’anneau de
parole, termina Susannah, effondrée.
Elle se remémora la pluie battante
labourant son visage tourné vers le ciel,
cette sensation de mains invisibles
posées sur ses épaules, et puis
l’engorgement de cette chose qui la
remplissait, en même temps qu’elle avait
l’impression de se faire éventrer. Le
pire avait été le froid glacial de cet
énorme sexe en elle. Sur le coup, c’était
comme se faire baiser par un glaçon
géant.
Et comment s’en était-elle sortie ?
En invoquant Detta, bien sûr. En
appelant cette garce, sortie vainqueur
d’une centaine de petites escarmouches
sexuelles dans des parkings de snacks ou
de bastringues. Detta, qui l’avait
piégé…
— Il a essayé de s’enfuir, raconta-telle à Mia. Une fois qu’il a compris que
sa bite se retrouvait coincée dans un
foutu étau, il a essayé de s’enfuir.
— S’il avait voulu s’enfuir, dit
doucement Mia, il y serait arrivé.
— Pourquoi prendre la peine de me
le faire croire ? demanda Susannah, tout
en sachant qu’elle n’avait pas besoin
que Mia lui réponde, plus maintenant.
Parce que le démon avait besoin
d’elle, bien entendu. Il avait besoin
d’elle pour porter le bébé.
Le bébé de Roland.
La perte de Roland.
— Tu sais tout ce que tu dois savoir,
à propos du p’tit gars, dit Mia. N’est-ce
pas ?
Sans doute. Un démon femelle avait
prélevé la semence de Roland ; il l’avait
gardée, puis, devenu mâle, il l’avait
réinjectée à l’intérieur de Susannah
Dean. Mia avait raison. Elle savait tout
ce qu’il y avait à savoir.
— J’ai tenu parole. Rentrons. Ce
froid n’est pas bon pour le p’tit gars.
— Encore une minute, fit Susannah.
Elle lui montra sa maquereine. La
pulpe dorée perlait à présent à travers la
peau orange et craquelée.
— Mon fruit vient d’éclater. Laissemoi le manger. J’ai une dernière
question.
— Mange et parle, mais fais vite.
— Qui es-tu ? Vraiment, je veux
dire ? Es-tu ce démon ? Et a-t-il un nom,
d’ailleurs ? Il et elle, ils ont un nom ?
— Non, répondit Mia. Les démons
premiers n’ont pas besoin de noms ; ils
sont ce qu’ils sont. Suis-je un démon ?
C’est ce que tu veux savoir ? Oui-là, je
suppose que oui. Ou je l’étais. Tout ça
est très vague, à présent, comme un rêve.
— Et tu n’es pas… moi, n’est-ce
pas ?
Mia ne répondit pas. Et Susannah
comprit qu’elle n’en savait sans doute
rien.
— Mia ?
À voix basse, songeuse.
Mia était accroupie contre le
merlon, son poncho serré entre les
genoux. Susannah voyait ses chevilles
enflées et l’espace d’une seconde,
ressentit de la pitié à l’égard de cette
femme. Puis elle la fit voler en éclats.
Ce n’était pas le moment de ressentir de
la pitié, parce qu’elle n’avait rien de
vrai.
— Tu n’es rien d’autre que la
nounou.
Elle obtint exactement la réaction
qu’elle escomptait, et qui dépassa même
ses espérances. Sur le visage de Mia
elle lut le choc, puis de la colère. Bon
Dieu, de la fureur, même.
— Tu mens ! Je suis la mère de ce
p’tit gars ! Et quand il viendra,
Susannah, plus besoin d’écumer le
monde en quête de Briseurs, parce que
mon p’tit gars sera le plus grand de tous,
il pourra briser les deux Rayons restants
d’un claquement de doigts !
Dans sa voix perçait une fierté
dangereusement proche de la folie.
— Mon Mordred ! Tu m’entends ?
— Oh oui, fit Susannah, je t’entends.
Et tu vas aller gentiment te livrer à ceux
dont le seul but est de mettre à bas la
Tour, c’est ça ? Ils t’appellent, et toi tu
rappliques.
Elle marqua un temps d’arrêt, puis
reprit, sur un ton volontairement plus
doux :
— Et quand tu te livreras, ils
prendront ton p’tit gars, merci beaucoup,
et puis ils te renverront dans le pétrin
d’où tu viens.
— Nenni ! C’est moi qui l’élèverai,
ils me l’ont promis !
Mia croisa les bras sur son ventre
d’un air protecteur.
— Il est à moi, je suis sa mère et
c’est moi qui l’élèverai !
— Ma fille, tu ne voudrais pas
revenir à la réalité, une seconde ? Tu
penses qu’ils vont tenir leur promesse ?
Eux ? Comment peux-tu à la fois voir
tant de choses et être aveugle à ce
point ?
Susannah connaissait la réponse à
cette question, bien entendu. La
maternité l’avait induite en erreur.
— Pourquoi ils ne me laisseraient
pas l’élever ? demanda Mia d’une voix
glaciale. Qui pourrait le faire mieux que
moi ? Mieux que Mia, qui n’est faite que
pour deux choses : porter un fils et
l’élever ?
— Mais tu n’es pas seulement ça, lui
rappela Susannah. Tu es comme les
enfants de La Calla, et tu fais partie de
tout ce que nous avons vu depuis le
début de notre quête, mes amis et moi.
Tu es une jumelle, Mia ! Je suis ton autre
moitié, ta ligne de vie. Tu vois le monde
à travers mes yeux et tu respires par mes
poumons. J’ai dû porter le p’tit gars,
parce que tu ne le pouvais pas, n’est-ce
pas ? Tu es aussi stérile qu’une pierre.
Et une fois qu’ils auront ton gosse, leur
Bombe Atomique sur pied, ils se
débarrasseront de toi, si ça leur permet
de se débarrasser de moi, par la même
occasion.
— Ils m’ont donné leur parole,
répéta-t-elle, le visage baissé, l’air
obstiné.
— Retourne la situation. Retournela, imagine-toi à ma place, qu’est-ce que
tu penserais de cette promesse, à ma
place ?
— Je te dirais d’arrêter ce
bavardage stupide !
— Qui es-tu, en vérité ? Où sont-ils
allés te chercher, pour l’amour du ciel ?
C’était du genre petite annonce dans un
journal, et tu as répondu ? « Cherche
mère porteuse, grosse récompense,
contrat de courte durée » ? Qui es-tu ?
— La ferme !
Susannah se pencha en avant, en
appui sur les hanches. En général, cette
position était une torture subtile, pour
elle, mais elle avait oublié son
inconfort, autant que la maquereine
qu’elle tenait à la main.
— Vas-y ! lança-t-elle avec l’accent
haletant de Detta Walker. Vas-y, ’eti’emoi ce foutu bandeau que tu as su’ les
yeux, t’ésor, comme tu m’as ’eti’é le
mien ! Dis la vérité et cache dans l’œil
du diable ! Qui es-tu, putain ?
— Je n’en sais rien ! hurla Mia, et
en dessous d’elles, les chacals cachés
dans les rochers hurlèrent en réponse, un
rire tonitruant.
— Je ne sais pas, je ne sais pas qui
je suis. Tu es contente ?
Non, Susannah n’était pas contente,
et elle avait bien l’intention de pousser
Mia à la confidence, quand Detta Walker
prit la parole.
CINQ
Voici ce que l’autre démon de
Susannah lui dit.
— Poupée, faut qu’tu ’éfléchisses
un peu, im’semble. Elle peut pas, elle
est niaise, elle sait pas li’ elle sait à
peine déchiff ’er deux lignes, elle est
pas allée à Mo’house, elle est allée
dans aucune maison, mais toi si,
Mam’zelle Oh-Detta Holmes, elle a fait
Co-lum-biiiia, s’il vous plaît m’dame,
la pe’le de la Côte, n’est-ce pas
me’veilleux. Essaie de ’éfléchir à
comment elle est tombée enceinte, déjà.
Elle dit qu’elle a baisé Roland, qu’elle
lui a piqué la pu’ée, qu’elle s’est
changée en mâle, en Démon de
l’Anneau, et qu’elle te l’a ’efou’gué, et
alo’s c’est toi qu’as dû l’po’ter, et
avaler tous ces t’ucs dégueulasses
qu’elle t’a fait bouffer, et maint’nant
où elle est, hein, c’est c’que Detta
aim’ait bien savoi’. Et qu’est-ce
qu’elle fait là, enceinte sous sa
couve’tu’toute g’aisseuse ? C’est
enco’ton t’uc de… comment t’appelles
ça… ta technique de visualisation ?
Susannah ne savait pas. Tout ce
qu’elle savait, c’est que Mia la regardait
soudain avec des yeux rétrécis. Elle
enregistrait probablement une partie de
ce monologue. Combien ? Pas beaucoup,
Susannah aurait été prête à le parier.
Peut-être un mot par-ci par-là, mais pour
la plupart, c’était du charabia. Et de
toute façon, Mia jouait le rôle de la
mère de cet enfant. Mordred le bébé !
On aurait dit une BD de Charles
Addams.
Voilà c’qu’elle fait, reprit Detta
d’un air songeur. Elle fait semblant d’et’
une moman, e’s’est collée dans l’ôle
jusqu’au cou, tu peux m’c’oi’.
Mais peut-être était-ce seulement sa
nature, se dit Susannah. Peut-être qu’au-
delà de l’instinct maternel, Mia
n’existait pas.
Une main froide lui saisit le poignet.
— Qui est-ce ? C’est cette sale
langue de vipère ? Si c’est elle, renvoiela. Elle me fait peur.
Susannah elle-même en avait
toujours un peu peur, pour tout dire, mais
pas autant que le jour où elle avait enfin
accepté le fait que Detta était bel et bien
réelle. Elles n’étaient pas devenues
amies, et ne le seraient sans doute
jamais, mais il était évident que Detta
Walker pouvait faire une alliée de poids.
Elle était plus que vicieuse. Derrière
son accent de demeurée à la Butterfly
McQueen[5], elle était monstrueusement
habile.
Cette Mia aussi c’est une alliée
d’poids, si t’a’ives à t’la mett’ dans la
poche. Y a p’esque ’ien d’plus teigneux
dans la vie qu’une moman qu’en a ras
l’cul.
— On rentre, dit Mia. J’ai répondu à
tes questions, le froid est mauvais pour
le bébé, et cette vicieuse est revenue.
Mais Susannah se dégagea en
secouant le poignet et recula un peu,
hors d’atteinte de Mia. Dans les
interstices entre les merlons, le souffle
glacial venait la poignarder à travers sa
chemise fine, mais elle avait
l’impression que
le
froid
lui
rafraîchissait les idées et rendait son
raisonnement plus clair.
Une partie d’elle est moi, parce
qu’elle a accès à mes souvenirs, à
l’anneau d’Eddie, aux anciens de River
Crossing, à Blaine le Mono. Mais il
faut bien qu’elle soit plus que moi,
aussi, parce que… parce que…
Vas-y, ma fille, t’es pas bête, mais
t’es lente.
Parce qu’elle sait aussi tout le
reste. Elle connaît les démons, les
petits et les premiers. Elle sait
comment les Rayons sont apparus –
enfin, presque – et le creuset de la
création, le Prim. Pour autant que je
sache, une prime, c’est un truc qu’on te
donne comme récompense. Et ce motlà, ce n’est pas à moi qu’elle l’a pris.
Et soudain elle vit la véritable
nature de cette conversation : on aurait
dit des parents discutant de leur nouveau
bébé. De leur p’tit gars. Il a ton nez, oui
mais il a tes yeux à toi, et bon sang, où
est-ce qu’il est allé chercher tous ces
cheveux ?
Detta répondit :
Et elle a des potes à New York,
oublie pas ça. En tout cas, elle veut
c’oi’que c’est ses potes.
Alors elle est quelqu’un ou quelque
chose en elle-même, aussi. Un être venu
du monde invisible des démons
familiers et des mabouls de service.
Mais qui ? Est-elle vraiment un des
démons premiers ?
Detta éclata de rire.
C’est c’qu’elle dit, mais elle
’aconte des caques, ché’ie ! Je l’sais !
Alors qu’est-elle ? Qu’était-elle,
avant d’être Mia ?
Soudain une sonnerie de téléphone,
amplifiée au point de vriller les
tympans, se mit à résonner. Elle
paraissait tellement déplacée, sur fond
de château abandonné, que Susannah ne
comprit d’abord pas de quoi il
s’agissait. Les créatures de la Discordia
– les chacals, les hyènes, peu importait –
qui s’étaient calmées se remirent à
glapir de plus belle.
Néanmoins, Mia, fille de personne,
mère
de
Mordred,
reconnut
immédiatement la sonnerie. Elle passa
devant. Susannah sentit instantanément
le monde vaciller et perdre de sa réalité.
Il parut se figer, en une sorte de tableau.
Plutôt une croûte, d’ailleurs.
— Non ! cria-t-elle en se jetant sur
Mia.
Mais Mia – enceinte ou non,
égratignée ou non, chevilles gonflées ou
pas – eut le dessus sans peine. Roland
leur avait montré un certain nombre de
tours de corps-à-corps (la partie Detta
en elle s’était ouvertement réjouie de
leur perversité), mais ils ne furent
d’aucune utilité contre Mia. Elle contra
chacun de ses gestes à peine amorcés.
Ben voyons, évidemment, elle
connaît tes moindres mouvements à
l’avance, de même qu’elle connaît
Tantine Talitha de River Crossing et
Topsy le Marin, de Lud, parce qu’elle a
accès à tes souvenirs, parce que, dans
une certaine mesure, elle est toi…
Et c’est là que ses pensées
s’interrompirent, car Mia lui avait tordu
les bras dans le dos et ô mon Dieu ce
que ça faisait mal.
T’es v’aiment qu’une sal’ gamine,
espèce de salope ! fit Detta avec un
mépris haletant et presque engageant à la
fois, et avant que Susannah ait pu ajouter
quoi que ce soit, il se produisit une
chose incroyable : le monde se déchira
en deux comme une feuille de papier
desséché. La déchirure s’étendait des
pavés sales de l’allure jusqu’au merlon
le plus proche, puis remontait vers le
ciel. Elle fusa dans le firmament tout
injecté d’étoiles, coupant nettement le
croissant de lune en deux.
Pendant une seconde, Susannah se
dit que ça y était, que l’un des deux, ou
les deux derniers Rayons avaient lâché
et que la Tour s’était effondrée. Puis, par
la déchirure, elle aperçut deux femmes
allongées sur l’un des lits jumeaux de la
chambre 1919 du Plaza-Park. Elles se
tenaient enlacées et avaient les yeux
fermés. Elles portaient toutes deux le
même jean, la même chemise tachée de
sang. Leurs traits étaient semblables,
mais l’une avait des jambes, des
cheveux raides et soyeux et la peau
blanche.
— Ne me cherche pas ! lui haleta
Mia à l’oreille (Susannah sentit un
mince filet de salive lui chatouiller la
peau). Ne nous cherche pas, moi et mon
p’tit gars. Parce que c’est moi la plus
forte, tu m’entends ? Je suis la plus
forte !
Il n’y avait aucun doute là-dessus, se
dit Susannah en se sentant propulsée
vers le trou qui allait en s’élargissant.
Du moins pour l’instant.
Elle fut précipitée dans la fissure,
dans le monde réel. Pendant une
seconde, il lui sembla que sa peau était à
la fois en feu et recouverte d’une
pellicule de glace. Quelque part, le
carillon du vaadasch résonnait, et
alors…
SIX
… elle se redressa sur le lit. Une
femme, non pas deux, mais au moins une
femme avec des jambes. Elle envoya
rouler Susannah en arrière. C’était Mia
qui se trouvait aux commandes. Mia qui
se précipitait vers le téléphone, le
saisissait à l’envers, avant de
comprendre
comment
l’engin
fonctionnait.
— Allô ? Allô !
— Bonjour, Mia. Je m’appelle…
Elle l’interrompit.
— Est-ce que vous allez me laisser
garder mon bébé ? Cette garce en moi
me dit que non !
Il y eut un blanc, à l’autre bout.
Long. Bien trop long. Susannah sentait la
peur de Mia, un petit ruisseau qui
devenait un raz-de-marée. Tu n’as pas à
te sentir effrayée, tenta-t-elle de lui
dire, c’est toi qui as ce qu’ils veulent,
ce dont ils ont besoin, tu ne vois pas
ça ?
— Allô, vous êtes là ? Grands
dieux, vous êtes toujours là ? JE VOUS
EN PRIE, DITES -MOI QUE VOUS ÊTES
ENCORE Là !
— Je suis là, dit calmement la voix
d’homme. Pouvons-nous reprendre de
zéro, Mia, fille de personne ? Ou
devrai-je raccrocher, en attendant que
vous vous soyez… ressaisie ?
— Non ! Non, ne faites pas ça, ne
faites pas ça, je vous prie !
— Vous ne m’interromprez plus ?
Parce que cette inconvenance n’a pas
lieu d’être.
— Promis !
— Je m’appelle Richard P. Sayre.
Ce nom était familier à Susannah,
mais elle ne savait plus d’où.
— Vous savez où vous devez vous
rendre, n’est-ce pas ?
— Oui.
Empressée. Empressée de faire
plaisir – au Cochon du Sud, au coin de
la 66e et de Lexingworth.
— Lexingion, corrigea Sayre. Odetta
Holmes vous aidera à trouver les lieux,
je n’en doute pas.
Susannah eut envie de hurler Ce
n’est pas mon nom ! Mais elle demeura
silencieuse. Ce Sayre aurait aimé
l’entendre hurler, pas vrai ? Il aurait
aimé qu’elle perde les pédales.
— Vous êtes là, Odetta ? demanda-til sur un ton de provocation plaisante.
Vous êtes là, espèce d’emmerdeuse ?
Elle ne répondit rien.
— Elle est bien là, dit Mia. Je ne
sais pas pourquoi elle ne répond pas. Je
ne la retiens pas, là.
— Moi, je crois que je sais
pourquoi,
répondit
Sayre
avec
indulgence. Pour commencer, elle
n’aime pas ce nom.
Puis, faisant une allusion que
Susannah ne comprit pas :
— Qu’on ne m’appelle plus Clay,
Clay est mon nom d’esclave, appelezmoi Mohammed Ali ! C’est bien cela,
Susannah ? Ou bien était-ce après votre
époque ? Un peu après, il me semble.
Désolé. Le temps est source de
confusion, parfois, n’est-ce pas ? Peu
importe. J’aurai quelque chose à vous
dire d’ici une minute ou deux, très chère.
Cela ne vous plaira pas beaucoup, je le
crains, mais je pense que vous devriez
être mise au courant.
Susannah ne dit toujours rien. Ce qui
devenait de plus en plus difficile.
— Pour ce qui est de l’avenir
immédiat de notre p’tit gars, Mia, je
m’étonne même que vous posiez la
question, ajouta Sayre.
C’était un beau parleur, il fallait le
reconnaître, il mettait dans sa voix la
dose exacte d’indignation requise.
— Le Roi tient ses promesses,
contrairement à d’autres que je ne
nommerai pas. Et sans même parler de
notre
intégrité,
réfléchissez aux
questions pratiques ! Qui d’autre
pourrait avoir la garde de ce qui sera
sans doute l’enfant le plus important de
toute l’Histoire… Y compris le Christ,
Bouddha et le prophète Mahomet ? Au
sein de qui d’autre pourrions-nous
confier sa bouche, si je puis me
permettre l’image ?
Elle boit du petit-lait, constata
Susannah. C’est tout ce qu’elle rêvait
d’entendre. Et pourquoi ? Parce qu’elle
est Mère.
— À moi, vous me le confieriez à
moi ! s’écria Mia. Rien qu’à moi, bien
sûr ! Merci ! Merci !
Susannah finit par prendre la parole.
Par lui dire de ne pas faire confiance à
cet homme. Mia, bien entendu, l’ignora
royalement.
— Je ne pourrais pas plus vous
mentir que rompre une promesse faite à
ma propre mère, fit la voix au téléphone.
(T’es su que t’en avais une,
T’ésor ? voulut savoir Detta.)
— Même si parfois la vérité fait
mal, les mensonges se retournent
toujours contre nous, n’est-ce pas ? Dans
le cas présent, la vérité, c’est que vous
n’aurez pas votre p’tit gars pour vous
très longtemps, Mia, son enfance sera
différente de celle des autres enfants,
des enfants normaux…
— Je sais ! Oh, je sais !
— Mais pendant les cinq années où
vous l’aurez bel et bien… peut-être
même sept, avec un peu de chance… il
aura tout ce qui se fait de mieux. Il le
recevra de vous, bien sûr, mais aussi de
nous. Notre intervention sera discrète…
Detta Walker se précipita devant,
aussi rapide qu’une sale petite
musaraigne. Elle ne put prendre
possession des cordes vocales de
Susannah Dean que pour un court instant,
mais ce fut un instant précieux.
— C’est ça, biquet, pou’ sû’,
gloussa-t-elle. C’est sû’ qu’il va pas
v’ni’ vous taper su’ les ne’fs !
— Fais TAIRE cette garce ! lança
Sayre comme un coup de fouet, et
Susannah se sentit secouée quand Mia
repoussa violemment Detta, cul pardessus tête – mais toujours en train de
glousser – à l’arrière de leur esprit
commun. Au trou, une fois de plus.
— N’empêche, j’ai dit c’que j’avais
à di’e, bon Dieu ! cria Detta. J’lui ai
dit, à c’culé de cul’d’Blanc !
Dans le combiné, la voix de Sayre
se fit froide et distincte.
— Mia, vous maîtrisez la situation,
ou non ?
— Oui ! Bien sûr que oui !
— Alors que cela ne se reproduise
plus.
— C’est promis !
Et quelque part – elle aurait dit que
c’était au-dessus d’elle, même s’il était
difficile de se repérer, dans un cerveau
qu’on partageait avec d’autres – une
porte sembla claquer. Avec un bruit
métallique.
On est bel et bien au trou, dit-elle à
Detta, mais Detta ne s’arrêta pas de rire.
Susannah pensa : Je suis presque
certaine de savoir qui elle est. En plus
de moi, je veux dire.
La vérité lui avait sauté aux yeux.
Cette partie de Mia qui n’était ni
Susannah ni quelque créature surgie du
monde du néant à l’appel du Roi
Cramoisi… cette troisième partie,
c’était forcément l’Oracle, démon
élémentaire ou non. La force femelle qui
avait d’abord essayé de s’en prendre à
Jake, avant de se rabattre sur Roland.
Cet esprit triste et éperdu. Il avait fini
par obtenir ce corps dont il avait besoin.
Un corps capable de porter un p’tit gars.
— Odetta ? fit la voix de Sayre,
taquine et cruelle. Ou Susannah, si vous
préférez ? Je vous ai promis des
nouvelles fraîches, n’est-ce pas ? Ce
sont plutôt de bonnes nouvellesmauvaises nouvelles, j’en ai bien peur.
Vous voulez en savoir plus ?
Susannah ne dit mot.
— La mauvaise nouvelle, c’est que
le p’tit gars de Mia ne sera peut-être pas
en mesure d’accomplir la glorieuse
destinée à laquelle il est promis en tuant
son père, finalement. La bonne nouvelle,
c’est que Roland sera très probablement
mort dans les minutes qui viennent.
Quant à Eddie, j’ai bien peur que la
question ne se pose même pas. Il n’a ni
les réflexes ni l’expérience du terrain de
votre dinh. Ma chère, vous allez vous
retrouver veuve très bientôt. C’est la
mauvaise nouvelle.
Elle ne put se retenir plus longtemps,
et Mia la laissa s’exprimer.
— Menteur ! Vous mentez sur tout !
— Pas du tout, répondit Sayre d’un
ton calme, et Susannah se rappela où
elle avait entendu ce nom : à la fin du
récit de Callahan. À Détroit. Lorsqu’il
avait violé le commandement le plus
sacré de son Église et qu’il s’était
suicidé, pour ne pas tomber aux mains
des vampires. Callahan avait sauté à
travers la baie vitrée d’un gratte-ciel
pour éviter de finir de cette façon. Il
avait d’abord atterri dans l’Entre-DeuxMondes, et de là, par la Porte Dérobée,
il avait rejoint les terres frontalières de
La Calla. Et à ce moment précis, ce
qu’avait pensé le Père, et il le leur avait
raconté, c’était : Il ne devait pas les
laisser gagner, il ne pouvait pas les
laisser gagner. Et il avait raison làdessus, raison, bon sang. Mais si Eddie
mourait…
— Nous savions où votre dinh et
votre mari atterriraient sans doute, s’ils
empruntaient une certaine porte, lui dit
Sayre. Et il a suffi d’appeler quelques
personnes, des gens comme ce type, un
certain Enrico Balazar, et je vous assure
que
c’était
extrêmement
facile,
Susannah, vous pouvez me croire.
Susannah reconnut dans sa voix les
accents de la sincérité. S’il ne pensait
pas ce qu’il disait, alors elle avait
affaire à un surdoué du mensonge.
— Comment avez-vous découvert un
truc pareil ? demanda Susannah.
Elle ne reçut pas de réponse, aussi
s’apprêta-t-elle à répéter la question.
Mais elle se retrouva violemment
repoussée en arrière. Peu importe ce que
Mia avait été auparavant, car à
l’intérieur de Susannah, elle avait
développé une puissance incroyable.
— Elle est partie ? demandait Sayre.
— Oui, partie, à l’arrière.
Servile. Soucieuse de faire plaisir.
— Alors venez à nous, Mia. Plus tôt
vous viendrez à nous, plus tôt vous
pourrez regarder votre p’tit gars en
face !
— Oui ! s’écria Mia, ivre de joie.
Et Susannah aperçut soudain comme
un petit éclat brillant. Comme si elle
jetait un œil sous la toile de tente d’un
chapiteau de cirque, pour contempler
une attraction fabuleuse. Ou funeste.
Ce qu’elle vit fut aussi simple que
terrible : le Père Callahan, en train
d’acheter du salami dans une épicerie.
Une épicerie de Nouvelle-Angleterre.
Une certaine épicerie générale située
dans la ville d’East Stoneham, dans le
Maine, en 1977. Callahan leur avait
raconté toute son histoire, dans le
presbytère… et Mia avait tout écouté.
La soudaine compréhension des
événements surgit en elle comme le
soleil se levant sur un champ de bataille
où des milliers de cadavres mutilés
gisaient. Susannah se précipita de
nouveau devant, sans se soucier de la
puissance de Mia, hurlant comme une
démente :
— Garce ! Traîtresse ! Espèce de
sale garce meurtrière ! Tu leur as dit où
la Porte allait les conduire ! Où elle
enverrait Eddie et Roland ! Oh, espèce
de SALOPE !
SEPT
Mia avait beau être puissante, cet
assaut la prit de court. Assaut qui fut
d’autant plus violent que Detta avait uni
sa propre énergie meurtrière à
l’entendement de Susannah.
Pendant une seconde, l’intruse fut
repoussée en arrière, les yeux
écarquillés. Dans la chambre d’hôtel, le
combiné tomba des mains de Mia. Elle
avança en titubant à travers la pièce,
faillit se renverser en butant sur l’un des
lits, puis s’affala en tourbillonnant
comme une danseuse ivre. Susannah la
gifla, et des marques rouges apparurent
sur ses pommettes, comme des points
d’exclamation.
Je me gifle moi-même, voilà ce que
je suis en train de faire, se dit-elle. Je
détériore le matériel, si c’est pas
complètement crétin, ça ? Mais elle ne
pouvait pas s’en empêcher. L’énormité
de ce que Mia avait fait, l’énormité de
cette trahison…
À l’intérieur, sur ce ring qui n’était
pas que physique (mais pas que mental
non plus), Mia finit par reprendre le
dessus ; elle attrapa Susannah/Detta par
la gorge et la tira en arrière. Les yeux de
Mia étaient toujours agrandis par le
choc, devant la férocité de l’attaque. Et
peut-être par la honte, aussi. Susannah
espérait qu’elle était en mesure de
ressentir de la honte, qu’elle n’était pas
encore au-delà de ça.
J’ai fait ce que j’avais à faire,
répétait Mia en forçant Susannah à
rentrer au trou. C’est mon p’tit gars,
tout le monde est contre moi, j’ai fait
ce que j’avais à faire.
Tu as bradé Eddie et Roland contre
ton monstre, voilà ce que tu as fait !
hurla Susannah. À cause de ce que tu as
entendu en espionnant, et que tu es
allée répéter, Sayre était certain qu’ils
allaient se servir de la Porte, pour
retrouver Tower, pas vrai ? Et combien
il en a envoyé, contre eux ?
La seule réponse fut le claquement
métallique. Sauf que cette fois-ci, il fut
suivi d’un deuxième. Et d’un troisième.
Mia avait senti les mains de son hôtesse
serrées autour de sa gorge, et elle était
bien décidée à ne plus prendre aucun
risque. Cette fois-ci, la porte du trou
avait été verrouillée à triple tour. Du
trou ? Bon Dieu, autant l’appeler le Trou
Noir de Calcutta.
Quand je sortirai d’ici, je
retournerai au Dogan et j’éteindrai
tous les interrupteurs ! s’écria-t-elle. Je
ne peux pas croire que j’aie essayé de
t’aider ! Eh bien va te faire foutre ! Tu
peux accoucher dans la rue, en ce qui
me concerne !
Tu ne peux pas sortir, répondit Mia,
en ayant presque l’air de s’excuser. Plus
tard, si je le peux, je te laisserai en
paix…
Quel genre de paix y aura-t-il pour
moi, si Eddie est mort ? Pas étonnant
que tu aies voulu que je retire son
anneau ! Comment aurais-tu pu en
supporter le contact sur ta peau,
sachant ce que tu avais fait ?
Mia ramassa le combiné et écouta,
mais Richard P. Sayre n’était plus là. Il
avait sans doute des rendez-vous, des
maladies à répandre, et Susannah ne
savait quoi d’autre.
Mia raccrocha le téléphone et
inspecta du regard la chambre vide et
stérile, comme le font ceux qui savent
qu’ils ne reviendront pas dans un
endroit, et qui veulent s’assurer qu’ils
n’y ont rien oublié d’important. Elle
tapota l’une des poches de son jean et y
sentit la petite liasse de billets. Elle
toucha l’autre et sentit la bosse de la
tortue, de la skölpadda.
Je suis désolée, dit Mia. Je dois
prendre soin de mon p’tit gars. Tout le
monde est contre moi, à présent.
C’est faux, lança Susannah depuis la
cellule dans laquelle l’avait enfermée
Mia. Et où se trouvait-elle, d’ailleurs ?
Dans les cachots les plus profonds et les
plus noirs du Château sur l’Abysse ?
Probablement. Quelle importance ?
J’étais de ton côté. Je t’ai aidée. J’ai
interrompu tes foutues contractions
quand tu en as eu besoin. Et regarde ce
que tu as fait. Comment as-tu pu te
montrer aussi lâche et aussi vile ?
La main sur la poignée de la porte,
Mia s’immobilisa. Ses joues prirent une
teinte rouge brique. Oui, elle avait honte,
c’était déjà ça. Mais la honte ne
l’arrêterait pas. Rien ne l’arrêterait.
Jusqu’au jour, bien sûr, où elle serait à
son tour trahie par Sayre et ses sbires.
C’était inévitable, et pourtant cette
certitude ne réconforta pas Susannah le
moins du monde.
Tu es condamnée, dit-elle. Tu en as
conscience, au moins ?
— Je m’en moque, répondit Mia.
L’éternité en enfer, ce n’est pas cher
payé, pour avoir l’occasion de voir mon
p’tit gars de mes yeux. Entends-moi
bien, je te prie.
Et alors, emmenant Susannah et
Detta avec elle, Mia ouvrit la porte de la
chambre d’hôtel, pénétra de nouveau
dans le couloir et prit la direction du
Cochon du Sud, où de terribles
chirurgiens n’attendaient que de la
libérer de son p’tit gars, tout aussi
terrible.
: Commala-kif-kif
Te voilà dans un sale pétrin !
Si dans son gant le traître te tend la
main
Dans la tienne elle deviendra
brindilles
SOLISTE
: Commala-cinq-six !
Rien que les épines et les
brindilles !
Quand dans le gant du traître tu
sens ta main
Tu es vraiment dans un sale pétrin.
CHŒUR
SEPTIÈME
COUPLET
L’EMBUSCADE
UN
UN
Roland
Deschain
était
l’ultime
survivant de la dernière fratrie guerrière
de Gilead, et ce pour une bonne raison :
fort de son étrange nature romantique, de
son manque d’imagination et de ses
mains redoutables, il avait toujours été
le meilleur d’entre eux. À présent il était
attaqué par l’arthrite, mais l’arthrite
sèche n’avait pas gagné ses yeux et ses
oreilles. Il entendit la tête d’Eddie
cogner contre la Porte Dérobée au
moment où ils passaient à travers (et ce
n’est qu’en s’accroupissant au tout
dernier moment qu’il évita de se faire
lui-même broyer le crâne contre le
montant supérieur de la Porte). Il
entendit le chant des oiseaux, d’abord
étrange et distant, comme des oiseaux
entendus en rêve, puis soudain clairs et
réalistes, totalement réels. La lumière du
soleil qui vint lui baigner le visage
aurait dû l’aveugler complètement, après
l’obscurité de la grotte. Mais Roland
avait plissé les yeux, les réduisant à
deux minces fentes, à la seconde où il
avait aperçu la lueur vive, et il l’avait
fait sans même y réfléchir. Sans ce
réflexe, il aurait sans doute raté l’éclair
lumineux circulaire situé à deux heures,
lorsqu’ils atterrirent sur le sol tassé,
assombri par l’huile. Eddie serait mort,
sans l’ombre d’un doute. Peut-être
seraient-ils morts tous les deux. D’après
l’expérience de Roland, il n’y avait que
deux choses, pour briller de cette façon
particulière : les lunettes, et le viseur
d’une arme à feu.
Le Pistolero saisit Eddie sous le
bras aussi inconsciemment qu’il avait
plissé les yeux pour protéger ses
pupilles de l’afflux de lumière blanche.
Il avait senti les muscles du jeune
homme se contracter quand leurs pieds
avaient quitté le sol jonché de cailloux
et d’ossements de la Grotte de la Porte,
et se relâcher lorsque la tête d’Eddie
était entrée en contact avec le montant de
la Porte Dérobée. Mais Eddie grognait,
essayait toujours de parler, aussi était-il
au moins partiellement conscient.
— Eddie, à moi ! rugit Roland en se
remettant sur pied tant bien que mal.
Une douleur proche de la torture lui
déchira la hanche droite et fusa jusqu’à
son genou, mais il n’en montra rien. Il y
prit à peine garde, même. Il traîna Eddie
en direction d’un immeuble, un
immeuble quelconque, et passa devant
ce qu’il reconnut comme étant des
pompes à essence. Elles portaient
l’inscription MOBIL au lieu de CITGO, ou
SUNOCO, deux autres noms familiers
pour le Pistolero.
Eddie était à peine conscient. Sa
joue gauche dégoulinait de sang, coulant
d’une lacération au cuir chevelu.
Néanmoins, il fit redémarrer ses jambes
du mieux qu’il put et gravit les trois
marches en bois de ce que Roland
identifia comme une épicerie générale.
Elle était largement plus petite que celle
de Took, mais à part ça, assez sembl…
Un claquement de fouet éclata
quelque part derrière eux, venant de la
droite. Le tireur était assez près pour
que Roland soit sûr, s’il entendait la
détonation, que l’homme à la carabine
avait manqué son coup.
Quelque chose fila à deux
centimètres à peine de son oreille, avec
un son parfaitement limpide : Mizzzzzz !
La porte vitrée de la petite épicerie
éclata vers l’intérieur de la boutique.
L’enseigne accrochée (NOUS SOMMES
OUVERTS, VENEZ DONC NOUS RENDRE UNE
PETITE VISITE) sauta et se retourna.
— Roland…
La voix d’Eddie, faible et distante,
semblait lui parvenir à travers de la
bouillie.
— Roland… qu’est-ce q… qui…
OUUUUUF !
La dernière exclamation de surprise
lui échappa au moment où Roland l’étala
par terre dans la boutique, avant de
s’affaler sur lui de tout son long.
Les claquements de fouet reprirent
de plus belle ; il y avait dans les parages
un artilleur avec une arme extrêmement
puissante. Roland entendit quelqu’un
s’exclamer : « Bordel ! Laisse tomber
ça, Jack ! » et quelques secondes plus
tard, un fusil à rafales (ce qu’Eddie et
Jake appelaient une mitraillette) se mit à
tirer. De part et d’autre de la porte, les
vitrines crasseuses explosèrent en éclats
de verre acérés. Les prospectus qui se
trouvaient derrière – des dépliants
touristiques, pour ce que Roland put en
voir – volèrent.
Deux femmes et un homme d’âge
mûr étaient les seuls clients dans la
boutique. Tous trois se tournèrent vers
l’entrée – vers Roland et Eddie – et le
Pistolero lut sur leurs visages cet air
d’éternelle incompréhension du civil
sans armes. Roland le comparait parfois
à cet air ahuri des mangeurs d’herbe,
comme si ces gens – ici ou à Calla Bryn
Sturgis, il ne voyait pas grande
différence – étaient non pas des hommes,
mais des moutons.
— À terre ! brailla Roland, toujours
affalé sur son compagnon à demi
conscient et hors d’haleine. Pour
l’amour de vos dieux, COUCHEZ-VOUS !
L’homme d’âge mûr, qui portait une
chemise à carreaux en flanelle malgré la
chaleur ambiante, lâcha la boîte de
conserve qu’il tenait à la main (avec une
étiquette représentant une tomate) et se
jeta à terre. Les deux femmes n’eurent
pas son réflexe, et le tir de mitraillette
suivant les tua toutes les deux, trouant la
poitrine de la première et scalpant la
deuxième. La femme au torse perforé
s’effondra comme un sac de grain.
L’autre fit deux pas à l’aveuglette en
direction de Roland, le sang jaillissant
de son crâne ouvert comme de la lave
d’un volcan en éruption. À l’extérieur,
deux autres mitraillettes ouvrirent le feu,
emplissant le ciel de leur vacarme et
zébrant l’air au-dessus d’eux de limaces
incandescentes et meurtrières. La femme
sans tête fit deux tours sur elle-même en
un ultime pas de danse, les bras battant
l’air, puis s’écroula. Roland chercha son
pistolet à tâtons, et se réjouit de le sentir
dans son holster : le contact rassurant de
la crosse de bois de santal. C’était
toujours ça de réussi ; il avait gagné son
pari. Et Eddie et lui n’étaient
certainement pas venus vaadasch. Les
artilleurs les avaient vus, et bien vus.
Plus encore, ils les attendaient.
— Allez, bougez-vous, hurlait une
voix. Bougez-vous, bougez-vous, leur
laissez pas une chance de trouver leurs
feux ! Bougez-vous, espèces de
catzarros !
— Eddie ! rugit Roland. Eddie, il
faut que tu m’aides, maintenant !
— Tout d… ?
Assourdi. Perplexe. Eddie le fixait
avec un seul œil, le droit. Le gauche
était momentanément noyé dans le sang
qui coulait de sa blessure au crâne.
Roland tendit le bras et gifla Eddie
assez fort pour faire gicler du sang de sa
chevelure.
— Des écumeurs ! Venus nous tuer !
Tuer tout ce qui bouge !
L’œil visible d’Eddie s’éclaircit.
Très vite. Roland perçut l’effort que ça
lui coûtait – non pas de retrouver ses
esprits, mais de les retrouver aussi vite,
et cela en dépit des élancements
monstrueux qui devaient lui marteler la
tête – et s’autorisa quelques secondes
pour mesurer sa fierté à l’égard du jeune
homme. Il était de nouveau Cuthbert
Allgood, Cuthbert à s’y méprendre.
— Qu’est-ce qui se passe, bordel ?
s’exclama quelqu’un, d’une voix fêlée et
pleine d’excitation. Mais qu’est-ce qui
se passe, bordel de bordel ?
— À terre, fit Roland sans même
regarder. Si vous tenez à la vie,
couchez-vous.
— Fais ce qu’il dit, Chip, répondit
quelqu’un d’autre – sans doute l’homme
à la boîte de conserve décorée d’une
tomate.
Roland se mit à ramper parmi les
bris de verre de la porte, sentant la
piqûre des éclats qui lui coupaient les
phalanges et les genoux, mais s’en
moquant. Une balle siffla près de sa
tempe. Roland l’ignora, elle aussi.
Dehors, la journée était magnifique. En
arrière-plan, il apercevait les deux
pompes MOBIL. D’un côté était garée une
vieille voiture, sans doute celle d’une
des deux clientes (qui n’en aurait jamais
plus l’usage), ou de M. Chemise en
Flanelle. Au-delà des pompes et de
l’asphalte graisseux du parking, il vit
une petite route pavée, et de l’autre côté,
un petit groupe d’immeubles d’un gris
uniforme. L’un portait un panneau
indiquant MAIRIE, l’autre BRIGADE DES
POMPIERS
D’EAST
STONEHAM.
Le
troisième (le plus grand) était le GARAGE
DE LA VILLE. Les parkings devant les
immeubles étaient aussi bitumés
(métallés, selon le terme de Roland), et
un grand nombre de véhicules y étaient
actuellement garés, dont l’un de la taille
d’un gros chariot bucka. De derrière
déboulaient plus d’une demi-douzaine
d’hommes, au pas de charge. Roland
reconnut l’un d’eux, à la traîne : il
s’agissait de l’horrible bras droit
d’Enrico Balazar, Jack Andolini. Le
Pistolero avait vu cet homme mourir,
blessé par balles, puis dévoré vivant par
les homarstruosités carnivores qui
peuplaient les eaux peu profondes de la
Mer Occidentale, pourtant il était de
retour. Parce que des mondes infinis
tournaient autour de l’axe de la Tour
Sombre, et ils se trouvaient dans un
autre. Pourtant, un seul de ces mondes
était vrai ; un seul dans lequel les choses
étaient achevées, dans lequel elles
restaient achevées. Peut-être était-ce
celui-là ; peut-être pas. Quoi qu’il en
soit, ce n’était pas le moment de s’en
préoccuper.
Se redressant sur les genoux, Roland
ouvrit le feu, réamorçant le chien de son
revolver de la tranche de sa main droite
osseuse, visant d’abord les types avec
leurs fusils à rafales. L’un d’eux tomba
raide mort sur la ligne blanche centrale
de la route, le sang bouillonnant hors de
sa gorge. Le deuxième, un trou entre les
yeux, s’envola vers l’arrière jusqu’au
bord poussiéreux de la route.
Et soudain Eddie était à côté de lui,
lui aussi en appui sur les genoux,
rechargeant l’autre revolver de Roland.
Il rata au moins deux de ses cibles, ce
qui n’avait rien d’étonnant, étant donné
son état. Trois autres tombèrent sur la
route, deux morts et le troisième
hurlant : « J’suis touché ! Ah, Jack, aidemoi, j’suis touché au bide ! »
Roland sentit qu’on lui attrapait
l’épaule, sans doute un type qui n’avait
pas conscience du danger qu’on courait,
à faire une chose pareille à un pistolero,
surtout en pleine fusillade.
— Monsieur, bon sang, qu’est-ce…
Roland jeta un regard rapide, vit un
type d’une quarantaine d’années portant
une cravate et un tablier de boucher, et il
eut le temps de se dire : Un
commerçant, sûrement celui qui a
indiqué la poste au Père, avant de le
repousser violemment en arrière. À
peine une seconde plus tard, du sang
jaillit de la partie gauche de la tête du
type. Une éraflure, rien de grave, du
moins pour l’instant. Mais si Roland ne
l’avait pas poussé…
Eddie rechargeait. Roland en fit
autant, un peu moins rapidement, du fait
de ses doigts manquants à la main droite.
Deux des écumeurs survivants s’étaient
mis à couvert derrière l’une des vieilles
voitures, garées de leur côté de la route.
Trop près. Pas bon. Roland entendit le
vrombissement
d’un
moteur
à
l’approche. Il se retourna vers l’homme
qui avait eu la présence d’esprit de se
jeter à terre quand Roland le lui avait
ordonné, lui évitant ainsi de connaître le
même sort que ces dames.
— Vous ! lui lança le Pistolero. Vous
avez une arme ?
L’homme en chemise de flanelle
secoua la tête. Il avait les yeux d’un bleu
éclatant. Apeurés, à ce que put voir
Roland, mais pas paniqués. En face de
ce client, l’épicier se tenait assis, les
jambes écartées, contemplant avec une
stupéfaction écœurée les gouttes de sang
qui venaient dessiner une auréole sur
son tablier blanc.
— Hé, l’épicier ! Vous avez une
arme, ici ? demanda Roland.
Avant que le commerçant ait pu
répondre – en était-il même capable ? –,
Eddie saisit Roland par l’épaule.
— Charge de la Brigade Légère, dit-
il.
Les mots étaient un peu mâchés –
chage d’la bigade le ère – mais Roland
n’aurait pas compris l’allusion, de toute
façon. L’important, c’était qu’Eddie
avait repéré six autres hommes
traversant la route en courant. Cette foisci, ils s’étaient dispersés et zigzaguaient
d’un côté à l’autre de la route.
— Vai, vai, vai ! glapissait Andolini
dans leur dos, en agitant les mains dans
l’air.
— Bon Dieu, Roland, c’est Tricks
Postino !
Tricks trimballait une fois de plus
une arme gigantesque, mais Eddie n’était
pas sûr qu’il s’agissait de son M-16
énorme, sa « Merveilleuse Rambo
Machine ». Quoi qu’il en soit, il n’eut
pas plus de chance ici que lors de la
fusillade à la Tour Penchée : Eddie fit
feu et Tricks s’affala sur l’un des types
déjà étendus sur la route, leur tirant
toujours dessus avec son fusil d’assaut
dans sa chute. Ce n’était sans doute là
rien de plus héroïque que quelques
spasmes des doigts, les signaux ultimes
envoyés par un cerveau mourant,
toujours est-il que Roland et Eddie
s’aplatirent une nouvelle fois au sol, et
les cinq hors-la-loi restants se jetèrent
derrière les véhicules au bord de la
route – véhicules dans lesquels ces types
étaient arrivés, Roland le savait – et
seraient bientôt en mesure de
transformer cette petite boutique en
stand de tir, le tout sans prendre trop de
risques.
Tout ça ressemblait trop à ce qu’il
avait vécu à Jéricho Hill.
Il était temps de battre en retraite.
Le bruit de moteur s’intensifiait – un
gros moteur, tractant un gros chargement,
à en juger par l’ampleur du son. À
gauche de l’épicerie, en haut d’un
promontoire, apparut un énorme camion
chargé de troncs d’arbres géants. Roland
vit les yeux du chauffeur s’écarquiller et
sa mâchoire s’affaisser, et quoi de
surprenant là-dedans ? Là, devant cette
petite épicerie de campagne où il avait
l’habitude de venir boire une bière à la
fin d’une longue journée de canicule
dans les bois, gisait une demi-douzaine
de cadavres sanguinolents, éparpillés
sur la route comme des soldats tués sur
le champ de bataille. Et c’est exactement
ce qu’ils étaient, Roland le savait trop
bien.
Les freins avant du gros camion
hurlèrent. De l’arrière monta la fumée
des freins à air comprimé, comme le
souffle d’un dragon furieux. Le tout
accompagné du crissement de pneus
monstrueux se bloquant d’abord, puis
laissant sur la surface métallée de la
route de larges bandes noires calcinées
et fumantes. Sur le dos du monstre, le
chargement de plusieurs tonnes se mit à
déraper de côté. Roland vit des éclats de
bois voler des troncs et s’éparpiller
dans l’air, tandis que de l’autre côté de
la route, les hors-la-loi continuaient de
tirer sans y prêter attention. La scène
avait
presque
quelque
chose
d’hypnotique, comme si l’on regardait
l’une des Bêtes Ignobles d’Eld débouler
du ciel avec ses ailes en feu.
L’attelage sans chevaux du camion
roula sur le premier cadavre. Des
entrailles volèrent en chapelet vermillon
et vinrent éclabousser la poussière du
bas-côté. Des bras et des jambes furent
arrachés. Une roue écrabouilla la tête de
Tricks Postino, et en explosant, son
crâne imita le bruit d’un marron éclatant
dans le feu. Le chargement du camion
glissa de biais et commença à vaciller.
Les roues, qui seraient arrivées à
hauteur d’épaule de Roland, se mirent à
creuser le sol, faisant voler des nuages
de poussière sanglante. Le camion
dériva devant l’épicerie avec une
lenteur spectaculaire et majestueuse.
Dans la cabine, on ne distinguait plus le
conducteur. Pendant un moment, le
monstre fit écran entre la boutique et le
feu nourri, de l’autre côté de la route.
L’épicier – Chip – et le client survivant
– M. Chemise en Flanelle –
contemplèrent le camion à la dérive
avec une expression semblable de
stupéfaction impuissante. Le commerçant
s’essuya distraitement une traînée de
sang sur la tempe et l’envoya claquer au
sol comme si c’était de la sueur. Sa
blessure était plus grave que celle
d’Eddie, estima Roland, pourtant il ne
semblait pas en avoir conscience. Peutêtre que ça valait mieux.
— Sortie arrière, lança le Pistolero
à Eddie. Maintenant.
— Excellente suggestion.
Roland attrapa l’homme en chemise
de flanelle par le bras. Le regard de
l’homme se détourna immédiatement du
camion, pour se poser sur le Pistolero.
D’un signe de tête, Roland lui indiqua
l’arrière de la boutique, et le vieil
homme
acquiesça.
Sa
rapidité
inconditionnelle était un cadeau
inattendu.
Dehors, le chargement du camion
finit par se renverser, broyant
littéralement l’une des voitures (ainsi
que les écumeurs réfugiés derrière,
espéra vivement Roland), répandant
d’abord les rondins en haut de la pile,
puis tous les troncs. On entendit un bruit
épouvantable et interminable de
raclement sur du métal, à côté duquel la
fusillade faisait l’effet d’une musique
d’ambiance.
DEUX
Eddie attrapa l’épicier au moment
même où Roland s’occupait de l’autre
homme, mais Chip ne montra pas la
même rapidité, ou le même instinct de
survie. Il se contenta de fixer le trou
béant qui avait été sa porte et sa vitrine,
les yeux écarquillés par le choc, tandis
que le camion entamait le dernier
mouvement
de
son
ballet
d’autodestruction, la cabine se détachant
du reste du corps et dévalant la colline
en contrebas de la boutique en
rebondissant, jusque dans les bois. Le
chargement lui-même se mit à glisser le
long du bas-côté droit de la route, créant
une énorme coulée de poussière et
laissant derrière lui un profond sillon,
une Chevrolet aplatie, et deux autres
écumeurs tout aussi aplatis.
Il en restait visiblement un bon
nombre, cependant. La fusillade ne
cessait pas.
— Allez, Chip, il faut filer, l’exhorta
Eddie.
Cette fois-ci, lorsqu’il le tira par la
manche, l’épicier le suivit à l’arrière de
la boutique, sans oublier de regarder
par-dessus son épaule, en s’essuyant
distraitement le visage.
Derrière, sur la gauche, une annexe
servait de salle de restaurant, avec un
comptoir, quelques tabourets au siège
rapiécé, trois ou quatre tables et un
vieux casier à homards suspendu audessus d’un porte-revues qui semblait
contenir essentiellement de la presse
féminine
périmée.
Alors
qu’ils
atteignaient l’arrière-salle, les coups de
feu redoublèrent. Puis ils furent de
nouveau éclipsés, cette fois par une
explosion. Le réservoir du camion,
pensa Eddie. Il perçut le sifflement
d’une balle et vit apparaître un trou noir
dans un tableau accroché au mur,
représentant un phare.
— C’est qui ces types ? demanda
Chip le plus simplement du monde. Et
vous, qui êtes-vous ? Est-ce que je suis
blessé ? Mon fils a fait le Vietnam, vous
savez ? Vous avez vu ce camion ?
Eddie ne répondit à aucune de ses
questions, il se contenta de sourire, de
hocher la tête et de presser Chip en
direction de Roland. Il n’avait
absolument aucune idée de l’endroit où
ils allaient, ni comment ils allaient se
sortir de ce merdier. La seule chose dont
il était certain, c’est que Calvin Tower
n’était pas là. Ce qui n’était pas plus
mal. Tower n’était peut-être pas
directement responsable de cette cavale
infernale, mais en tout cas, tout tournait
bien autour de ce bon vieux Cal, Eddie
n’avait aucun doute à ce sujet. Si
seulement ce bon vieux Cal avait…
Une
aiguille
bouillante
vint
subitement lui perforer le bras, et Eddie
poussa un cri de surprise et de douleur
mêlées. Une seconde plus tard, une autre
le frappa au mollet. Le bas de sa jambe
droite fut pris dans une explosion de
douleur affreuse, et il poussa un second
cri.
— Eddie ! fit Roland en hasardant
un regard en arrière. Est-ce que tu…
— Ouais, ça va, avance, avance !
Devant eux se trouvait à présent un
mur de contreplaqué percé de trois
portes. Elles portaient respectivement
les inscriptions HAMEÇONS, MOUETTES et
RÉSERVÉ AU PERSONNEL.
— « RÉSERVÉ AU PERSONNEL », cria
Eddie.
Il baissa les yeux et vit un trou
cerclé de rouge dans son jean, à une
dizaine de centimètres en dessous de son
genou. La balle n’avait pas explosé le
genou même, ce qui était une bonne
nouvelle, mais oh maman, ça faisait
quand même un putain de mal de chien.
Au-dessus de lui, un globe lumineux
vola en éclats. Du verre lui tomba en
pluie sur la tête et les épaules.
— Je suis assuré, mais Dieu sait si
ça va couvrir un truc comme ça, fit Chip,
toujours de sa voix la plus calme.
Il essuya une nouvelle coulée de
sang sur son visage, puis le fit de
nouveau gicler par terre, où il alla
dessiner une tache de Rorschach. Des
balles sifflèrent autour d’eux. Le regard
d’Eddie portait juste au-dessus du col de
Chip. Quelque part derrière eux, Jack
Andolini – cette bonne vieille Triple
Mocheté – braillait en italien. Eddie
n’avait pas franchement l’impression
qu’il suggérait de battre en retraite.
Roland et le client à chemise en
flanelle passèrent la porte RÉSERVÉ AU
PERSONNEL. Eddie les suivit, gonflé à
l’adrénaline, et traînant toujours Chip
derrière lui. Il s’agissait d’une arrièreboutique, de bonne taille. Eddie sentait
les odeurs mêlées de différentes
céréales, un relent mentholé et, surtout,
le café.
À présent, M. Chemise en Flanelle
avait pris la tête. Roland le suivit
rapidement le long de l’allée centrale de
la réserve, entre les palettes surchargées
de boîtes de conserve. Eddie continua
d’avancer hardiment en boitant, tractant
toujours l’épicier derrière lui. Ce vieux
Chip avait perdu beaucoup de sang et
Eddie s’attendait à le voir s’évanouir à
tout moment, mais Chip paraissait… eh
bien, en grande forme. Il demandait à
Eddie ce qui était arrivé à Ruth Beemer
et à sa sœur. S’il voulait parler des deux
femmes qui se trouvaient dans la
boutique (ce qu’Eddie avait toutes les
raisons de penser), le jeune homme
espérait que Chip ne recouvrerait pas
subitement la mémoire.
Au fond se dessina une autre porte.
M. Chemise en Flanelle l’ouvrit et
s’apprêta à la franchir. Roland le retint
par la chemise et entreprit de passer luimême, en se baissant. Eddie cala Chip
près de M. Chemise en Flanelle et se
plaça en face d’eux. Derrière eux, les
balles venaient se planter dans la porte
RÉSERVÉ AU PERSONNEL, y creusant des
yeux de lumière vive.
— Eddie ! grogna Roland. À moi !
Eddie sortit en boitant. Il se retrouva
sur une aire de chargement, et au-delà,
aperçut un arpent de sol morne et
retourné. Sur la droite, des bidons
d’ordures étaient entassés au hasard et il
y avait deux conteneurs à déchets sur la
gauche, mais il ne semblait pas à Eddie
Dean qu’on avait pris grand soin de
mettre les ordures à leur place. Il vit
aussi des tas de canettes de bière, qui lui
évoquèrent l’image de tas de fumier
archéologiques. Rien de tel qu’un
moment de détente à l’arrière, après
une rude journée au magasin, pensa
Eddie.
Roland pointait son arme en
direction d’une nouvelle pompe à
essence, plus ancienne et plus rouillée
que les deux autres à l’avant.
— Diesel, dit Roland, est-ce que ça
signifie « carburant » ? C’est bien ça,
n’est-ce pas ?
— Ouais, fit Eddie. Chip, la pompe
diesel, elle marche ?
— Bien sûr, bien sûr, répondit-il
d’un ton absent. Y a plein de gars qui
font le plein, par là.
— Je sais la faire marcher,
monsieur, proposa M. Chemise en
Flanelle. Vous feriez bien de me laisser
faire – elle est capricieuse. Vous pouvez
me couvrir, vous et votre copain ?
— Oui, acquiesça Roland. Versez-le
là-dedans, dit-il en indiquant la réserve
avec le pouce.
— Hé ! Non ! lança Chip, alarmé.
Combien de temps prit le tout ?
Eddie n’aurait su le dire. Tout ce dont il
avait conscience, c’est de cette clarté
qu’il n’avait connue qu’une fois,
auparavant : à bord de Blaine le Mono.
Elle envahissait tout de son éclat, même
la douleur lancinante dans son mollet, là
où son tibia avait peut-être été ébréché
par la balle. Il avait conscience de la
puanteur qui les entourait – cette odeur
de viande pourrie et de moisissure, un
relent de levure et de laisser-aller – et
du parfum divin des pins dans les bois,
juste au-delà du périmètre de cette petite
épicerie crasseuse de bord de route. Il
entendait le vrombissement d’un moteur
d’avion, dans un coin reculé du ciel. Il
savait qu’il aimait M. Chemise en
Flanelle parce que M. Chemise en
Flanelle était ici, avec eux, relié à
Roland et à Eddie par le lien le plus fort
qui fût, pendant ces quelques minutes.
Mais le temps ? Non, il n’avait aucune
notion réelle du temps. Toute l’opération
ne dut pourtant pas prendre beaucoup
plus de quatre-vingt-dix secondes,
depuis le moment où Roland avait sonné
la retraite, sinon ils se seraient sans
doute retrouvés débordés, avec ou sans
l’accident de camion.
Roland pointa le bras vers la
gauche, puis se tourna vers la droite. Lui
et Eddie se tenaient dos à dos sur l’aire
de chargement, à une distance d’environ
deux mètres, l’arme à hauteur de visage,
comme des hommes sur le point de se
battre en duel. Aussi leste qu’un criquet,
M. Chemise en Flanelle sauta du
remblai, et saisit la manivelle chromée
sur le côté de la vieille pompe à
essence. Il commença à la faire tourner
rapidement. Dans leurs petites fenêtres,
les chiffres se mirent à défiler en
arrière, mais au lieu de revenir tous à
zéro, ils s’immobilisèrent sur le nombre
0019. M. Chemise en Flanelle tenta de
faire repartir la manivelle. Lorsqu’elle
refusa de tourner, il haussa les épaules et
secoua le tuyau pour l’extirper de son
râtelier rouillé.
— John, non ! s’écria Chip.
Il se tenait toujours dans la porte de
la réserve, les mains levées, dont l’une
était intacte et l’autre maculée du sang
qui avait coulé jusqu’à son coude.
— Dégage de là, Chip, ou tu vas
te…
Deux hommes se ruèrent par le côté
de
l’Épicerie
Générale
d’East
Stoneham. Ils portaient tous deux un jean
et une chemise en flanelle, mais à la
différence de celle de Chip, les leurs
avaient l’air flambant neuves, avec
encore le pli sur la manche. Achetées
pour une occasion très spéciale, pensa
Eddie. Et il reconnut parfaitement l’un
des deux guignols ; il l’avait vu pour la
dernière fois dans le Restaurant
Spirituel de Manhattan, la librairie de
Calvin Tower. Eddie l’avait tué, celui-là
aussi. Dix ans dans l’avenir, si
incroyable que ça puisse paraître. À La
Tour Penchée, la boîte de Balazar, et
avec ce même pistolet qu’il tenait en ce
moment même. Une bribe d’une vieille
chanson de Bob Dylan lui revint
subitement en mémoire, ça parlait du
prix à payer pour éviter d’avoir à tout
revivre une deuxième fois.
— Hé ! Gros Blair ! s’écria Eddie
(comme il était visiblement condamné à
le faire dès qu’il croisait cette espèce de
grosse ordure). Comment ça va, mon
pote ?
À vrai dire, George Biondi n’avait
pas l’air en grande forme. Sa propre
mère l’aurait trouvé à peine présentable,
même dans un bon jour (ce tarin
monstrueux), et il avait les traits bouffis
et décolorés par des hématomes qui
commençaient à peine à s’estomper. Le
pire d’entre eux se situait pile entre les
deux yeux.
C’est moi qui ai fait ça, se rappela
Eddie. Dans l’arrière-boutique de la
librairie de Tower.
C’était vrai, mais ça lui semblait
aussi dater d’un millier d’années.
— Toi, lança George Biondi,
apparemment trop sonné pour même
lever son arme. Toi. Ici.
— Moi ici, acquiesça Eddie. Quant
à toi, tu aurais mieux fait de rester à
New York.
Sur ces bonnes paroles, il fit sauter
la tête de George Biondi. Celle de son
copain aussi.
Chemise en Flanelle appuya sur la
gâchette de la pompe et du carburant
sombre gicla du tuyau. Il éclaboussa
Chip, qui fit un bond en arrière d’un air
indigné, et pénétra à reculons sur l’aire
de chargement.
— Ça brûle ! cria-t-il. Vingt dieux !
C’que ça brûle ! Arrête ça, John !
Mais John n’arrêta pas. Trois autres
hommes déboulèrent du côté de Roland,
aperçurent le visage terrible et serein du
Pistolero et entreprirent de faire
machine arrière. Ils tombèrent raides
morts avant d’avoir pu poser leurs
nouvelles chaussures de marche sur le
bitume. Eddie repensa à la demidouzaine de voitures et au gros
Winnebago garés de l’autre côté de la
route et eut le temps de se demander
combien d’hommes Balazar avait bien
pu envoyer, pour cette petite expédition.
Pas seulement sa garde rapprochée, à
l’évidence. Comment avait-il payé les
renforts ?
Il n’a pas eu besoin de le faire, se
dit le jeune homme. Quelqu’un l’a
blindé de thune et lui a dit d’aller leur
régler leur compte. Autant d’hommes
de main qu’il pourrait en trouver, en
dehors de la ville. Et il avait même
réussi à les convaincre que les types
qu’ils allaient liquider méritaient bien
ce grand déballage.
De l’intérieur de la boutique monta
un martèlement sourd et percutant. De la
suie jaillit de la cheminée et se fit
absorber par le nuage plus sombre et
huileux issu du camion éventré. Eddie
imagina que quelqu’un avait dû lancer
une grenade. La porte de la réserve sauta
hors de ses gonds dans un nuage de
fumée, fit un bond de plusieurs mètres
dans l’allée centrale et tomba à plat au
milieu de la pièce. Bientôt, le type qui
avait balancé la grenade en lancerait une
autre, et avec la mare d’essence qui
recouvrait à présent le sol de la
réserve…
— Fais en sorte de le ralentir, si tu
peux, dit Roland. Le sol n’est pas encore
assez arrosé.
— Ralentir Andolini ? demanda
Eddie. Et je suis censé faire comment ?
— Avec ta grande bouche ! cria
Roland, et Eddie aperçut une vision
merveilleuse, qui lui regonfla le cœur de
courage : Roland souriait de toutes ses
dents. Il riait presque. En même temps, il
regardait Chemise en Flanelle en lui
faisant un grand signe de la main, un
moulinet qui signifiait : Continue à
pomper.
— Jack ! s’écria Eddie.
Il n’avait aucune idée de l’endroit
où se trouvait Andolini, aussi se
contenta-t-il de brailler aussi fort qu’il
le put. Sachant qu’il avait grandi en
traînant dans les rues les moins
fréquentables de Brooklyn, il parvint à
un résultat plutôt convaincant.
Il y eut un silence. La fusillade
ralentit, puis s’arrêta complètement.
— Hé ! répondit Jack Andolini, d’un
air surpris, mais visiblement de bonne
humeur.
Mais Eddie avait du mal à croire
qu’il était vraiment surpris, et il n’avait
aucun doute sur ce que voulait Jack : sa
vengeance. Il avait été blessé, dans
l’arrière-boutique de la librairie de
Tower, mais ce n’était pas le pire. Il
avait aussi été humilié.
— Hé, Grande Gueule ! C’est toi le
type qui voulait faire voler ma cervelle
jusqu’à Hoboken, et qui m’a collé une
arme sous le menton ? Vieux, j’ai une
sacrée marque !
Eddie le voyait faire son petit
discours contrit tout en déployant ses
hommes. Combien en restait-il ? Huit ?
Dix, peut-être ? Ils en avaient déjà
éliminé un paquet, pourtant. Et où était
le reste ? Un ou deux à gauche de la
boutique. Quelques-uns sur la droite. Le
reste avec M. Joujou la Grenade. Et
quand Jack serait prêt, ces types
passeraient à l’attaque. Tout droit dans
la mare de diesel.
En tout cas c’était ce qu’Eddie
espérait.
— Je l’ai avec moi aujourd’hui, ce
pistolet ! lança-t-il à Jack. Cette fois je
pensais te l’enfoncer dans le cul, qu’estce que tu en dis ?
Jack éclata de rire. Un rire souple,
détendu. De la comédie, mais de la
bonne. Jack était sur la corde raide :
rythme cardiaque à au moins cent trente,
tension à dix-sept. On y était, il ne
s’agissait pas seulement de se venger
d’un petit voyou qui avait voulu lui faire
de l’ombre mais du plus gros coup de la
carrière de ce gros lard puant, son Super
Bowl.
Balazar avait beau donner les
ordres, sur le terrain régnait Jack
Andolini. C’était lui, l’opérationnel, et
cette fois le boulot ne consistait pas
seulement à tabasser un tenancier de bar
abruti qui ne voulait pas payer sa petite
contribution ou à convaincre un bijoutier
youpin de Lenox Avenue qu’il avait
besoin de protection. Cette fois, c’était
la guerre. Jack était malin – du moins,
comparé à la plupart des truands
qu’Eddie avait croisés au cours de ses
années de défonce et de cavale avec son
frère Henry – mais Jack avait aussi cette
forme de stupidité fondamentale, qui
n’avait rien à voir avec son QI. Ce
voyou qui le titillait en ce moment même
lui avait déjà mis une raclée une fois, et
sans trop d’efforts, mais Jack Andolini
s’était débrouillé pour l’oublier.
Le carburant huileux se répandait
silencieusement sur le sol, formant des
vaguelettes le long des vieilles planches
tordues de la remise. John, alias
Chemise en Flanelle yankee, lança à
Roland un regard interrogateur. Le
Pistolero répondit d’abord en secouant
la tête, puis en reprenant son moulinet de
la main : Encore.
— Où est le type de la librairie,
Grande Gueule ?
Toujours aussi aimable, mais plus
proche. Il avait traversé la route, alors.
Eddie évalua qu’il devait se trouver
juste devant la boutique. Dommage que
l’essence ne soit pas plus répandue.
— Où est Tower ? Livre-le-nous et
on vous laisse tranquilles, toi et ton
copain, jusqu’à la prochaine fois.
Ben voyons, pensa Eddie, et il se
remémora une expression employée un
jour par Susannah (avec un grognement à
la Detta Walker) pour exprimer son
incrédulité la plus totale : C’est sûr que
tu m’auras pas sur le dos et je te
tap’rai pas sur les nerfs.
Cette embuscade avait été conçue
tout spécialement pour des pistoleros en
visite, Eddie en était presque certain.
Les méchants savaient peut-être où se
trouvait Tower (ou peut-être pas – il
n’avait aucune confiance dans ce qui
sortait de la bouche de Jack Andolini),
mais en tout cas quelqu’un savait très
précisément où, quand et comment la
Porte Dérobée allait déposer Eddie et
Roland, et il avait vendu la mèche à
Balazar. Vous voulez le type qui a mis
votre gars dans l’embarras, monsieur
Balazar ? Le gamin qui a mis la pâtée à
Jack Andolini et à George Biondi avant
que Tower ait pu vous balancer les
infos que vous vouliez ? Très bien.
Voilà où il va se pointer. Lui et un
autre. Ah, et au fait, voilà un bon
paquet de cash, histoire de vous payer
une armée de mercenaires en pompes à
talonnettes. Ça ne suffira peut-être pas.
C’est un dur, le gamin, et son copain
est pire encore, mais vous aurez peutêtre de la chance. Même dans le cas
contraire, même si le dénommé Roland
en réchappe en laissant un tas de
cadavres derrière lui… l’essentiel c’est
de choper le gamin. Et puis, on pourra
toujours trouver des fines gâchettes,
pas vrai ? Le monde en est rempli. Les
mondes.
Et Jake et Callahan ? Est-ce qu’eux
aussi avaient eu droit au comité
d’accueil, quelque trente-deux ans après
ce quand ? Le petit poème sur la
palissade entourant le terrain vague
suggérait que, s’ils avaient suivi sa
femme, c’était le cas – SUSANNAH-MIO,
MA CHÉRIE DIVISÉE, disait le poème, A
GARÉ SON SEMI-REMORQUE AU COCHON
DU SUD, L’ANNÉE ’99. Et si un comité
d’accueil les attendait bien, se pouvait-il
qu’ils soient encore en vie ?
Eddie se raccrocha à une seule
idée : si un membre du ka-tet mourait –
Susannah, Jake, Callahan, ou même
Ote –, lui et Roland le sauraient. Et s’il
se racontait des histoires, s’il cédait à
quelque illusion romantique, alléluia.
TROIS
Roland perçut le regard de l’homme
en chemise de flanelle et porta la tranche
de sa main à sa gorge. John hocha la tête
et relâcha immédiatement la gâchette de
la pompe. Chip, le propriétaire de la
boutique, se tenait à présent à côté de
l’aire de chargement et la partie de son
visage qui n’était pas maculée de sang
avait viré au gris. Roland se dit qu’il ne
tarderait pas à s’évanouir. Ce qui ne
changerait pas grand-chose.
— Jack ! s’écria le Pistolero. Jack
Andolini !
Sa prononciation du nom italien était
ravissante, à la fois précise et
gazouillante.
— T’es le grand frère de Grande
Gueule ?
Il avait l’air amusé. Et plus bien
loin. Roland l’imagina devant la
boutique, peut-être à l’endroit précis où
Eddie et lui étaient arrivés. Il ne
tarderait pas à bouger ; c’était la
campagne, mais il y avait encore du
monde, dans les parages. Le plumet de
fumée noire qui s’élevait du camion
renversé devait déjà avoir alerté les
environs. Bientôt ils entendraient les
sirènes.
— Je suppose qu’on pourrait dire
que je suis son contremaître, fit Roland.
Il désigna le pistolet dans la main
d’Eddie, puis indiqua la direction de la
réserve, avant de revenir sur lui-même :
Attends mon signal. Eddie acquiesça.
— Pourquoi tu ne nous l’envoies
pas, mi amigo ? Ça n’a rien à voir avec
toi. Je le prends lui, et je te laisse partir.
C’est à Grande Gueule que je veux
parler. Lui arracher les réponses dont
j’ai besoin sera un véritable plaisir.
— Vous ne nous aurez jamais,
répondit Roland d’une voix charmante.
Vous avez oublié le visage de votre
père. Vous n’êtes qu’un sac de merde sur
pied. Votre propre ka-papa est un
dénommé Balazar, et vous lui léchez son
gros cul répugnant. Les autres le savent
et ils se moquent de vous. « Regarde un
peu, Jack, disent-ils, toute cette lèche, ça
le rend encore plus moche. »
Il y eut un court silence. Puis :
— Vous avez une langue bien mal
pendue, monsieur.
La
voix
d’Andolini
restait
imperturbable, mais toute sa bonne
humeur feinte avait plié bagage. Idem
pour le rire.
— Mais vous savez ce que j’ai à
vous dire ?
Au loin, enfin, une sirène résonna.
Roland adressa un signe de tête tout
d’abord à John (qui attendait son signal
d’un œil alerte), puis à Eddie. Bientôt,
disait ce hochement de tête.
— Vous ne serez plus qu’un tas d’os
dans un trou sans nom que Balazar
construira encore ses châteaux de cartes,
Jack. Certains rêves esquissent le destin,
mais pas les vôtres. Les vôtres ne sont
que des rêves.
— La ferme !
— Vous entendez les sirènes ? Votre
heure est bientôt ven…
— Vai ! cria Jack Andolini. Vai !
Attrapez-les ! Je veux la tête de cette
ordure, vous m’entendez ? Je veux sa
tête !
Un projectile rond et noir décrivit un
arc de cercle paresseux par le trou de
l’ancienne porte RÉSERVÉ AU PERSONNEL.
Une autre grenade. Roland s’y attendait.
Il tira une fois, à hauteur de hanche, et la
grenade explosa en plein vol,
transformant le mur entre la réserve et la
salle de restaurant en un tourbillon
d’éclats de bois meurtrier. On entendit
des cris de surprise et de douleur.
— Maintenant, Eddie ! hurla
Roland, en se mettant à tirer sur la nappe
de carburant.
Eddie se joignit à lui. Roland pensa
d’abord qu’il ne se passerait rien, puis
une vaguelette paresseuse de flamme
bleue apparut dans l’allée centrale et
serpenta jusqu’à l’ancien emplacement
du mur du fond. Pas assez ! Bons dieux,
comme il regrettait que ce ne soit pas du
super, comme on l’appelait !
Roland tapota le canon de son arme,
en délogeant les douilles vides qui
s’éparpillèrent à ses pieds, puis
rechargea.
— À votre droite, monsieur, dit John
sur un ton distrait, et Roland s’aplatit au
sol.
Une balle passa à l’endroit même où
il se tenait, une seconde plus tôt. La
deuxième attrapa la pointe de ses
cheveux longs. Il eut à peine le temps de
recharger trois des six chambres de son
revolver, mais c’était toujours une balle
de plus que ce dont il avait besoin. Les
deux écumeurs s’envolèrent en arrière
avec un trou identique au milieu du front,
juste au-dessous de la racine des
cheveux.
Un autre truand déboula au coin de
la boutique du côté d’Eddie et aperçut
ce dernier qui l’attendait, avec sur son
visage sanguinolent un grand sourire. Le
gars lâcha immédiatement son arme et
commença à lever les mains. Eddie lui
logea une balle dans la poitrine avant
qu’elles aient atteint la hauteur de ses
épaules.
Il est en train d’apprendre, pensa
Roland. Les dieux lui viennent en aide,
mais il est en train d’apprendre.
— Ce feu est un peu mou, à mon
goût, fit John en sautant sur l’aire de
déchargement.
On distinguait à peine la boutique,
derrière
l’écran
de
fumée
tourbillonnante causée par la grenade
déviée, mais les balles continuaient de
voler au travers. John semblait ne pas
les remarquer, et Roland remercia le ka
d’avoir mis un tel homme sur son
chemin. Un homme aussi bon et aussi
fort.
John sortit un objet métallique et
carré de sa poche de pantalon, en fit
sauter le couvercle et, d’une pichenette
du pouce sur une petite roue, fit jaillir
une haute flamme. Il lança la petite
poudrière enflammée dans la réserve.
Des flammes explosèrent tout autour
dans un grand wouuuufffff.
— Mais qu’est-ce que vous foutez ?
hurla Andolini. Attrapez-les !
— Viens donc le faire toi-même !
répondit Roland.
En même temps, il tira John par un
pan de son pantalon. John sauta de l’aire
de chargement et trébucha. Roland le
rattrapa. C’est le moment que choisit
Chip
l’épicier
pour
s’évanouir,
basculant vers l’avant jusqu’au sol
jonché de débris avec un grognement
tellement léger que c’était presque un
soupir.
— Ouais, viens donc ! le provoqua
Eddie. Viens donc, Grande Gueule,
qu’est-c’tu fous, Grande Gueule, envoie
pas un gamin faire un boulot d’homme,
ça te dit quelque chose ? Combien
t’avais de types, là-bas, deux
douzaines ? Et on est toujours là ! Alors
viens ! Viens le faire toi-même ! Ou
alors tu veux passer le reste de ta vie à
lécher le cul d’Enrico Balazar ?
De nouvelles balles trouèrent la
fumée et les flammes, mais les écumeurs
dans la boutique ne montrèrent aucun
enthousiasme à l’idée de charger au
milieu du feu grandissant. Personne
n’arriva par le côté non plus.
Roland fit un geste en direction du
mollet droit d’Eddie, celui blessé. Eddie
leva les pouces pour indiquer que tout
allait bien, mais il lui semblait que, sous
le genou, son jean était trop plein –
gonflé – et quand il bougeait, sa
bottillonne faisait un bruit de succion. La
douleur s’était stabilisée en un
élancement violent qui semblait se
calquer sur les battements de son cœur.
Mais il avait tendance à croire que la
balle avait manqué l’os. Peut-être, finitil par s’avouer, parce que c’est ce que
j’ai envie de croire.
La première sirène avait été rejointe
par deux ou trois autres, et elles se
rapprochaient.
— Allez-y ! brailla Jack – il avait à
présent l’air au bord de la crise
d’hystérie – Allez-y, bande d’enculés de
poules mouillées, allez me les
chercher !
Roland se dit que ce qu’il restait de
méchants aurait peut-être attaqué
quelques minutes plus tôt – peut-être
même trente secondes plus tôt – si
Andolini avait personnellement mené
l’assaut. Mais à présent l’option
« attaque frontale » n’était plus de mise,
et Andolini savait forcément que, s’il
conduisait ses hommes par le côté de la
boutique, Eddie et Roland les
cueilleraient comme des pigeons
d’argile au stand de tir. Les seules
stratégies viables qu’il lui restait étaient
le siège, ou bien un long mouvement
latéral par les bois, et Jack n’avait de
temps pour aucun des deux. Mais se
contenter de tenir leur position pouvait
présenter quelques problèmes aussi. Par
exemple, avoir à s’expliquer avec les
autorités locales, ou avec les pompiers,
s’ils se pointaient les premiers.
Roland attira John vers lui afin de
pouvoir lui parler à voix basse.
— Il faut qu’on sorte d’ici au plus
vite. Vous pouvez nous aider ?
— Oh, pour sûr, je pense, oui.
Le vent changea. Un courant d’air
s’engouffra par la vitrine brisée de la
boutique, balaya la pièce et l’ancien
emplacement du mur du fond, puis
ressortit par la porte de derrière. La
fumée d’essence était noire et huileuse.
John toussa et l’écarta de la main.
— Suivez-moi. D’un bon pas.
John se rua sur le terrain morne à
l’arrière de la boutique, enjambant une
grue en morceaux et zigzaguant entre un
incinérateur rouillé et un tas de pièces
détachées plus rouillées encore. Sur la
plus grosse, Roland lut un nom qu’il
avait déjà vu, au cours de ses
pérégrinations : JOHN DEERE.
Roland et Eddie reculèrent, couvrant
John par l’arrière, jetant de petits
regards par-dessus l’épaule pour éviter
de trébucher. Roland n’avait pas
complètement abandonné l’espoir que
Jack Andolini tenterait un dernier assaut
et qu’il pourrait le tuer, comme il l’avait
déjà fait une fois. Sur la plage au bord
de la Mer Occidentale, et voilà qu’il
était de retour, non seulement de retour,
mais plus jeune de dix ans.
Tandis que moi, constata Roland,
j’ai vieilli d’au moins mille ans.
Pourtant, ce n’était pas tout à fait
vrai. Oui, il endurait à présent – enfin –
les douleurs auxquelles pouvait
s’attendre un homme vieillissant. Mais il
avait un ka-tet pour le protéger, et pas
n’importe quel ka-tet, un ka-tet de
pistoleros, et ils avaient apporté un
nouveau souffle à sa vie, un nouveau
souffle totalement inattendu pour lui.
Tout avait à nouveau du sens, à ses yeux,
pas seulement la Tour Sombre, mais tout
le reste. Alors il voulait qu’Andolini
vienne. Et s’il tuait Andolini dans ce
monde-ci, il avait comme l’impression
qu’Andolini resterait mort. Parce que ce
monde était différent. Il avait une
résonance qui manquait à tous les autres,
même au sien. Il la sentait dans le
moindre de ses os et de ses nerfs.
Roland leva les yeux et vit exactement le
tableau qu’il attendait : des nuages
alignés. Au bout du terrain désolé, un
sentier dont le commencement était
marqué par deux volumineux blocs de
granit pénétrait dans les bois en
serpentant. À cet endroit précis, le
Pistolero
remarqua
des
ombres
dessinant des chevrons, se chevauchant
mais pointant toutes dans la même
direction.
Il
fallait
regarder
attentivement pour le voir, mais une fois
qu’on l’avait remarqué, impossible de le
manquer. Comme dans la version de
New York où ils avaient trouvé le sac
vide dans le terrain vague et où
Susannah avait vu les morts errants,
celui-ci était le monde réel, celui dans
lequel le temps ne filait jamais que dans
un sens. Ils parviendraient peut-être à
faire un bond dans l’avenir, si seulement
ils trouvaient une porte, comme Jake et
Callahan l’avaient fait, il n’en doutait
pas (car Roland se rappelait aussi le
poème de la palissade, et il en
comprenait maintenant au moins une
partie), mais jamais ils ne pourraient
retourner dans le passé. C’était le monde
véritable, celui dans lequel on ne
pouvait relancer les dés, le monde le
plus proche de la Tour Sombre. Et ils se
trouvaient toujours sur le Sentier du
Rayon.
John les mena sur le chemin des
bois, qu’ils descendirent sans traîner, les
éloignant des colonnes d’épaisse fumée
noire et du gémissement croissant des
sirènes.
QUATRE
Ils n’avaient pas parcouru trois cents
mètres quand Eddie aperçut des reflets
bleus, à travers les arbres. Les aiguilles
de pin qui jonchaient le sentier le
rendaient
glissant,
et
lorsqu’ils
atteignirent la dernière descente – celle
débouchant sur un lac long et étroit
d’une beauté éblouissante – Eddie
remarqua que quelqu’un avait bâti une
rambarde en bouleau. Au-delà, ils virent
un court appontement s’avançant dans
l’eau. Un bateau à moteur était amarré au
quai.
— Il est à moi, fit John. J’étais venu
ici faire mes courses et déjeuner sur le
pouce. Je m’attendais pas à un tel
cirque.
— Eh bien vous l’avez eu quand
même, commenta Eddie.
— Pour sûr, voilà qui est bien dit.
Attention à ce coin-là, si vous ne voulez
pas vous retrouver sur le derrière.
John dévala prestement la dernière
portion du chemin, s’accrochant à la
rambarde pour ne pas perdre l’équilibre,
glissant plus qu’il ne marchait. Il portait
une paire de vieux godillots éraflés qui
auraient tout à fait eu leur place dans
l’Entre-Deux-Mondes, pensa Eddie.
Il fut le suivant à passer, prenant
garde à sa jambe abîmée. Roland ferma
la marche. De derrière eux retentit une
violente explosion, aussi fracassante et
fluide que les premiers tirs, mais
beaucoup plus puissante.
— Ça doit être le propane de Chip,
fit John.
— J’implore votre pardon ?
demanda Roland.
— Du gaz, répéta Eddie calmement.
Il veut dire du gaz.
— Pour sûr. Du gaz pour la
cuisinière, acquiesça John.
Il monta dans le bateau, s’empara du
câble du démarreur de l’Evinrude et tira
dessus avec force. Le moteur, un
vigoureux petit vingt-chevaux qui
rappelait une machine à coudre, démarra
au quart de tour.
— Montez là-dedans, les gars, qu’on
vide les lieux, grogna-t-il.
Eddie grimpa à bord. Roland fit une
pause, le temps de se tapoter trois fois la
gorge. Eddie l’avait déjà vu accomplir
ce rituel, avant de traverser un cours
d’eau ; il se promit de demander des
détails à Roland. Il ne devait plus jamais
en avoir l’occasion. Avant que la
question se présente de nouveau, la mort
se serait glissée entre eux.
CINQ
L’embarcation
avançait
aussi
silencieusement et aussi gracieusement
sur l’eau que le pouvait un engin à
moteur, glissant sur son propre reflet,
sous un ciel d’été bleu cobalt. Derrière
eux, le panache de fumée noire souillait
ce bleu, s’élevant de plus en plus haut,
gagnant toujours plus sur le ciel. Des
dizaines de curieux, pour la plupart en
short ou en maillot de bain, se tenaient
sur les berges de ce petit lac, tournés
vers la colonne de fumée, les mains en
visière pour se protéger du soleil. Peu
d’entre eux remarquèrent le passage
discret et feutré du bateau à moteur.
Peut-être même aucun.
— C’est l’Étang de Keywadin, au
cas où vous vous demanderiez, leur
précisa John.
Il tendit la main devant lui, où venait
d’apparaître un autre appontement. Au
bout se profilait un petit hangar à
bateaux, blanc avec des finitions vertes,
dont la porte coulissante était ouverte. À
mesure qu’ils approchaient, Eddie et
Roland purent distinguer un canoë et un
kayak, attachés à l’intérieur.
— Ce hangar à bateaux, il est à moi
aussi, ajouta l’homme en chemise de
flanelle.
Sa diction (surtout sur bateaux) était
impossible à imiter (quelque chose
comme beuteu), mais les deux hommes
reconnurent bien les intonations.
C’étaient celles de La Calla.
— Il a l’air bien entretenu, fit
remarquer Eddie, essentiellement pour
dire quelque chose.
— Oh, pour sûr. Je fais un peu
d’entretien, un peu de menuiserie, aussi.
Ça ferait pas sérieux pour les affaires, si
mon propre hangar tombait en ruine, pas
vrai ?
Eddie sourit.
— Sûrement pas, non.
— J’habite à environ cinq cents
mètres du rivage. Je m’appelle John
Cullum.
Il tendit sa main droite à Roland,
tout en continuant de guider le bateau de
l’autre, loin du panache de fumée et en
direction du hangar à bateaux.
Roland prit la main, qui était
agréablement rêche.
— Je suis Roland Deschain, de
Gilead. Que vos journées soient longues
et vos nuits plaisantes, John.
À son tour, Eddie tendit la main.
— Eddie Dean, de Brooklyn.
Enchanté.
John lui serra volontiers la main,
mais l’observa d’un œil attentif. Quand
leurs mains se séparèrent, il dit :
— Jeune homme, est-ce qu’il vient
de se passer quelque chose ? Oui, n’estce pas ?
— Je ne sais pas, répondit-il.
Pas complètement honnêtement.
— Pas mis les pieds à Brooklyn
depuis un bail, pas vrai, fiston ?
— Je ne suis pas allé à Morehouse,
ni dans aucune maison, fit Eddie Dean,
et avant que ça lui échappe de nouveau :
Mia a enfermé Susannah. Elle l’a
enfermée, en 1999. Suze peut bien se
rendre au Dogan, mais ça ne sert à rien.
Mia a verrouillé les commandes. Suze
ne peut rien y faire. Elle s’est fait
enlever. Elle… elle…
Il s’interrompit. L’espace d’un
instant, tout lui avait paru tellement
clair, comme un rêve une seconde avant
le réveil. Et puis, comme il se produit
fréquemment avec les rêves, il s’était
évanoui. Il ne savait même plus s’il
s’était agi d’un vrai message de
Susannah, ou d’un pur fantasme.
Jeune homme, est-ce qu’il vient de
se passer quelque chose ?
Ainsi Cullum l’avait senti, lui aussi.
Ça n’était pas son imagination, alors.
Plus vraisemblablement une forme de
shining.
John attendit, et quand il comprit
qu’Eddie n’en dirait pas plus, se tourna
vers Roland.
— Il fait souvent ce genre de coup,
votre copain ?
— Pas souvent, non, sai… Monsieur,
je veux dire. Monsieur Cullum, je vous
remercie de nous avoir aidés quand nous
avions besoin d’aide. Je vous dis grand
merci beaucoup-beaucoup. Il serait
monstrueusement impudent de notre part
de demander plus, mais…
— Mais c’est ce que vous allez
faire. Pour sûr, je me disais bien.
John procéda à une minuscule
correction de trajectoire vers le petit
hangar, avec sa bouche grande ouverte.
Roland estima qu’ils y seraient dans les
cinq minutes. C’était parfait pour lui. Il
ne voyait aucune objection à cette petite
excursion en bateau à moteur (même s’il
n’avançait pas bien vite, avec trois
hommes à son bord), mais l’Étang de
Keywadin était bien trop exposé à son
goût. Si Jack Andolini (ou son
successeur, s’il devait être remplacé)
cuisinait suffisamment les badauds sur la
rive, il finirait par en trouver un ou deux
pour se rappeler la petite yole avec trois
hommes à son bord. Et le hangar avec
ses petites finitions vertes. Le hingar à
beuteu de John Cullum, si ça vous sied,
diraient les témoins. Mieux vaudrait
alors qu’ils soient plus avant sur le
Sentier du Rayon, et John Cullum en lieu
sûr. Par « sûr », Roland entendait dans
ce cas précis à trois regards au moins
vers la ligne d’horizon, ou à une
centaine de roues. Il ne doutait pas que
Cullum, un parfait inconnu pour eux, leur
avait sauvé la vie en débarquant au bon
endroit au bon moment. La dernière
chose au monde qu’il souhaitait, c’était
qu’il le paie de la sienne.
— Eh bien, je ferai ce que je peux
pour vous, c’est déjà décidé, mais faut
d’abord que je vous demande quelque
chose, tant que je peux.
Eddie et Roland échangèrent un
regard furtif. Roland le mit en garde :
— Nous répondrons si nous le
pouvons. Ce qui veut dire, John d’East
Stoneham, si nous jugeons que la
réponse sera inoffensive pour vous.
John acquiesça. Il parut se ressaisir.
— Je sais bien que vous n’êtes pas
des revenants, parce qu’on vous a tous
vus, dans la boutique, et que je viens de
vous toucher pour vous serrer la main.
Je vois bien vos ombres, aussi.
Du doigt il les désigna, à côté du
bateau.
— Y a pas plus réel. Alors ma
question est la suivante : est-ce que vous
êtes des entrants ?
— Des entrants, répéta Eddie.
Il se tourna vers Roland, mais
constata que ce dernier était totalement
perdu. Eddie regarda donc de nouveau
John Cullum, assis à la poupe de son
bateau, le barrant en direction du hangar.
— Désolé, mais je…
— Y en a plein, dans le coin, depuis
quelques
années.
À
Waterford,
Stoneham, East Stoneham, Lovell,
Sweden… Même jusqu’à Bridgton et
Denmark.
Ce dernier nom de ville sonna plutôt
comme Denmaa-aaak.
Il vit qu’ils n’avaient pas l’air plus
au courant.
— Les entrants sont des gens qui
apparaissent, comme ça, ajouta-t-il.
Parfois ils portent des costumes
démodés, comme s’ils venaient de…
autrefois, on pourrait dire. Y en avait un
nu comme un ver, qui est apparu en plein
milieu de la Route 5. Junior Angstrom
l’a vu. En novembre dernier, c’était.
Parfois ils parlent des langues bizarres.
Il y en a un qui a déboulé chez Don
Russert, à Waterford. Il était assis là,
dans la cuisine ! Donnie est un ancien
prof d’histoire à la retraite, il enseignait
au Vanderbilt College et il a enregistré
ce type. Le type a baragouiné un petit
moment, et puis il est allé dans la
buanderie. Donnie s’est dit qu’il avait
dû prendre ça pour les toilettes et il a
voulu le prévenir, mais le type était déjà
reparti. Y avait pas de porte, pourtant il
était bien reparti.
Donnie a fait écouter la cassette à
tout le monde ou presque au
Département de Linguistique de Vandy
(Dépaaaart’ment) et aucun d’eux a
reconnu ce que c’était. Y en a un qui a
dit que c’était peut-être une langue
complètement
inventée,
comme
l’espéranto. Vous captez, l’espéranto, les
gars ?
Roland fit non de la tête. Eddie
tenta, avec précaution :
— J’en ai entendu parler, mais je ne
sais pas exactement ce que…
— Et parfois, poursuivit John en
baissant la voix, tandis qu’ils
pénétraient dans l’ombre du hangar,
parfois ils sont blessés. Ou défigurés.
Crânés.
Roland fit un tel bond que le bateau
tangua. Pendant une seconde, il menaça
réellement de verser.
— Quoi ? Qu’est-ce que vous avez
dit ? Répétez, John, parce que je vous
entendrais très bien.
John sembla penser que c’était
purement
une
question
de
compréhension, car il s’employa à
prononcer le terme plus précisément.
— Cramés. Comme des types qui
auraient connu une guerre nucléaire, ou
des retombées radioactives, quelque
chose comme ça.
— Des lents mutants, en déduisit
Roland. Je pense qu’il parle de lents
mutants. Ici, dans cette ville.
Eddie acquiesça, repensant aux Gris
et aux Ados de Lud. Et aussi à la ruche
tordue
et
à
ses
monstrueux
pensionnaires, rampant par-dessus.
John coupa le petit moteur Evinrude,
mais pendant un moment aucun des trois
ne bougea, ils restèrent à écouter l’eau
clapoter contre les flancs d’aluminium
de l’embarcation.
— Des lents mutants, répéta le vieil
homme, avec l’air lui aussi de goûter de
nouveaux mots. Pour sûr, je suppose que
ça leur va aussi bien qu’autre chose.
Mais y a pas qu’eux. Y a eu des
animaux, aussi, et des sortes d’oiseaux
que personne avait jamais vus dans le
coin. Mais c’est surtout les entrants qui
inquiètent les gens, qui les font parler
entre eux. Donnie Russert a appelé un
type qu’il connaissait, à l’Université de
Duke, et ce type a demandé à quelqu’un
de leur Département des Études
Parapsychologiques – incroyable, qu’ils
aient un service pareil, dans une vraie
université, mais apparemment c’est du
sérieux
–,
et
aux
Études
Parapsychologiques, la dame leur a dit
que c’était comme ça qu’on les
appelait : des entrants. Et ensuite, quand
ils disparaissent à nouveau – ce qu’ils
finissent toujours par faire, sauf un type
là-bas, à East Conway Village, lui il est
mort –, alors on les appelle des
sortants. La dame a dit que les
scientifiques
qui
étudient
ces
phénomènes – j’imagine qu’on peut dire
« des scientifiques », même si j’en
connais beaucoup qui y trouveraient à
redire –, ils pensent que ces entrants
sont des extraterrestres, qu’ils viennent
d’autres planètes, que des vaisseaux les
déposent puis viennent les rechercher,
mais la plupart pensent qu’ils voyagent
dans le temps, ou qu’ils viennent de
Terres différentes, dans l’alignement de
la nôtre.
— Depuis combien de temps ça
dure ? demanda Eddie. Depuis combien
de temps ces entrants apparaissent-ils ?
— Oh, deux ou trois ans. Et on peut
pas dire que ça s’arrange. J’en ai vu
deux moi-même, et une fois une femme
chauve avec un œil tout sanguinolent au
milieu du front. Mais ils étaient loin, à
chaque fois, et vous autres, vous êtes
tout près.
John se pencha vers eux en pliant ses
genoux cagneux, les yeux (qu’il avait
aussi bleus que ceux de Roland) tout
brillants. L’eau clapotait mollement
contre le bateau. Eddie ressentit une
forte envie de serrer de nouveau la main
de John Cullum, pour voir s’il se
passerait autre chose. Il se remémora
des bribes d’une autre chanson de
Dylan, « Visions of Susannah[6] ». Ce
qu’Eddie voulait, ce n’était pas une
vision de Susannah, mais pour le nom au
moins, ça n’était pas loin.
— Pour sûr, disait John, vous autres,
vous êtes tout près, et bien proches.
Maintenant, je vais vous aider à
retrouver votre chemin si je peux, parce
que je sens pas la moindre onde
mauvaise autour d’aucun de vous (même
si je vais vous dire tout net que j’avais
jamais vu une fusillade pareille), mais
je veux savoir : vous êtes des entrants,
oui ou non ?
Une fois de plus, Roland et Eddie
échangèrent un regard, et ce fut Roland
qui répondit :
— Oui, je suppose qu’on peut dire
ça.
— Vingt dieux ! murmura John (dans
son effroi, même son visage sillonné de
rides rappelait celui d’un enfant). Des
entrants ! Et d’où est-ce que vous venez,
vous pouvez me le dire ?
Il regarda Eddie, éclata de rire
comme le font ceux qui trouvent qu’on
leur en a raconté une bien bonne, puis
ajouta :
— Pas de Brooklyn.
— Mais je suis vraiment de
Brooklyn, affirma Eddie.
La seule chose, c’est que ce n’était
pas le Brooklyn de ce monde-ci, et il le
savait, à présent. Dans le monde d’où il
venait, un livre pour enfants intitulé
Charlie le Tchou-tchou avait été écrit
par une femme du nom de Béryl Evans ;
dans celui-ci, elle s’appelait Claudia y
Inez Bachman. Béryl Evans, ça faisait
vrai, alors que Claudia y Inez Bachman
faisait aussi faux qu’un billet de trois
dollars, pourtant Eddie en venait de plus
en plus à croire que Bachman était la
clé. Et pourquoi ça ? Parce que ça
faisait partie de ce monde.
— Je suis de Brooklyn, c’est vrai.
Pas le… enfin… pas le même, c’est tout.
John Cullum les contemplait toujours
avec cette expression d’enfant effaré.
— Et ces autres types ? Ceux qui
vous attendaient ? Est-ce qu’ils sont… ?
— Non, répondit Roland. Pas eux.
On n’a plus le temps, John – plus le
temps pour l’instant.
Il se mit debout avec précaution,
s’accrocha à une poutre au-dessus de lui
et sortit du bateau avec une petite
grimace de douleur. John le suivit et
Eddie ferma la marche. Les deux
hommes durent l’aider. L’élancement
régulier dans son mollet droit s’était un
peu calmé, mais toute la jambe était
devenue raide et insensible, difficile à
maîtriser.
— Allons chez vous, suggéra
Roland. Il y a un homme que nous
devons trouver. Avec un peu de chance,
vous pourrez peut-être nous y aider.
Il pourrait bien nous aider à tout
un tas de choses, pensa Eddie en les
suivant dans la lumière du soleil, les
dents serrées, boitant de sa patte folle.
À cet instant précis, Eddie se dit
qu’il aurait tué un saint à mains nues
pour une douzaine de cachets d’aspirine.
: Commala-pain au levainbelle michette
Ils vont au paradis ou en enfer !
Quand les armes ont tiré et que le
feu brûle l’air
Il faudra bien au four les mettre.
SOLISTE
: Commala-six-sept !
Du sel pour les michettes !
Réchauffez-les, assommez-les
Pour qu’au four roussissent les
michettes.
CHŒUR
HUITIÈME
COUPLET
À PILE OU FACE
UN
UN
Au cours de l’hiver 1984-1985,
quand Eddie était gentiment en train de
prendre un aller simple du pays de
l’Héroïne Récréative jusqu’au royaume
du Pas Tiré d’Affaire, Henry Dean
rencontra une fille, dont il tomba
brièvement amoureux. Eddie voyait
Sylvia Goldover comme un Skank El
Supremo (aisselles nauséabondes et
haleine de dragon filtrant à travers une
paire de lèvres à la Mick Jagger), mais
il n’en dit rien, parce que Henry la
trouvait belle, lui, et qu’Eddie ne voulait
pas faire de peine à Henry. Cet hiver-là,
les tourtereaux passèrent beaucoup de
temps à se promener sur la plage
venteuse à Coney Island, ou à aller au
cinéma à Times Square, où ils
s’asseyaient dans le noir au dernier rang
et se branlaient l’un l’autre une fois
qu’ils avaient englouti le pop-corn et la
boîte géante de biscuits.
Concernant cette nouvelle venue
dans la vie d’Henry, Eddie se montrait
philosophe ; si Henry réussissait à faire
l’impasse sur cette haleine ignoble et à
se livrer à la danse des langues avec
Sylvia Goldover, tant mieux pour lui.
Eddie lui-même passa la majeure partie
de ces trois mois gris tout seul et
défoncé dans l’appartement de la famille
Dean. Il s’en moquait ; en fait, ça lui
plaisait même plutôt. Si Henry avait été
là, il aurait insisté pour regarder la télé
et il aurait passé son temps à charrier
Eddie sur ses histoires-fleuves sur
cassettes. (« Matez un peu ! Eddie va
écouter ses salades débiles sur les elfes
et les ogs et ces petits nains tout
trognons ! ») Il s’entêtait à appeler les
orques des ogs et les Elfes les
« chichiteux sur pied ». Henry trouvait
que toute cette merde inventée, c’étaient
des trucs louches. Eddie avait parfois
tenté de lui expliquer qu’il n’y avait rien
de plus « inventé » que toutes ces
saloperies diffusées l’après-midi à la
télé, mais Henry ne voulait rien
entendre. Henry savait tout des méchants
jumeaux de General Hospital[7] et de la
belle-mère tout aussi maléfique de The
Guiding Light[8].
Par de nombreux aspects, la grande
histoire d’amour d’Henry Dean – qui se
termina lorsque Sylvia Goldover vola
quatre-vingt-dix dollars dans son
portefeuille, laissant à la place un petit
mot disant Désolée, Henry, et reprit ni
vu ni connu son histoire avec son ancien
petit ami – fut un soulagement pour
Eddie. Il restait assis sur le canapé du
salon, il mettait les cassettes de John
Gielgud lisant la trilogie du Seigneur
des Anneaux, le tout en se faisant éclater
la peau le long de l’intérieur du bras,
avant de s’assoupir au milieu de la Forêt
Noire ou des Mines de la Moria, avec
Frodon et Sam.
Il avait adoré les Hobbits, il s’était
dit qu’il aurait volontiers passé tout le
reste de sa vie à Hobbiton, où la pire
drogue en circulation était le tabac, et où
les grands frères n’occupaient pas leurs
journées à charrier leurs petits frères, et
la petite chaumière de John Cullum le
ramena à ces jours anciens et à cette
histoire sombre avec une force
étonnante. Parce que la chaumière avait
un faux air de terrier de Hobbit. Les
meubles du salon étaient rares, mais
parfaits : un canapé et deux fauteuils
bien rembourrés, avec ces petits
napperons blancs sur les accoudoirs et
là où reposait la tête. La photo en noir et
blanc accrochée au mur dans son cadre
doré devait représenter les parents de
Cullum, et en face, ce devait être ses
grands-parents. Il y avait aussi un
Diplôme d’Honneur de la Brigade des
Pompiers Bénévoles de la Ville d’East
Stoneham, et aussi une perruche en cage,
qui gazouillait gentiment, et un chat
devant la cheminée. Il leva la tête en les
entendant entrer, observa les inconnus de
son regard vert pendant quelques
instants, puis parut se rendormir. Un
cendrier sur pied se dressait à côté de ce
qui devait être le fauteuil fétiche de
Cullum, et deux pipes étaient posées
dessus – la première, une pipe de maïs,
et l’autre, une pipe de bruyère. Un vieux
transistor-tourne-disque Emerson (avec
une large bande numérotée et un gros
bouton à molette pour choisir sa
fréquence), mais pas de poste de
télévision. Dans la pièce régnait une
douce odeur de tabac et de pot-pourri. Il
avait beau être exceptionnellement bien
rangé, il suffisait d’un regard sur ce
salon pour deviner que c’était là l’antre
d’un vieux garçon. L’intérieur de John
Cullum était une ode pudique aux joies
du célibat.
— Comment va votre jambe ?
demanda-t-il. On dirait que ça saigne
plus, au moins, mais vous avez un sacré
trou dans votre futal.
Eddie éclata de rire.
— Ça fait un mal de chien, cette
saloperie, mais j’arrive à marcher, alors
j’imagine que j’ai de la chance.
— La salle de bains est là, si vous
voulez nettoyer la plaie, fit Cullum en
désignant une porte du doigt.
— Je ferais mieux, effectivement.
Le nettoyage fut douloureux, mais lui
procura un véritable soulagement. La
blessure était profonde, mais la balle
avait raté l’os, et de loin. Le bras ne
posait quasiment aucun problème ; la
balle était passée à travers, Dieu soit
loué, et Cullum avait de l’eau oxygénée
dans son armoire à pharmacie. Eddie en
versa dans le trou, découvrant les dents
sous l’effet de la douleur, puis il
entreprit d’en appliquer aussi sur sa
jambe et son cuir chevelu lacéré, avant
de perdre courage. Il essaya de se
rappeler si Frodon et Sam avaient dû
affronter les horreurs de l’eau oxygénée,
et rien ne lui vint. Ouais, évidemment,
ils avaient les elfes, pour les soigner,
pas vrai ?
— J’ai peut-être quelque chose qui
pourrait servir, lança Cullum quand
Eddie réapparut.
Il passa dans la pièce à côté et en
revint avec une petite bouteille marron
contenant trois comprimés. Il les déposa
dans la paume d’Eddie en expliquant :
— C’était quand je suis tombé sur le
verglas, l’hiver dernier, et que je me
suis explosé cette foutue clavicule. Du
Percodan, ça s’appelle. Je sais pas s’ils
sont encore bons, mais…
Le visage d’Eddie s’illumina.
— Du Percodan, hein ? demanda-t-il
en engouffrant les trois cachets avant
même que John Cullum ait fini sa phrase.
— Tu veux pas de l’eau, avec ça,
fiston ?
— Nan, répondit Eddie en mâchant
avec enthousiasme. Nature, c’est un
régal.
Une vitrine pleine de balles de baseball trônait sur une table près de la
cheminée, et Eddie alla y jeter un œil.
— Ô mon Dieu ! s’exclama-t-il,
vous en avez une dédicacée par Mal
Parnell ! Et une Lefty Grove ! Bon Dieu
de merde !
— Et encore, ça c’est rien, fit
Cullum en prenant sa pipe de bruyère.
Regarde un peu sur l’étagère du haut.
Il alla chercher un sachet de tabac
Prince Albert dans le tiroir d’une petite
table et se mit à bourrer sa pipe. Ce
faisant, il croisa le regard de Roland.
— Vous fumez ?
Roland fit signe que oui. De sa
poche de chemise, il sortit un seul
morceau de feuille.
— Je vais peut-être m’en rouler une.
— Oh, je peux faire mieux que ça, fit
Cullum en quittant de nouveau le salon.
La pièce d’à côté était un bureau à
peine plus grand qu’un placard. Le
bureau ancien en son centre n’était pas
bien grand, pourtant Cullum dut se
mettre de profil pour le contourner.
— Bon Dieu ! s’exclama de nouveau
Eddie, en apercevant la balle dont
voulait sans doute parler Cullum. Un
autographe du Babe !
— Pour sûr, acquiesça leur hôte. Pas
quand il jouait pour les Yankees, j’en ai
rien à faire, d’une balle signée par un
Yankee. Celle-là, il l’a signée quand il
portait encore le maillot des Red Sox…
(il s’interrompit). Les voilà, je savais
bien qu’il m’en restait. Elles sont peutêtre plus très fraîches, mais, comme
disait ma mère, c’est toujours plus frais
que quand y en a pas du tout. Et voilà,
monsieur. C’est mon neveu qui les a
laissées. De toute façon, il est trop jeune
pour fumer.
Cullum tendit au Pistolero un paquet
de cigarettes aux trois quarts plein.
Roland les fit tourner dans sa main d’un
air songeur, puis désigna le nom inscrit
sur le paquet.
— Je vois le dessin d’un
dromadaire, mais ça n’est pas ça qui est
écrit, n’est-ce pas ?
Cullum sourit à Roland avec une
sorte d’étonnement prudent.
— Non. Ce mot, c’est Camel, qui
veut dire « chameau ». C’est presque la
même chose.
— Ah, fit Roland en essayant de
prendre l’air d’avoir compris.
Il extirpa une cigarette du paquet, en
étudia le filtre, puis mit l’autre extrémité
entre ses lèvres.
— Non, dans l’autre sens, lui
indiqua Cullum.
— Vraiment ?
— Pour sûr.
— Bon sang, Roland ! Il a une
Bobby Doerr… deux Ted Williams…
une Johnny Pesky… une Frank
Malzone…
— Ces noms… ils ne vous disent
rien du tout, pas vrai ? demanda Cullum
à Roland.
— Non, répondit-il. Mon ami…
merci.
Il approcha sa cigarette de
l’allumette que lui tendait sai Cullum.
— Mon ami n’est plus venu par ici
depuis un bon moment. Je pense que ça
lui manque.
— Vingt dieux, fit Cullum. Des
entrants ! Des entrants chez moi ! J’ai du
mal à le croire !
— Où est Dewey Evans ? demanda
Eddie. Vous n’avez pas de balle de
Dewey Evans.
— Pardon ? fit Cullum (Paaaaaadon entendirent-ils).
— Peut-être qu’on ne l’appelle pas
encore comme ça, fit Eddie, presque
pour lui-même. Dwight Evans ? L’ailier
droit ?
— Oh, acquiesça Cullum. Eh bien,
je n’ai que les meilleurs, ici, tu vois
bien.
— Dewey joue dans la cour des
grands, vous pouvez me croire. Peut-être
qu’il ne mérite pas encore sa place au
palmarès chez John Cullum, mais
attendez quelques années. Attendez
1986. Et d’ailleurs, John, puisque vous
êtes un grand fan, je voudrais vous dire
deux mots. Vous êtes d’accord ?
— Bien sûr.
À l’oreille, on se serait cru à La
Calla (B’in sû-eu).
Pendant ce temps, Roland se mit à
fumer. Il expira la fumée et regarda sa
cigarette d’un air perplexe.
— Ces deux mots sont Roger
Clemens, fit Eddie. N’oubliez pas ce
nom.
— Clemens, répéta Cullum d’un air
dubitatif.
Au loin, en provenance de l’autre
rive de l’Étang de Keywadin, monta le
son de nouvelles sirènes.
— Roger Clemens, pour sûr, je m’en
souviendrai. C’est qui ?
— Vous voudrez l’ajouter à votre
collection, pour résumer, dit le jeune
homme en tapotant l’étagère. Peut-être
même juste à côté du Babe.
Les yeux de Cullum se mirent à
briller.
— Dis-moi une chose, fiston. Est-ce
que les Red Sox ont tout gagné, déjà ?
Est-ce qu’ils ont…
— Ce n’est pas une cigarette, c’est
juste de l’air un peu terreux, fit Roland.
Il lança à Cullum un regard de
reproche qui ne lui ressemblait tellement
pas qu’il fit sourire Eddie.
— Aucun goût, pour ainsi dire. Estce que les gens les fument, vraiment ?
Cullum prit la cigarette des mains de
Roland, la cassa à hauteur du filtre, et la
lui rendit.
— Essayez comme ça, dit-il en se
concentrant de nouveau sur Eddie.
— Alors ? Je vous ai tirés d’un
mauvais pas, là-bas, vous me devez bien
ça. Est-ce qu’ils ont gagné le
Championnat ? Jusqu’à ton départ, du
moins ?
Le sourire d’Eddie s’évanouit et il
adressa au vieil homme un regard
sérieux.
— Si vous voulez vraiment une
réponse, je vous la donnerai, John. Mais
est-ce que vous la voulez ?
John réfléchit en tirant sur sa pipe.
Puis il finit par répondre.
— Non, je pense que non. Ça
gâcherait le plaisir.
— Je vais vous donner une piste, fit
Eddie d’un ton jovial – les pilules que
lui avait refilées John lui avaient
redonné un coup de fouet, et il se sentait
d’humeur joviale… un peu, du moins –,
ce serait trop bête de mourir avant 1986.
Ça va être royal, je peux vous dire.
— Pour sûr ?
— Je dis bien vrai, absolument.
Puis Eddie se tourna vers le
Pistolero.
— Qu’est-ce qu’on va faire, pour
notre gunna, Roland ?
Roland n’y avait pas pensé une
seconde. Le peu de biens qu’il leur
restait, depuis le couteau à tailler
d’Eddie, acheté chez Took, jusqu’au
vieux sac-serre de Roland, que lui avait
donné son père, par-delà l’horizon
lointain du temps, étaient restés de
l’autre côté, quand ils avaient franchi la
porte. Quand ils s’étaient fait projeter à
travers la porte. Le Pistolero imaginait
que leur gunna reposait quelque part,
sur la poussière, devant la boutique
d’East Stoneham, même s’il n’avait pas
de souvenirs précis ; il était trop
préoccupé de mettre Eddie (et luimême) à l’abri, afin que le tireur à la
carabine ne leur fasse pas sauter le
caisson. Repenser à tous ces vieux
compagnons de route, calcinés dans
l’incendie qui avait dû détruire la
boutique, fit mal à Roland. C’était pire
encore de les imaginer aux mains de
Jack Andolini. Roland eut une vision
fugitive mais très vivace de son sacserre accroché à la ceinture d’Andolini
comme un sac banane (ou le scalp d’un
ennemi) et cette vision le fit grimacer.
— Roland ? Et notre…
— Nous avons nos armes, c’est tout
ce dont nous avons besoin, dit Roland,
plus sèchement qu’il l’aurait voulu. Jake
a le livre Tchou-tchou, et je peux nous
confectionner une nouvelle boussole, si
le besoin se présente. Sinon…
— Mais…
— Si tu veux parler de vos affaires,
fiston, je peux faire ma petite enquête, le
moment venu, proposa Cullum. Mais
pour l’instant, je dirais que ton ami a
raison.
Eddie savait que son ami avait
raison. Son ami avait presque toujours
raison, et ça restait une des rares choses
qu’Eddie détestait chez lui. Il voulait
son gunna, bon sang, et pas seulement
pour avoir un jean et une chemise
propres. Pas non plus pour les munitions
ou son couteau, si beau fût-il. Il gardait
une mèche de cheveux de Susannah dans
son sac à malice en cuir, et elle portait
encore un peu de son odeur. Voilà ce qui
lui manquait. Mais impossible de
revenir en arrière.
— John, fit-il, quel jour sommesnous ?
L’homme haussa ses sourcils gris et
broussailleux.
— Tu es sérieux ?
Et quand Eddie hocha la tête :
— Le neuf juillet. De l’an de grâce
mil neuf cent soixante-dix-sept.
Eddie émit un sifflement silencieux à
travers ses lèvres.
Roland s’était rendu à la fenêtre
pour jeter un œil dehors, tenant entre ses
doigts le bout rougeoyant de sa cigarette
Dromadaire. À l’arrière de la maison,
rien que des arbres et quelques
alléchantes bribes bleues de ce que
Cullum appelait « le Keywadin ». Mais
la colonne de fumée noire était toujours
visible dans le ciel, comme pour lui
rappeler que la sensation de paix que
pouvaient susciter en lui ces lieux n’était
qu’une illusion. Il fallait qu’ils partent.
Et quelle que fût sa peur panique
concernant Susannah Dean, maintenant
qu’ils étaient ici, il leur fallait trouver
Calvin Tower et en terminer avec lui. Et
vite. Parce que…
Comme s’il lisait dans ses pensées,
Eddie compléta la phrase :
— Roland ? Le temps presse. Le
temps de ce côté-ci s’accélère.
— Je sais.
— Ce qui veut dire que, quoi qu’on
fasse, on a intérêt à le faire bien du
premier coup, parce que, dans ce monde,
on ne sait jamais si on peut revenir plus
tôt. Il n’y a pas de seconde chance.
Ça aussi, Roland le savait.
DEUX
— Cet homme que nous recherchons
est de New York, expliqua Eddie à John
Cullum.
— Pour sûr, il en vient plein dans le
coin, l’été.
— Il s’appelle Calvin Tower. Il est
avec un de ses amis, Aaron Deepneau.
Cullum ouvrit la vitrine contenant
les balles de base-ball, en prit une
marquée du nom de Cari Yastrzemski en
travers, de cette écriture bizarrement
parfaite dont seuls semblaient capables
les athlètes de haut niveau (pour ce
qu’Eddie en avait vu, c’était plutôt
l’orthographe qui leur posait problème),
et se mit à jouer avec, la faisant passer
d’une main à l’autre.
— À partir du mois de juin, il
s’entasse ici des gens venus de partout –
tu es au courant, pas vrai ?
— Oui, je sais, fit Eddie, déjà
découragé.
Il se dit qu’il était possible que
Triple Mocheté ait déjà mis la main sur
Cal Tower. Peut-être l’embuscade à la
boutique avait-elle été le dessert, pour
ce vieux Jack.
— J’imagine que vous ne pouvez
pas…
— Si je peux pas, autant me mettre
tout de suite au vert, fit Cullum avec une
pointe d’humour, en lançant la balle Yaz
à Eddie.
Il la tint dans la main droite, tout en
lissant les coutures rouges des doigts de
l’autre main. Le contact de la balle lui fit
monter une boule dans la gorge qui le
prit par surprise. Si une balle de baseball ne lui procurait pas le sentiment
d’être chez lui, rien d’autre ne le
pourrait. Sauf qu’il n’était plus chez lui,
dans ce monde. John disait vrai, il
n’était qu’un entrant.
— Que voulez-vous dire ? demanda
Roland.
Eddie lui lança la balle, et le
Pistolero l’attrapa sans même détacher
les yeux de John Cullum.
— Je ne m’embarrasse pas des
noms, mais ça ne m’empêche pas de
connaître tout le monde qui entre dans
cette ville, dit-il. Je les connais de vue.
C’est le boulot de n’importe quel
gardien digne de ce nom, j’imagine. De
savoir qui entre dans son territoire.
Roland hocha la tête, indiquant qu’il
comprenait parfaitement ce sentiment.
— Dites-moi à quoi il ressemble, ce
type.
Ce fut Eddie qui répondit.
— Il mesure à peu près un mètre
soixante-quinze et il doit peser dans
les… cent dix kilos.
— Plutôt costaud, alors.
— Pour sûr. Ah oui, et il n’a presque
plus de cheveux, sur les côtés du front.
Eddie porta les mains à son propre
front et repoussa ses cheveux en arrière,
découvrant ses tempes – dont l’une,
depuis le passage fatal à travers la Porte
Dérobée, laissait toujours suinter du
sang. La douleur dans l’avant-bras
gauche le fit grimacer, mais là, au moins,
le
saignement
s’était
presque
interrompu. Eddie s’inquiétait plus de la
balle qu’il avait prise dans la jambe.
Pour l’instant, le Percodan de Cullum
faisait effet contre la douleur, mais si la
balle était encore à l’intérieur – et Eddie
avait toutes les raisons de le croire – il
faudrait bien qu’elle finisse par en
ressortir.
— Quel âge il a ? demanda Cullum.
Eddie jeta un regard à Roland, qui
se contenta de secouer la tête. Roland
avait-il seulement déjà vu Tower ? En
cet instant précis, Eddie ne s’en
souvenait pas. Il aurait dit que non.
— La cinquantaine, je dirais.
— C’est le collectionneur de livres,
c’est ça ?
Cullum éclata de rire en voyant
l’expression de surprise sur le visage
d’Eddie.
— Je vous le disais, je veille au
grain, les vacanciers, je les surveille.
Faut essayer de repérer les piqueassiettes. Voire les voleurs. Une fois, il y
a huit ou neuf ans, on a eu cette femme
du New Jersey, une pyromane – Cullum
secoua la tête – ; elle avait l’air d’une
gentille bibliothécaire de province, le
genre qui n’ose jamais ouvrir le bec, et
elle mettait le feu aux granges dans tout
le patelin. Stoneham, Lovell et
Waterford.
— Comment savez-vous qu’il est
marchand de livres ? demanda Roland
en renvoyant la balle à Cullum, qui la fit
immédiatement passer à Eddie.
— Ça, je ne le savais pas. Je savais
qu’il les collectionnait, parce qu’il l’a
dit à Jane Sargus. Jane tient une petite
boutique
sur
Dimity Road,
à
l’embranchement de la Route 5. C’est à
un ou deux kilomètres d’ici, au sud.
C’est d’ailleurs sur Dimity Road que ce
type et son ami logent, si on parle bien
des mêmes. On dirait bien.
— Son ami s’appelle Deepneau, fit
Eddie en renvoyant la balle Yaz à
Roland.
Le Pistolero l’attrapa, la relança à
Cullum, puis se rendit près de la
cheminée et jeta le mégot de sa cigarette
sur le petit tas de branchages empilés
dans l’âtre.
— Comme je vous ai dit, vous
embarrassez pas de noms, mais le
copain de ce type est maigre et il a dans
les soixante-dix ans. Il marche comme
un gars qui a mal aux hanches. Il porte
des lunettes à monture métallique.
— C’est lui, pas de doute, confirma
Eddie.
— Janey a une petite boutique,
Antiquités du Terroir, elle l’a appelée.
Elle a mis deux trois meubles dans une
grange, des commodes et des armoires,
ce genre de choses, mais elle est surtout
spécialisée dans le patchwork, la
vaisselle et les vieux livres. C’est ce
que dit l’enseigne, à l’entrée.
— Alors Cal Tower… quoi ? Il est
entré comme ça et il a commencé à
regarder ?
Eddie ne pouvait le croire, et en
même temps, ça lui paraissait tout à fait
plausible. Tower avait essayé de feinter,
quand il s’était agi de quitter New York,
même après que Jack et George Biondi
avaient menacé de mettre le feu à ses
livres les plus précieux, juste sous ses
yeux. Et une fois que Deepneau et lui
étaient arrivés à destination, cet idiot
avait signé un formulaire de poste
restante au bureau local – ou du moins
son ami Aaron l’avait fait pour lui, et
pour les méchants, ça revenait au même.
Callahan lui avait laissé un mot lui
ordonnant d’arrêter de faire de la
publicité dans tout East Stoneham.
Comment
peut-on
être
aussi
stupide ???, c’était le dernier signe du
Père à sai Tower, et la réponse semblait
être : très facilement, il suffit d’y mettre
un peu de bonne volonté.
— Pour sûr, dit Cullum. Sauf qu’il a
fait beaucoup plus que jeter un œil (ses
yeux, aussi bleus que ceux de Roland,
scintillaient). Il en a acheté pour deux
cents dollars, de la lecture.
Il a payé en traveller’s checks. Et
alors il lui a demandé une liste des
autres librairies d’occasion de la région.
Ça en fait quelques-unes, si on compte
Notions, à Norway, et Corbeilles et
Merveilles, à Fryeburg. Et il lui a aussi
fait écrire le nom des gens du coin qui
ont des collections de livres, et qui font
parfois des vide-greniers. Jane était
terriblement excitée. Elle en a parlé
dans toute la ville, pour sûr.
Eddie se porta la main au front et
poussa un grognement éloquent. C’était
bien le type qu’il avait rencontré, c’était
bien Calvin Tower tout craché. Mais
qu’est-ce qui lui était passé par la tête ?
Qu’est-ce qu’il avait cru ? Qu’une fois
arrivé au nord de Boston, il était tiré
d’affaire ?
— Vous pouvez nous dire où le
trouver ? demanda Roland.
— Oh, je peux même faire mieux
que ça. Je peux vous mener directement
à eux.
Roland jouait avec la balle, la
faisant passer d’une main à l’autre. Il
s’interrompit et secoua la tête.
— Non, vous, vous irez ailleurs.
— Où ça ?
— N’importe où où vous serez en
sécurité, dit Roland. Je ne veux rien
savoir d’autre, sai, aucun de nous ne
veut savoir.
— Et moi je dis, bon sang, je suis
pas sûr d’aimer beaucoup ça.
— Peu importe. Le temps presse.
Roland réfléchit un instant.
— Vous avez une cartomobile ?
Cullum eut l’air un peu déstabilisé,
puis répondit, avec un grand sourire :
— Ouaip, une cartomobile et aussi
une camionmobile. Je suis blindé.
Qui sonna comme blandé.
— Alors vous allez nous conduire à
Dimity Road, chez Tower, dans l’un des
deux, et pendant ce temps Eddie… – il
marqua une pause –, Eddie, tu sais
toujours conduire ?
— Roland, tu me fais de la peine, là.
Roland, qui n’avait jamais eu
beaucoup d’humour, même au mieux de
sa forme, ne sourit pas. Il reporta plutôt
son attention sur le dan-tete – le petit
sauveur – que le ka avait placé sur leur
chemin.
— Une fois que nous aurons trouvé
Tower, vous partirez de votre côté, John.
Ce qui veut dire : n’importe où où nous
ne serons pas. Prenez des petites
vacances, si cela vous sied. Deux jours
devraient suffire, puis vous pourrez
reprendre vos affaires.
Roland espérait que leurs affaires à
eux, à East Stoneham, seraient réglées
avant le coucher du soleil, mais il ne
voulait pas s’attirer la poisse en le
disant à voix haute.
— Vous n’avez pas l’air de
comprendre… c’est la période pleine,
pour moi, dit Cullum.
Il tendit les mains, et Roland lui
lança la balle.
— J’ai un hangar à peindre… et une
grange dont les bardeaux ont besoin
d’être retapés…
— Si vous restez avec nous,
l’interrompit Roland, vous pourriez bien
ne plus jamais voir un bardeau de votre
vie.
Cullum le considéra en fronçant les
sourcils, essayant visiblement de
mesurer jusqu’à quel point il était
sérieux. Le résultat ne lui fit pas plaisir.
Pendant ce temps, Eddie se surprit à
se demander une nouvelle fois si Roland
avait déjà vu Tower de ses propres
yeux. Et il se rendit compte qu’il s’était
trompé dans sa réponse la première fois
– Roland l’avait bel et bien vu.
Bien sûr, qu’il l’a vu. C’est Roland
qui a fait passer la bibliothèque
remplie des premières éditions de
Tower dans la Grotte de la Porte.
Roland le regardait bien en face. Sa
vision était peut-être un peu déformée,
mais…
Eddie perdit le fil de son
raisonnement, et par association d’idées,
ses pensées revinrent inévitablement sur
les livres précieux de Tower, des raretés
telles que Le Dogan, de Benjamin
Slightman Jr, et Salem, de Stephen King.
— Je prends juste mes clés et on est
partis, dit Cullum, mais avant qu’il ait
pu se retourner, Eddie lui lança :
— Attendez.
Cullum lui jeta un regard
interrogateur.
— On a encore deux ou trois choses
à éclaircir, il me semble.
Et il leva les mains, attendant la
balle.
— Eddie, notre temps presse, lui
rappela Roland.
— Je le sais, répondit le jeune
homme. Et je le sais sans doute mieux
que toi, parce que c’est contre ma
femme que l’horloge tourne. Si je
pouvais, je laisserais ce connard de
Tower aux mains de Jack et je mettrais
toute mon énergie à retrouver Susannah.
Mais le ka ne me laissera pas faire. Ton
foutu ka.
— Il nous faut…
— La ferme.
Jamais il n’avait parlé ainsi à
Roland, mais à présent les mots sortaient
tout seuls, et il ne ressentit aucune
urgence de les retenir. En esprit, Eddie
entendit résonner un vieux chant de La
Calla : Comme à Commala, la palabre
ne s’achève pas là.
— Qu’est-ce que tu as derrière la
tête ? lui demanda Cullum.
— Un homme du nom de Stephen
King. Ça vous dit quelque chose ?
Et aux yeux de Cullum, il vit que oui.
TROIS
— Eddie, tenta Roland d’une voix
étrangement humble, que le jeune homme
ne lui avait jamais entendue.
Il est aussi paumé que moi.
Pas rassurant, comme perspective.
— Andolini est peut-être toujours à
notre recherche. Et surtout, il est sans
doute à la recherche de Tower,
maintenant qu’on lui a filé entre les
doigts… et comme sai Cullum nous l’a
dit clairement, Tower a fait en sorte de
ne pas être trop difficile à trouver.
— Écoutez-moi, répliqua Eddie. Je
joue à l’intuition, sur ce coup-là, mais il
n’y a pas que de l’intuition. On a
rencontré un homme, Ben Slightman, et
cet homme a écrit un livre, dans un autre
monde. Dans le monde de Tower. Dans
ce monde-ci. Et on en a rencontré un
autre, Donald Callahan, qui est le
personnage d’un livre d’un autre monde.
De ce monde-ci, encore une fois.
Cullum lui avait renvoyé la balle et
Eddie la lança à Roland, sournoisement,
et fort. Le Pistolero l’attrapa sans peine.
— C’aurait pu me paraître
insignifiant, sauf qu’on est littéralement
hantés par les livres, pas vrai ? Le
Dogan. Le Magicien d’Oz. Charlie le
Tchou-tchou. Et même la composition
de fin d’année de Jake. Et maintenant,
Salem. Je me dis que si ce Stephen King
est réel…
— Oh, il est bien réel, fit Cullum.
Il jeta un œil par la fenêtre, en
direction de l’Étang de Keywadin,
balayé par les hurlements des sirènes,
sur l’autre rive. Il contempla la colonne
de fumée, qui maculait à présent tout le
ciel bleu de sa noirceur hideuse. Puis il
leva la main, attendant la balle de baseball. Roland la lui lança en un long arc
de cercle dont l’apogée effleura presque
le plafond.
— Et ce livre qui vous met dans tous
vos états, je l’ai lu. Je l’ai acheté à la
ville, chez Bookland. J’ai trouvé que
c’était une histoire fumante, aussi.
— Une histoire de vampires.
— Pour sûr, je l’ai entendu en parler
à la radio. Il dit que l’idée lui est venue
de Dracula.
— Vous avez entendu l’auteur à la
radio, répéta Eddie.
Il ressentait de nouveau cette
sensation
d’euphorie
cosmique,
d’impatience et d’excitation. Il l’attribua
au Percodan. Sans succès. Soudain il se
sentit étrangement irréel, comme une
ombre au travers de laquelle on pourrait
voir, aussi légère que… eh bien, que la
page d’un livre. Rien ne servait de
comprendre que ce monde, celui de l’été
1977, sur le Rayon du temps, semblait
réel, réel comme ne l’était aucun des
autres où et quand – y compris les siens
propres. Et ce sentiment était totalement
subjectif, pas vrai ? Si on allait au fond
des choses, comment pouvait-on être sûr
qu’on n’était pas tous des personnages
de romans ? Ou des pensées fugitives,
passant par la tête d’un guignol assis
dans le bus ? Ou une poussière
éphémère dans l’œil de Dieu ? Ces
pensées avaient quelque chose de fou, et
avec un petit effort, elles pouvaient
même vous rendre fou…
Et pourtant…
Hé copain, y a pas à s’inquiéter,
pas de souci, tu as la clé.
Les clés, ma spécialité, pensa
Eddie. Puis : King, le Roi, c’est une clé,
pas vrai ? Calla, Callahan. Le Roi
Cramoisi, Stephen King. Stephen King
est-il le Roi Cramoisi de ce monde ?
Roland s’était apaisé. Eddie était
certain que ça lui avait été difficile,
mais le difficile, c’était la spécialité de
Roland.
— Si tu as des questions à poser,
vas-y, dit-il en faisant son mouvement de
moulinet avec la main droite.
— Roland, je ne sais même pas par
où commencer… ces idées que j’ai,
elles
sont
tellement
énormes…
tellement… effrayantes, si tu regardes
bien…
— Mieux vaut que tu ailles au plus
simple, alors.
Roland attrapa la balle que lui lança
Eddie, mais il avait maintenant l’air un
peu moins patient.
— Il faut vraiment qu’on change de
décor.
Eddie le savait, ô combien. Il aurait
bien posé sa question en route, s’ils
avaient pu voyager dans la même
voiture. Mais tel n’était pas le cas, et
Roland n’avait jamais conduit un
véhicule à moteur, ce qui empêchait
Eddie et Cullum de faire le trajet
ensemble.
— D’accord. Qui est-il ?
Commençons par là. Qui est Stephen
King ?
— Un écrivain, répondit Cullum, en
regardant Eddie d’un air qui voulait
dire : Tu es demeuré, fiston, ou quoi ? Il
vit à Bridgton, avec sa famille. Un gars
sympa, à ce qu’on dit.
— Bridgton, c’est loin d’ici ?
— Oh… à trente ou quarante
kilomètres.
— Quel âge a-t-il ? tâtonna
fébrilement Eddie, conscient que les
bonnes questions étaient sans doute tout
près, même s’il ne les formulait pas
encore précisément.
John Cullum cligna d’un œil et parut
calculer.
— Pas si vieux, je dirais. S’il a
trente ans, c’est bien le maximum.
— Ce livre, là… Salem… ça s’est
bien vendu ?
— J’en sais rien. Des tas de gens le
lisent, par ici, c’est tout ce que je peux
te dire. Mais ça se passe dans le Maine.
Et puis il y a eu les pubs à la télé, tu
vois. Et puis ils ont fait un film, à partir
de son premier livre. Mais je suis pas
allé le voir, ça avait l’air trop sanglant.
— Quel était le titre ?
Cullum réfléchit, puis secoua la tête.
— Impossible de m’en souvenir.
C’était en un seul mot. Le nom de
l’héroïne, je peux pas dire mieux. Peutêtre que ça me reviendra.
— Ce n’est pas un entrant, d’après
vous ?
Cullum éclata de rire.
— Il est né et a grandi dans l’État du
Maine. J’imagine que ça fait de lui un
résident.
Roland observait Eddie avec une
impatience grandissante, et le jeune
homme décida de jeter l’éponge. C’était
pire que de jouer au ni oui ni non. Mais
bon sang, le Père Callahan était bien
réel, et il était aussi le personnage d’un
livre de fiction écrit par ce King, et ce
King vivait précisément dans une zone
que Cullum décrivait lui-même comme
un repaire d’entrants. L’un de ces
entrants ressemblait beaucoup à un
serviteur du Roi Cramoisi, selon Eddie.
Une femme chauve avec un œil
sanguinolent au milieu du front, avait dit
John.
Mieux valait oublier ça pour
l’instant, et se concentrer sur Tower. Il
avait beau être exaspérant, il restait
propriétaire d’un certain terrain vague
où poussait en liberté la rose la plus
précieuse de tout l’univers. Et il savait
aussi tout un tas de trucs sur les livres
rares et ceux qui les avaient écrits. Il en
savait vraisemblablement plus sur
l’auteur de Salem que sai Cullum.
L’heure était venue de lâcher prise.
Mais…
— OK, fit-il en renvoyant la balle au
gardien. Remettez ce truc sous clé et
filons à Dimity Road, si ça vous sied.
Juste une ou deux questions, pour finir.
Cullum haussa les épaules et remit la
balle Yaz dans sa vitrine.
— La balle est dans ton camp.
— Je sais, fit Eddie…
Et soudain, pour la deuxième fois
depuis qu’il avait passé la porte,
Susannah lui parut étrangement proche.
Il la vit assise dans une pièce remplie
d’équipement de surveillance datant des
calendes grecques. Le Dogan de Jake, de
toute évidence… à la manière dont
Susannah l’imaginait. Il la vit parler
dans un micro, et bien qu’il ne pût
l’entendre, il voyait bien son ventre
gonflé et son visage apeuré. Elle était
très enceinte, à présent. Enceinte et
prête à éclater. Il savait trop bien ce
qu’elle disait : Viens, Eddie, sauve-moi,
Eddie, sauve-nous toutes les deux, fais
vite, avant qu’il soit trop tard.
— Eddie ? appela Roland. Tu as
viré au gris. C’est ta jambe.
— Ouais, fit Eddie, bien qu’en cet
instant précis sa jambe ne le fit pas du
tout souffrir.
Il repensa à la clé à sculpter. À cette
responsabilité redoutable, de savoir
qu’il fallait tomber juste, au millimètre
près. Et il se retrouvait là, quasiment
dans la même situation. Il tenait quelque
chose, il le savait… mais quoi ?
— Ouais, ma jambe.
Du revers de sa manche, il essuya la
sueur sur son front.
— John. À propos du titre de ce
livre. Salem. C’est le diminutif de
Jerusalem’s Lot, n’est-ce pas ?
— Pour sûr.
— C’est le nom de la ville, dans le
livre.
— Pour sûr.
— Dans le deuxième livre de
Stephen King.
— Pour sûr.
— Dans son deuxième roman.
— Eddie, fit Roland, ça devrait
suffire.
Eddie le repoussa d’un geste du
bras, mais la douleur le fit grimacer. Son
attention se portait sur John Cullum.
— Jerusalem’s Lot, ça n’existe pas,
n’est-ce pas ?
Cullum dévisagea Eddie comme s’il
était fou à lier.
— Bien sûr que non. C’est une
histoire inventée, avec des gens
inventés, dans une ville inventée. Ça
parle de vampires.
Oui, pensa Eddie, et si je te disais
que j’ai de bonnes raisons de croire
que les vampires sont bien réels… sans
parler des démons invisibles, des
boules magiques, et des sorcières… tu
serais prêt à jurer que je suis bon à
enfermer, je me trompe ?
— Est-ce que par hasard vous
sauriez si Stephen King a toujours habité
dans cette ville de Bridgton ?
— Non. Lui et sa famille se sont
installés ici il y a deux, peut-être trois
ans. Je crois qu’avant ils étaient à
Windham, au nord de l’État. Ou peutêtre que c’était Raymond. Enfin, l’une de
ces villes-là, c’est sûr.
— Est-ce qu’il serait juste de dire
que les entrants dont vous nous avez
parlé ont commencé à se manifester
quand ce type s’est pointé dans le coin ?
Les sourcils broussailleux de
Cullum s’arquèrent, puis se rejoignirent.
De l’eau monta le vacarme rythmé d’une
trompe, comme une corne de brume.
— Tu sais, finit par dire Cullum, tu
tiens peut-être quelque chose là, fiston.
C’est peut-être qu’une coïncidence, mais
peut-être pas.
Eddie acquiesça. Il se sentait
émotionnellement vidé, comme un
avocat à la fin d’un contre-interrogatoire
long et ardu.
— Faisons péter la baraque, dit-il à
Roland.
— Ça pourrait être une bonne idée,
dit Cullum, puis il fit un signe de tête en
direction de l’étang, où se déchaînait la
fanfare des cornes de brume.
— C’est le rafiot de Teddy Wilson.
C’est le policier du comté. Il est aussi
garde-chasse.
Cette fois-ci, il lança à Eddie un jeu
de clés de voiture, en guise de balle de
base-ball.
— Je te confie la boîte automatique.
Au cas où tu serais vraiment rouillé. La
camionnette a un levier de vitesse. Tu
me suis, et en cas de pépin, tu appuies
sur le klaxon.
— Je le ferai, vous pouvez me
croire.
Tandis qu’ils quittaient la maison
derrière Cullum, Roland demanda :
— C’était encore Susannah ? C’est
pour ça que tu es devenu livide ?
Eddie hocha la tête.
— Nous l’aiderons, si nous le
pouvons. Mais c’est sans doute le seul
moyen d’arriver jusqu’à elle.
Eddie le savait. Il savait aussi que,
le temps qu’ils la rejoignent, il serait
peut-être trop tard.
: Commala-ka-cata
Te voilà entre les mains du destin.
Que tu sois réel ou pas
Le temps n’attendra pas demain.
SOLISTE
: Commala-sept-huit !
Le temps n’attendra pas demain !
Que ton ombre soit courte ou
longue, pfuit !
Te voilà entre les mains du destin.
CHŒUR
NEUVIÈME
COUPLET
EDDIE TIENT SA
LANGUE
UN
UN
Le Père Callahan avait rendu une
brève visite au bureau de poste d’East
Stoneham presque deux semaines avant
la fusillade à la boutique de Chip
McAvoy, et c’est là que le prêtre de la
paroisse de Jerusalem’s Lot avait
griffonné son petit mot à la hâte.
Tower…
Je suis un ami du
type qui vous a tiré
d’affaire,
avec
Andolini, Où que
vous soyez, il faut
que vous en partiez
immédiatement.
Trouvez une grange,
un refuge abandonné,
ou même un cabanon
s’il le faut. Vous n’y
serez
pas
bien
installé,
mais
rappelez-vous
que
c’est ça ou être mort.
Et je pèse mes mots !
Laissez des lumières
allumées là où vous
vous
trouvez
actuellement et ne
déplacez pas votre
voiture, qu’elle reste
au garage ou dans
l’allée. Laissez un
mot
avec
des
indications sur le lieu
où vous êtes, sous le
tapis de sol de votre
voiture,
côté
conducteur ou sous la
marche du porche, à
l’arrière
de
la
maison. Nous vous
contacterons.
Rappelez-vous que
nous sommes les
seuls à pouvoir vous
soulager du fardeau
que vous portez.
Mais si vous voulez
notre aide, il vous
faut nous aider aussi.
Callahan, de la
lignée d’Eld.
Et que ce soit
votre
DERNIER
passage
par
la
poste.
Comment
peut-on être aussi
stupide ???
Callahan avait risqué sa vie pour
déposer ce mot, et Eddie, sous l’emprise
maléfique de la Treizième Noire, avait
bien failli perdre la sienne. Et quel était
le profit net de ces risques et de ces
tentatives ? Eh bien, Calvin Tower était
allé gambader joyeusement dans la
campagne du Maine, à la recherche de
livres rares ou épuisés.
Tout en suivant John Cullum sur la
Route
5,
avec
Roland
assis
silencieusement à ses côtés, puis en
tournant dans Dimity Road, Eddie sentit
que, nerveusement, il n’était pas loin de
la zone de danger.
Il va falloir que je me mette les
mains dans les poches et que je tienne
ma langue, se dit-il. Mais dans ce cas
précis, il n’était même pas certain que
les
bonnes
vieilles
recettes
fonctionneraient.
DEUX
Environ trois kilomètres après avoir
quitté la Route 5, la Ford F-150 de
Cullum prit un virage à droite, dans
Dimity Road, indiqué par deux panneaux
accrochés sur un poteau rouillé. Celui du
haut disait : ROCKET RD[9] ; l’autre, plus
rouillé encore, faisait miroiter des
CABANES BORD LAC, LOCATION WE, MOIS
OU SAISON. Rocket Road était à peine
plus qu’un petit sentier serpentant entre
les arbres et Eddie colla au train de
Cullum, pour éviter le panache de
poussière que laissait derrière lui le
vieux camion de leur nouvel ami. La
« cartomobile » était également un
modèle Ford, une trois-portes anonyme
qu’Eddie n’aurait su nommer sans
vérifier l’inscription chromée à l’arrière
ou le manuel du conducteur. Mais
conduire de nouveau lui procurait un
plaisir presque mystique, avec non pas
un seul cheval sous les fesses, mais
plusieurs centaines prêts à bondir au
moindre frémissement de son pied droit.
C’était agréable aussi d’entendre le
brouhaha des sirènes s’évanouir au fur et
à mesure.
L’ombre des frondaisons les
engloutissait. Le parfum des pins et de la
sève était à la fois doux et vif.
— Charmante région, fit remarquer
le Pistolero. On rêverait de venir s’y
installer.
Ce fut son seul commentaire.
Le camion de Cullum croisa des
allées numérotées. Sous chaque numéro
apparaissait une
petite
légende,
LOCATIONS JAFFORDS. Eddie songea à
signaler à Roland qu’ils avaient connu
un Jaffords à La Calla, qu’ils l’avaient
même très bien connu, mais il se ravisa.
C’était enfoncer une porte ouverte.
Ils dépassèrent les numéros 15, 16 et
17. Cullum marqua un temps d’arrêt
devant le 18 puis, après réflexion, passa
la main par la vitre de son camion et
leur fit signe de continuer. Eddie avait
déjà enclenché la vitesse, sachant
pertinemment que ce n’était pas le
numéro 18 qui les intéressait.
Cullum s’engagea dans l’allée
suivante. Eddie le suivit, et les pneus de
la berline firent chuchoter l’épais tapis
d’aiguilles de pin. Des éclats bleus se
mirent à apparaître entre les arbres,
mais quand ils atteignirent le bungalow
numéro 19 avec sa vue sur le lac, Eddie
constata qu’il s’agissait d’un vrai plan
d’eau, contrairement à l’Étang de
Keywadin. Probablement pas plus grand
qu’un terrain de football. La cabane
elle-même ne devait pas avoir plus de
deux pièces. Elle comprenait aussi une
véranda couverte qui donnait sur l’étang,
avec deux rocking-chairs fatigués mais à
l’air confortable. Un tuyau en zinc sortait
du toit. Il n’y avait ni garage ni voiture
garée devant la cabane, même si Eddie
croyait deviner où elle était passée.
Mais avec le tapis d’aiguilles de pin,
c’était difficile à dire.
Cullum coupa le moteur du camion.
Eddie l’imita. On n’entendait plus à
présent que le clapotis de l’eau sur les
rochers, le soupir de la brise à travers
les pins, et le gazouillis léger des
oiseaux. En tournant la tête vers la
droite, Eddie vit le Pistolero assis, ses
longs doigts de génie croisés
paisiblement sur ses genoux.
— Ça te paraît comment ? demanda
Eddie.
— Calme – à la mode de La Calla :
Côlme.
— Il y a quelqu’un ?
— Je dirais que oui.
— Du danger ?
— Oui-là. Juste à côté de moi.
Eddie le fixa en fronçant les
sourcils.
— Toi, Eddie. Tu veux le tuer, pas
vrai ?
Au bout d’un moment, Eddie dut
bien admettre qu’il disait vrai. Cette
partie de sa nature, à découvert, dans sa
simplicité et sa sauvagerie, le mettait
parfois mal à l’aise, mais il ne pouvait
la renier. Et après tout, qui l’avait
réveillée et aiguisée à ce point ?
Roland hocha la tête.
— Un jour, après des années
d’errance dans le désert, solitaire
comme tout ermite digne de ce nom, j’ai
vu entrer dans ma vie un jeune homme
pleurnicheur et égoïste, dont l’unique
ambition était de continuer à consommer
une drogue qui le faisait renifler et
somnoler toute la journée. Une sorte de
rustre prétentieux, fort en gueule, qui
n’avait pas grand-chose pour lui…
— Mais beau gosse, intervint Eddie.
N’oublie pas ça. Ce gars, c’était une
véritable sex-môchine.
Roland le considéra sans sourire.
— Si j’ai réussi à ne pas te tuer à
cette époque-là, Eddie de New York, tu
dois pouvoir réussir à ne pas tuer Calvin
Tower aujourd’hui.
Et sur ces mots, Roland ouvrit la
portière et sortit.
— Eh bien, c’est toi qui le dis,
répondit le jeune homme à l’intérieur de
la voiture de Cullum, avant de sortir à
son tour.
TROIS
Cullum était toujours au volant de
son camion, lorsque Roland, puis Eddie
le rejoignirent.
— Ça m’a l’air vide, mais j’ai vu de
la lumière dans la cuisine.
— Hein-hein, fit Eddie. John, j’ai…
— Laisse-moi deviner. Tu as une
autre question. La seule personne que je
connaisse qui en pose plus que toi, c’est
mon petit-neveu, Aidan. Il vient d’avoir
trois ans. Vas-y, pose-la.
—
Pourriez-vous
localiser
précisément le centre de l’activité des
entrants, dans le coin, ces dernières
années ?
Eddie ne savait absolument pas
pourquoi il posait cette question, mais
tout à coup, ça lui paraissait vital.
Cullum réfléchit, puis répondit :
— C’est le Chemin du Dos de la
Tortue, à Lovell.
— Vous avez l’air bien sûr de vous.
— Pour sûr. Je t’ai parlé de cet ami,
Donnie Russert, ça te revient ? Le prof
d’histoire à Vandy ?
Eddie acquiesça.
— Eh bien, après avoir rencontré un
de ces types en personne, il s’est
intéressé au phénomène. Il a écrit
plusieurs articles là-dessus, mais il
disait qu’aucun magazine digne de ce
nom ne les publierait, même très bien
documentés. Il disait qu’écrire au sujet
des entrants dans l’ouest du Maine lui
avait appris une vérité qu’il ne
s’attendait pas à découvrir, à son âge :
qu’il y a des choses que les gens ne
veulent pas croire, même si on leur en
apporte la preuve. Il citait ce poète grec,
qui dit : « Le pilier de la vérité a un trou
en son milieu. » Bref, il avait établi une
carte de la zone entourant les sept villes,
et il l’avait affichée sur le mur de son
bureau : Stoneham, East Stoneham,
Waterford, Lovell, Sweden, Fryeburg, et
East Fryeburg. Avec des épingles,
plantées là où des entrants avaient été
signalés, tu vois ?
— Je vois fort bien, grand merci,
confirma Eddie.
— Et je dois dire que… ouais, le
Chemin du Dos de la Tortue était le
centre. Faut dire, il y avait six ou huit
épingles, et ce bout de patelin doit pas
faire beaucoup plus de trois kilomètres.
Ça fait une boucle, qui descend de la
Route 7, le long du Lac Kezar, et puis
elle remonte vers la Route 7.
Roland observait la maison. Il se
tourna vers la gauche, marqua un temps
d’arrêt et porta la main gauche sur la
crosse en bois de santal de son pistolet.
— John, c’était une heureuse
rencontre que la nôtre, mais il est temps
pour vous de déguerpir d’ici.
— Pour sûr ? Vous êtes certain ?
Roland hocha la tête.
— Les hommes qui sont venus ici
sont des idiots. Ça sent encore l’idiot,
c’est entre autres à ça que je sais qu’ils
sont encore là. Vous n’êtes pas ce genre
de personne.
John Cullum esquissa un léger
sourire.
— J’espère bien que non, mais je
dois vous remercier pour le compliment.
Puis il s’interrompit et gratta sa tête
grise.
— Si c’est bien un compliment.
— Ne reprenez pas la route
principale et commencez par vous dire
que je ne pensais pas ce que je viens de
vous dire. Mieux, dites-vous que nous ne
sommes jamais venus ici, que nous
n’étions qu’un rêve. Ne retournez pas
chez vous, pas même pour prendre une
chemise de rechange. Vous n’y êtes plus
en sécurité. Allez ailleurs. À au moins
trois regards vers l’horizon.
Cullum ferma un œil et parut
calculer mentalement.
— Dans les années 1950, j’ai passé
dix ans comme gardien de la prison
d’État
du Maine,
dix années
malheureuses. Mais là-bas j’ai rencontré
un type fabuleux, qui s’appelait…
Roland secoua la tête et posa sur ses
lèvres les deux doigts qui lui restaient à
la main droite. Cullum hocha la tête.
— Eh bien, on dirait que j’ai oublié
son nom, mais je sais qu’il vit dans le
Vermont, et je vais finir par m’en
souvenir… et aussi de là où il habite…
dès que j’aurais franchi la frontière de
l’État du New Hampshire.
Quelque chose dans son discours
frappa Eddie, quelque chose de faux,
mais il n’aurait pas su dire quoi,
exactement ; il finit par se dire qu’il
avait juste une petite poussée de
paranoïa. John Cullum était un type
carré… pas vrai ?
— Bon vent, dit-il en attrapant la
main du vieil homme. Que vos journées
soient longues et vos nuits plaisantes.
— Pareil pour vous, les gars,
répondit Cullum, avant de serrer la main
de Roland.
Il retint un peu la main à trois doigts
du Pistolero dans la sienne.
— Est-ce que c’est Dieu qui m’a
sauvé la vie, là-bas, d’après vous ?
Quand les balles ont commencé à
voler ?
— Oui-là, répondit Roland. Si vous
voulez. Puisse-t-il vous accompagner
maintenant.
— Et pour ma vieille Ford…
— Ou bien ici, ou bien dans le coin,
fit Eddie. Vous la retrouverez, ou
quelqu’un la retrouvera. Ne vous
inquiétez pas.
Cullum eut un grand sourire.
— C’est à peu près ce que j’allais
vous dire moi-même.
— Vaya con Dios, conclut Eddie.
Cullum sourit de nouveau.
— J’en ai autant à votre service à
tous les deux, fiston. Faites bien
attention à ces entrants. Certains ne sont
pas très sympas. Tout le monde est
d’accord là-dessus.
Cullum mit son camion en route et
partit. Roland le regarda s’éloigner et
dit :
— Dan-tete.
Eddie acquiesça. Dan-tete. Petit
sauveur. Ça résumait bien qui était John
Cullum – qui à présent avait quitté leur
vie, tout comme les anciens de River
Crossing. Car il avait bel et bien
disparu, n’est-ce pas ? Pourtant il y avait
quelque chose, dans sa façon de parler
de son ami du Vermont…
De la paranoïa.
De la simple paranoïa.
Eddie se sortit ça de la tête.
QUATRE
Puisqu’il n’y avait pas de voiture
garée, et donc pas de tapis de sol côté
conducteur sous lequel aller regarder,
Eddie entreprit de vérifier sous la
marche du porche. Mais il n’avait pas
fait un pas dans cette direction que
Roland le saisit par l’épaule et tendit le
bras. Eddie vit une bande de terre
broussailleuse qui descendait jusqu’à
l’eau, et le toit d’un hangar à bateaux
dont les bardeaux verts étaient
recouverts d’une couche d’aiguilles de
pin séchées.
— Il y a quelqu’un, là-bas, fit
Roland en bougeant à peine les lèvres.
Sans doute le moins idiot des deux. Et il
nous regarde. Lève les bras.
— Roland, tu penses que c’est bien
prudent ?
— Oui.
Roland mit les mains en l’air. Eddie
pensa lui demander sur quel fondement
il bâtissait cette certitude, mais il
connaissait la réponse : l’intuition. La
spécialité de Roland. Avec un soupir,
Eddie leva lui aussi les mains à hauteur
d’épaule.
— Deepneau ! s’écria Roland en
direction du hangar. Aaron Deepneau !
Nous venons en amis, et le temps nous
presse ! Si c’est vous, montrez-vous !
Nous devons palabrer !
Il y eut une pause, puis une voix de
vieil homme demanda :
— Quel est votre nom, monsieur ?
— Roland Deschain, de Gilead et de
la lignée d’Eld. Je pense que vous le
savez.
— Quelles affaires vous occupent ?
— Mon affaire, c’est le plomb ! cria
Roland, et Eddie sentit la chair de poule
lui recouvrir les bras.
Long silence. Puis :
— Est-ce qu’ils ont tué Calvin ?
— Pas à notre connaissance,
répondit Eddie. Si vous savez quelque
chose que nous ne savons pas, pourquoi
vous ne venez pas ici nous le raconter ?
— Est-ce que vous êtes le type qui
s’est pointé
pendant que
Cal
marchandait avec ce con d’Andolini ?
Eddie ressentit une nouvelle poussée
de colère en entendant le mot
marchander.
À
cette
nouvelle
interprétation de ce qui s’était
réellement passé dans l’arrière-boutique
de Tower.
— Un marchandage ? C’est comme
ça qu’il vous a présenté les choses ?
Puis, sans attendre la réponse
d’Aaron Deepneau.
— Ouais, c’est bien moi. Sortez de
là, qu’on discute.
Pas de réponse. Il s’écoula vingt
secondes. Eddie prit une inspiration et
s’apprêta à appeler de nouveau
Deepneau. Roland lui posa la main sur
le bras et secoua la tête. Vingt secondes
passèrent encore, puis ils entendirent le
crissement rouillé d’un ressort – une
porte grillagée qui s’ouvrait. Un grand
homme maigre sortit du hangar, clignant
des yeux comme une chouette. D’une
main il tenait un gros revolver
automatique, par le barillet. Il le leva
au-dessus de sa tête.
— C’est un Beretta. Il n’est pas
chargé. Je n’ai qu’un chargeur, et il est
dans la chambre. Sous mes chaussettes.
Les armes à feu me rendent nerveux,
OK ?
Eddie roula des yeux ronds. Ces
folken étaient leurs ennemis les plus
redoutables, comme aurait dit Henry.
— Très bien, fit Roland. Venez, c’est
tout.
Et – comme quoi un miracle était
toujours possible – Deepneau s’exécuta.
CINQ
Le café qu’il leur fit était meilleur
que tous ceux qu’ils avaient bus à Calla
Bryn Sturgis, meilleur même que tous
ceux que Roland avait bus depuis
l’époque de Mejis, quand il chevauchait
sur le bord de l’Aplomb. Et il y avait
aussi des fraises. Deepneau soutenait
qu’elles avaient été cultivées de manière
industrielle, mais Eddie fut transporté de
joie par leur goût. Ils se retrouvèrent
tous trois assis dans la cuisine de la
location Jaffords numéro 19, à boire du
café en plongeant de grosses fraises
dans un bol de sucre en poudre. À la fin
de leur palabre, ils avaient l’air de trois
assassins qui auraient trempé le bout des
doigts dans le sang de leur dernière
victime. L’arme vide de Deepneau
reposait sur le rebord de la fenêtre.
Deepneau était allé faire un tour sur
Rocket Road quand il avait entendu le
bruit d’une fusillade, puis des
explosions. Il s’était empressé de rentrer
à la cabane (aussi vite que le lui
permettait son état actuel, précisa-t-il) et
quand il avait vu de la fumée s’élever au
sud, il avait décidé qu’il était sans doute
plus sage de retourner se réfugier dans
le hangar, tout compte fait. À ce momentlà, il était persuadé que c’était le truand
italien, Andolini, alors…
— Qu’est-ce que vous voulez dire
par retourné au hangar ? demanda
Eddie.
Sous la table, Deepneau bougea les
pieds. Il était extrêmement pâle, avec
des taches violacées sous les yeux et
seulement quelques touffes de cheveux
fins et ébouriffés sur le crâne, comme du
duvet. Eddie se rappela que Tower lui
avait dit que Deepneau avait eu un
cancer, quelques années plus tôt.
Aujourd’hui il n’avait pas l’air en
grande forme, mais Eddie avait vu des
gens – notamment dans la Cité de Lud –
beaucoup plus mal en point. Gasher, le
vieux pote de Jake, en était un excellent
exemple.
— Aaron ? demanda Eddie. Qu’estce que vous voulez dire par…
— J’ai entendu la question, dit-il, un
peu irrité. Nous avons reçu un mot, par
la poste restante, ou plutôt c’est Cal qui
l’a reçu, suggérant que nous quittions la
cabane pour trouver une autre planque
dans le coin, en veillant à ne pas nous
faire remarquer. Ça venait d’un
dénommé Callahan. Vous le connaissez ?
Roland et Eddie acquiescèrent.
— Ce Callahan… on pourrait dire
qu’il a mis Cal sur les dents.
Cal, Calla, Callahan, pensa Eddie,
et il poussa un soupir.
— Cal est un type bien, sous de
nombreux aspects, mais il n’aime pas
qu’on le mette sur les dents. On s’est
installés dans le hangar à bateaux pour
quelques jours…
Deepneau marqua un temps d’arrêt,
livrant peut-être un petit combat
intérieur avec sa conscience. Puis il
ajouta :
— Pendant deux jours, en fait. Deux
seulement. Et alors Cal a dit qu’on
devenait fous, que rester dans ce trou
humide était mauvais pour son arthrite,
et qu’il m’entendait siffler quand je
respirais. « Si ça continue, je vais
devoir te laisser dans cet hosto de merde
à Norway », il a dit, « avec une
pneumonie, en plus du cancer. » Il a dit
qu’il n’y avait pas l’ombre d’un risque
qu’Andolini nous déniche ici, tant que le
jeune type – vous, dit-il en pointant un
doigt accusateur et teinté de fraise vers
Eddie – la fermait. « Ces truands de
New York, ils sont incapables de
trouver leur chemin au nord de Westport
sans une boussole », il a dit.
Eddie grogna. Pour la première fois
de sa vie, il détestait l’idée d’avoir
raison.
— Il a dit qu’on avait fait très
attention. Et quand j’ai dit : « Il y a bien
quelqu’un qui nous a trouvés, ce
Callahan, il nous a trouvés », Cal a
répondu : « Eh bien, évidemment. »
De nouveau, il pointa vers Eddie un
doigt véhément.
— C’est vous qui avez dit à M.
Callahan où chercher le code postal, et
après ça, c’était facile. Et puis Cal a
dit : « Et la poste, il n’a pas pu faire
mieux, pas vrai ? Crois-moi, Aaron, on
est à l’abri, ici. Personne ne sait où on
est, à part la fille de l’agence
immobilière, et elle est à New York. »
Deepneau leur lança un regard de
sous ses sourcils broussailleux, puis
trempa une fraise dans le sucre et croqua
dedans.
— C’est comme ça que vous nous
avez
trouvés
?
Par
l’agence
immobilière ?
— Non, fit Eddie. Par quelqu’un du
coin. C’est lui qui nous a menés
directement à vous, Aaron.
Deepneau recula dans son fauteuil.
— Aïe.
— Aïe, c’est le mot. Alors vous
vous êtes réinstallés dans la cabane, et
Cal est allé acheter des livres dans toute
la région, au lieu de se cacher ici en en
lisant un. J’ai raison ?
Deepneau baissa les yeux vers la
nappe.
— Il faut que vous compreniez. Cal
est un vrai passionné. Les livres, c’est
toute sa vie.
— Non, rectifia Eddie. Cal n’est pas
passionné. Cal est obsédé, voilà ce qu’il
est, Cal.
— J’ai cru comprendre que vous
étiez légaliste, dit Roland, prenant la
parole pour la première fois, depuis que
Deepneau les avait fait entrer.
Il s’était allumé une autre des
cigarettes de Cullum (après en avoir
détaché le filtre, comme le lui avait
montré le gardien) et il était assis là à
fumer. Il paraissait flagrant à Eddie qu’il
n’en tirait aucune satisfaction.
— Légaliste ? Je ne…
— Avocat.
— Oh. Eh bien, oui. Mais je ne
pratique plus le droit depuis…
— Il faut que vous vous y remettiez
assez longtemps pour établir un certain
document.
Et Roland entreprit de lui expliquer
de quel document il s’agissait. Deepneau
se mit tout de suite à hocher la tête et
Eddie en déduisit que Tower avait déjà
raconté à son ami cette partie de
l’aventure. Ce qui était plutôt bien. Ce
qu’il aimait moins, c’était l’expression
sur le visage du vieil homme. Il laissa
cependant Roland finir. Il n’avait pas
oublié le b.a.-ba de la relation clients,
semblait-il, retraité ou pas retraité.
Lorsqu’il fut certain que Roland en
avait bien terminé, Deepneau répondit :
— Je crois de mon devoir de vous
informer que Calvin a décidé de
conserver cette propriété un peu plus
longtemps.
Eddie se frappa la tempe, en veillant
bien à taper du côté intact de sa tête, et à
utiliser sa main droite pour cette petite
comédie. Son bras gauche était raidi, et
les élancements dans sa jambe avaient
repris, entre le genou et la cheville. Il se
dit qu’il n’était pas impossible que ce
bon vieux Deepneau se trimballe avec
une cargaison de calmants et nota de
penser à lui en demander quelques-uns,
si c’était le cas.
— J’implore votre pardon, mais j’ai
pris un coup sur la tête, en arrivant dans
cette charmante petite ville, et je crois
bien que ça m’a bousillé les oreilles.
J’ai cru que vous disiez que sai… que
M. Tower avait décidé de ne plus nous
vendre le terrain.
Deepneau sourit avec une certaine
lassitude.
— Vous savez parfaitement ce que
j’ai dit.
— Mais il était censé nous le
vendre ! Il avait une lettre de Stefan
Toren, son arrière-arrière-grand-père,
qui lui disait de nous le vendre !
— Reprenez donc une fraise,
monsieur Dean, suggéra gentiment
Aaron.
— Non, merci !
— Reprends une fraise, Eddie, dit
Roland en lui en tendant une.
Eddie la prit. Il songea à
l’écrabouiller sur la tronche du
bonhomme, rien que pour rigoler, mais il
commença par la tremper dans la crème,
pour la rouler ensuite dans le sucre. Il se
mit à manger. Et bon sang, difficile de
rester amer avec un goût aussi sucré
dans la bouche. Roland (et Deepneau)
devait en avoir conscience.
— D’après Cal, il n’y avait rien
d’autre dans l’enveloppe que le nom de
ce type, dit-il en inclinant sa tête
presque chauve en direction de Roland.
Le testament de Toren – ce qu’on
appelait autrefois ses « dernières
volontés » – avait disparu depuis
longtemps.
— Je savais ce qu’il y avait dans
l’enveloppe, s’exclama Eddie. Il me l’a
demandé, et je le savais !
— C’est ce qu’il m’a dit, confirma
Deepneau, l’air impassible. Il a aussi dit
que c’était le genre de tour à la portée
de n’importe quel illusionniste de bazar.
— Il vous a aussi dit qu’il nous avait
promis de nous vendre ce terrain, si je
parvenais à lui dire ce nom ? Qu’il
l’avait promis, putain ?
— Il prétend avoir subi une pression
considérable, au moment où il vous a
fait cette promesse. Et je suis certain
qu’il dit vrai.
— Est-ce que ce salopard s’imagine
qu’on essaie de le rouler ?
Eddie sentait le sang lui battre aux
tempes. S’était-il déjà senti aussi
furieux ? Une fois, sans doute. Quand
Roland avait refusé de le laisser
retourner à New York pour aller choper
de la poudre.
— C’est ça ? Parce que ça n’est pas
notre intention. On lui donnera tout ce
qu’il voudra, jusqu’au dernier centime,
et même plus. Je le jure sur le visage de
mon père ! Et sur le cœur de mon dinh !
— Écoutez-moi attentivement, jeune
homme, parce que c’est important.
Eddie se tourna vers Roland. Lequel
hocha doucement la tête, avant d’écraser
son mégot sur le talon de sa botte. Eddie
adressa à Deepneau un regard silencieux
mais noir.
— Il dit que c’est précisément ça, le
problème. Il dit que vous comptez lui
payer une somme ridicule et symbolique
– un dollar, c’est ce qui est d’usage,
dans ce genre de circonstances – et que
vous allez le rouler pour le reste. Il
prétend que vous avez essayé de
l’hypnotiser, pour lui faire croire que
vous étiez un être surnaturel, ou qui avait
accès aux êtres surnaturels… sans parler
des millions des Laboratoires Holmes…
mais il n’a pas été dupe.
Eddie le regardait bouche bée.
— Voilà ce que dit Calvin,
poursuivit Deepneau sur le même ton
calme, mais ce n’est pas nécessairement
ce qu’il croit.
— Qu’est-ce que vous voulez dire
par là, bon sang ?
— Calvin a du mal à abandonner les
choses, expliqua Deepneau. Il est très
doué pour dénicher des livres anciens ou
introuvables, vous savez – un vrai
Sherlock Holmes de la littérature –, et il
a un besoin compulsif de les acquérir. Je
l’ai vu de mes yeux harceler le
propriétaire d’un livre qui l’intéressait –
j’ai bien peur que ce soit le seul terme
qui convienne – jusqu’à ce que le
vendeur cède et se sépare de son bien.
Parfois, c’est simplement pour que Cal
arrête de l’appeler nuit et jour, j’en suis
sûr.
« Compte tenu de son talent, de son
emplacement et de la somme
considérable qu’il a reçue le jour de ses
vingt-six ans, Cal aurait dû devenir l’un
des vendeurs de livres rares les plus en
vue de New York, voire de tout le pays.
Son problème, ce n’est pas d’acheter,
mais de vendre. Une fois qu’il possède
un article qu’il tenait vraiment à
acquérir, il déteste avoir à s’en séparer.
Je me rappelle le jour où un
collectionneur de livres de San
Francisco, un type presque aussi
compulsif que Cal lui-même, a fini par
venir à bout de Cal et par lui arracher
une édition dédicacée de Moby Dick.
Cal a gagné soixante-dix mille dollars
sur cette transaction, mais il n’en a pas
dormi pendant une semaine.
« Il ressent la même chose à l’égard
de ce terrain vague, au coin de la 2e et
de la 46e. En dehors de ses livres, c’est
la seule chose qui soit encore à lui. Et il
a réussi à se convaincre que vous
vouliez la lui voler.
Il y eut un court moment de silence,
puis Roland prit la parole :
— Et dans le secret de son cœur,
sait-il ce qu’il en est vraiment ?
— Monsieur Deschain, je ne
comprends pas ce que…
— Si fait, vous comprenez,
l’interrompit Roland. Alors, le sait-il ?
— Oui, finit par admettre Deepneau.
Je crois qu’il le sait.
— Dans le secret de son cœur, saitil que nous sommes des hommes de
parole qui lui paierons son bien, sauf si
la mort nous en empêche ?
— Oui, sans doute. Mais…
— Comprend-il que, s’il nous
transfère la propriété de ce terrain, et
que si nous signifions clairement cette
transaction au dinh d’Andolini – à son
patron, un dénommé Balazar…
— Je connais ce nom, fit sèchement
Deepneau. Il apparaît dans les journaux,
de temps à autre.
— Qu’alors ce Balazar laissera
votre ami tranquille ? Dans ce cas, il
suffira de lui faire savoir que sai Tower
n’est plus le propriétaire du bien qu’il
convoite, et que toute tentative de
représailles contre lui coûtera très cher
à Balazar lui-même ?
Deepneau croisa les bras sur son
torse étroit et attendit. Il observait
Roland avec une sorte de fascination
troublée.
— En clair, si votre ami Calvin
Tower nous vend le terrain vague, ses
ennuis prendront fin. Pensez-vous qu’il
sache ça, dans le secret de son cœur ?
— Oui, répondit Deepneau. C’est
juste qu’il a ce… ce blocage, quand il
s’agit de se séparer des choses.
— Faites-nous un document, dit
Roland. Dont l’objet sera le terrain
vague situé au croisement de ces deux
rues. Vendeur : Tower. Acheteur : nous.
— La Tet Corporation, compléta
Eddie.
Deepneau secoua la tête.
— Je pourrais établir ce document,
mais vous ne le convaincrez pas de
vendre. Sauf si vous disposez d’une
bonne semaine, et que l’idée de la
torture ne vous rebute pas. Lui brûler les
pieds au fer rouge, par exemple. Voire
les couilles.
Eddie marmonna quelque chose
entre ses dents, que Deepneau lui
demanda de répéter. Eddie n’en fit rien.
Il avait dit ça me paraît bien.
— Nous saurons le convaincre,
affirma Roland.
— Je n’en serais pas si sûr, à votre
place, l’ami.
— Nous saurons le convaincre,
répéta le Pistolero.
Le ton de sa voix était sans appel.
Dehors, une petite voiture anonyme
(un petit modèle de location Hertz, pour
autant qu’Eddie pouvait en juger)
s’engagea dans la clairière et s’arrêta.
Tiens ta langue, tiens ta langue, se
répéta Eddie, mais au moment où Calvin
Tower sortait prestement de la voiture
(lançant au nouveau véhicule apparu
dans l’allée un vague regard hâtif),
Eddie sentit de nouveau le sang battre à
ses tempes. Il serra les poings, et
lorsque ses ongles s’enfoncèrent dans la
paume de ses mains, la douleur lui fit
monter aux lèvres un grand sourire de
satisfaction amère.
Tower ouvrit le coffre de sa
Chevrolet de location et en sortit un gros
sac. Sa dernière prise, se dit le jeune
homme. Tower jeta un bref regard vers
le sud et la colonne de fumée dans le
ciel, puis il haussa les épaules et se
dirigea vers le bungalow.
C’est très bien, pensa Eddie, très
bien, espèce de salope, il y a juste un
peu le feu, mais qu’est-ce que ça peut
bien te faire ? Malgré les élancements
de douleur qui remontaient dans son bras
blessé, Eddie serra plus fort les poings,
plantant ses ongles plus profond.
Tu ne peux pas le tuer, Eddie, dit
Susannah. Tu le sais, pas vrai ?
Le savait-il ? Et même s’il le savait,
pouvait-il écouter la voix de Suze ? La
voix de la raison, en l’occurrence ?
Eddie n’en savait rien. Ce qu’il savait,
c’était que la véritable Susannah était
partie, qu’elle avait sur l’épaule une
guenon du nom de Mia et qu’elle avait
disparu dans la gueule béante de
l’avenir. Tower, d’un autre côté, était
bien là. Ce qui avait un sens, finalement.
Eddie avait lu quelque part que les seuls
survivants de la guerre nucléaire
seraient très vraisemblablement les
cafards.
Peu importe, trésor. Tiens ta langue
encore un peu et laisse Roland se
charger de ça. Tu ne peux pas le tuer !
Non, sans doute pas.
Pas tant que sai Tower n’aurait pas
signé en bas de la feuille. Après ça,
cependant… après ça…
SIX
— Aaron ! appela Tower en montant
les marches du perron.
Roland intercepta le regard de
Deepneau et posa un doigt sur ses
lèvres.
— Aaron ! Hé ! Aaron !
Tower avait l’air fort et heureux
d’être en vie – pas le profil du type en
cavale, plutôt le type qui profite de ses
vacances pour poursuivre ses petites
affaires.
— Aaron, je suis allé chez cette
veuve d’East Fryeburg, et tu ne le
croiras pas, elle avait tous les romans
écrits par Herman Wouk, tous ! Pas les
éditions club, en plus, alors que je
m’attendais à ça, mais…
Le scroink de la porte grillagée qui
s’ouvrait fut suivi par des bruits de
semelles sur les planches.
— Premières éditions Doubleday !
Le Souffle de la guerre ! Ouragan sur
le Caine ! Je dirais qu’il y en a de
l’autre côté de ce lac qui feraient bien
de vérifier qu’ils ont payé leur
assurance incendie, parce que…
Il entra. Vit Aaron. Vit Roland assis
en face de Deepneau, qui le fixait
calmement de ce regard bleu effrayant,
avec les pattes-d’oie au coin des yeux.
Et, pour finir, il vit Eddie. Mais Eddie
ne le vit pas. Au dernier moment, Eddie
Dean avait baissé ses mains serrées
entre ses genoux, puis la tête, si bien que
son regard se fixait sur le plancher en
dessous d’eux. Il tenait sa langue. Il se la
mordait presque, pour tout dire. Deux
gouttes de sang étaient apparues au coin
de son pouce droit. Il concentra son
regard dessus. Il fixa chaque iota de son
attention sur ces deux gouttes de sang.
Parce que, s’il levait les yeux sur le
propriétaire de cette voix joviale, Eddie
allait très certainement le massacrer.
Il a vu notre voiture. Il l’a vue,
mais il n’est même pas allé vérifier. Il
n’a pas non plus appelé son ami pour
savoir qui était là, ou si tout allait
bien. Parce que tout ce qu’il avait en
tête, c’était ce Herman Wouk, pas en
édition club, le vrai truc. Pas de soucis,
mon pote. Parce que tu vois pas plus
loin que Jack Andolini lui-même. Toi et
Jack, vous êtes rien d’autre qu’une
bande de cafards en loques, qui
galopez sur le sol de l’univers. On
garde un œil sur le gros lot, pas vrai ?
Un œil sur ce putain de gros lot.
— Vous, dit Tower, et toute joie,
toute excitation avait disparu de sa voix.
Le type de…
— Le type de nulle part, fit Eddie
sans relever la tête. Le type qui vous a
débarrassé de Jack Andolini quand vous
étiez à deux doigts de chier dans votre
froc. Et voilà comment vous me
remerciez. Vous faites un drôle de
bonhomme, pas vrai ?
Dès qu’il eut fini, il se força à serrer
les dents et à tenir sa langue. Ses mains
serrées tremblaient. Il s’attendait à voir
Roland intervenir – il le ferait,
forcément, Eddie n’allait pas devoir
s’occuper de ce monstre d’égoïsme tout
seul, il en était incapable –, mais Roland
ne dit rien.
Tower se mit à rire. D’un rire
nerveux et cassant, comme sa voix quand
il avait compris qui se trouvait dans la
cuisine de sa cabane de location.
— Oh, monsieur… monsieur
Dean… je pense réellement que vous
avez exagéré la gravité de la situation.
— Tout ce que je me rappelle, fit
Eddie, toujours sans lever les yeux, c’est
l’odeur d’essence. J’ai tiré avec l’arme
de mon dinh, vous vous en souvenez ?
J’imagine qu’on a de la chance qu’il n’y
ait pas eu de vapeurs, et que j’aie tiré
dans la bonne direction. Ils ont versé de
l’essence partout, dans le coin de votre
bureau. Ils allaient mettre le feu à vos
livres préférés… ou, devrais-je dire, à
vos meilleurs amis, à votre famille ?
Parce que c’est ce qu’ils sont pour vous,
pas vrai ? Et Deepneau, vous le mettez
où, bordel ? C’est rien d’autre qu’un
pauvre vieux avec un cancer, qui part en
cavale avec vous quand vous avez juste
besoin d’un compagnon de cavale ? Vous
le laisseriez crever dans le fossé, si
quelqu’un vous proposait une première
édition de Shakespeare ou un
Hemingway un peu rare.
— Voilà qui est injuste ! s’écria
Tower. Il se trouve que j’ai appris que
ma librairie avait été brûlée et, par
mégarde, je n’ai pas pris d’assurance !
Je suis ruiné, et par votre faute ! Je vous
ordonne de sortir d’ici !
— Tu as résilié cette assurance
parce que tu avais besoin de liquide
pour acheter cette collection d’Hopalong
Cassidy, dans la succession Clarence
Mulford,
l’année
dernière,
dit
doucement Aaron Deepneau. Tu m’as dit
que la suspension de l’assurance n’était
que provisoire, mais…
— Elle l’était !
Il avait l’air à la fois blessé et
surpris, comme si la trahison de ce côté
le prenait totalement au dépourvu.
C’était peut-être le cas.
— Elle était temporaire, bon sang !
— … mais s’en prendre à ce jeune
homme, poursuivit Deepneau sur le
même ton calme mais plein de regret,
voilà qui me paraît très injuste.
— Je vous ordonne de sortir ! lança
Tower à Eddie, en retroussant les lèvres.
Vous et votre ami ! Je n’ai aucune
intention de faire affaire avec vous ! Et
si vous avez cru le contraire, c’était…
un malentendu !
Il s’accrocha à ce dernier mot
comme à un trophée, et le cria presque.
Eddie serra les mains plus fort.
Jamais il n’avait eu une conscience aussi
vive de l’arme qu’il portait ; elle avait
acquis une espèce de sinistre poids
vivant. Le jeune homme empestait la
sueur ; il la sentait. Et à présent, les
gouttes de sang se mettaient à suinter
entre ses paumes et venaient s’écraser
sur le sol. Il sentait ses dents s’enfoncer
lentement dans sa langue. Enfin, c’était
toujours un bon moyen d’oublier la
douleur dans son mollet gauche. Eddie
décida de donner à sa langue une brève
seconde de répit.
— Ce que je me rappelle le mieux,
le jour où je vous ai rendu cette petite
visite…
— Vous avez des livres qui
m’appartiennent, l’interrompit Tower. Je
veux les récupérer. J’insiste pour…
— La ferme, Cal, fit Deepneau.
— Quoi ?
Tower n’avait plus l’air surpris,
mais choqué. Presque sans voix.
— Arrête tes gesticulations. Tu n’as
pas volé ces réprimandes, et tu le sais
bien. Avec un peu de chance, tu t’en
tireras avec juste les réprimandes. Alors
ferme-la, et pour une fois dans ta vie,
comporte-toi comme un homme.
— Entendez-le bien, confirma
Roland d’un ton sec.
— Ce que je me rappelle le plus
clairement, répéta Eddie, c’est à quel
point vous étiez horrifié par ce que j’ai
dit à Jack – que mes amis et moi, on
remplirait de cadavres le Grand Army
Plaza. Avec parmi eux pas mal de
femmes et d’enfants. Ça ne vous a pas
plu du tout, mais vous savez quoi, Cal ?
Jack Andolini est là, en ce moment
même, à East Stoneham.
— Vous mentez ! dit Tower en
inspirant, transformant ses mots en une
sorte de cri dégluti.
— Mon Dieu, comme j’aimerais.
J’ai vu deux innocentes mourir, Cal.
Dans l’épicerie. Andolini avait monté
une embuscade, et si vous étiez croyant
– je suppose que non, sauf si vous
sentiez que vous allez perdre une édition
originale, bien sûr – vous tomberiez à
genoux et vous prieriez le dieu des
libraires
malhonnêtes,
négligents,
intéressés, obsessionnels et égoïstes que
ce soit une femme du nom de Mia qui ait
informé le dinh de Balazar de l’endroit
où nous allions, elle, pas vous. Parce
que si c’est vous qu’ils ont suivi,
Calvin, c’est vous qui avez le sang de
ces deux innocentes sur les mains !
La
voix
d’Eddie
montait
progressivement, et bien qu’il s’obstinât
à regarder le sol, tout son corps s’était
mis à trembler. Il sentait ses yeux jaillir
de leurs orbites, et les tendons de son
cou se crisper. Il sentait ses couilles
toutes rétrécies, dures comme des
noyaux de pêche. Et il ressentait la
pulsion irrépressible de bondir à travers
la pièce, avec la légèreté d’une
ballerine, et d’enfoncer ses mains dans
la gorge blanche et grasse de Calvin
Tower. Il attendait que Roland
intervienne – il espérait qu’il
interviendrait – mais le Pistolero n’en fit
rien, et Eddie monta insensiblement la
voix, jusqu’à l’inévitable hurlement de
rage.
— La première de ces femmes, elle
est tombée d’un seul coup, mais
l’autre… elle est restée debout quelques
secondes. Une balle lui a arraché le
dessus de la tête. Une balle de
mitraillette, je dirais, et pendant les
quelques secondes où elle est restée
debout, on aurait dit un volcan en
éruption. Sauf que c’était du sang, à la
place de la lave. Mais bon, c’est sans
doute Mia qui a cafté. J’ai comme une
intuition que c’est ça. Ça n’a rien de
logique, mais heureusement pour vous,
c’est fort, comme intuition. Mia qui a
utilisé ce que Susannah savait, pour
protéger son p’tit gars.
— Mia ? Jeune homme – Monsieur
Dean – je ne connais pas de…
— La ferme ! s’écria Eddie. La
ferme, espèce de rat ! Espèce de fouine
menteuse, sans parole ! Espèce de soushomme, de porc cupide ! Pourquoi vous
n’avez pas planté deux trois panneaux ?
SALUT, MOI C’EST CAL TOWER ! JE SUIS
SUR ROCKET ROAD, à EAST STONEHAM !
VENEZ DONC NOUS RENDRE VISITE, à MOI
ET à MON AMI AARON ! N’HÉSITEZ PAS à
PRENDRE VOS ARMES !
Et, très doucement, Eddie releva les
yeux. Des larmes de fureur lui coulaient
sur les joues. Tower avait reculé contre
le mur, à côté de la porte, les yeux
humides et écarquillés au milieu de son
visage rond. De la sueur perlait à son
front. Il tenait fermement contre lui son
sac rempli de livres, comme un bouclier.
Eddie le regarda sans ciller. Le sang
gouttait entre ses mains serrées. La tache
de sang sur sa manche de chemise
recommençait à s’étendre. Un filet de
sang lui coulait à présent du coin de la
bouche. Et il se dit qu’il comprenait le
silence de Roland. C’était à Eddie Dean
de faire ce boulot. Parce qu’il
connaissait Tower comme sa poche, pas
vrai ? Il le connaissait très bien. Et il n’y
avait pas si longtemps, ne trouvait-il pas
que rien ne valait la peine, dans ce
monde, hormis l’héroïne ? N’avait-il pas
pensé que tout ce qui n’était pas de
l’héroïne était bon à vendre ? N’en étaitil pas arrivé à un point où il aurait
littéralement mis sa propre mère sur le
trottoir pour obtenir son prochain fix ?
Est-ce que ce n’était pas là la raison de
sa colère ?
— Ce terrain au coin de la 2e et de
la 46e ne vous a jamais appartenu, reprit
Eddie. Ni à votre père ni au père de
votre père, en remontant jusqu’à Stefan
Toren. Vous n’avez été que des gardiens,
de même que je ne suis que le gardien de
l’arme que je porte.
— Je m’inscris en faux !
— Ah oui ? souligna Aaron. Comme
c’est étrange. Je t’ai entendu tenir
exactement le même discours, quasiment
mot pour mot…
— Aaron, la ferme !
— … de nombreuses fois, termina
Aaron de son ton imperturbable.
Il y eut un petit bruit. Eddie fit un
bond, faisant fuser une onde de douleur
depuis le trou dans son tibia jusqu’en
haut de sa jambe. C’était une allumette.
Roland
s’allumait
une
nouvelle
cigarette. Le filtre reposait sur la nappe,
à côté de deux autres. On aurait dit des
petites gélules.
— Voici ce que vous m’avez dit,
poursuivit Eddie, devenu soudain très
calme.
Toute cette rage avait jailli de lui
comme du venin des dents d’un serpent à
sonnette. Roland l’avait laissé faire, et
en dépit de ses paumes et de sa langue
en sang, il lui en était reconnaissant.
— Quoi que j’aie dit… j’étais sous
pression… j’avais peur que vous me
tuiez vous-même !
— Vous disiez avoir une enveloppe
datant de mars 1846. Vous avez dit
qu’elle contenait une feuille de papier,
avec un nom inscrit dessus. Vous avez
dit…
— Je m’inscris en…
— Vous avez dit que si je pouvais
citer le nom écrit sur ce morceau de
papier, vous me vendriez le terrain. Pour
un dollar. Avec ce sous-entendu que
vous en obtiendriez beaucoup plus – des
millions – entre maintenant et… 1985,
disons.
Tower eut un rire qui ressemblait à
un aboiement.
— Pourquoi ne pas me faire miroiter
le pont de Brooklyn, pendant que vous y
êtes ?
— Vous avez promis. Et à présent
que vous essayez de rompre cette
promesse, votre père vous observe.
Calvin Tower se mit à hurler :
— JE M’INSCRIS EN FAUX CONTRE
CHACUNE DE VOS PAROLES !
— Inscrivez-vous autant que vous
voudrez, et allez au diable ! s’exclama
Eddie. Et laissez-moi vous dire une
bonne chose, Cal, une chose que me
dicte mon cœur cabossé mais encore
bien vivant. Vous vous préparez des
lendemains difficiles. Seulement, vous
ne le savez pas, parce qu’on vous a
raconté que c’étaient des lendemains qui
chantent, et que vous êtes du genre
crédule.
— Je ne sais absolument pas de quoi
vous parlez ! Vous êtes fou !
— Non, intervint Aaron. Il n’est pas
fou. C’est toi qui es fou, si tu ne
l’écoutes pas. Je crois… je crois qu’il te
donne une chance de redonner un peu de
dignité à ta vie.
— Laissez tomber, fit Eddie. Pour
une fois, écoutez l’ange, pas le démon.
Parce que le deuxième vous hait, Cal.
Tout ce qu’il veut, c’est vous tuer.
Croyez-moi, je sais de quoi je parle.
Pas un bruit dans la cabane. De
l’étang monta le cri d’un huard. Et de
l’autre rive, le gémissement moins
charmant des sirènes.
Calvin Tower s’humecta les lèvres
et dit :
— Vous dites la vérité, à propos
d’Andolini ? Il est vraiment en ville ?
— Oui.
Il entendait à présent le brassement
des pales d’un hélicoptère à l’approche.
Une équipe de télé ? N’était-il pas trop
tôt, d’au moins cinq ans, pour ce genre
de choses, surtout dans un bled comme
celui-ci ?
Le regard du libraire se porta sur
Roland. Tower était surpris, la
culpabilité lui avait fait un croche-pied,
il se retrouvait avec une vengeance sur
les épaules, mais déjà il reprenait une
contenance. Eddie le voyait bien, et il
songea (ce n’était pas la première fois)
combien la vie serait simple si les gens
restaient sagement dans leur trou. Il ne
voulait pas perdre plus de temps à se
dire que Calvin Tower était un homme
courageux, ou que dans un recoin très
enfoui de sa conscience sommeillait un
type bien, mais peut-être les deux
étaient-ils vrais. Qu’il aille au diable.
— Vous êtes réellement Roland de
Gilead ??
Roland l’observa à travers le
panache de fumée de cigarette.
— Vous dites vrai, je dis grand
merci.
— Roland, de la lignée d’Eld ?
— Oui.
— Fils de Steven ?
— Oui.
— Grand-fils d’Alaric ?
Roland
cligna
des
yeux,
probablement sous l’effet de la surprise.
Eddie lui-même n’en revenait pas, mais
il ressentait surtout une sorte de
soulagement fatigué. Dans la bouche de
Tower, ces questions ne pouvaient avoir
que deux sens. Ou bien il en savait plus
que le simple nom et la vocation de
Roland. Ou bien il était en train de
changer d’avis.
— D’Alaric, si fait, fit Roland, à la
chevelure rousse.
— Pour sa chevelure, je ne suis pas
au courant, mais je sais pourquoi il est
allé à Garlan. Et vous ?
— Pour tuer un dragon.
— Et il a réussi ?
— Non, il est arrivé trop tard. Le
dernier dragon dans cette partie du
monde avait été tué par un autre roi, qui
fut plus tard assassiné.
Et alors, à la grande surprise
d’Eddie, Tower s’adressa à Roland dans
une langue très éloignée du français, sur
un rythme saccadé. Eddie entendit
quelque chose du genre A chu, Roluh, fa
chu hak, fa-a arme ?
Roland hocha la tête et répondit dans
la même langue, avec lenteur et
précaution. Lorsqu’il eut terminé, Tower
s’affaissa contre le mur et lâcha son sac
de livres, devenu soudain sans intérêt.
— Quel idiot j’ai fait, dit-il.
Personne ne vint le contredire.
— Roland, vous voulez bien
m’accompagner dehors, une seconde…
J’ai besoin… besoin de…
Et Tower se mit à pleurer. Il ajouta
quelque chose dans cette langue étrange,
achevant une fois encore sa phrase sur
une inflexion ascendante, comme s’il
formulait une question.
Roland se leva sans répondre. Eddie
fit de même, grimaçant à cause de la
douleur qui se réveilla dans sa jambe. Il
y avait bien une balle là-dedans, il la
sentait. Il saisit le bras de Roland, le tira
vers le bas, et lui chuchota à l’oreille :
— N’oublie pas que Tower et
Deepneau ont rendez-vous à la laverie
de la Baie de la Tortue, d’ici quatre ans.
Parle-lui de la 47e, entre la 1re et la 2e.
Il connaît sans doute les lieux. Tower et
Deepneau étaient… sont… seront les
sauveurs de Don Callahan. J’en suis
presque certain.
Roland hocha la tête, puis rejoignit
Tower de l’autre côté de la pièce.
L’homme commença par avoir un
mouvement de recul, avant de se
redresser, dans un effort visible. Roland
lui prit la main à la manière de La Calla,
puis le conduisit dehors.
Lorsqu’ils furent sortis, Eddie dit à
Deepneau :
— Préparez le contrat. Il va vendre.
Deepneau le considéra d’un air
sceptique.
— Vous croyez vraiment ?
— Oui, répliqua Eddie. J’en suis
sûr.
SEPT
Établir le contrat ne prit pas
longtemps. Deepneau trouva un bloc
dans la cuisine (un castor farceur était
dessiné en en-tête de chaque feuille,
accompagné de la légende « À faire
avant d’être débordé ») et le rédigea sur
la première feuille, en marquant une
pause de temps à autre pour poser une
question à Eddie.
Lorsqu’il eut terminé, Deepneau jeta
un œil au visage brillant de sueur du
jeune homme et lui proposa :
— J’ai des cachets de Percocet.
Vous en voulez ?
— Si j’en veux ?
En les prenant sur-le-champ, il
pensait – il espérait – pouvoir être prêt
pour le retour de Roland, et ce qu’il
voulait lui faire faire. La balle était
toujours là-dedans, là et bien là, et il
faudrait qu’elle sorte.
— Vous en auriez quatre ?
Le regard de Deepneau le jaugea.
— Je sais ce que je fais, fit Eddie –
avant d’ajouter : Malheureusement.
HUIT
Aaron dégota deux pansements
adhésifs pour enfants dans l’armoire à
pharmacie de la cabane (Blanche-Neige
souriait sur le premier, Bambi gambadait
sur le second) et les colla sur le trou
dans le bras d’Eddie, après avoir de
nouveau désinfecté les points d’entrée et
de sortie de la balle. Puis, tandis qu’il
versait un verre d’eau pour qu’Eddie
avale les anti-inflammatoires, il lui
demanda d’où il venait.
— Parce que, bien que vous portiez
cette arme avec autorité, à vous
entendre, on dirait beaucoup plus Cal et
moi que lui.
Eddie eut un large sourire.
— Il y a une excellente raison à ça.
C’est que j’ai grandi à Brooklyn. À Coop City.
Et il se dit :
Imagine que je te dise que j’y suis
en ce moment même, en fait ? Eddie
Dean, l’ado de quinze ans le plus excité
de la planète, déchaîné, dans les rues
de la ville ? Pour cet Eddie Dean-là, le
plus important c’est de baiser. Des
trucs comme la chute de la Tour
Sombre ou un méchant du nom de Roi
Cramoisi ne vont pas franchement me
tracasser avant…
Puis il vit comment Aaron Deepneau
le
regardait
et
se
ressaisit
immédiatement.
— Quoi ? J’ai une crotte de nez
géante qui pend de la narine, c’est ça ?
— Co-op City ne se trouve pas à
Brooklyn, fit Deepneau, mais dans le
Bronx. Depuis toujours.
— C’est – commença Eddie.
Il allait ajouter ridicule, mais avant
qu’il ait pu le prononcer, le mot sembla
vaciller autour de son axe. De nouveau,
Eddie se sentit assailli par un sentiment
de fragilité, ce sentiment que l’univers
tout entier (ou un continuum tout entier
d’univers) était fait de cristal au lieu
d’acier. Il n’y avait aucune manière
rationnelle
d’expliquer
ce
qu’il
ressentait, parce qu’il n’y avait rien de
rationnel dans ce qu’il se passait.
— Il existe d’autres mondes que
celui-ci, dit-il. C’est ce que Jake a dit à
Roland, juste avant de mourir. Allezvous-en – il existe d’autres mondes que
celui-ci. Et il devait avoir raison, parce
qu’il est revenu.
— Monsieur Dean ? (Deepneau
avait l’air inquiet). Je ne comprends pas
un mot de ce que vous dites, mais vous
êtes devenu très pâle, tout à coup. Je
pense que vous devriez vous asseoir.
Eddie s’autorisa à s’allonger un
moment dans la cuisine-salle à manger
de la cabane. Comprenait-il lui-même ce
qu’il disait ? Ou comment Aaron
Deepneau – sans doute new-yorkais
depuis toujours – pouvait affirmer avec
tant d’assurance et de désinvolture que
Co-op City se situait dans le Bronx,
alors qu’Eddie savait très bien que
c’était à Brooklyn ?
Il ne comprenait pas tout, mais il en
comprenait assez pour paniquer
complètement. D’autres mondes. Peutêtre une infinité de mondes, tournant tous
autour de cet axe qu’était la Tour. Ils
étaient tous semblables, mais il existait
bel et bien des différences. Des hommes
politiques différents sur les billets de
banque. Des marques de voitures
différentes – des Takuro Spirit à la place
des Datsun, par exemple – et des
équipes de baseball différentes. Dans
ces mondes, dont l’un avait été décimé
par un fléau du nom de supergrippe, on
pouvait faire des bonds dans le temps,
en avant ou en arrière, dans le passé et
dans l’avenir. Parce que…
Parce que, d’une manière vitale, ils
ne sont pas le monde réel. Ou s’ils le
sont, ils ne sont pas le monde-clé.
Oui, on se rapprochait. Lui venait
d’un de ces autres mondes, il en était
convaincu. Ainsi que Susannah. Et Jake,
première et deuxième versions, celui qui
était tombé dans le gouffre et celui qu’ils
avaient sauvé et littéralement arraché à
la bouche du monstre.
Mais ce monde-ci était le monde-
clé. Et il le savait parce qu’il était luimême un faiseur de clés, par nature : Hé
copain, y a pas à s’inquiéter, pas de
souci, tu as la clé.
Béryl Evans ? Pas tout à fait réelle.
Claudia y Inez Bachman ? Réelle.
Le monde où Co-op City se trouvait
à Brooklyn ? Pas tout à fait réel. Celui
avec Co-op City dans le Bronx ? Réel,
même si c’était très difficile à avaler.
Et il avait comme l’impression que
Callahan avait traversé la limite entre le
monde réel et un des autres mondes bien
avant de s’embarquer sur ses autoroutes
occultes. Qu’il l’avait traversée à son
insu. Il leur avait raconté le jour où il
avait officié aux obsèques de ce jeune
garçon, et à partir de ce jour…
— À partir de ce jour, il dit que tout
a changé, fit Eddie en s’asseyant. Que
tout avait changé.
— Oui, oui, dit Aaron Deepneau en
lui
tapotant
l’épaule.
Restez
tranquillement assis, maintenant.
— Père a quitté son séminaire de
Boston pour celui de Lovell, réel.
’Salem’s Lot, pas réel. Inventé par un
écrivain appelé…
— Je vais aller vous chercher une
compresse froide à mettre sur le front.
— Bonne idée, dit le jeune homme
en fermant les yeux.
Son esprit tourbillonnait. Réel, pas
réel. En direct, Memorex.
Le professeur à la retraite de John
Cullum avait raison : le pilier de la
vérité avait bel et bien un trou au milieu.
Eddie se demanda si quelqu’un
connaissait la profondeur du trou.
NEUF
C’est un tout autre Calvin Tower qui
revint avec Roland un quart d’heure plus
tard, un Calvin Tower calme et assagi. Il
demanda à Deepneau s’il avait rédigé un
contrat de vente et lorsque ce dernier
hocha la tête, Tower ne dit pas un mot, et
hocha la tête à son tour. Il se dirigea
vers le réfrigérateur et en revint avec
plusieurs boîtes de bière Blue Ribbon,
qu’il distribua. Eddie refusa, ne voulant
pas mélanger alcool et Percodan.
Tower ne porta pas de toast, mais
avala la moitié de sa bière en une seule
gorgée.
— Ce n’est pas tous les jours que je
me fais traiter de rebut de l’humanité par
un type qui promet de faire de moi un
milliardaire et de me soulager du même
coup du fardeau le plus lourd que mon
cœur ait eu à porter. Aaron, est-ce que
ça pourra tenir, ce truc, devant un
tribunal ?
Aaron Deepneau acquiesça. Presque
à regret, remarqua Eddie.
— D’accord, alors, reprit Tower.
Puis, après une pause :
— D’accord, allons-y.
Mais il ne signait toujours pas.
Roland s’adressa à lui dans l’autre
langue. Tower tressaillit, puis signa de
son nom en bas de la page, en un
gribouillis rapide, les lèvres tellement
serrées que sa bouche semblait presque
avoir disparu. Eddie signa au nom de la
Tet Corporation et le contact du stylo
dans sa main lui parut proprement
incroyable – il ne pouvait se rappeler
quand il en avait tenu un pour la dernière
fois.
Quand ce fut fait, sai Tower fit
soudain machine arrière – il se tourna
vers Eddie et se mit à geindre d’une
voix fêlée qui tendait vers le hurlement :
— Et voilà ! Je suis à la rue !
Donnez-moi mon dollar ! On m’a promis
un dollar ! J’ai comme une envie de
chier qui monte, et je cherche avec quoi
m’essuyer le cul !
Puis il porta les mains à son visage.
Il resta assis, comme ça, pendant
quelques secondes, pendant que Roland
pliait le papier signé (Deepneau s’était
porté témoin pour les deux signatures) et
le mettait dans sa poche.
Lorsque Tower baissa les mains, il
avait les yeux secs et les traits
composés. Une touche de rouge semblait
même colorer ses joues blêmes.
— Je crois que je me sens un peu
mieux, pour tout dire.
Il se tourna vers Aaron.
— Tu crois que ces deux cockus
pourraient avoir raison ?
— Je pense que ça fait partie des
possibilités, répondit Aaron en souriant.
Pendant ce temps, Eddie avait
réfléchi au moyen de déterminer avec
certitude s’il s’agissait ou non des deux
hommes qui allaient sauver Callahan des
griffes des Frères Hitler. L’un d’eux
avait dit…
— Écoutez, dit-il. Il y a une
expression, en yiddish, je crois. Gai
cocknif en yom. Vous savez ce que ça
veut dire ? L’un ou l’autre ?
Deepneau renversa la tête en arrière
et éclata de rire.
— Oui, c’est du yiddish, on peut
dire ça. Ma m’man utilisait cette
expression à tour de bras, quand elle
était en rogne contre nous. Ça veut dire :
va chier dans l’océan.
Eddie adressa un signe de tête à
Roland. Dans les années qui suivraient,
l’un de ces hommes – probablement
Tower – achèterait une chevalière
portant l’inscription Ex-Libris gravée
dessus. Peut-être même – quelle idée de
dingue, quand on y pensait – que c’était
Eddie Dean en personne qui avait fait
germer cette idée dans la tête de Cal
Tower. Et Tower – cette espèce de
radin, d’obsédé des livres et d’égoïste
de Calvin Tower – sauverait la vie du
Père Callahan avec cette chevalière au
doigt. Il serait complètement terrifié (et
Deepneau aussi), mais il allait le faire
quand même. Et…
Et c’est alors qu’Eddie considéra le
stylo avec lequel Tower avait signé
l’acte de vente, un Bic parfaitement
ordinaire, et la vérité monumentale de ce
qui venait de se passer le frappa
soudain. Ils en étaient propriétaires. Ils
étaient propriétaires du terrain vague.
Eux. Pas La Sombra Corporation. Ils
possédaient la rose !
Il eut l’impression qu’il venait de
recevoir un énorme coup de massue sur
la tête. La rose appartenait à la Tet
Corporation, société de Deschain, Dean,
Dean, Chambers et Ote. Elle était
maintenant leur responsabilité, pour le
meilleur et pour le pire. Ils avaient
gagné cette bataille-là. Ce qui ne
changeait rien au fait qu’il avait toujours
une balle dans la jambe.
— Roland, il faut que tu fasses un
truc pour moi.
DIX
Cinq minutes plus tard, Eddie était
allongé sur le linoléum de la cabane,
dans ses culottes ridicules à la mode de
La Calla, lui arrivant aux genoux. D’une
main, il tenait une ceinture de cuir, qui
dans une autre vie avait retenu divers
pantalons d’Aaron Deepneau. À ses
côtés était posée une bassine remplie
d’un liquide marron foncé.
Le trou dans sa jambe se situait à
environ dix centimètres au-dessus du
genou, légèrement à droite du tibia. La
chair tout autour avait gonflé, formant un
petit cône dur au toucher. La caldeira de
ce volcan miniature était en ce moment
plongée dans un caillot de sang écarlate
et luisant. Le mollet d’Eddie reposait sur
deux serviettes pliées.
— Tu vas m’hypnotiser ? demandat-il à Roland.
Puis il regarda la ceinture qu’il
tenait entre les mains et marmonna :
— Ah, merde, tu vas faire sans, c’est
ça ?
— Pas le temps.
Roland fourrageait dans le tiroir
fourre-tout situé à gauche de l’évier. Il
s’approcha d’Eddie avec une paire de
tenailles dans une main et un couteau à
éplucher dans l’autre. Eddie se fit la
remarque que l’ensemble était du plus
mauvais goût.
Le Pistolero mit un genou en terre, à
côté d’Eddie. Tower et Deepneau se
tenaient dans la partie salon, l’un à côté
de l’autre, et les observaient avec des
yeux ronds.
— Il y a une chose que Cort nous a
dite, quand nous étions enfants. Veux-tu
que je te la répète, Eddie ? demanda
Roland.
— Si tu penses que ça peut aider, ne
te gêne pas.
— La douleur monte. Du cœur à la
tête, la douleur monte. Plie la ceinture
de sai Aaron et fourre-la-toi dans la
bouche.
Eddie obéit, se sentant très effrayé et
très bête. Dans combien de westerns
avait-il assisté à une scène de ce genre ?
Parfois c’était John Wayne qui mordait
un bâton et parfois Clint Eastwood qui
serrait une balle entre ses dents, et il
crut se rappeler que, dans une série télé,
c’était Robert Culp qui avait mordu dans
une ceinture.
Mais bien sûr, il faut retirer la
balle, pensa Eddie. Pas de western
digne de ce nom sans au moins une
scène où on…
Un souvenir soudain, d’une clarté
presque choquante, lui traversa l’esprit,
et la ceinture lui tomba de la bouche. Il
se mit à hurler.
Roland était sur le point de tremper
ses instruments de boucher dans la
bassine, où il avait versé ce qu’il restait
de désinfectant. Il se tourna vers Eddie,
inquiet.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Pendant un moment, Eddie ne put
répondre. Il avait le souffle littéralement
coupé, ses poumons aussi plats que des
vieilles chambres à air percées. Il se
remémorait un film que les fils Dean
avaient regardé à la télé, un après-midi,
dans leur appartement. Il se passait
(À Brooklyn)
(Dans le Bronx)
à Co-op City. C’était toujours Henry
qui choisissait le programme télé, parce
qu’il était le plus vieux, et le plus grand.
Eddie ne bronchait pas souvent, et pas
très fort ; il idolâtrait son grand frère.
(Quand il protestait un peu trop fort, il
avait droit à la bonne vieille Brûlure
indienne ou au coup de latte sur la
nuque). Et ce qu’Henry préférait,
c’étaient les westerns. Le genre de films
dans lesquels, tôt ou tard, un personnage
est contraint de serrer un bâton, une
ceinture ou une balle entre ses dents.
— Roland, dit-il d’une voix à peine
plus audible qu’un sifflement assourdi.
Roland, écoute.
— Je t’entends très bien.
— Il y avait un film. Je t’ai déjà
parlé des films, pas vrai ?
— Des histoires qu’on raconte avec
des images qui bougent.
— Parfois, Henry et moi, on restait à
la maison à regarder des films, à la télé.
En gros, la télé, c’est une machine à
films pour la maison.
— Une machine à merde, on pourrait
dire, intervint Tower.
Eddie ignora l’intrusion.
— Dans un des films qu’on a vus, il
y avait des paysans mexicains – des
folken, si ça te sied – qui engageaient
des pistoleros pour les protéger des
bandidos qui venaient chaque année
piller leur village et leur voler leurs
récoltes. Ce film s’intitulait Les Sept
Mercenaires, et au fait, Roland, combien
on était ce jour-là dans le fossé, à
attendre les Loups ?
— Ça vous ennuierait de nous dire
de quoi vous parlez, les gars ? demanda
Deepneau.
Mais il avait beau le demander
poliment, aussi bien Eddie que Roland
l’ignorèrent.
Roland prit une seconde pour
rassembler ses souvenirs, puis il compta
à voix haute :
— Toi, moi, Susannah, Jake,
Margaret, Zalia, et Rosa. Il y en avait
d’autres – les jumeaux Tavery, le garçon
de Ben Slightman – mais seulement sept
combattants.
— Oui. Et ce lien que je n’arrivais
pas à faire, c’était le lien avec le
réalisateur de ce film. Quand on fait un
film, il faut un réalisateur ou une
réalisatrice, pour tout diriger. C’est lui
ou elle, le dinh.
Roland hocha la tête.
— Le dinh des Sept Mercenaires
était un type du nom de John Sturges.
Roland resta assis un moment, à
réfléchir. Puis il lâcha :
— Le ka.
Eddie éclata de rire. Impossible de
s’en empêcher. Roland avait toujours
réponse à tout.
ONZE
— Et pour attraper la douleur,
poursuivit le Pistolero, il faut mordre
dans la ceinture au moment où tu la sens
passer. Tu comprends ? À l’instant
précis. La trucider avec tes dents.
— Pigé. Fais vite, c’est tout.
— Je ferai de mon mieux.
Roland commença par tremper les
tenailles, puis le couteau, dans le
désinfectant. Eddie attendait, la ceinture
dans la bouche. Oui, une fois qu’on avait
vu le dessin, impossible de voir autre
chose, pas vrai ? Roland était le héros
de l’histoire, le vieux guerrier
grisonnant qui aurait été interprété par
une vieille star grisonnante mais
incontournable,
dans
la
version
hollywoodienne – Paul Newman, ou
peut-être Eastwood. Lui était le jeune
chien fou, joué par un jeune premier
sexy du moment. Tom Cruise, Emilio
Estevez, Rob Lowe, des gars de ce
genre. Et on se retrouvait dans un décor
bien connu des amateurs, la cabane en
pleine forêt, et une situation bien
rebattue elle aussi, toujours aussi
délectable, le coup du « Il Faut Retirer
la Balle ». Tout ce qui manquait, c’était
le roulement de tambour inquiétant, au
loin. Eddie pensa tout à coup que, si on
n’avait pas droit aux tambours, c’était
sans doute parce qu’on les avait déjà
entendus plus tôt dans l’histoire : les
tambours des dieux. Après vérification,
il s’agissait de l’intro à la batterie d’un
titre de ZZ TOP , poussée à fond dans les
haut-parleurs de la Cité de Lud. Il
devenait de plus en plus difficile de nier
l’évidence : ils étaient les personnages
d’une histoire, écrite par quelqu’un. Ce
monde tout entier…
Je refuse de croire une chose
pareille. Je refuse de croire que j’ai été
élevé à Brooklyn simplement parce
qu’un écrivain s’est trompé, le genre de
chose qu’on corrige dans les épreuves.
Hé, Père, je suis avec vous – je refuse
de croire que je suis un personnage.
C’est ma putain de vie !
— Vas-y, Roland, dit-il. Vire-moi ce
truc de là.
Le Pistolero versa du désinfectant
sur la plaie dans le tibia d’Eddie, puis
se servit de la pointe du couteau pour
faire sauter le caillot hors de la plaie.
Une fois cela fait, il baissa les tenailles.
— Tiens-toi prêt à mordre la
douleur, Eddie, murmura-t-il, et une
seconde plus tard, c’est ce qu’il fit.
DOUZE
Roland savait ce qu’il faisait, il
l’avait déjà fait, et la balle n’était pas
allée profond. L’opération fut bouclée en
quatre-vingt-dix secondes, mais ce fut la
minute et demie la plus longue de la vie
d’Eddie. Roland finit par tapoter une des
mains d’Eddie avec la pince. Quand le
jeune homme réussit à déplier les doigts,
le Pistolero lui déposa sur la paume une
douille aplatie.
— En souvenir. Elle s’est arrêtée
pile sur l’os. C’était ça, le raclement que
tu as entendu.
Eddie considéra le fragment de
métal écrasé, puis le balança d’une
pichenette sur le linoléum, comme une
bille.
— J’en veux pas, dit-il en s’essuyant
le front.
Tower, en éternel collectionneur,
ramassa la douille rabougrie. Deepneau,
pendant ce temps, examinait dans un
silence fasciné les traces de dents dans
sa ceinture.
— Cal, fit Eddie en se redressant sur
les coudes. Vous aviez un livre, dans
votre bibliothèque…
— Je veux récupérer ces livres,
répliqua immédiatement Tower. Vous
feriez mieux d’en prendre soin, jeune
homme.
— Je suis sûr qu’ils sont en parfait
état, fit Eddie, en se tenant prêt à tenir de
nouveau sa langue, s’il le fallait.
Ou à attraper la ceinture d’Aaron
pour se la fourrer dans la bouche, au
besoin.
— Il vaudrait mieux, jeune homme,
parce qu’ils sont tout ce qu’il me reste.
— Bien sûr, avec les quarante ou
cinquante autres que tu gardes dans
divers coffres, dit Aaron Deepneau en
ignorant complètement le regard noir
que lui lançait son meilleur ami. Le
mieux, c’est sans doute le Ulysse
dédicacé, mais il y a quelques jolis
Shakespeare en in-folio, une série
complète de Faulkner signés…
— Aaron, tu voudrais bien te taire ?
— … et un Huckleberry Finn qui
pourrait se convertir en coupé Mercedes
en un clin d’œil, termina Deepneau.
— Quoi qu’il en soit, l’un d’eux
était un ouvrage intitulé Salem, reprit
Eddie. D’un écrivain du nom de…
— Stephen King, compléta Tower.
Il jeta un dernier regard vers la
douille, la déposa sur la table de la
cuisine, près du sucrier.
— J’ai entendu dire qu’il vivait près
d’ici. J’ai récupéré deux exemplaires de
Salem et aussi trois de son premier
roman, Carrie. J’espérais pouvoir faire
un saut à Bridgton et les lui faire signer.
Je suppose que ce n’est plus d’actualité,
maintenant.
— Je ne comprends pas ce qui lui
donne une telle valeur, fit Eddie. Puis :
Ouch, Roland, ça fait mal !
Roland était en train de vérifier le
bandage de fortune qui entourait la
blessure sur la jambe d’Eddie.
—
Reste
tranquille,
dit-il
simplement.
Tower ne prêtait aucune attention à
la scène. Eddie l’avait conduit une fois
de plus sur son terrain de prédilection,
son obsession, sa folie douce. Sans
doute ce que le Gollum de Tolkien aurait
appelé « mon précieux ».
— Vous vous rappelez ce que je
vous ai dit, quand nous avons parlé du
Hogan, monsieur Dean ? Ou du Dogan,
si vous préférez. J’ai dit que ce qui
faisait la valeur d’un livre rare – comme
d’une pièce de monnaie ou d’un timbre
rare – tient à diverses choses. Parfois, il
suffit d’un autographe…
— Votre exemplaire de Salem n’est
pas signé.
— Non, parce que cet auteur en
particulier est très jeune et peu connu.
Peut-être qu’un jour il vaudra quelque
chose, ou peut-être pas.
Tower haussa les épaules, comme
pour dire que tout ça dépendait du ka.
— Mais ce livre, ce livre-là… eh
bien il n’a d’abord été tiré qu’à sept
mille cinq cents exemplaires, et presque
tous vendus en Nouvelle-Angleterre.
— Pourquoi ? Parce que le type qui
l’a écrit est originaire de NouvelleAngleterre ?
— Oui. Et comme cela arrive
souvent, la valeur du livre s’est créée de
manière totalement accidentelle. Une
chaîne locale a décidé de faire du
matraquage publicitaire. Ils ont même
produit une publicité à la télé, ce qui est
quasiment du jamais-vu, à l’échelle
locale. Et ça a marché. Le Bookland du
Maine a commandé cinq mille
exemplaires de la première édition –
presque soixante-dix pour cent – et ils
ont tout vendu, jusqu’au dernier. Et
aussi, comme avec le Hogan, il y a eu
des coquilles en couverture. Pas dans le
titre, en l’occurrence, mais sur le rabat
de la couverture. On reconnaît une
première édition de Salem au fait qu’ils
ont retiré le prix – à la dernière minute,
Doubleday a décidé de monter le prix de
7,95 à 8,95 – et aussi au nom du prêtre,
sur le rabat.
Roland leva les yeux.
— Qu’est-ce qu’il a, le nom du
prêtre ?
— Dans le livre, c’est le Père
Callahan. Mais sur le rabat de la
couverture, quelqu’un a écrit « le Père
Cody », qui est en fait le nom du
médecin de la ville.
— Et ça a suffi à faire grimper le
prix de neuf dollars à neuf cent
cinquante,
conclut
Eddie
avec
émerveillement.
Tower acquiesça.
— C’est tout – la rareté, le prix
coupé, la faute de frappe. Mais dans le
fait de collectionner des livres rares, il
intervient aussi une notion de
spéculation, que je trouve tout à fait…
excitante.
— C’est une façon de dire les
choses, j’imagine, répliqua sèchement
Eddie.
— Par exemple, supposons que ce
King devienne célèbre, ou que la
critique l’encense ? J’admets que la
probabilité est faible, mais supposez que
ça se produise. Les premières éditions
de cet ouvrage en circulation sont
tellement rares qu’au lieu de valoir neuf
cent cinquante dollars, la mienne
pourrait bien en rapporter dix fois plus.
Il se tourna vers Eddie et fronça les
sourcils.
— Alors vous feriez bien d’en
prendre très grand soin.
— Je suis sûr que tout va bien se
passer, répondit le jeune homme, en se
demandant ce que penserait Calvin
Tower, s’il savait que l’un des
personnages du roman le gardait sur une
étagère
de
son
presbytère
indéniablement fictif. Le presbytère en
question situé dans la ville jumelle de
celle servant de décor à un vieux film
avec Yul Brynner (dans le rôle du
jumeau de Roland), et Horst Buchholz
(dans le rôle d’Eddie).
Il penserait que tu es dingue, voilà
ce qu’il penserait.
Eddie se remit sur ses pieds, tangua
un peu, et s’agrippa à la table de la
cuisine. Au bout de quelques secondes,
le monde se stabilisa.
— Tu peux marcher en t’appuyant
dessus ? demanda Roland.
— J’y arrivais avant, pas vrai ?
— Oui, mais avant, personne n’était
allé creuser dedans.
Eddie
tenta
quelques
pas
expérimentaux, puis hocha la tête.
À chaque fois qu’il faisait reposer le
poids de son corps sur sa jambe droite,
son tibia se mettait à flamber de douleur,
mais oui – il pouvait marcher en
s’appuyant dessus.
— Je vais vous donner ce qui me
reste de Percocet, dit Aaron. Je peux
m’en procurer d’autres.
Eddie ouvrit la bouche pour dire :
Ouais, super, aboule, et il intercepta le
regard de Roland. Si Eddie acceptait
l’offre de Deepneau, le Pistolero ne
dirait rien, et le jeune homme ne perdrait
pas la face… mais : oui, son dinh
l’observait.
Eddie réfléchit au discours qu’il
avait servi à Tower, à toutes ces images
poétiques sur les lendemains difficiles.
Poétique ou pas poétique, c’était vrai.
Mais ça n’empêchait visiblement pas
Eddie de suivre la même pente. D’abord
un premier Percodan, puis quelques
Percocet. Tous les deux un peu trop
proches de la poudre pour qu’il se sente
vraiment à l’aise. Alors combien de
temps encore, avant qu’il en ait assez du
touche-pipi et qu’il se dégote un truc qui
soulage vraiment ?
— Je crois que je vais faire
l’impasse sur les Percs, fit Eddie. On va
à Bridgton…
Roland le considéra avec surprise.
— Ah oui ?
— Oui. Je pourrais trouver de
l’aspirine en chemin.
— De l’astine, dit Roland avec une
indubitable pointe de tendresse.
— Vous êtes sûr ? demanda
Deepneau.
— Ouais, je suis sûr.
Il marqua une pause, puis ajouta :
— Grand pardon.
TREIZE
Cinq minutes plus tard, ils se
tenaient tous les quatre sur le pas de la
porte, sur un tapis d’aiguilles de pin, à
écouter les sirènes et à contempler la
colonne de fumée, qui commençait
désormais à se disperser. Eddie faisait
rebondir les clés de John Cullum dans sa
main, avec impatience. Roland lui avait
demandé deux fois si ce crochet par
Bridgton était réellement nécessaire et
Eddie lui avait répondu les deux fois
qu’il était pratiquement certain que oui.
La seconde, il avait même ajouté (avec
une pointe d’espoir) qu’en tant que dinh,
Roland pouvait rejeter la proposition,
s’il le souhaitait.
— Non, si tu penses qu’on doit aller
voir ce fileur d’histoires, on le fera.
J’espère juste que tu sais pourquoi.
— M’est avis que quand on arrivera
là-bas, on le comprendra tous les deux.
Roland hocha la tête, mais sans
paraître plus satisfait.
— Je sais que tu as autant hâte que
moi de quitter ce monde – ce niveau de
la Tour. Si tu tiens à aller contre ça, ce
doit être poussé par une intuition forte.
C’était le cas, mais il y avait autre
chose, aussi : il avait eu des nouvelles
de Susannah, un message en provenance
de sa version à elle du Dogan. Elle était
prisonnière au sein de son propre corps
– du moins, c’est ce qu’Eddie pensait
qu’elle essayait de lui faire comprendre
– mais elle était en 1999 et elle allait
bien.
Le contact s’était produit pendant
que Roland remerciait Tower et
Deepneau pour leur aide. Eddie se
trouvait dans la salle de bains. Il y était
allé pisser, mais ça lui était sorti de la
tête entre-temps et il s’était simplement
assis sur le couvercle des toilettes, la
tête baissée, les yeux fermés. Essayant
de lui envoyer un message. De lui dire
de ralentir Mia, si elle le pouvait. Il
avait perçu la lumière du jour autour
d’elle – New York, en plein après-midi
– et ce n’était pas bon signe. Jake et
Callahan avaient passé la Porte Dérobée
et s’étaient retrouvés à New York la
nuit ; Eddie l’avait vu de ses propres
yeux. Peut-être seraient-ils en mesure de
l’aider, mais seulement si elle
ralentissait Mia.
Fais-lui perdre la journée, lui
envoya-t-il comme consigne… du moins
essaya-t-il. Il faut que tu gaspilles la
journée, avant qu’elle t’emmène là où
elle doit aller pour accoucher. Tu
m’entends ? Suze, tu m’entends ?
Réponds, si tu m’entends ! Jake et le
Père Callahan arrivent, il faut que tu
tiennes le coup !
Juin, répondit une voix, dans un
souffle. Juin 1999. Les filles se
baladent le ventre à l’air et…
Puis Roland frappa à la porte de la
salle de bains, et Eddie l’entendit lui
demander s’il était prêt à décoller. Avant
la fin du jour, ils se rendraient au
Chemin du Dos de la Tortue, dans la
ville de Lovell – à l’endroit où les
entrants étaient monnaie courante, à en
croire John Cullum, et la réalité
promettait
d’être
tout
aussi
évanescente –, mais ils allaient d’abord
faire un saut à Bridgton, dans l’espoir de
rencontrer l’homme qui semblait avoir
créé Donald Callahan et la ville de
Salem’s Lot.
Imagine le délire, si King était
parti au fin fond de la Californie, en
train d’écrire le scénario du film, un
truc dans ce genre, pensa Eddie, mais il
ne croyait pas vraiment à cette
hypothèse. Ils se trouvaient toujours sur
le Sentier du Rayon, sur la voie du ka.
Sai King, aussi, probablement.
— Il va falloir que vous soyez très
prudents, les gars, leur dit Deepneau. Il
va y avoir un paquet de flics, dans le
coin. Sans parler de Jack Andolini et de
ce qui restera de sa joyeuse petite
bande.
— En parlant d’Andolini, intervint
Roland, je pense que l’heure est venue
pour vous deux de vous rendre dans un
endroit où il n’est pas, pour une fois.
Tower se hérissa. Eddie l’aurait
prédit.
— Partir ? Maintenant ? Vous
voulez rire ? J’ai là une liste d’une
bonne dizaine de personnes dans la
région, qui collectionnent des livres –
achat, vente, échange. Certains savent ce
qu’ils font, mais il y en a d’autres…
Il fit le geste de couper quelque
chose, comme s’il tondait un mouton
invisible.
— Des gens qui vendent des vieux
livres dans des vide-greniers, il y en
aura aussi dans le Vermont, fit remarquer
Eddie. Et rappelez-vous avec quelle
facilité on vous a trouvés. C’est vous qui
nous avez mâché le travail, Cal.
— Il a raison, dit Aaron.
Et comme Calvin Tower ne
répondait rien, se contentant de baisser
la tête et de contempler ses chaussures
d’un air boudeur, Deepneau se tourna de
nouveau vers Eddie.
— Mais au moins, Cal et moi avons
notre permis de conduire, si la police
nous arrêtait et voulait contrôler notre
identité. Je suppose qu’aucun de vous
n’en a.
— Supposition bien fondée,
acquiesça Eddie.
— Et je doute que vous possédiez un
permis pour ces pistolets gigantesques,
aussi.
Eddie jeta un œil vers le gros
revolver – incroyablement ancien – qui
pendait juste en dessous de sa hanche,
puis releva les yeux vers Deepneau.
— Encore un point pour vous, dit-il
avec une pointe d’amusement.
— Alors faites attention. Une fois
sortis d’East Stoneham, ça devrait aller.
— Merci, fit Eddie en tendant la
main. Que vos journées soient longues et
vos nuits plaisantes.
Deepneau la serra.
— C’est tout à fait charmant de votre
part, fiston, mais malheureusement mes
nuits n’ont pas été particulièrement
plaisantes, ces derniers temps. Et si le
tableau médical ne s’éclaire pas, je
crains que mes jours ne soient pas très
longs non plus.
— Ils seront plus longs que vous ne
pourriez le penser, le corrigea Eddie.
J’ai de bonnes raisons de croire que
vous avez encore au moins quatre ans
devant vous.
Deepneau porta un doigt à sa
bouche, puis le pointa en direction du
ciel.
— Des lèvres de l’homme à
l’oreille de Dieu.
Pendant que Roland serrait la main
de Deepneau, Eddie se tourna vers
Calvin Tower. L’espace d’un instant,
Eddie crut que le libraire ne voudrait
pas serrer la sienne, mais il finit par
céder. À contrecœur.
— Que vos journées soient longues
et vos nuits plaisantes, sai Tower. Vous
avez pris la bonne décision.
— J’y ai été contraint et vous le
savez, répondit Tower. Ma boutique
partie en fumée… ma propriété
disparue… et on va me priver des seules
vraies vacances que j’aie prises en dix
ans…
— Microsoft, dit sèchement Eddie.
Puis : Les Lénine.
Tower cligna des yeux.
— Je vous demande pardon ?
— Les Lénine, répéta Eddie, puis il
partit d’un grand éclat de rire.
QUATORZE
Vers la fin de sa vie essentiellement
inutile, le grand sage & éminent junkie
Henry Dean aimait deux choses, pardessus tout : se shooter ; et se shooter en
racontant comment il allait faire un
malheur, en Bourse. En matière
d’investissements, il se considérait
comme un trader de génie.
— Y a bien une chose dans laquelle
j’investirais jamais, frérot, lui avait dit
Henry, un jour où ils étaient montés sur
le toit – peu de temps avant la petite
excursion d’Eddie aux Bahamas, comme
passeur –, y a bien une chose dans
laquelle je mettrai pas un centime aussi
longtemps que je saurai comment je
m’« apple », c’est toute cette merde
d’ordinateurs, Microsoft, Macintosh,
Sanyo, Sankyo, Pentium, tout ce bordel.
— Ça a l’air de marcher, pourtant,
avait hasardé Eddie.
Non
pas
qu’il
s’y
soit
particulièrement intéressé, mais bon
sang, on avait bien le droit de discuter.
— Microsoft, surtout. C’est la
valeur qui monte.
Henry avait éclaté d’un rire
condescendant, en mimant une branlette.
— Mon con, c’est la valeur qui
monte.
— Mais…
— Ouais, ouais, je sais, les gens se
ruent littéralement sur cette merde. Ils
ont fait monter tous les prix. Et quand
j’observe ce qui se passe, tu sais ce que
je vois ?
— Non, quoi ?
— Des Lénine !
— Des Lénine ? avait demandé
Eddie.
Il croyait suivre le raisonnement de
Henry, mais là il se retrouvait perdu
pour de bon. Bien sûr, le coucher de
soleil avait été magnifique, ce soir-là, et
il s’était fait avoir dans les grandes
largeurs.
— Tu m’as parfaitement entendu !
avait
lancé
Henry,
s’échauffant
sensiblement. Des putains de Lénine !
On t’a donc rien appris, à l’école,
frérot ? Les Lénine sont des petits
animaux qui vivent en Suisse, ou
quelque part dans ce coin-là. Et de
temps en temps – il me semble que c’est
tous les dix ans, je suis pas sûr – ils sont
pris de pulsions suicidaires et ils se
balancent de la falaise[10].
— Oh, avait répliqué Eddie, se
mordant l’intérieur des joues pour ne
pas exploser littéralement de rire. Tu
veux dire ces Lénine-là, je croyais que
tu parlais de ceux qui se baladaient avec
des petits livres rouges.
— Que des conneries, fit Henry,
mais sur ce ton plein d’indulgence que
les grands et éminents réservent parfois
aux petits et aux ignorants. Bref, ce que
je veux dire, c’est que tous ces gens qui
se précipitent pour investir dans du
Microsoft, du Macintosh et du, je sais
pas, moi, ce putain de Père Lapatate, le
Roi de la Frite Minute, tout ce qu’ils
vont réussir à faire, c’est à enrichir ces
putain de Bill Gates et de Steve Jobs.
Cette merde d’ordinateurs va se casser
la gueule d’ici à 1995, tous les experts
sont d’accord, et les gens qui ont investi
là-dedans ? Des putains de Lénine, qui
vont se jeter de la falaise dans ce putain
d’océan.
— Rien que des putains de Lénine,
avait acquiescé Eddie en s’allongeant
sur le toit encore chaud, pour qu’Henry
ne puisse pas voir qu’il perdait
complètement pied. Il voyait des
milliards de petits bonshommes en train
de trottiner vers ces hautes falaises, tous
vêtus de shorts rouges et de petites
baskets blanches, comme les M & M’s,
dans la pub télé.
— Oui, mais je regrette de pas être
entré dans l’affaire Microsoft en 1982,
avait grommelé Henry. Tu te rends
compte que les actions que se vendaient
quinze billets, à l’époque, elles sont à
trente-cinq, aujourd’hui ? Bon Dieu !
— Des Lénine, avait répondu Eddie
d’une voix embrumée, en regardant
s’évanouir les couleurs du coucher de
soleil. À cette date, il lui restait moins
d’un mois à vivre dans ce monde – celui
dans lequel Co-op City se trouvait à
Brooklyn, et ce, depuis toujours – et
Henry avait moins d’un mois à vivre tout
court.
— Ouais, avait fait Henry en
s’allongeant à côté de lui. Mais, mon
pote, je donnerais cher pour retourner en
1982.
QUINZE
À présent, la main toujours dans
celle de Tower, il dit :
— Je viens de l’avenir, vous le
savez, n’est-ce pas ?
— Je sais que c’est ce que lui il dit,
oui.
Tower fit un mouvement de la tête en
direction de Roland, puis essaya de
retirer sa main de celle d’Eddie. Eddie
tint bon.
— Écoutez-moi, Cal. Si vous
écoutez ce que je vous dis et que vous
agissez en conséquence, vous pourrez
gagner l’équivalent de cinq, peut-être
dix fois la valeur de votre terrain vague,
sur le marché de l’immobilier.
— De belles paroles, de la part d’un
homme qui ne porte même pas de
chaussettes, fit Tower, en essayant une
nouvelle fois de libérer sa main.
Une fois de plus, Eddie ne lâcha pas
prise. Il se dit qu’autrefois il n’aurait
sans doute pas été capable de faire une
chose pareille, mais ses mains étaient
devenues plus fortes, à présent. De
même que sa volonté.
— De belles paroles de la part d’un
homme qui a vu l’avenir, corrigea-t-il.
Et l’avenir, c’est les ordinateurs, Cal.
L’avenir, c’est Microsoft. Vous vous
souviendrez de ça ?
— Moi oui, dit Aaron. Microsoft.
— Jamais entendu parler, dit Tower.
— Non, acquiesça Eddie. Je ne
crois même pas que ça existe encore.
Mais ça va venir, très bientôt, et ça va
devenir énorme. Les ordinateurs, OK ?
Des ordinateurs pour tous, ou du moins
c’était le projet. Ce sera le projet. Le
type responsable de tout ça s’appelle
Bill Gates. Toujours Bill, pas William.
L’idée lui traversa brièvement
l’esprit que, puisque ce monde était
différent de celui dans lequel lui et Jake
avaient grandi – le monde de Claudia y
Inez Bachman, au lieu de Béryl Evans –,
peut-être
le
grand
génie
de
l’informatique ne serait pas Gates. Il
pourrait aussi bien s’appeler Harry
Cossec. Mais Eddie savait aussi que
c’était peu probable. Car ce monde-ci
était très proche du sien : mêmes
voitures, mêmes grandes marques (Coca
et Pepsi, et non pas Nozz-A-La), mêmes
têtes sur les billets de banque. Il pensait
pouvoir compter sur Bill Gates (et sur
Steve Jobs, ça allait de soi) pour se
montrer en temps et en heure.
En un sens, il s’en fichait totalement.
Sur bien des plans, Calvin Tower était
une vraie tête de con. D’un autre côté,
Tower avait tenu bon face à Andolini et
à Balazar le temps nécessaire. Il s’était
accroché à ce terrain vague. Et à
présent, Roland avait l’acte de vente
dans sa poche. Ils devaient rendre à
Tower la monnaie de sa pièce, pour le
leur avoir vendu. Ça n’avait rien à voir
avec sa sympathie (ou son antipathie)
pour le type lui-même, ce qui était sans
doute une bonne chose pour ce vieux
Cal.
— Ce truc Microsoft, poursuivit
Eddie, vous pourrez acheter des actions
à quinze dollars pièce, en 1982. En 1987
– date à laquelle je suis parti en congé
permanent, pourrait-on dire –, ces
actions en vaudront trente-cinq pièces.
Ce qui représente un gain de cent pour
cent. Un peu plus, même.
— C’est vous qui le dites, dit Tower
en réussissant finalement à libérer sa
main.
— S’il le dit, trancha Roland, c’est
la vérité.
— Grand merci, fit Eddie.
Il se rendit compte qu’il attendait de
Tower qu’il risque tout ce qui lui restait
sur les conseils d’un junkie, mais il se
dit aussi que, dans le cas présent, il
pouvait se le permettre.
— Allons-y, suggéra Roland en
accompagnant l’ordre d’un mouvement
de moulinet avec ses doigts. Si on doit
aller voir cet écrivain, c’est maintenant.
Eddie se glissa derrière le volant de
la voiture de John Cullum, soudain
persuadé qu’il ne reverrait jamais ni
Tower ni Aaron Deepneau. À
l’exception du Père Callahan, aucun
d’eux ne devait les revoir. L’heure des
adieux était venue.
— Portez-vous bien, leur dit-il. Bon
vent.
— Vous aussi, répondit Deepneau.
— Oui, fit Tower, pour une fois sans
la moindre trace d’amertume. Bonne
chance à vous deux. Que vos jours
soient longs et vos nuits heureuses,
enfin, comme vous dites, quoi.
Il y avait juste assez de place pour
tourner sans faire demi-tour, et Eddie
s’en réjouit – il n’était pas prêt pour la
marche arrière, du moins pas encore.
Tandis qu’il reprenait la direction de
Rocket Road, Roland regarda pardessus son épaule et agita la main.
C’était là un comportement très
inhabituel, de sa part, et cette évidence
dut se lire sur le visage d’Eddie.
— On arrive à la fin de la partie, à
présent, dit Roland. Tout ce à quoi j’ai
travaillé, tout ce que j’ai attendu pendant
toutes ces années interminables. La fin
est proche. Je le sens. Pas toi ?
Eddie fit oui de la tête. C’était
comme dans un morceau de musique,
quand tous les instruments se précipitent
vers l’inévitable point d’orgue.
— Susannah ? demanda Roland.
— Toujours en vie.
— Mia ?
— Toujours aux commandes.
— Le bébé ?
— Toujours en route.
— Et Jake ? Le Père Callahan ?
Eddie s’arrêta au croisement,
regarda des deux côtés, puis tourna.
— Non, pas de nouvelles d’eux. Et
toi ?
Roland secoua la tête. Venant de
Jake, quelque part dans l’avenir
accompagné seulement d’un prêtre
catholique défroqué et d’un bafoubafouilleux pour seule protection, il ne
recevait que le silence. Roland espérait
que le garçon allait bien.
Pour l’instant, il ne pouvait rien
faire de plus.
: Commala-à moi-à moi
Pas question de s’écarter du
chemin.
SOLISTE
Quand on reçoit enfin ce dont on a
besoin
On se sent tellement bien.
: Commala-huit-neuf !
On se sent tellement bien !
Mais si on veut recevoir ce dont on
a besoin
Pas question de s’écarter du
chemin.
CHŒUR
DIXIÈME
COUPLET
SUSANNAHMIO,
MA CHÉRIE
DIVISÉE
UN
UN
« John Fitzgerald Kennedy est mort
cet après-midi à l’hôpital Parkland
Memorial. »
Cette voix, celle de Walter Conkrite,
dans un rêve.
« Le dernier pistolero d’Amérique
est mort. Ô Discordia ! »
DEUX
Tandis que Mia quittait la chambre
1919 du New York Plaza-Park (qui
deviendrait sous peu le Regal-Plaza des
Nations unies, projet de Sombra/North
Central, ô Discordia), Susannah eut une
sorte
d’évanouissement.
De
l’inconscience, elle sombra dans un
cauchemar brutal peuplé de nouvelles
brutales.
TROIS
La voix suivante est celle de Chet
Huntley, coprésentateur du HuntleyBrinkley Show. C’est aussi – dans des
tournures qu’elle ne comprend pas –
celle d’Andrew, son chauffeur.
— Diêm[11] et Nehru[12] sont morts,
dit cette voix. À présent faites entrer les
chiens de guerre, que commence le récit
des malheurs. D’ici à Jéricho Hill, le
chemin est pavé de péché et baigné de
sang. Ah, Discordia ! Charyou Tri !
Vienne la moisson !
Où suis-je ?
Elle regarde autour d’elle et voit un
mur de béton entièrement recouvert d’un
imbroglio de noms, de slogans et de
dessins obscènes. Au milieu, où
quiconque assis sur le trottoir ne peut le
rater, s’étale un message de bienvenue :
SALUT
NEGRO
BIENVENUE
À
OXFORD
TRAÎNE PAS DANS LE COIN APRÈS LE
!
L’entrejambe de son pantalon est
humide ; en dessous, ses sous-vêtements
sont carrément trempés, et elle se
rappelle pourquoi : la mise en liberté
sous caution avait beau avoir été
COUCHER DU SOLEIL
communiquée en avance, les flics les ont
gardés aussi longtemps qu’ils ont pu,
ignorant joyeusement le chœur croissant
des supplications de ceux qui voulaient
aller aux toilettes. Pas de toilettes dans
les cellules. Pas de lavabos. Pas même
un seau. Pas besoin d’être le grand
gagnant de Questions pour un champion
pour piger : ils étaient censés se pisser
dessus, c’était prévu. Ils étaient censés
reprendre contact avec leur nature
animale essentielle, et c’est ce qu’elle
avait fini par faire, elle, Odetta
Holmes…
Non, se dit-elle, Je suis Susannah.
Susannah Dean. On m’a de nouveau
faite prisonnière, jetée en prison, mais
je suis toujours moi.
Elle entend des voix au-delà du mur
de cellules, des voix qui pour elle
résument le présent. Elle est censée
croire qu’elles viennent d’un poste de
télé dans le bureau de la prison, mais
c’est forcément un piège. Ou bien une
blague bien abjecte, dans son genre.
Sinon, pourquoi Frank McGee dirait-il
que Bobby, le frère du président
Kennedy, est mort ? Pourquoi Dave
Garroway, qui anime l’émission Today,
dirait-il que le petit garçon du président
est mort, que John-John s’est tué dans un
accident d’avion ? Entendre ce
mensonge monstrueux, assise dans la
cellule puante d’une prison du sud des
États-Unis, quand on a les sousvêtements
qui
vous
collent à
l’entrejambe ! Pourquoi « Buffalo » Bob
Smith de l’émission télévisée Howdy
Doody hurle-t-il « Cowabunga, les
gosses, Martin Luther King est mort » ?
Et tous les gosses qui répondent en
hurlant : « Commala-hourra ! On adore
c’que tu dis, mon gars ! Un bon nègre,
c’est un nègre mort, alors descends-en
un fissa ! »
La caution ne va pas tarder à arriver.
C’est à ça qu’il faut qu’elle se
raccroche, à ça.
Elle s’approche des barreaux et s’y
agrippe. Oui, elle est bien à Oxford
Town. Retour à Oxford, deux morts à la
nuit tombée, il ferait mieux de faire une
enquête vite fait. Mais elle va sortir, et
elle s’envolera loin, très loin, chez elle,
et juste après ça elle aura un tout
nouveau monde à explorer, avec une
nouvelle personne à aimer, et une
nouvelle personne à être. Commalaquelle-veine, le voyage commence à
peine.
Oh, mais c’est un mensonge. Le
voyage est presque fini. Son cœur le
sait.
Dans le couloir une porte s’ouvre et
elle entend des pas claquer, qui viennent
vers elle. Elle regarde dans leur
direction – pleine d’enthousiasme,
espérant voir arriver la caution, ou un
garde avec un jeu de clés –, au lieu de
quoi elle voit une femme noire, avec aux
pieds une paire de chaussures volées.
C’est son vieux moi. C’est Odetta
Holmes. Elle est peut-être pas allée à
Morehouse, mais elle est allée à
Columbia. Et dans tous ces cafés, là-bas,
dans le Village. Et au Château sur
l’Abysse, elle est allée dans cette
maison-là aussi.
— Écoute-moi, lui dit Odetta.
Personne ne pourra te sortir de là à part
toi-même, ma grande.
— T’as inté’êt à p’ofiter d’ces
jambes tant qu’tu les as, ma choute !
La voix qu’elle entend sortir de sa
propre bouche est rude, et agressive, une
voix qui cherche la bagarre, mais où
perce la peur. La voix de Detta Walker.
— Passque tu vas les pe’d’ bientôt,
j’te l’dis ! Coupées pa’l’t’ain A ! Le
fameux t’ain A ! Ce type, Jack Mo’t, il
va te pousser d’ssous, à la station de
Ch’istopher St’eet !
Odetta la regarde calmement et
répond :
— La ligne A ne passe pas par là.
Elle n’est jamais passée par là.
— De qui tu m’pa’les, espèce de
salope ?
Odetta ne se laisse pas leurrer par la
voix ordurière et blasphématoire. Elle
sait de qui elle parle. Et elle sait de quoi
elle parle. Le pilier de la vérité a un trou
en son milieu. Ce ne sont pas les voix du
gramophone mais celles de nos amis
morts. Il y a des fantômes, dans les
chambres de la ruine.
— Retourne au Dogan, Susannah. Et
rappelle-toi ce que je te dis : il n’y a que
toi qui puisses te sauver. Il n’y a que toi
qui puisses te sortir de Discordia.
QUATRE
Cette fois-ci, c’est la voix de David
Brinkley, annonçant qu’un certain
Stephen King s’est fait renverser par une
camionnette alors qu’il se promenait
près de chez lui, et qu’il est mort. King
avait cinquante-deux ans, il ajoute qu’il
est l’auteur de nombreux romans,
notamment Le Fléau, Shining et Salem.
Ah, Discordia, dit Brinkley, le monde
s’enfonce dans les ténèbres.
CINQ
Odetta Holmes, cette femme que
Susannah était autrefois, passe le bras
entre les barreaux et pointe le doigt
derrière elle en répétant :
— Il n’y a que toi qui puisses te
sauver. Mais la voie des armes est la
voie de la damnation autant que du
salut ; à la fin, il n’y a plus de
différence.
Susannah se retourne pour regarder
ce que désigne son doigt, et le spectacle
la remplit d’effroi. Ce sang ! Mon Dieu !
Tout ce sang ! Elle voit un récipient
rempli de sang, et baignant dedans, une
chose morte monstrueuse, un bébé mort,
mais un bébé pas humain, l’a-t-elle tué
elle-même ?
— Non ! hurle-t-elle. Jamais !
JAMAIS DE LA VIE !
— Alors le Pistolero mourra et la
Tour Sombre s’effondrera, dit la terrible
femme debout dans le couloir, cette
femme qui porte les chaussures de Trudy
Damascus.
— Discordia, assurément.
Susannah ferme les yeux. Peut-elle
se forcer à s’évanouir ? Peut-elle
s’évanouir et quitter cette cellule, ce
monde terrible ?
C’est ce qu’elle fait. Elle tombe
dans les ténèbres et le bip ouaté des
machines, et la dernière voix qu’elle
entende est celle de Walter Conkrite,
annonçant que Diêm et Nehru sont morts,
que l’astronaute Alan Shepard est mort,
que Lyndon Johnson est mort, que
Richard Nixon est mort, qu’Elvis
Presley est mort, que Rock Hudson est
mort, que Roland de Gilead est mort,
qu’Eddie de New York est mort, que
Jake de New York est mort, que le
monde est mort, les mondes, que la Tour
s’effondre, qu’un trilliard d’univers sont
en train de fusionner, et que tout n’est
que Discordia, tout n’est que ruine, tout
a pris fin.
SIX
Susannah ouvrit les yeux et jeta un
regard
frénétique
autour
d’elle,
cherchant désespérément de l’air. Elle
faillit tomber de la chaise sur laquelle
elle était assise. C’était un de ces engins
qui roulent, positionné devant le panneau
de commande recouvert de boutons,
d’interrupteurs
et
de
lumières
clignotantes. Au-dessus d’elle pendaient
les écrans de télé en noir et blanc. Elle
était de retour au Dogan. Oxford
(Diêm et Nehru sont morts)
n’avait été qu’un rêve. Un rêve dans
un rêve, si vous préférez. Celui-ci en
était un autre, mais un peu mieux, à tout
prendre.
Sur la plupart des écrans qui
diffusaient des images de Calla Bryn
Sturgis la dernière fois qu’elle était
venue, elle ne voyait que de la neige ou
des images-tests. L’un d’eux, cependant,
montrait le couloir du dix-neuvième
étage du Plaza-Park. La caméra glissa
vers les ascenseurs, et Susannah comprit
que c’était à travers les yeux de Mia
qu’elle regardait.
Mes yeux, rectifia-t-elle. Sa colère
n’était pas costaude, mais elle sentait
qu’elle pouvait être nourrie. Il faudrait
qu’elle soit nourrie, si Susannah voulait
pouvoir regarder dans les yeux cette
chose innommable qu’elle avait vue en
rêve. Cette chose dans le coin de sa
cellule de la prison d’Oxford. Cette
chose dans la bassine remplie de sang.
Ce sont mes yeux. Elle les a pris en
otages, c’est tout.
Un autre écran montrait Mia arrivant
dans le hall, examinant les boutons de
l’ascenseur, puis appuyant sur le bouton
avec une flèche vers le bas.
On est en route pour aller voir la
sage-femme, se dit Susannah en fixant
l’écran d’un air sévère, puis elle éclata
d’un rire bref et sans joie. Oh, on va
voir la sage-femme, la merveilleuse
sage-femme d’Oz. Parce que parce que
parce-QUEEEEE… parce qu’elle fait
des merveilles !
Elle avait sous les yeux les cadrans
qu’elle avait déréglés, en se donnant un
mal considérable – bon Dieu, cette
douleur. TEMP ÉMOTIONNELLE était
toujours sur 72. L’interrupteur à bascule
marqué P ’TIT GARS était toujours sur
ENDORMI, et sur le moniteur au-dessus,
l’image du fœtus était en noir et blanc,
comme tout le reste. Aucun signe de ces
yeux bleus dérangeants. L’absurde FORCE
DE TRAVAIL était resté sur 2, mais elle
constata que la plupart des diodes
orange dans cette pièce étaient passées
au rouge. De nouvelles fissures étaient
apparues dans le sol et le vieux soldat
dans son coin avait perdu la tête : la
vibration sourde et croissante des
machines en sous-sol avait fait basculer
le crâne par terre, et il souriait à présent
de toutes ses dents à l’intention des
loupiotes fluorescentes au plafond.
L’aiguille Susannah-Mio
avait
atteint la limite de la zone jaune ; sous
les yeux de Susannah, elle pénétra dans
le rouge. Danger, danger, Diêm et Nehru
sont morts. Papa Doc Duval-lier est
mort. Jackie Kennedy est morte.
Elle essaya de faire bouger les
indicateurs une nouvelle fois, mais en
vain : ils étaient toujours bloqués. Mia
n’avait peut-être pas su agir sur les
commandes,
mais
bloquer
les
indicateurs dans la position qui lui
convenait ? Elle devait au moins savoir
faire ça.
Les haut-parleurs au-dessus d’elle
se mirent à grésiller puis à brailler,
assez fort pour la faire sursauter. Et,
entre deux explosions de parasites, la
voix d’Eddie.
Suze !… née !… Gaspille… née !
Avant qu’elle… mène… doit aller…
coucher. Tu m’entends ?
Sur l’écran qu’elle avait identifié
comme étant la vision de Mia, les portes
de l’ascenseur central s’ouvrirent. Cette
chienne de preneuse d’otage en cloque y
entra. Susannah le remarqua à peine.
Elle s’empara du micro et poussa
l’interrupteur sur le côté.
— Eddie ! hurla-t-elle. Je suis en
1999 ! Les filles se baladent le ventre à
l’air et leurs bretelles de soutiengorge…
Mon Dieu, mais qu’est-ce qui lui
prenait de débiter des âneries pareilles ?
Elle fit un effort colossal pour retrouver
ses esprits.
— Eddie, je ne comprends pas ce
que tu dis ! Répète, trésor !
Pendant quelques secondes elle
n’entendit rien d’autre que les parasites,
ainsi que du larsen à vous faire dresser
les cheveux sur la tête. Elle s’apprêtait à
reprendre le micro quand la voix
d’Eddie revint, un peu plus claire, cette
fois-ci.
Perdre… journée ! Jake et… Père
Cal… tiens le coup ! Gaspille… avant
qu’elle… là où… accoucher. Ponds, si
tu m’entends !
— Je t’entends, c’est tout ce que je
peux te dire ! s’écria-t-elle.
Elle serrait le manche argenté du
micro tellement fort qu’il tremblait entre
ses doigts.
— Je suis en 1999 ! Juin 1999 !
Mais je ne comprends pas tout ce que tu
dis, trésor ! Répète ! Et dis-moi si tu vas
bien !
Mais Eddie avait disparu.
Après avoir essayé de l’appeler une
demi-douzaine de fois, pour ne recevoir
en
réponse
qu’une
salve
de
grésillements, elle reposa le micro et
tenta de déchiffrer ce qu’il avait essayé
de lui dire. Elle tenta aussi de mettre de
côté la joie de savoir qu’Eddie était
encore en état d’essayer de lui dire quoi
que ce soit.
— Gaspille la journée.
Cette partie-là au moins était claire.
— Gaspille la journée. Comme « tue
le temps ».
Elle se dit qu’elle avait dû saisir
l’idée d’ensemble. Eddie voulait qu’elle
ralentisse Mia. Peut-être parce que Jake
et le Père Callahan allaient venir ? Pour
ce qui était de cette information, elle
était moins sûre, et ça ne lui plaisait pas
beaucoup, de toute façon. Jake était
pistolero, d’accord, mais il n’était aussi
qu’un gamin. Et Susannah avait comme
l’intuition que la clientèle du Cochon du
Sud serait plutôt du genre ignoble.
Pendant ce temps, sur Télé-Mia, les
portes de l’ascenseur s’ouvraient de
nouveau. Cette chienne de preneuse
d’otage en cloque avait atteint le grand
hall. Pour le moment, Susannah remit
Eddie, Jake et le Père Callahan dans un
coin de sa tête. Elle se rappelait que
Mia avait refusé de passer devant,
même quand leurs jambes de SusannahMio étaient sur le point de disparaître de
sous leur corps partagé de SusannahMio. Parce que, pour détourner un vieux
poème en passant, elle était seule et
apeurée dans un monde qu’elle n’avait
jamais créé.
Parce qu’elle était timide.
Et, bon sang, on peut dire que les
choses avaient changé, dans le hall de
l’hôtel Plaza-Park, pendant que la
chienne de preneuse d’otage en cloque
était en haut, à attendre son coup de
téléphone. Les choses avaient changé du
tout au tout.
Susannah se pencha en avant, les
coudes en appui sur le bord du panneau
de commande, le menton posé sur les
paumes de ses mains.
Voilà
qui
promettait
d’être
intéressant.
SEPT
Mia sortit de l’ascenseur, puis
essaya d’y rentrer immédiatement. Mais
elle se cogna aux portes, assez fort pour
qu’on entende le tintement d’ivoire de
ses dents qui s’entrechoquaient. Elle
regarda autour d’elle, perplexe, se
demandant visiblement comment la
petite pièce qui montait et descendait
avait pu disparaître comme ça.
Susannah ! Qu’est-ce qu’elle est
devenue ?
Pas de réponse de la femme à peau
sombre dont elle portait à présent le
visage, mais Mia comprit vite qu’elle
n’avait pas besoin de réponse. Elle
observa l’emplacement de la porte de la
cabine. Si elle appuyait de nouveau sur
le bouton, la porte se rouvrirait
probablement, mais il lui fallait d’abord
vaincre cette impulsion soudaine de
retourner dans la chambre 1919. Elle en
avait fini, là-bas. Sa véritable tâche
l’attendait, quelque part au-delà des
portes de ce hall.
Elle regarda en direction de ces
portes avec ce désarroi de petite fille
susceptible de dégénérer en pure
panique à la moindre parole un peu vive
ou au moindre regard un peu dur.
Elle n’était restée en haut qu’un peu
plus d’une heure, mais pendant ce temps,
l’accalmie de l’après-midi dans le hall
avait pris fin. Une petite dizaine de taxis
en provenance des aéroports de La
Guardia et Kennedy s’étaient garés
devant l’hôtel quasiment en même temps.
De même qu’un car de touristes japonais
arrivant de l’aéroport de Newark. Le
circuit avait démarré de Sapporo, et la
cinquantaine de couples avaient réservé
au Plaza-Park. À présent, le hall se
remplissait rapidement de gens qui
jacassaient. La plupart avaient des yeux
noirs étirés en amande, des cheveux
noirs et brillants, et des rectangles
étranges autour du cou, au bout d’une
sangle. De temps à autre l’un d’eux
soulevait cet objet et le dirigeait vers
quelqu’un d’autre. Il y avait un éclair
lumineux, des rires, des cris (Domo !
Domo !). Trois files d’attente s’étaient
formées au guichet. La ravissante jeune
femme qui avait accueilli Mia en des
temps plus sereins avait été rejointe par
deux autres employés et tous
travaillaient comme des galériens. La
hauteur sous plafond était telle que les
rires et les échos de conversations mêlés
résonnaient en une langue étrange qui
rappelait à Mia le gazouillis des
oiseaux. Les enfilades de miroirs
ajoutaient à la confusion générale en
faisant paraître le vestibule deux fois
plus plein qu’il ne l’était vraiment.
Indécise, Mia eut un mouvement de
recul.
— Suivant ! hurla un des employés
en faisant tinter une cloche.
Il sembla à Mia que le son traversait
ses pensées confuses comme une flèche
d’argent.
— Suivant, s’il vous plaît !
Un homme arborant un large sourire
– les cheveux noirs plaqués sur le crâne,
la peau jaune, des yeux bridés derrière
des lunettes rondes – se précipita vers
Mia, tenant une de ces boîtes-à-éclairs
rectangulaires. Mia s’arma de courage,
résolue à le tuer s’il l’attaquait.
— Vous pouvoir prende photo moi et
ma femme, OK ?
En lui tendant la boîte-à-éclairs.
Pour qu’elle la lui prenne. Mia eut un
mouvement de recul, se demandant s’il y
avait des radiations, si les éclairs
pourraient être nocifs pour son bébé.
Susannah ! Qu’est-ce que je fais ?
Pas de réponse. Bien sûr, comment
pouvait-elle espérer l’aide de Susannah
après ce qui venait de se passer ?
Mais…
L’homme au grand sourire essayait
toujours de lui donner sa boîte-à-éclairs.
Il avait l’air un peu perplexe, mais ne se
laissait pas démonter.
— Vous prende photo, OK ?
En lui mettant la chose rectangulaire
dans la main. Il recula et plaça son bras
autour des épaules d’une dame qui lui
ressemblait comme une sœur, sauf pour
les cheveux, qu’elle avait aussi noirs et
brillants, mais coupés sur le front « à la
petite fille », se dit Mia. Même leurs
lunettes rondes étaient identiques.
— Non, dit Mia. Non, j’implore
votre pardon… non.
À présent la panique était très
proche, et très vive, elle tourbillonnait et
baragouinait là, juste devant elle
(vous prende photo, nous tuer bébé)
et Mia eut le réflexe de lâcher le
clignoteur rectangulaire par terre. Mais
ça risquait de le casser, et de libérer le
maléfice qui lançait des éclairs.
Elle décida donc de le poser avec
précaution, avec un sourire d’excuse à
l’intention du couple japonais surpris
(l’homme avait toujours le bras autour
des épaules de sa femme), et se dirigea
avec empressement vers la petite
boutique de souvenirs. Même le piano
avait changé d’air ; aux mélodies
apaisantes avait succédé un morceau
syncopé et dissonant, martelé comme
une migraine musicale.
Il me faut une chemise, parce qu’il
y a du sang sur celle-ci. Je vais prendre
la chemise et puis je me rendrai au
Cochon du Sud, au coin de la 61e et de
Lexingworth… Lexington, je veux dire,
Lexington… et là j’aurai mon bébé.
J’aurai mon bébé et toute cette
confusion prendra fin. Je repenserai à
la peur que j’ai eue et j’en rirai.
Mais la boutique aussi était pleine
de monde. Des Japonaises examinaient
les souvenirs et babillaient entre elles
dans leur langue d’oiseaux pendant que
leurs maris étaient allés remplir les
papiers. Mia apercevait un comptoir
croulant sous les chemises, mais il y
avait des femmes tout autour, qui les
dépliaient pour les regarder. Et il y avait
une autre queue à la caisse.
Susannah, qu’est-ce que je dois
faire ? Il faut que tu m’aides !
Pas de réponse. Elle était là-dedans,
Mia la sentait, mais elle ne voulait pas
l’aider.
Et franchement, est-ce que je le
ferais, dans sa situation ? se dit-elle.
Eh bien, peut-être que oui. Bien sûr,
il faudrait lui faire miroiter une
récompense digne de ce nom, mais…
La seule récompense que je veuille
de toi, c’est la vérité, lui dit froidement
Susannah.
Quelqu’un bouscula Mia dans
l’entrée de la boutique et elle fit volteface, mettant les mains en garde. Si
c’était un ennemi pour elle ou pour son
p’tit gars, elle allait lui arracher les
yeux.
— Paldon, fit une femme souriante à
chevelure noire.
Comme l’homme croisé dans le hall,
elle portait une de ces boîtes-à-éclairs
rectangulaires. Au milieu miroitait une
sorte d’œil en verre circulaire qui fixait
Mia. Elle voyait son propre visage
reflété dedans, petit, sombre et
désemparé.
— Vous prende photo, OK ? Prende
photo moi et amie ?
Mia n’avait aucune idée de ce que
racontait cette femme ou de ce qu’elle
voulait, ou encore de ce que les boîtesà-éclairs étaient censées faire. Tout ce
qu’elle savait, c’est qu’il y avait trop de
monde, il y en avait partout, une vraie
maison de fous. À travers la vitrine de la
boutique, elle voyait que le spectacle
était le même devant l’entrée de l’hôtel.
Elle apercevait des voitures jaunes et de
longues voitures noires avec des vitres à
travers lesquelles on ne voyait pas (les
gens à l’intérieur devaient pouvoir
regarder, eux), et un énorme véhicule
argenté qui grondait, le long du trottoir.
Deux hommes en uniforme vert se
tenaient dans la rue, soufflant dans des
sifflets argentés. Tout près, quelque
chose se mit à marteler bruyamment.
Pour Mia, qui n’avait jamais entendu un
marteau piqueur, le son rappelait celui
d’une arme à rafales, mais personne à
l’extérieur ne se jetait à plat ventre sur
le trottoir ; personne n’avait même l’air
alarmé.
Comment était-elle censée se rendre
au Cochon du Sud par elle-même ?
Richard P. Sayre avait dit qu’il était
certain que Susannah pourrait l’aider à
le trouver, mais Susannah s’était murée
dans son silence borné et stupide, et Mia
elle-même était sur le point de perdre
complètement les pédales. C’est alors
que Susannah se remit à parler.
Maintenant je vais t’aider un petit peu
– trouve-toi un coin tranquille où
reprendre ton souffle et débrouille-toi
pour m’arranger cette chemise – tu es
prête à me donner des réponses
claires ? À quel propos ?
À propos du bébé, Mia. Et de sa
mère. De toi. C’est ce que j’ai fait !
Je ne crois pas, non. Je ne crois pas
que tu sois plus démoniaque que… eh
bien, que moi. Je veux la vérité.
Pourquoi ?
Je veux la vérité, répéta Susannah,
puis elle se tut de nouveau, refusant de
répondre plus longtemps aux questions
de Mia. Et lorsqu’un énième petit
bonhomme souriant s’approcha avec une
énième boîte-à-éclairs, les nerfs de Mia
lâchèrent. À cet instant précis, le simple
fait de traverser le hall de l’hôtel lui
paraissait au-delà de ses forces ; alors
comment était-elle censée aller jusqu’au
Cochon du Sud toute seule ? Après
toutes ces années passées
(à Fedic)
(à Discordia)
(au Château sur l’Abysse)
se retrouver au milieu de tous ces
gens lui donnait envie de hurler. Et après
tout, pourquoi ne pas raconter à la
femme à peau noire le peu de chose
qu’elle savait ? Elle – Mia, fille de
personne, mère d’un seul – avait bien les
choses en main. Quel mal y avait-il à
dire un peu la vérité ?
Très bien, abdiqua-t-elle. Je ferai ce
que tu me demandes, Susannah, Odetta,
ou qui que tu sois. Aide-moi, c’est tout.
Sors-moi d’ici.
C’est Susannah Dean qui passa
devant.
HUIT
Il y avait des toilettes pour femmes,
près du bar de l’hôtel, derrière le coin
du piano. Deux des femmes à cheveux
noirs et à peau jaune avec des yeux
fendus se tenaient devant les lavabos,
l’une se lavant les mains, l’autre se
recoiffant, toutes les deux jacassant leurs
cui-cui. Aucune ne prêta attention à la
dame kokujin qui passait à côté d’elles,
se rendant jusqu’aux cabines. Quelques
secondes plus tard, elles sortirent,
rendant la pièce à un silence béni,
hormis le discret fond musical diffusé
par les haut-parleurs accrochés en
hauteur.
Mia comprit comment marchait le
verrou et le ferma. Elle allait s’asseoir
sur la cuvette quand Susannah intervint :
Retourne-la.
Quoi ?
La chemise, ma fille. Retourne-la,
au nom de ton père !
La chemise en question était une
callum-ka en tissu grossier, le genre de
vêtement porté indifféremment par les
hommes et par les femmes dans la
campagne de rizières, quand le temps se
rafraîchissait. Elle avait ce qu’Odetta
Holmes aurait appelé un col bénitier.
Pas de boutons, alors oui, on pouvait
très facilement la retourner, mais…
De nouveau Susannah, s’impatientant
visiblement :
Tu vas rester commala-lune comme
ça toute la journée ? Retourne-la ! Et
rentre-la dans ton jean, cette fois-ci.
P… pourquoi ?
Ça te donnera un air différent,
répondit vivement Susannah.
Mais ce n’était pas la raison
principale. Ce qu’elle voulait, c’était se
regarder en dessous de la taille. Si ses
jambes étaient celles de Mia, elles
étaient probablement blanches. Elle était
fascinée (et un peu écœurée) à l’idée
qu’elle était devenue une sorte d’hybride
bicolore.
Mia marqua une pause, frottant les
taches les plus visibles, au-dessus de
son sein gauche. Au-dessus de son cœur.
Retourne-la ! Dans le hall, quelques
idées sans queue ni tête lui avaient
traversé l’esprit (hypnotiser les clients
de la boutique à l’aide de la tortue
miniature était de loin la plus viable),
mais retourner tout bonnement cette
fichue chemise n’en faisait pas partie.
Ce qui démontrait simplement combien
elle s’était laissé gagner par la panique.
Mais à présent…
Avait-elle besoin de Susannah,
pendant cette brève période où elle se
trouverait dans cette cité surpeuplée et
déroutante, si différente des salles
silencieuses du château et des rues
calmes de Fedic ? Simplement pour se
rendre d’ici au coin de la 61e et de
Lexingworth ?
Lexington, corrigea la femme
emprisonnée à l’intérieur d’elle.
Lexington. Incapable de te le rappeler,
pas vrai ?
Si, si, elle se rappelait. Et il n’y
avait aucune raison d’oublier une chose
aussi simple, elle avait beau ne pas être
allée à Morehouse, ni dans aucune
maison, elle n’était pas stupide pour
autant. Alors pourquoi…
Quoi ? demanda-t-elle subitement.
Qu’est-ce qui te fait sourire ?
Rien, fit la femme à l’intérieur…
Mais elle souriait toujours. Elle était
presque hilare. Mia le sentait, et ça ne
lui plaisait pas. Là-haut, dans la
chambre 1919, Susannah lui avait hurlé
dessus, dans un mélange de terreur et de
rage, l’accusant d’avoir trahi l’homme
que Susannah aimait, et l’homme qu’elle
suivait. Il y avait assez de vrai là-dedans
pour faire honte à Mia. Elle n’avait pas
aimé ce sentiment, mais elle préférait la
femme à l’intérieur quand elle hurlait
comme une hystérique et qu’elle était
complètement chamboulée. Alors que ce
sourire la rendait nerveuse. Cette
version de la femme à peau brune
essayait de renverser les rôles ; peutêtre même pensait-elle les avoir
réellement renversés. Ce qui était
impossible, bien sûr, puisqu’elle était
sous la protection du Roi, mais…
Dis-moi pourquoi tu souris !
Oh, pour pas grand-chose, répondit
Susannah.
Sauf que maintenant elle avait la
même voix que l’autre, celle qui
s’appelait Detta. Mia ne pouvait
vraiment pas la supporter, celle-là. Elle
en avait un peu peur, de celle-là.
Je ’epense juste à ce type, Sigmund
F’eud, mon chou – un sal’culé d’cul
blanc, mais pas stupide. Il disait que
quand quelqu’un oubliait tout l’temps
que’qu’chose, c’est p’t-êt’pasque cette
pe’sonne, elle veut l’oublier.
C’est idiot, répondit froidement
Mia.
Derrière la porte de la cabine où se
jouait cette petite conversation mentale,
elle entendit entrer deux – non, au moins
trois, peut-être même quatre – autres
femmes, gazouillant toujours, et leurs
gloussements firent grincer les dents de
Mia.
Pourquoi est-ce que je voudrais
oublier le lieu où on m’attend pour
m’aider à avoir mon bébé ?
Eh ben, ce F’eud – ce sale g’os culé
d’cul blanc viennois avec son ciga’e –
il ’aconte qu’on a un esp’it en dessous
de l’esp’it, il appelle ça l’inconscient,
ou le subconscient, ou cette salope’ie
de
conscient
que’qu’chose.
Maintenant, je dis pas que ça existe,
j’dis que lui il le dit.
(Gaspille la journée, lui avait dit
Eddie, de ça au moins elle était
certaine, et elle allait faire de son
mieux, espérant seulement qu’elle
n’allait pas conduire Jake et le Père
Callahan à la mort, ce faisant.)
C’bon vieux sal’culé d’cul blanc
d’F’eud, il dit que pou’plein d’cho-ses,
le subconscient ou l’inconscient, il est
plus malin que celui du d’ssus. Qu’il
’enifle les conne’ies plus vite que celui
du d’ssus. Et p’t-êt’que l’tien, il
comp’end c’que j’t’ai dit depuis
Vdébut, que ton copain Say’e, c’est ’ien
d’aut’e qu’un sale conna’d de
menteu’qui va t’voler ton bébé et, j’sais
pas, p’t-êt’le découper dans cette
bassine et pis l’donner à bouffer aux
vampi’es comme si c’étaient des chiens
et qu’ton moufla’d c’était du canigou
spécial Vamp…
La ferme ! Ferme ta sale figure de
menteuse !
De l’autre côté, aux lavabos, les
femmes-oiseaux riaient comme des
hystériques, à tel point que Mia sentit
ses yeux trembler et menacer de se
liquéfier dans leurs orbites. Elle voulait
sortir de sa cabine comme une furie, se
précipiter sur elles, leur attraper la tête
et la flanquer contre le miroir encore et
encore jusqu’à ce que le sang gicle et
qu’il y en ait partout sur le mur jusqu’au
plafond et que leur cervelle…
On se calme, on se calme, fit la
femme à l’intérieur, et elle reconnut à
nouveau la voix de Susannah.
Elle ment ! Cette garce, elle
MENT !
Non, répondit Susannah, et elle mit
tant de conviction dans ce simple mot
qu’elle réussit à envoyer une flèche de
peur dans le cœur de Mia. Elle a son
franc-parler, je ne dis pas le contraire,
mais elle ne ment pas. Allez, Mia,
retourne ta chemise.
Dans un dernier éclat de rire à vous
mettre les larmes aux yeux, les femmesoiseaux quittèrent les toilettes. Mia
retira sa chemise par-dessus la tête,
dénudant la poitrine de Susannah,
couleur café, avec juste une goutte de
lait. Ses tétons, qu’elle avait toujours
eus aussi petits que des framboises,
avaient beaucoup grossi. Des tétons
attendant désespérément une bouche.
De l’autre côté de la chemise, à
peine quelques auréoles bordeaux
étaient visibles. Mia la renfila, puis
déboutonna son jean afin de la glisser à
l’intérieur. Susannah examina, fascinée,
le point situé juste au-dessus de la toison
pubienne. La peau s’était éclaircie, et
avait plutôt la couleur du lait, avec juste
une goutte de café. En dessous, elle vit
les jambes blanches de la femme qu’elle
avait rencontrée sur l’allure du château.
Susannah savait que, si Mia baissait son
pantalon jusqu’en bas, elle verrait les
mollets écorchés qu’elle avait déjà vus
quand Mia – la véritable Mia –
observait la lumière rouge qui puisait
dans le ciel, au-delà de Discordia,
indiquant l’emplacement du château du
Roi.
Il y avait là quelque chose de
terrifiant pour Susannah, et après un
temps de réflexion (il lui fallut à peine
quelques secondes), elle en comprit la
raison. Si Mia n’avait remplacé que la
partie des jambes qu’Odetta Holmes
avait perdue sous ce métro, quand Jack
Mort l’avait poussée sur la voie, elles
auraient été blanches seulement sous le
genou. Mais elle avait aussi les cuisses
blanches, et le bas-ventre était en train
de blanchir aussi. De quel genre
d’étrange lycanthropie s’agissait-il là ?
Le gen’e vol de co’ps, répliqua
Detta d’un ton jovial. T’es bientôt tu vas
t’ ’et’ouver avec un bidon tout blanc…
des nichons blancs… un cou blanc…
des joues blanches…
Arrête, la prévint Susannah, mais
Detta Walker avait-elle jamais écouté
ses mises en garde ? Les siennes ou
celles de qui que ce soit d’autre ?
Et pis, pou’fini’, tu vas t’t’imballer
un ce’veau blanc, ma fille ! Un ce’veau
de Mia ! Ça se’a poilant, pas v’ai ?
Pou’su ! Tu se’as une v’aie Mia !
Pe’sonne pou’a plus t’emme’der si tu
veux monter à l’avant du bus !
Puis la chemise glissa sur les
hanches et le jean fut reboutonné. Mia
s’assit sur la lunette des toilettes. Face à
elle, gribouillé sur la porte, s’étalait un
graffiti : BANGO SKANK ATTEND LE ROI !
Qui est ce Bango Skank ? demanda
Mia.
Pas la moindre idée.
Je crois…
C’était difficile, mais Mia se força.
Je crois que je te dois un mot de
remerciement.
La réaction de Susannah fut
instantanée et glaciale.
La
vérité
sera
mon
seul
remerciement.
Commence par me dire pourquoi tu
m’aiderais, une fois que…
Cette fois-ci, Mia ne put terminer.
Elle aimait se dire qu’elle avait du
courage – autant qu’il lui en fallait pour
être au service de son p’tit gars, du
moins – mais elle ne parvint pas à
terminer.
Après que tu as trahi l’homme que
j’aime pour des types qui ne sont
finalement rien d’autre que des
serviteurs du Roi Cramoisi, si on va au
fond des choses ? Après que tu as
décidé qu’ils pouvaient bien tuer les
miens, tant que ton p’tit gars était sain
et sauf ? C’est ça que tu veux savoir ?
Mia détesta la façon dont elle
formulait les choses, mais dut bien le
supporter. De gré ou de force.
Oui, jeune dame, si tu veux.
C’est l’autre qui répondit, cette foisci, avec cette voix – rude, croassante,
riante, triomphante, et chargée de haine
– encore plus détestable que les
piaillements
des
femmes-oiseaux.
Largement plus détestable.
Passque mes gars s’en sont so’tis,
voilà pou’quoi ! Z’ont baisé ces ’culés
d’culs blancs, et p’op’ement ! Ceux qui
z’ont pas butés, i’zont volé en mille
mo’ceaux !
Mia se sentit soudain très mal à
l’aise. Qu’elle dise vrai ou pas, cette
sorcière hilare croyait ce qu’elle
racontait. Et si Roland et Eddie Dean
étaient toujours là, se pouvait-il que le
Roi Cramoisi ne fût pas aussi fort, aussi
puissant qu’on le lui avait affirmé ?
Était-il possible qu’on l’ait vraiment
trompée à propos de…
Arrête, arrête, tu ne peux pas
penser des choses pareilles !
Il y a une autre raison qui justifie
mon aide.
La sorcière était repartie, et l’autre
était de retour. Du moins pour le
moment.
Quelle raison ?
C’est aussi mon bébé, dit Susannah.
Je ne veux pas qu’on le tue.
Je ne te crois pas.
Pourtant, elle la croyait. La femme à
l’intérieur avait raison : Mordred
Deschain de Gilead et de Discordia leur
appartenait à toutes les deux. La sorcière
s’en fichait peut-être, mais l’autre,
Susannah, sentait très clairement la force
d’attraction du p’tit gars. Et si elle avait
raison, concernant Sayre, ou qui que ce
soit qui l’attendait au Cochon du Sud…
s’ils n’étaient que des menteurs et des
cozeurs…
Arrête. Arrête. Je n’ai nulle part où
aller, je n’ai qu’eux.
Mais si, lui dit vivement Susannah.
Avec la Treizième Noire, tu peux aller
où tu veux.
Tu ne comprends pas. Il me
suivrait. Il le suivrait.
Tu as raison, je ne comprends pas.
Elle comprenait parfaitement, du
moins elle le croyait, mais… gaspille la
journée, avait-il dit.
D’accord, je vais essayer de
t’expliquer. Moi-même je ne comprends
pas tout – il y a des choses que je ne
sais pas – mais je vais t’en dire autant
que je peux.
Merc…
Avant qu’elle ait pu finir, Susannah
se sentit de nouveau tomber, comme
Alice dans le terrier du lapin. Dans les
toilettes, à travers le sol, dans les tuyaux
souterrains, jusque dans un autre monde.
NEUF
Pas de château à l’autre bout, pas
cette fois-ci. Roland leur avait raconté
des épisodes de ses années de
vagabondage – les infirmières vampires
et les petits docteurs d’Elurie, les leçons
de Cort et, bien sûr, l’histoire de son
premier amour sacrifié – et c’était un
peu comme tomber dans l’un de ces
récits. Ou, peut-être, dans l’un de ces
feuilletons (des « westerns pour
adultes », comme on les appelait) sur la
chaîne récemment créée, ABC-TV :
Pied Tendre, avec Tiy Hardin,
Maverick, avec James Garner, ou encore
– le chouchou d’Odetta Holmes –
Cheyenne, avec Clint Walker. (Odetta
avait même envoyé un courrier à la
chaîne, leur suggérant qu’ils pourraient
conquérir un tout nouveau public s’ils
diffusaient une série dont le héros serait
un cow-boy solitaire noir, dans les
années qui avaient suivi la guerre de
Sécession. Elle n’avait jamais reçu de
réponse. Elle s’était dit que le fait même
d’écrire cette lettre était ridicule, une
véritable perte de temps.)
Il y avait une écurie de louage, avec
une
enseigne
disant
SELLERIE
RÉPARATIONS PAS CHER. La pancarte de
l’hôtel promettait CHAMBRES CALMES,
BONS LIES. Il y avait au moins cinq
saloons. Devant l’un d’eux, un robot
rouillé roulant sur des chenilles qui
hurlaient balançait sa tête d’ampoule
d’avant en arrière en glapissant à la
cantonade son message de bienvenue,
qui sortait d’un haut-parleur en forme de
tuyau planté au milieu de sa tête
grossière. Sa voix métallique résonnait
dans la ville déserte : « Des filles, des
filles, des filles ! Des humaines, des
robotes, on s’en fiche, qu’est-ce que ça
peut faire, on voit pas la différence,
elles vous feront ce que vous voudrez
sans rechigner, « pas question » fait pas
partie de leur vo-CA-bu-laire, elles
vous donneront satisfaction tout le long !
Des filles, des filles, des filles ! Des
humaines ou des robotes, venez toucher
vous-même, on sent pas la différence !
Elles font tout ce que vous voulez ! Elles
veulent tout ce que vous voulez ! »
Marchant à côté d’elle, Susannah vit
la belle jeune femme blanche avec le
ventre arrondi, les jambes égratignées et
les cheveux noirs aux épaules. Alors
qu’elles franchissaient toutes les deux la
façade criarde en trompe-l’œil du
SALOON « LE BON TEMPS » DE FEDIC, BAR
ET PALAIS DE LA DANSE, Susannah vit
qu’elle portait une robe écossaise
délavée qui mettait en avant son état, au
point que son apparence avait quelque
chose d’effroyable, comme un signe
annonciateur de l’Apocalypse. Les
huaraches de l’allure du château avaient
été remplacés par des bottillonnes
éraflées et usées. Elles portaient toutes
les deux des bottillonnes, dont les talons
claquaient sur les planches en un son
creux.
Un peu plus haut dans la rue, de
l’une des salles de bar désertes montait
un air saccadé de jazz, et une bribe d’un
vieux poème revint à la mémoire de
Susannah : Une bande de gars faisait la
noce au Malamute Saloon !
Elle regarda par-dessus les portes
battantes et ne fut pas surprise le moins
du monde de voir apparaître les mots :
MALAMUTE SALOON.
Elle ralentit assez longtemps pour
jeter un œil au-delà des portes et aperçut
un piano chromé qui jouait tout seul, ses
touches poussiéreuses se soulevant et
s’abaissant au rythme de la mélodie, une
simple boîte à musique mécanique
construite sans aucun doute par la très
populaire North Central Positronics,
essayant de distraire un public
inexistant, à l’exception d’un robot mort
et, au fond de la salle, de deux squelettes
au dernier stade de la décomposition,
entre os et poussière.
Plus loin, au bout de l’unique rue de
la ville, se dressaient les remparts. Ils
étaient si hauts et si larges qu’ils
masquaient presque tout le ciel.
Susannah se frappa subitement la
tête du poing. Puis elle tendit les mains
devant elle et claqua des doigts.
— Que fais-tu ? demanda Mia. Disle-moi, je te prie.
— Je vérifie que je suis bien là.
Physiquement, je veux dire.
— Tu es bien là.
— On dirait, oui. Mais comment estce possible ?
Mia secoua la tête, signifiant par là
qu’elle n’en savait rien. Sur ce sujet, du
moins, Susannah avait tendance à la
croire. Et Detta ne manifesta pas non
plus d’avis contraire.
— Ce n’est pas ce à quoi je
m’attendais, dit Susannah en regardant
autour d’elle. Ce n’est pas du tout ce à
quoi je m’attendais.
— Non pas ? demanda sa compagne
de
route
(et
sans
beaucoup
d’enthousiasme).
Mia avançait de cette démarche de
canard qui se dandine, à la fois
maladroite et bizarrement attendrissante,
qui semble convenir le mieux aux
femmes en fin de grossesse.
— Et à quoi t’attendais-tu
exactement, Susannah ?
— À quelque chose de plus
médiéval, j’imagine. Plus dans ce stylelà.
Elle pointa le doigt en direction du
château.
Mia haussa les épaules, comme pour
dire : « C’est à prendre ou à laisser »,
puis répondit :
— Est-ce que l’autre est avec toi ?
Langue Pendue ?
Elle voulait parler de Detta. Bien
sûr.
— Elle est toujours avec moi. Elle
fait partie de moi, tout comme ton p’tit
gars fait partie de toi.
Même si Susannah aurait donné un
bras pour savoir comment c’était Mia
qui avait pu se retrouver enceinte alors
que c’était elle qui s’était fait baiser.
— Mais moi je serai bientôt libérée,
fit remarquer Mia. Seras-tu jamais
libérée de ton fardeau à toi ?
— J’ai cru l’être, répondit
sincèrement Susannah. Et puis elle est
revenue. Principalement pour s’occuper
de toi, je dirais.
— Je la déteste.
— Je sais.
Et il n’y avait pas que ça, que
Susannah savait. Mia avait peur de
Detta, aussi. Elle en avait peur
beaucoup-beaucoup.
— Si elle parle, c’est la fin de notre
palabre.
Susannah haussa les épaules.
— Elle vient quand elle veut et elle
parle quand elle décide de parler. Elle
ne me demande pas la permission.
Devant elles, de leur côté de la rue,
un panneau était accroché sur un montant
en arc de cercle :
GARE DE FEDIC
MONO PATRICIA, LIGNE INTERROMPUE
LECTEUR TACTILE HORS SERVICE
VEUILLEZ PRÉSENTER VOTRE BILLET
NORTH CENTRAL POSITRONICS VOUS
REMERCIE
DE VOTRE PATIENCE
Le panneau n’intéressa pas Susannah
autant que les deux objets gisant sur le
quai crasseux, derrière : une poupée,
tellement décomposée que seuls la tête
et un bras restaient identifiables et, plus
loin, un masque. Bien qu’il parût fait de
métal, il semblait avoir pourri comme de
la chair. Les dents qui saillaient du
rictus étaient des crocs de chien. Les
yeux étaient en verre. Des objectifs,
Susannah en était certaine, eux aussi
sortant des usines North Central
Positronics. Autour du masque elle
aperçut quelques fibres de tissu vert, le
reste de la capuche de cette chose.
Susannah n’eut aucun mal à faire le
rapprochement entre les restes de la
poupée et les restes du Loup. Comme
Detta aimait parfois à le répéter à la
cantonade (particulièrement à ces gars
excités qu’elle entraînait dans les
parkings des bars), sa m’man n’avait pas
élevé une imbécile.
— C’est là qu’ils les emmenaient,
dit-elle. C’est là que les Loups
emmenaient les jumeaux enlevés à Calla
Bryn Sturgis. C’est là qu’ils les – quoi,
d’ailleurs ? –, qu’ils les transformaient.
— Pas seulement à Calla Bryn
Sturgis, dit Mia d’un air indifférent.
Mais si fait. Et une fois que les babés
étaient arrivés jusqu’ici, ils les
emmenaient là-bas. Vers un lieu que tu
reconnaîtras aussi, j’en suis certaine.
Elle tendit le doigt en direction de la
rue principale de Fedic, et au-delà. Le
dernier bâtiment avant le point où les
remparts marquaient brutalement la
limite de la ville était une longue
baraque préfabriquée en tôle, aux parois
métalliques crasseuses et ondulées et au
toit incurvé rongé de rouille. Les
fenêtres sur le côté visible par Susannah
avaient été condamnées avec des
planches. Une barre d’attache métallique
courait le long du bâtiment. Environ
soixante-dix chevaux y étaient attachés,
tous gris. Certains étaient tombés et
restaient couchés à terre, les jambes
tendues en l’air. Un ou deux avaient
tourné la tête en direction des voix de
femmes et semblaient s’être figés dans
cette
position.
C’était
là
un
comportement peu typique d’un cheval,
mais, bien entendu, il ne s’agissait pas
de vrais chevaux. C’étaient des robots,
ou des cyborgs, ou toute autre
appellation que Roland aurait pu leur
donner. Bon nombre d’entre eux
s’étaient visiblement arrêtés, usés
jusqu’à la corde.
Sur la façade de ce bâtiment un
disque métallique indiquait :
NORTH CENTRAL POSITRONICS
Quartier Général de Fedic
Gare expérimentale de l’Arc 16
Sécurité maximale
CODE VERBAL D’ENTRÉE EXIGÉ
EMPREINTE OCULAIRE EXIGÉE
— C’est un autre Dogan, n’est-ce
pas ? demanda Susannah.
— Eh bien, oui et non, répondit Mia.
C’est le Dogan de tous les Dogans, en
fait.
— Là où les Loups amenaient les
enfants.
— Si fait, et où ils les amèneront
encore, ajouta Mia. Car la tâche du Roi
se poursuivra, une fois rattrapé le petit
contretemps engendré par l’intervention
de ton ami le Pistolero. Je n’en doute
pas une seconde.
Susannah la regarda avec une
curiosité non feinte.
— Comment peux-tu tenir des
propos si cruels, tout en gardant l’air si
serein ? Ils amènent des enfants ici, et ils
leur récurent le cerveau comme…
comme des calebasses. Des enfants, qui
n’ont jamais fait de mal à personne ! Et
ce qu’ils renvoient, ce sont des grandes
gigues débiles qui atteignent leur taille
maximale en traversant un véritable
calvaire et meurent souvent de la même
manière. Est-ce que tu te montrerais
aussi optimiste, Mia, s’il s’agissait de
ton enfant qu’on emmenait sur une de
ces selles, et qu’il hurlait ton nom en
tendant les bras vers toi ?
Mia rougit violemment, mais fut
capable de croiser le regard de
Susannah.
— Chacun doit suivre la voie sur
laquelle l’engage le ka, Susannah de
New York. La mienne, c’est de porter
mon p’tit gars, de l’élever, et ainsi de
mettre fin à la quête de ton dinh. Et à sa
vie.
— C’est merveilleux comme tout le
monde a l’air de savoir ce que le ka
signifie pour lui, dit Susannah. Tu ne
trouves pas ça merveilleux ?
— Mon avis, c’est que tu essaies de
te moquer de moi parce que tu as peur,
dit Mia d’une voix égale. Si grâce à ça
tu te sens mieux, alors si fait, vas-y.
Elle tendit les bras et esquissa une
petite révérence ironique, au-dessus de
son ventre protubérant.
Elles s’étaient arrêtées sur le trottoir
en bois, devant une boutique CHAPEAUX
ET ARTICLES POUR DAMES, située en
face du Dogan de Fedic. Susannah
pensa : Gaspille la journée, n’oublie
pas que c’est l’autre tâche que tu as à
accomplir ici. Tuer le temps. Retiens ce
corps singulier que nous avons à
présent l’air de partager aussi
longtemps que tu pourras dans ces
toilettes pour femmes.
— Je ne me moque pas, répliqua
Susannah. Je te demande seulement de te
mettre à la place de toutes ces autres
mères.
Mia secoua la tête avec colère,
faisant voler ses cheveux d’encre, qui
lui balayaient les épaules.
— Ce n’est pas moi qui ai scellé
leur destin, jeune dame, de même
qu’elles n’ont pas scellé le mien. Je vais
épargner mes larmes, merci beaucoup.
Veux-tu entendre mon récit, ou non ?
— Oui, s’il te plaît.
— Alors asseyons-nous, car mes
jambes fatiguées me font souffrir.
DIX
Dans le Gin-Puppie Saloon, situé à
quelques devantures déglinguées de là,
plus bas dans la rue, elles trouvèrent des
chaises encore capables de supporter
leur poids, mais aucune des deux
femmes n’avait envie de rester dans le
saloon même, qui empestait la mort et la
poussière. Elles traînèrent les chaises
dehors, sur le passage de planches, où
Mia s’assit avec un soupir de
soulagement éloquent.
— Bientôt, bientôt tu seras libérée,
Susannah de New York, et moi avec toi.
— Peut-être, mais je ne comprends
rien à tout ça. Surtout pas pourquoi tu te
précipites dans les bras de ce Sayre,
alors que tu sais très bien qu’il sert le
Roi Cramoisi.
— Silence ! ordonna Mia.
Elle était assise, les jambes
écartées, son énorme ventre saillant
devant elle, le regard vagabondant le
long de la rue déserte.
— C’est un homme du Roi qui m’a
donné une chance d’accomplir la seule
destinée que le ka m’ait laissée. Pas
Sayre, mais un bien plus haut placé que
lui. Quelqu’un à qui Sayre doit rendre
des comptes. Un homme du nom de
Walter.
Le nom du vieil ennemi mortel de
Roland fit sursauter Susannah. Mia la
regarda et lui adressa un sourire sombre.
— Tu connais ce nom, à ce que je
vois. Eh bien, peut-être que ça nous
épargnera quelques explications. Les
dieux savent qu’on a déjà beaucoup trop
parlé à mon goût ; je ne suis pas faite
pour ça. Je suis faite pour porter mon
p’tit gars et l’élever, rien de plus. Et rien
de moins.
Susannah ne sut quoi répondre. Elle
était censée tuer, tuer le temps, c’était sa
corvée du jour, mais pour tout dire elle
commençait à trouver l’obsession de
Mia quelque peu pénible. Et effrayante,
aussi.
Comme si elle parvenait à lire dans
ses pensées, Mia dit :
— Je suis ce que je suis, et ça me va
bien. Si ça ne plaît pas aux autres,
qu’est-ce que ça peut me faire ? Je leur
crache à la figure !
Du Detta Walker dans toute sa
splendeur, pensa Susannah, mais elle ne
répondit rien. Il lui parut plus prudent de
se taire.
Après une pause, Mia reprit :
— Pourtant, je mentirais si je disais
que me retrouver ici ne réveille pas…
certains souvenirs. Oui-là !
Et, contre toute attente, elle se mit à
rire. Et, encore plus surprenant, ce rire
était mélodique et cristallin.
— Raconte-moi ton histoire,
l’encouragea Susannah. Cette fois-ci,
raconte-la-moi en entier. Nous avons du
temps, avant que les contractions
reprennent.
— Tu crois ?
— Je le sais. Raconte.
Pendant un moment, Mia resta là à
contempler la rue, avec son épaisse
couche d’oggan poussiéreux, et son air
d’abandon sinistre et ancestral. Tandis
que Susannah attendait son histoire, elle
prit conscience pour la première fois de
l’immobilité de Fedic, et de l’absence
d’ombres. Elle voyait tout très
clairement, et il n’y avait pas de lune
dans le ciel sur l’allure du château,
pourtant elle n’aurait pas dit que c’était
le plein jour.
C’est le non-temps, murmura une
voix en elle – une voix qu’elle ne
connaissait pas. C’est un lieu de
l’entre-deux, Susannah ; un lieu où les
ombres s’annulent et où le temps
retient son souffle.
Et alors Mia commença son récit. Il
était plus court que Susannah l’aurait cru
(plus court qu’elle ne l’avait souhaité,
sachant la mission que lui avait confiée
Eddie), mais il expliquait beaucoup de
choses. En fait, il livrait plus de clés que
Susannah n’en espérait. Elle écouta avec
une fureur croissante, et où était le mal ?
Elle n’avait pas seulement été violée,
semblait-il, dans cet anneau de pierre et
d’os. On l’avait aussi volée – le vol le
plus étrange auquel une femme ait jamais
été soumise.
Et il se poursuivait.
ONZE
— Regarde par là, s’il te sied, dit la
femme à gros ventre assise à côté de
Susannah sur le passage de planches.
Regarde et vois Mia avant qu’elle gagne
son nom.
Susannah regarda dans la rue. Elle
ne vit d’abord rien d’autre qu’un wagon
abandonné, un abreuvoir fendu et
asséché depuis bien longtemps, et un
objet argenté en forme d’étoile qui
ressemblait à un débris d’éperon de
cow-boy.
Puis, lentement, une silhouette
brumeuse se dessina. C’était celle d’une
femme nue. Elle était d’une beauté
époustouflante – Susannah put le dire
avant même que la forme fût
complètement apparue. Elle n’avait pas
d’âge. Sa chevelure noire lui balayait
les épaules. Elle avait le ventre plat et
son nombril formait une petite coupe
coquine dans laquelle n’importe quel
homme aurait aimé tremper la langue.
Susannah (ou peut-être était-ce Detta)
pensa : Bon sang, j’y tremperais bien la
mienne. Entre les cuisses de la femmefantôme se cachait une fente astucieuse.
Et une force d’attraction toute différente.
— C’est moi, quand je suis arrivée
ici, dit la version enceinte assise à côté
de Susannah. Elle parlait presque
comme une femme montrant des photos
de ses vacances. Là c’est moi au Grand
Canyon, là c’est à Seattle, et puis à la
Grande Coulée ; oh, et là je suis dans
la grand-rue de Fedic, si cela vous
sied. La femme enceinte était belle elle
aussi, mais pas la même beauté
surnaturelle que cette ombre dans la rue.
La femme enceinte avait un âge bien
défini, par exemple – fin de la
vingtaine –, et son visage portait les
marques de l’expérience. Douloureuse,
en majeure partie.
— J’ai dit que c’était un démon
élémentaire – celui qui a fait l’amour à
ton dinh – mais j’ai menti. Je croyais
que tu t’en doutais. Je n’ai pas menti
pour en tirer le moindre avantage, mais
seulement… je ne sais pas… j’ai pris
mes désirs pour des réalités, j’imagine.
Je voulais que le bébé soit le mien aussi
de cette manière…
— Le tien, depuis les origines.
— Si fait, depuis les origines – tu
dis vrai.
Elles regardèrent la femme nue
remonter la rue, les bras se balançant au
rythme de la marche, les muscles de son
long cou mouvant sous la peau, les
hanches ondulant d’un côté à l’autre
dans
cet
éternel
mouvement
d’oscillation. Elle ne laissait aucune
trace sur l’oggan.
— Je t’ai dit que les créatures du
monde invisible étaient restées derrière,
quand le Prim s’était retiré. La plupart
sont mortes, comme les poissons ou les
animaux marins, lorsqu’ils se retrouvent
sur la plage, à étouffer dans cet air
inconnu. Mais il y a aussi celles qui se
sont adaptées, et j’ai été une de ces
malheureuses. J’ai erré, sans relâche. Et
quand je croisais des hommes dans les
terres perdues, je prenais la forme que tu
vois là.
Comme un mannequin sur le podium
(qui aurait oublié d’enfiler le dernier
modèle de haute couture parisienne
qu’elle est censée porter), la femme
pivota sur les talons, ses fesses se
tendant avec une aisance soyeuse et
charmante, créant d’éphémères creux et
déliés. Elle reprit sa marche en sens
inverse, ses yeux sous la ligne droite de
sa frange fixés sur l’horizon lointain, sa
chevelure se balançant derrière ses
oreilles sans bijoux.
— Dès que je trouvais quelqu’un
avec une bite, je le baisais, expliquait
Mia. C’était effectivement un point
commun avec le démon élémentaire qui
a d’abord essayé de lier commerce avec
votre soh, puis qui a eu commerce avec
ton dinh, ce qui explique aussi mon
mensonge, sans doute. Et j’ai trouvé ton
dinh plutôt attirant.
Un accent rauque de gourmandise
passa fugitivement dans sa voix. La
Detta à l’intérieur de Susannah le trouva
excitant. La Detta à l’intérieur de
Susannah découvrit les dents en un
sourire de complicité épouvantable.
— Je les baisais, et quand ils ne
parvenaient pas à se libérer, je les
baisais jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Très factuel. Après la Grande
Coulée, on est allé à Yosemite.
— Voudrais-tu bien dire quelque
chose pour moi à ton dinh, Susannah ?
Si tu le revois un jour ?
— Si fait, si tu veux.
— Il a connu autrefois un homme –
un homme mauvais – du nom d’Amos
Depape, frère de Roy Depape, qui
faisait la loi avec Eldred Jonas, à Mejis.
Ton dinh croit qu’Amos Depape a été
piqué par un serpent et qu’il en est mort ;
en un sens, c’est ce qui s’est passé…
mais ce serpent, c’était moi.
Susannah ne dit rien.
— Je ne les baisais pas pour le sexe,
je ne les baisais pas pour les tuer, même
si je me fichais qu’ils meurent et que
leur bite rétrécissait et sortait de mon
corps comme de la glace fondue. En
vérité, je ne savais pas pourquoi je les
baisais, jusqu’à mon arrivée ici, à
Fedic. En ces jours lointains, il restait
des hommes et des femmes ici. La Mort
Rouge n’était pas venue, tu intuites. La
faille dans le sol courait déjà sous la
ville, mais le pont qui l’enjambait tenait
bon. Ces gens étaient entêtés, ils
essayaient de résister coûte que coûte,
même quand a commencé à courir la
rumeur que le Château de Discordia était
hanté. Les trains continuaient d’arriver,
même si les horaires étaient devenus
imprécis…
— Les enfants ? demanda Susannah.
Les jumeaux ?
Elle marqua une pause.
— Les Loups ?
— Non pas, tout ça s’est passé
vingt-quatre siècles plus tard. Ou plus.
Mais écoute-moi avec attention : il y a
un couple à Fedic qui a eu un bébé. Tu
n’as pas idée, Susannah de New York,
de la rareté d’une telle merveille, à cette
époque où la plupart des gens étaient
aussi stériles que les élémentaires euxmêmes, et où ceux qui ne l’étaient pas
donnaient en général naissance à des
lents mutants ou à des monstres tellement
hideux que les parents les tuaient à la
naissance, s’ils n’étaient pas mort-nés.
Mais ce bébé !
Elle joignit les mains et ses yeux se
mirent à briller.
— Il était tout rond et tout rose, sans
une seule imperfection, pas même une
tache de vin – parfait –, et au premier
regard, j’ai su pour quoi j’étais faite. Je
ne baisais pas pour le sexe, ni parce que
dans le coït je devenais presque
mortelle, ou parce que ça signifiait la
mort pour la plupart de mes partenaires.
C’était pour avoir un bébé comme le
leur. Comme leur Michael.
Elle baissa légèrement la tête :
— Je l’aurais pris, tu sais. Je serais
allée trouver cet homme, je l’aurais
baisé jusqu’à le rendre fou, et alors je
lui aurais glissé à l’oreille de tuer sa
chère et tendre. Et quand elle aurait
atteint la clairière au bout du sentier, je
serais revenue le baiser à mort, et alors
le bébé – ce merveilleux petit bébé tout
rose – aurait été à moi. Tu vois ?
— Oui, répondit Susannah.
Elle se sentait nauséeuse. En face
d’elles, au milieu de la rue, la femmefantôme fit une nouvelle pirouette et
reprit sa marche. Plus bas, le robot
bonimenteur continuait de déverser son
baratin criard et éternel : Des filles, des
filles, des filles ! Des humaines, des
robotes, on s’en fiche, qu’est-ce que ça
peut faire, on voit pas la différence !
— J’ai découvert que je ne pouvais
pas les approcher, poursuivit Mia.
Comme si un cercle magique avait été
dessiné autour d’eux. C’était ce bébé, je
suppose.
Et puis est venu le fléau. La Mort
Rouge. Des gens ont prétendu que
quelque chose avait été ouvert dans le
château, un pot contenant une entité
démoniaque, qui aurait dû rester fermé à
jamais. D’autres ont dit que le fléau était
sorti de la faille – qu’on appelle le Cul
du Diable. Quoi qu’il en soit, ce fut la
fin de toute vie à Fedic, de toute vie au
bord de Discordia. Beaucoup sont partis
à pied ou en wagon. Michael, le bébé,
est resté avec ses parents, espérant
qu’un train les emmènerait. Chaque jour
j’attendais de les voir tomber malades –
de voir apparaître les taches rouges sur
le cher visage du bébé et sur ses petits
bras rebondis – mais ça ne s’est jamais
produit. Aucun des trois n’a été touché.
Peut-être qu’ils étaient vraiment dans un
cercle magique. Moi, je crois que oui. Et
un train a fini par venir. C’était Patricia.
Le Mono. Tu intuites…
— Oui, la coupa Susannah.
Elle savait tout ce qu’elle avait
besoin de savoir, au sujet de
l’homologue de Blaine le Mono.
Autrefois son itinéraire devait passer
par ici, ainsi qu’à Lud.
— Si fait. Ils l’ont pris. Je les ai
regardés depuis le quai de la gare,
essuyant mes larmes invisibles et
poussant mes gémissements inaudibles.
Ils l’ont pris, avec leur petit trésor…
sauf qu’à l’époque il avait déjà trois ou
quatre ans, il marchait et il parlait. Et ils
sont partis. J’ai essayé de les suivre et,
Susannah, je n’y suis pas arrivée. J’étais
prisonnière, ici. Je l’étais devenue parce
que j’avais compris quel était mon but.
Susannah se demanda ce qu’elle
voulait dire, mais décida de ne pas faire
de commentaire.
— Des années et des décennies se
sont écoulées. Il ne restait plus à cette
époque que des robots à Fedic, et des
cadavres à l’air libre, laissés par la
Mort Rouge, devenus des squelettes,
puis retournés à la poussière. Puis les
hommes sont revenus, mais je n’osais
pas m’approcher d’eux, parce que
c’étaient ses hommes.
Elle marqua un temps d’arrêt.
— Les hommes de cette chose.
— Le Roi Cramoisi.
— Si fait, ceux avec le trou qui ne
s’arrête jamais de saigner, au milieu de
leur front. Ils sont allés là-bas.
Du doigt elle désigna le Dogan de
Fedic – la Gare expérimentale de l’Arc
16.
— Et bientôt, leurs maudites
machines se sont remises en route,
comme s’ils croyaient toujours que leurs
machines allaient tenir le monde debout.
Non pas que le maintenir debout soit
leur but principal, tu intuites ! Non, non,
non, pas eux ! Ils ont apporté des lits…
— Des lits ! s’exclama Susannah,
alarmée.
La femme-fantôme dans la rue pivota
une nouvelle fois sur les talons,
dessinant une pirouette gracieuse.
— Si fait, pour les enfants, pourtant
c’était encore de nombreuses années
avant que les Loups commencent à les
amener ici, et longtemps avant que tu
entres dans l’histoire de ton dinh.
Pourtant cette heure est venue, et Walter
m’a trouvée.
— Peux-tu faire disparaître cette
femme dans la rue ? demanda Susannah
brusquement (et un peu sèchement). Je
sais qu’elle est une version de toi, j’ai
bien compris ça, mais elle me rend… je
ne sais pas… nerveuse. Tu peux la faire
disparaître ?
— Si fait, si tu le souhaites.
Mia arrondit les lèvres et souffla. La
beauté troublante – cet esprit sans nom –
disparut comme de la fumée.
Pendant quelque temps, Mia
demeura silencieuse, essayant de
retrouver le cours de son histoire. Puis
elle reprit son récit :
— Walter… il m’a vue. Pas comme
les autres hommes. Même ceux que je
baisais à mort ne voyaient que ce qu’ils
voulaient voir. Ou ce que je voulais
qu’ils voient.
Elle sourit, apparemment visitée par
une réminiscence désagréable.
— J’en ai fait mourir certains en
leur faisant croire qu’ils étaient en train
de baiser leur propre mère ! Tu aurais
dû voir leur tête !
Son sourire s’évanouit.
— Mais Walter m’a vue, lui.
— À quoi il ressemblait ?
— Difficile à dire, Susannah. Il
portait un capuchon et, dessous, on
voyait qu’il souriait – un sourire
immense – et il a palabré avec moi. Là.
Elle indiqua le Saloon du Bon
Temps de Fedic, d’un doigt qui tremblait
légèrement.
— Pas de marque sur le front,
pourtant ?
— Nenni, j’en suis certaine, il ne
fait pas partie de ceux que le Père
Callahan appelle les ignobles. Leur
boulot, ce sont les Briseurs. Les
Briseurs, rien d’autre.
Susannah sentit de nouveau la colère
la gagner, mais elle essaya de la
dissimuler. Mia avait accès à tous ses
souvenirs, ce qui signifiait à tous les
rouages les plus intimes et les plus
secrets de leur ka-tet. C’était comme
découvrir qu’elle avait un voleur chez
elle, qui avait essayé ses sousvêtements, volé son argent et lu toutes
ses lettres.
C’était horrible.
— Walter est ce que tu appellerais
le Premier ministre du Roi Cramoisi, je
dirais. Il avance souvent masqué et il est
connu sous d’autres noms dans les autres
mondes, mais il sourit toujours. Un
homme qui sourit, qui rit…
— Je l’ai rencontré brièvement, dit
Susannah, sous le nom de Flagg.
J’espère bien le rencontrer de nouveau.
— Si tu le connaissais vraiment, tu
n’espérerais jamais une telle chose.
— Ces Briseurs dont tu parles – où
sont-ils ?
— Voyons… à Tonnefoudre, ne le
sais-tu donc pas ? Dans les terres
d’ombre. Pourquoi cette question ?
— Par simple curiosité, répondit
Susannah.
Et elle crut entendre Eddie : Pose
n’importe quelle question à laquelle
elle voudra bien répondre. Gaspille la
journée. Donne-nous une chance de te
rattraper. Elle espérait que Mia ne
pouvait lire dans ses pensées,
lorsqu’elles étaient séparées ainsi. Si
elle le pouvait, ils allaient très
probablement tous finir dans la merde
jusqu’au cou, sans bouée.
— Revenons à Walter. Tu peux me
parler un peu de lui ?
Mia exprima une réticence à
laquelle Susannah ne voulut croire tout à
fait. Depuis combien de temps Mia
n’avait-elle pas eu une oreille disposée
à écouter les récits qu’elle était prête à
faire ? Pour Susannah, la réponse était :
probablement une éternité ; elle n’avait
même sans doute jamais été écoutée. Et
ces questions que posait Susannah, les
doutes qu’elle formulait… ils avaient
bien dû traverser l’esprit de Mia. Elle
avait dû les bannir immédiatement, les
considérer comme blasphématoires,
mais allons, quand même, elle était loin
d’être stupide. Sauf si l’obsession
pouvait rendre stupide. Susannah se dit
qu’on pouvait plaider en faveur de cette
hypothèse.
— Susannah ? Le bafouilleux t’a
mangé la langue ?
— Non, je me disais juste que
ç’avait dû être un énorme soulagement
pour toi, de le voir arriver.
Mia y réfléchit, puis sourit. Le
sourire la changeait, lui donnait l’air
d’une petite fille, timide et ingénue.
Susannah dut faire un effort pour se
rappeler qu’elle ne pouvait se fier à
cette apparence.
— Oui ! Bien sûr ! Bien sûr que
c’était un soulagement !
— Après avoir découvert ton but
dans l’existence, et t’être retrouvée
prisonnière ici… après avoir vu les
Loups s’apprêter à entasser des enfants
pour les charcuter… après tout ça,
Walter arrive. C’est le diable, en fait,
mais il te voit, lui. Lui il écoute ton triste
récit. Et il te fait une offre.
— Il a dit que le Roi Cramoisi allait
me donner un enfant, confirma Mia en
posant doucement les mains sur le gros
globe de son ventre. Mon Mordred, dont
l’heure est enfin venue.
DOUZE
Mia tendit une nouvelle fois le doigt
en direction de la Gare expérimentale de
l’Arc 16. Ce qu’elle appelait le Dogan
des Dogans. Un dernier vestige de
sourire s’attardait sur ses lèvres, mais
toute joie ou tout amusement en avait
disparu. Elle avait les yeux brillants de
peur et – peut-être – d’admiration
craintive.
— C’est là qu’ils m’ont changée,
qu’ils m’ont rendue mortelle. Autrefois
il y avait des tas d’endroits comme
celui-là – il y en avait forcément des tas
– mais je jurerais par ma montre et mon
billet que c’est le seul qui reste dans tout
le Monde de l’Intérieur, l’Entre-DeuxMondes et le Monde Ultime. C’est un
lieu à la fois merveilleux et terrible. Et
c’est là qu’ils m’ont emmenée.
— Je ne comprends pas ce que tu
veux dire.
Susannah repensait à son Dogan à
elle. Lui-même fondé, bien sûr, sur le
Dogan de Jake. C’était assurément un
lieu étrange, avec ses éclairs lumineux et
ses multiples écrans de télé, mais pas
effrayant.
— En sous-sol courent des
souterrains qui mènent au château. Au
bout de l’un d’eux se trouve une porte
qui ouvre sur Tonnefoudre, côté La
Calla, juste en dessous du dernier
croissant de ténèbres. C’est celui
qu’empruntent les Loups, pour leurs
rafles.
Susannah hocha la tête. Voilà qui
expliquait beaucoup de choses.
— Est-ce qu’ils remmènent les
gosses par le même chemin ?
— Non pas, jeune dame, ne t’en
déplaise ; comme bon nombre de portes,
celle qui transporte les Loups de Fedic à
Tonnefoudre est à sens unique. Une fois
passé de l’autre côté, on ne la voit plus.
— Parce que ce n’est pas une porte
magique, c’est ça ?
Mia sourit et opina de la tête en se
tapotant le genou.
Susannah la considéra avec une
excitation croissante.
— C’est encore une histoire de
jumeau.
— Dis-tu ainsi ?
— Oui. Sauf que cette fois-ci, Pincemi et Pince-moi sont respectivement la
science et la magie. Le rationnel et
l’irrationnel. La santé et la folie. Peu
importe quelle dichotomie tu choisis,
c’est toujours bel et bien une fichue
paire.
— Si fait ? Tu dis ainsi ?
— Oui ! Les portes magiques –
comme celle qu’Eddie a trouvée, par
laquelle tu m’as forcée à revenir à New
York – sont à double sens. Les portes
conçues par North Central Positronics
pour les remplacer quand le Prim s’est
retiré et que la magie s’est évanouie…
elles sont à sens unique. Est-ce que j’ai
raison ?
— Je crois bien, si fait.
— Peut-être qu’ils n’ont pas eu le
temps de découvrir les secrets de la
téléportation, qu’ils n’ont pas trouvé
l’autoroute à deux voies à temps, avant
que le monde change. Quoi qu’il en soit,
les Loups se rendent à Tonnefoudre côté
La Calla par une porte, et ils rentrent à
Fedic par le train. Exact ?
Mia acquiesça.
Susannah n’avait plus l’impression
d’essayer simplement de tuer le temps.
Cette information pourrait se révéler très
utile, par la suite.
— Et une fois que les hommes du
Roi, les ignobles du Père Callahan, ont
récuré le cerveau de ces enfants,
qu’advient-il ? Ils repassent la porte
avec eux, je suppose. Celle située sous
le château. Ils retournent au quartier
général des Loups. Et de là un train les
remmène jusque chez eux.
— Si fait.
— Pourquoi prennent-ils la peine de
les ramener ?
— Jeune dame, je n’en sais rien.
Puis la voix de Mia chancela.
— Il y a une autre porte sous le
Château Discordia. Une autre porte dans
les chambres de la ruine. Une qui va…
Elle s’humecta les lèvres.
— Qui va vaadasch.
— Vaadasch ?… je connais ce
terme, mais je ne comprends pas.
Qu’est-ce qu’il y a de si terrible à…
— Il existe des mondes infinis, ton
dinh a raison à ce propos, mais même
lorsque ces mondes sont proches –
comme certains des multiples New York
– il existe des espaces infinis entre eux.
Ils sont comparables aux espaces qui
s’étendent entre les murs intérieurs et les
murs extérieurs d’une maison, par
exemple. Des endroits toujours plongés
dans le noir. Mais ce n’est pas parce
qu’il fait noir quelque part que c’est le
vide. N’est-ce pas, Susannah ?
Il y a des monstres dans les
ténèbres vaadasch.
Qui avait dit ça ? Roland ? Elle
n’était pas certaine de se le rappeler, et
quelle importance ? Elle crut
comprendre ce que disait Mia, et si
c’était bien ce qu’elle supposait, c’était
effroyable.
— Des rats dans les murs, Susannah.
Des chauves-souris dans les murs.
Toutes sortes d’insectes suçant et
mordant, dans les murs.
— Arrête, je crois que je vois le
tableau.
— Cette porte sous le château –
c’est une erreur qu’ils ont commise, j’en
suis sûre –, elle ne va nulle part. Elle
ouvre sur les ténèbres entre les mondes.
L’espace vaadasch. Mais pas vide.
Sa voix baissa encore d’un ton.
— Cette porte est réservée aux
ennemis les plus farouches du Roi
Rouge. Ils sont envoyés dans des
ténèbres où ils peuvent exister –
aveugles, errant et déments – pendant
des années. Mais à la fin, quelque chose
finit toujours par les trouver et par les
dévorer. Des monstres que des esprits
comme les nôtres sont même incapables
de concevoir.
Susannah se surprit à essayer de se
représenter une telle porte, et ce qui
attendait derrière. Elle ne le voulait pas,
mais ne réussit pas à s’en empêcher.
Elle eut soudain la bouche sèche.
Sur ce même ton de confidence
ignoble, Mia ajouta :
— Il y avait des tas d’endroits où
les anciens tentaient de réunir la magie
et la science, mais celui-là pourrait bien
être le dernier, dit-elle avec un
mouvement de tête en direction du
Dogan. C’est là que Walter m’a
emmenée, pour me rendre mortelle et me
placer pour toujours hors de la voie du
Prim.
« Pour me faire telle que toi.
TREIZE
La femme enceinte ne savait pas
tout, mais pour ce que Susannah put en
constater, Walter/Flagg avait offert à cet
esprit qui devait plus tard s’appeler Mia
l’avatar des marchés faustiens. Si elle
était capable de renoncer à son état
d’immortelle – bien que désincarnée –
pour devenir mortelle, alors elle pouvait
bien être enceinte et porter un enfant.
Walter avait été franc avec elle
concernant le peu qu’elle recevrait, en
échange de tout ce qu’elle aurait
abandonné. Ce bébé ne grandirait pas
comme les bébés normaux – comme
Michael le bébé avait grandi, sous les
yeux
invisibles
mais
humides
d’adoration de Mia – et il se pouvait
tout à fait qu’elle ne l’ait pour elle que
pendant ses sept premières années, mais
oh, quelles années merveilleuses ce
seraient !
Après ça, Walter s’était tu avec tact,
laissant Mia se faire ses propres
images : comment elle changerait les
couches du bébé, lui donnerait le bain,
sans oublier les petits plis tendres
derrière les genoux et les oreilles ;
comment elle embrasserait ce petit coin
tout doux entre les petites ailes
naissantes de ses omoplates ; comment
elle se promènerait avec lui, tenant ses
deux petites mains dans les deux siennes
en l’aidant à avancer ; les livres qu’elle
lui lirait, les choses qu’elle lui
apprendrait, tendant le doigt vers la
Vieille Mère et le Vieil Astre, en lui
racontant comment Sam le Rouilleau
avait volé la meilleure miche de pain de
la veuve ; la façon qu’elle aurait de le
serrer contre elle et de lui baigner les
joues de ses larmes de reconnaissance
quand il prononcerait son premier mot –
qui serait, bien sûr, Maman.
Susannah écouta ce récit plein
d’extase avec un sentiment mêlé de pitié
et de cynisme. Walter avait vraiment fait
du très bon boulot, en lui vendant cette
idée, et comme toujours, le moyen le
plus sûr de ferrer le poisson avait été de
laisser faire son imagination. Il lui avait
même fait miroiter une période de
propriété carrément satanique : sept ans.
Vous n’avez qu’à signer en bas,
madame, et ne vous souciez pas de ce
relent de soufre ; c’est incroyable
comme ça colle aux vêtements, cette
odeur.
Susannah comprenait le marché, et
avait toujours du mal à l’avaler. Cette
créature avait reçu le don d’immortalité,
et elle l’avait bradé contre les nausées
matinales, des seins gonflés et
douloureux et, dans les six dernières
semaines de sa grossesse, l’envie de
faire pipi approximativement toutes les
douze minutes. Et attendez, Mesdames et
Messieurs, ce n’est pas tout ! Deux ans
et demi passés à changer des couches
gorgées de pisse et plombées de merde !
À se lever la nuit au moindre hurlement
du gosse, qui se tord de douleur à cause
de sa première dent qui perce (et
réjouis-toi, M’man, plus que trente et
une !). Et ce premier jet magique ! Le
premier jet d’urine tout chaud qu’on
reçoit en pleine figure quand le petit se
lâche, juste au moment où on change sa
couche !
Et : oui, il y aurait de la magie. Bien
que n’ayant jamais eu d’enfant ellemême, Susannah savait qu’il y aurait de
la magie jusque dans les couches sales
et les coliques, si cet enfant était le fruit
d’une union d’amour. Mais avoir un
enfant, puis se le faire enlever au
moment où ça devient vraiment bien,
juste quand cet enfant approche de ce
que la plupart des gens appellent l’âge
de raison, l’âge fiable et responsable ?
Pour le voir livrer au Roi Cramoisi ?
C’était là une idée effroyable. Mia étaitelle hypnotisée par sa maternité
imminente au point de ne pas voir que le
peu qu’on lui avait promis était déjà
rogné ? Walter/Flagg était venu à elle à
Fedic, sur les décombres de la Mort
Rouge, pour lui promettre sept années
avec son fils. Cependant, au Plaza-Park,
Richard Sayre n’avait parlé au téléphone
que de cinq ans, à peine.
Quoi qu’il en soit, Mia avait accepté
les conditions de l’homme en noir. Et
sérieusement, quelle jouissance avait-il
pu en tirer, voyant combien c’était
facile ? Elle était faite pour être mère,
elle s’était relevée du Prim avec cet
impératif, elle en avait eu conscience
elle-même depuis qu’elle avait aperçu
son premier bébé humain parfait, le petit
Michael. Comment aurait-elle pu
refuser ? Même si l’offre n’avait été que
de trois ans, ou même d’une seule année,
comment refuser ? Autant attendre d’un
junkie de longue date qu’il refuse une
seringue pleine qu’on lui tendait.
On avait emmené Mia à la Gare
expérimentale de l’Arc 16. Toujours
souriant et sarcastique (et sans aucun
doute effrayant), Walter lui avait fait
faire le tour du propriétaire – Walter qui
se faisait parfois appeler Walter du
Monde Ultime, ou encore Walter des
Tous-Mondes. Elle avait vu la grandsalle remplie de lits, attendant les
enfants qui viendraient les remplir ; à la
tête de chaque couchette, un casque en
acier était accroché, relié à un tuyau
chromé articulé. Elle se sentit mal à
l’aise, en pensant à l’usage qui serait fait
de pareil équipement. On lui avait aussi
montré certains des passages sous le
Château sur l’Abysse, elle avait vu des
endroits où rôdait l’odeur âcre et
suffocante de la mort. Elle – il y avait eu
comme un grand noir teinté de rouge et
elle…
— Tu étais déjà devenue mortelle, à
ce moment-là ? demanda Susannah. À
t’entendre, on dirait que c’était peut-être
le cas.
— Je l’étais presque. C’était un
processus que Walter appelait la
devenance.
— D’accord. Continue.
Mais c’est là que les souvenirs de
Mia se perdaient en une sombre fugue –
pas le vaadasch, mais rien d’agréable.
Une sorte d’amnésie, une amnésie rouge.
Couleur dont Susannah avait appris à se
méfier. La transition de cette femme
entre le monde des esprits et celui de la
chair – son voyage vers Mia – s’étaitelle accomplie par une autre forme de
porte ? Elle-même ne semblait pas le
savoir. Tout ce qu’elle se rappelait,
c’était un moment de ténèbres –
d’inconscience, en avait-elle déduit –
puis elle s’était réveillée…
— … telle que tu me vois. Pas
encore enceinte, bien sûr.
D’après Walter, Mia ne pouvait pas
réellement faire un bébé, même une fois
devenue mortelle. Le porter, oui. Le
concevoir, non. Mais il se trouva que
l’un des démons élémentaires avait
rendu un fier service au Roi Cramoisi en
prélevant la semence de Roland en tant
que femelle et en la transmettant à
Susannah en tant que mâle. Et il y avait
aussi une autre raison à ça, que Walter
n’avait pas mentionnée, mais Mia l’avait
senti.
— C’est la prophétie, dit-elle en
scrutant la rue déserte et sans ombres de
Fedic.
De l’autre côté, un robot ressemblant
à Andy de La Calla se tenait debout en
silence, en train de rouiller devant le
Fedic Café, qui promettait de BONS
REPAT PAS CHER.
— Quelle prophétie ? demanda
Susannah.
— « Celui qui achèvera la lignée de
l’Aîné concevra un enfant de l’inceste
avec sa sœur ou sa fille, et cet enfant
sera marqué, on le reconnaîtra à son
talon rouge. C’est lui qui sonnera le glas
du dernier guerrier. »
— Femme, je ne suis pas la sœur de
Roland, ni sa fille ! Il y a un détail qui a
dû t’échapper, une différence minuscule
mais incontournable, à savoir qu’il a la
peau blanche et que la mienne est noire.
Pourtant elle se dit qu’elle voyait
assez bien ce que la prophétie signifiait,
malgré tout. Il y avait des tas de façons
de faire une famille. Le sang n’en était
qu’une parmi d’autres.
— Il ne t’a pas expliqué ce que dinh
veut dire ? demanda Mia.
— Bien sûr que si. Ça veut dire
chef. S’il était à la tête de tout un pays,
et non pas d’un groupe de trois jeunes
chiens fous débraillés, ça signifierait
« roi ».
— Chef et roi, bien entendu.
Maintenant, Susannah, tu vas me soutenir
que ces termes ne sont pas de pâles
substituts d’un autre ?
Susannah ne répondit pas.
Mia hocha la tête comme si elle
avait obtenu sa réponse, puis grimaça
sous le coup d’une nouvelle contraction.
Quand elle fut passée, Mia reprit.
— Le sperme était celui de Roland.
Je pense qu’il a dû être conservé d’une
manière ou d’une autre, grâce à la
science des Grands Anciens, pendant
que le démon premier se retournait et
passait de l’état femelle à l’état mâle,
mais ce n’est pas le plus important. Le
plus important, c’est que ce sperme a
survécu et qu’il a trouvé son
complément, comme le ka en avait
décidé.
— Mon ovule.
— Ton ovule.
— Quand j’ai été violée, dans
l’anneau de parole.
— Tu dis vrai.
Susannah s’assit, perdue dans ses
pensées. Elle finit par relever les yeux.
— Il me semble bien que c’est ce
que j’ai déjà dit. Ça ne t’a pas plu à
l’époque, et ça ne te plaira pas plus
maintenant, mais, ma fille, tu n’es rien
de plus que la nounou.
Cette fois, il n’y eut pas d’accès de
fureur. Mia se contenta de sourire.
— Qui a continué à avoir ses règles,
même quand elle avait des nausées le
matin ? C’est toi. Et qui a le ventre rond,
maintenant ? C’est moi. S’il y a bien eu
une nounou, Susannah de New York,
c’est toi.
— Mais comment est-ce possible ?
Est-ce que tu le sais ? Mia le savait.
QUATORZE
Le bébé, lui avait dit Walter, serait
transmis à Mia. Il lui serait envoyé
cellule par cellule, tout comme on
envoie un fax ligne après ligne.
Susannah ouvrit la bouche pour dire
qu’elle ne savait pas ce qu’était un fax,
puis la referma. Elle comprenait l’esprit
de ce que Mia lui expliquait, ce qui
suffit à la remplir d’un horrible
sentiment de rage mêlée d’effroi. Elle
avait été enceinte. Elle l’était en ce
moment même, au sens propre du terme.
Mais on était en train de
(faxer)
d’envoyer le bébé à Mia. Le
processus avait-il démarré rapidement
pour ralentir ensuite, ou bien l’inverse ?
S’accélérait-il maintenant ? Plutôt la
deuxième solution, se dit-elle, parce que
avec le temps elle s’était sentie de
moins en moins enceinte, contre toute
attente. Le petit renflement de son ventre
avait presque complètement disparu. Et
elle comprenait à présent pourquoi elle
et Mia ressentaient un attachement
équivalent au p’tit gars : en fait, il leur
appartenait à toutes les deux. Il leur
avait été transmis comme… comme une
transfusion sanguine.
Sauf que quand on veut te prendre
ton sang pour le mettre dans quelqu’un
d’autre, on te demande la permission.
S’il s’agit d’un médecin, je veux dire,
et pas de l’un des vampires du Père
Callahan. Et tu es beaucoup plus près
des seconds que des premiers, Mia, tu
en as conscience ?
— Science ou magie ? demanda
Susannah. Laquelle vous a permis de me
voler mon bébé ?
La question fit légèrement rougir
Mia, mais lorsqu’elle se retourna vers
Susannah, elle fut capable de soutenir
son regard sans ciller.
— Je ne sais pas, dit-elle.
Probablement un mélange des deux. Et
arrête de te montrer aussi suffisante !
C’est en moi qu’il est, pas en toi. C’est
de mes os et de mon sang qu’il se
nourrit, pas des tiens.
— Et alors ? Tu penses que ça
change quoi que ce soit ? Tu m’as volé
mon enfant, avec l’aide d’un magicien
abject.
Mia secoua la tête avec véhémence,
ses cheveux noirs lui fouettant le visage
comme un orage de jais.
— Ah non ? demanda Susannah.
Alors comment se fait-il que ce ne soit
pas toi qui te sois retrouvée à manger
des grenouilles dans les marécages et
des porcelets dans l’étable et Dieu sait
quelles autres horreurs encore ?
Comment se fait-il que tu aies besoin de
tout ce cinéma, de toute cette mise en
scène de salle de banquet dans le
château, où tu pouvais prétendre que
c’était toi qui mangeais ? Pour résumer,
chérie, comment se fait-il que la
nourriture de ton p’tit gars soit passée
par ma bouche ?
— Parce que… parce que…
Susannah vit les yeux de Mia se
remplir de larmes.
— Parce que cette terre est désolée !
Cette terre est maudite ! C’est la terre de
la Mort Rouge, la limite de Discordia !
Je ne pouvais pas nourrir mon p’tit gars
ici !
C’était là une bonne réponse,
Susannah dut bien l’admettre, mais ce
n’était pas la réponse complète. Mia le
savait, elle aussi. Parce que Michael le
bébé, le bébé parfait, avait été conçu ici
même, qu’il avait lutté ici même, et qu’il
luttait toujours quand Mia l’avait vu
pour la dernière fois. Et si elle était si
sûre d’elle, que faisaient donc ces
larmes au bord de ses yeux ?
— Mia, ils te mentent, au sujet de
ton p’tit gars.
— Tu n’en sais rien, alors ne sois
pas si haineuse !
— Je le sais, crois-moi.
Et c’était vrai. Mais elle n’avait
aucune preuve, bons dieux ! Comment
prouver un sentiment, même aussi fort
que celui-ci ?
— Flagg – Walter, si tu préfères –
t’a promis sept années. Sayre te dit que
tu en auras peut-être cinq. Et si, quand tu
arriveras au Cochon du Sud, ils te
tendent une carte qui dit : BON POUR
TROIS ANS DE POUPONNAGE ? Tu vas
encore tomber dans le panneau ?
— Ça n’arrivera pas ! Tu es aussi
mauvaise que la sorcière ! La ferme !
— Tu as du culot, de me traiter de
mauvaise, moi ! Toi qui n’as qu’une
hâte, c’est de mettre au monde un enfant
censé assassiner son propre père.
— Je m’en fiche !
— Tu es toute troublée, ma fille, tu
confonds ce que tu veux qui arrive, et ce
qui arrivera réellement. Comment saistu qu’ils ne vont pas le tuer avant même
qu’il ait pu pousser son premier cri,
qu’ils ne vont pas le broyer menu, et le
donner en pâture à ces salauds de
Briseurs ?
— La… ferme !
— Comme dessert super-vitaminé ?
Ça ferait d’une pierre deux coups !
— La ferme, j’ai dit, la FERME !
— Le problème, c’est que tu ne sais
rien. Tu n’es que la nounou, la fille au
pair. Tu sais qu’ils mentent, tu sais
qu’ils donnent la farce mais pas la
friandise, et pourtant tu continues. Et tu
veux que moi je la ferme.
— Oui ! Oui !
— Eh bien, je ne la fermerai pas, dit
Susannah d’un air sévère, en saisissant
Mia par les épaules.
Elles lui parurent étonnamment
osseuses sous sa robe, mais chaudes
aussi, comme si la femme avait de la
fièvre.
— Je ne me tairai pas, parce qu’en
vérité il est à moi, et que tu le sais. C’est
pas parce que t’as rangé des choses dans
le tiroir que c’est forcément un
polichinelle.
Très bien, elles en étaient finalement
revenues à la bonne vieille agressivité
tous azimuts. Les traits de Mia se
tordirent, lui donnant un air horrible et
triste. Dans les yeux de Mia, il sembla à
Susannah qu’elle pouvait voir la
créature éternelle, insatiable et éplorée
qu’avait été autrefois cette femme. Et
autre chose, aussi. Une étincelle qui
pourrait allumer le feu de la croyance.
Avec un peu de temps.
— C’est moi qui vais te faire taire,
lança Mia.
Et soudain, la rue principale de
Fedic s’ouvrit, tout comme l’allure
s’était ouverte. Derrière apparaissait
une sorte de trou noir saillant. Noir mais
pas vide. Oh non, pas vide, Susannah le
ressentit très clairement.
Elles tombèrent. Mia les précipita
vers le trou noir. Susannah essaya de les
retenir, mais sans aucun succès. Tandis
qu’elles dégringolaient dans le noir, elle
entendit dans sa tête une pensée
psalmodiée, tournant et retournant en un
cercle infini et inquiétant : Ô, SUSANNAHMIO, ma chérie divisée, a garé son SEMIREMORQUE.
QUINZE
dans le COCHON DU SUD, l’année…
Avant que ce petit leitmotiv
exaspérant (mais tellement important)
achève sa dernière boucle dans la tête
de Susannah-Mio, la tête en question
alla cogner contre un obstacle, assez fort
pour faire exploser une galaxie entière
d’étoiles dans son champ de vision.
Lorsqu’elles finirent par se dissiper, elle
vit, en très gros, apparaître sous ses
yeux :
NK ATT
Elle recula et vit BANGO SKANK
ATTEND LE Roi !
C’était le graffiti inscrit sur la porte,
dans la cabine des toilettes. Sa vie était
hantée par les portes – et ce, semblait-il,
depuis que la porte de sa cellule s’était
refermée sur elle à Oxford, Mississippi
– mais celle-ci était fermée. Bien. Elle
en arrivait à croire que les portes
fermées
présentaient
moins
de
problèmes. Bientôt celle-ci s’ouvrirait
et les problèmes recommenceraient.
Mia : Je t’ai dit tout ce que je
savais. Maintenant, tu vas m’aider à
me rendre au Cochon du Sud, ou je vais
devoir y arriver par mes propres
moyens ? Je le peux, s’il le faut, surtout
avec la tortue pour m’aider.
Susannah : Je t’aiderai.
Même si l’aide que Mia recevrait
d’elle dépendait en quelque sorte de
l’heure qu’il était. Combien de temps
avaient-elles passé là-dedans ? Elle ne
sentait plus du tout ses jambes en
dessous des genoux – ni ses fesses,
d’ailleurs – et elle se dit que c’était bon
signe, mais sous ces lumières
fluorescentes, Susannah se dit qu’il
devait toujours être quelque part entre
deux heures.
Qu’est-ce que ça peut bien te
faire ? demanda Mia d’un air
suspicieux. Qu’est-ce que ça peut bien
te faire, l’heure qu’il est ?
Susannah chercha tant bien que mal
une explication.
Pour le bébé. Tu sais que ce que
j’ai fait ne le retiendra pas très
longtemps, n’est-ce pas ?
Bien sûr que je le sais. C’est pour
ça que j’ai voulu qu’on se remette en
route.
Très bien. Voyons un peu l’oseille
que nous a laissée ce bon vieux Mats.
Mia sortit la petite liasse de billets
et les regarda sans comprendre.
Prends celui sur lequel il y a écrit
Jackson.
Je… Embarrassée. Je ne sais pas
lire.
Laisse-moi passer devant. Moi je le
lirai.
Non !
D’accord, d’accord, calme-toi.
C’est le type avec les longs cheveux
blancs coiffés en arrière, un peu à la
Elvis.
Je ne sais pas qui est cet Elvis…
Peu importe, c’est celui juste sur le
dessus. Bien. Maintenant remets le
reste des billets dans ta poche, bien à
l’abri. Garde celui de vingt dans la
paume de ta main.
OK, on va faire péter la baraque.
Mia, la ferme.
SEIZE
Lorsqu’elles pénétrèrent de nouveau
dans le hall – à pas lents, sur des jambes
toutes picotées par les fourmis –
Susannah se sentit quelque peu
réconfortée en constatant que le soir
tombait. Elle n’avait pas réussi à
gaspiller toute la journée, visiblement,
mais elle en avait épuisé la majeure
partie.
Le
hall
était
encore
en
effervescence, mais la frénésie était
retombée. La belle Eurasienne qui les
avait accueillies était partie, ayant fini
son service. Sous le dais de l’entrée,
deux nouveaux hommes en costume de
pingouin vert sifflaient pour appeler les
taxis, pour des clients pour la plupart en
smoking ou robe du soir à paillettes.
Ils vont à des soirées, dit Susannah.
Ou peut-être au théâtre.
Susannah, je m’en moque. Est-ce
qu’il nous faut obtenir un de ces
véhicules jaunes d’un de ces hommes
en costume vert ?
Non. On va prendre un taxi au coin.
C’est ainsi que tu dis ?
Oh, arrête un peu avec tes
soupçons. Je suis certaine que tu vas
droit à la mort de ton gamin, ou à la
tienne, mais je reconnais ton intention
de bien faire et je tiendrai ma
promesse. Alors oui, c’est ainsi que je
dis.
Très bien.
Sans un mot de plus – et
certainement sans un mot d’excuse – Mia
quitta l’hôtel, tourna à droite et reprit la
direction de la 2e Avenue, vers le 2,
Hammarskjöld Plaza, et la belle chanson
de la rose.
DIX-SEPT
Au coin de la 2e et de la 46e, un
wagon métallique d’un rouge fané était
garé le long du trottoir. Le trottoir était
jaune, à cette hauteur, et un homme en
costume bleu – un Garde du Guet, à en
juger par son arme de poing – semblait
en pleine discussion avec un grand
homme à barbe blanche, à ce propos.
À l’intérieur d’elle-même, Mia
sentit une agitation, comme un sursaut
d’excitation.
Susannah ? Que se passe-t-il ?
Cet homme !
Le Garde du Guet ? Lui ?
Non, celui à barbe ! Il ressemble
presque trait pour trait à Henchick !
Henchick des Manni ! Tu ne vois donc
pas ?
Mia ne voyait pas, et s’en moquait
éperdument. Elle en déduisit simplement
que, bien qu’il fût interdit de garer des
wagons le long du trottoir jaune, et bien
que le vieil homme parût le comprendre,
il était bien décidé à ne pas bouger. Il
continua à sortir des chevalets et à poser
des toiles dessus. Mia perçut qu’il
s’agissait d’une vieille querelle entre les
deux hommes.
— Il va falloir que je vous mette une
amende, Révérend.
— Faites ce que vous avez à faire,
agent Benzyck. Dieu vous aime.
— Bien. Je suis ravi de l’entendre.
Pour ce qui est de l’amende, vous allez
la déchirer. Je me trompe ?
— Rendez à César ce qui est à
César ; rendez à Dieu ce qui est à Dieu.
Ainsi dit la Bible, béni soit le Saint
Livre du Seigneur.
— Je veux bien fermer les yeux pour
cette fois, dit Benzyck de la Garde.
Il sortit un épais bloc de sa poche
arrière et se mit à gribouiller dessus. Là
encore, elle eut l’impression d’un vieux
rituel.
— Mais je vais vous dire une bonne
chose, Harrigan – à force de vous
moquer de la loi comme ça, vous allez
vous faire coincer. Un de ces jours la
mairie vous demandera des comptes, et
ce jour-là ils vont se faire un plaisir de
vous botter le cul. Et j’espère bien que
je serai dans le coin pour voir ça.
Il déchira une feuille de son bloc,
s’avança jusqu’au wagon métallique et
glissa le papier sous une barre noire
posée sur la vitre avant du véhicule.
Susannah, d’un air amusé :
Il se prend une amende. Et à en
juger par leur petit dialogue, ce n’est
pas la première.
Mia, distraite un instant, malgré
elle :
Qu’est-ce qui est écrit, sur le côté
du wagon, Susannah ?
Il y eut comme un glissement,
pendant lequel Susannah passa presque
devant, puis comme l’impression de
loucher. C’était une drôle de sensation
pour Mia, comme si on la chatouillait à
l’intérieur du cerveau.
Susannah, toujours du même ton
amusé :
Il est écrit : ÉGLISE DE LA BOMBE
DIVINE, Rév. Earl Harrigan. Ça dit
aussi : DONNEZ, DIEU VOUS LE RENDRA
AU CENTUPLE AU PARADIS.
Le Paradis, qu’est-ce que c’est ?
C’est une autre façon de dire la
clairière au bout du sentier. Ah.
Benzyck de la Garde du Guet
parcourait le trottoir, les mains croisées
derrière le dos, son énorme derrière se
balançant sous le pantalon bleu de son
uniforme, mais avec le sens du devoir
accompli. Pendant ce temps, le
Révérend Harrigan disposait ses
chevalets. Sur l’un d’eux il posa un
tableau représentant un homme que
libérait de prison un autre homme en
robe blanche. La tête de TuniqueBlanche rayonnait de lumière. Sur le
tableau suivant, Tunique-Blanche se
détournait d’un monstre à peau rouge,
avec des cornes sur la tête. Le monstre à
cornes jetait un regard massacrant à sai
Tunique-Blanche.
Susannah, cette chose rouge, c’est
ainsi que les gens de ce monde voient
le Roi Cramoisi ?
Susannah :
J’imagine, oui. C’est Satan, si tu
préfères – le seigneur des enfers. Fais
en sorte que l’illuminé te dégote un
taxi, tu veux bien ? Sers-toi de la
tortue.
De nouveau, d’un ton suspicieux
(visiblement, Mia ne pouvait pas s’en
empêcher) : Tu dis ainsi ?
Je dis vrai ! Si fait ! Par JésusChrist, femme ! D’accord, d’accord.
Mia avait l’air un peu gêné. Elle se
dirigea vers le Révérend Harrigan, tout
en sortant la figurine de sa poche.
DIX-HUIT
Susannah eut soudain un éclair de
lucidité, et sut exactement ce qu’elle
devait faire. Elle se retira en Mia (si
cette fille ne pouvait pas dénicher un
taxi avec la tortue magique, il n’y avait
plus d’espoir) et, les yeux fermés très
serré, elle visualisa le Dogan.
Lorsqu’elle les rouvrit, elle y était. Elle
se saisit du micro qu’elle avait utilisé
pour appeler Eddie et appuya sur le
bouton.
— Harrigan ! lança-t-elle dans le
micro. Révérend Earl Harrigan, vous
êtes là ? Vous me recevez, trésor ? Vous
me recevez ?
DIX-NEUF
Le Révérend Harrigan marqua un
temps d’arrêt au milieu de sa tâche, et
regarda la femme noire – un joli petit
lot, gloire à Dieu – monter dans un taxi.
Le taxi s’éloigna. Il avait beaucoup à
faire, avant son sermon du soir – son
petit sketch avec l’agent Benzyck n’était
qu’une mise en bouche –, pourtant il
resta là à contempler les feux arrière du
taxi qui scintillaient et qui rétrécissaient.
Venait-il juste de lui arriver quelque
chose ?
Juste là ? Était-il possible que… ?
Le Révérend Harrigan tomba à
genoux sur le pavé, sans se soucier une
seconde des passants qui défilaient (de
même qu’eux ne se souciaient pas de
lui). Il serra ses grosses et vieilles
mains de serviteur de Dieu l’une contre
l’autre et les porta à son menton. Il
savait ce que disait la Bible, que la
prière était une affaire privée, à
accomplir dans le secret de son alcôve,
et il avait passé une bonne partie de sa
vie à genoux tout seul, gloire au Très
Haut, mais il croyait aussi que Dieu
voulait que les gens voient ce qu’était un
homme de prière, de temps à autre,
parce que pour la plupart – bon Diou –
ils avaient oublié à quoi ça ressemblait.
Et il n’y avait pas meilleur endroit, pas
lieu plus agréable pour s’adresser à
Dieu qu’ici même, au coin de la 2e
Avenue et de la 46e Rue. Il y avait
comme un chant, ici, un chant clair et
doux. Il élevait l’âme, clarifiait
l’esprit… et, incidemment, il clarifiait
aussi la peau. Ce n’était pas la voix de
Dieu, et le Révérend n’avait pas l’esprit
assez stupide ou assez sacrilège pour
croire le contraire, mais il avait comme
l’impression qu’il s’agissait d’anges.
Oui, bon Diou, bombe divine, la voix
des sé-ra-phins !
— Dieu, viens-Tu de lâcher une de
tes petites bombes divines sur moi ? Je
voudrais savoir, cette voix que je viens
d’entendre, c’était la Tienne ou la
mienne ?
Pas de réponse. Toutes ces
questions, et pas de réponses. Il faudrait
qu’il y réfléchisse. En attendant, il avait
un sermon à préparer. Un spectacle à
faire, si on voulait dire les choses de
manière crue.
Le Révérend Harrigan se rendit à sa
camionnette, se gara le long du trottoir
jaune comme à son habitude, et ouvrit
les portes du coffre. Puis il sortit du
véhicule les pamphlets, l’assiette de
collection recouverte de soie qu’il avait
posée à côté de lui sur le trottoir, et le
cube de gros bois. La boîte à savon sur
laquelle il se tiendrait debout, levez les
mains bien haut et criez Alléluia !
Et, oui, mon frère, pendant que vous
y êtes, si vous poussiez un petit amen ?
: Commala-int’huit !
C’est encore l’autre qui revient par
ici.
Tu peux connaître son nom et son
visage joli
Ça ne fera pas d’elle ton amie.
SOLISTE
: Commala-neuf-dix !
Sache qu’elle n’est pas ton amie !
Si tu la laisses, près de toi elle se
glisse
Et à nouveau il faut craindre pour
ta vie.
CHŒUR
ONZIÈME
COUPLET
L’AUTEUR
UN
UN
Le temps d’atteindre le petit centre
commercial de la ville de Bridgton – un
supermarché, une laverie et un drugstore
étrangement grand, proportionnellement
– Roland comme Eddie l’avaient senti :
pas seulement le chant, mais aussi la
puissance qui se rassemblait. Elle les
emportait, vers le haut, comme une sorte
d’ascenseur fou et merveilleux. Eddie se
surprit à penser à la poudre magique de
la Fée Clochette et à la plume magique
de Dumbo. C’était comme se rapprocher
de la rose, sans ressembler vraiment à
ça. Rien dans cette petite ville de
Nouvelle-Angleterre
n’évoquait la
sainteté ou la sanctification, mais il s’y
passait quelque chose, et quelque chose
de puissant.
Sur la route qui les amenait depuis
East Stoneham, suivant les panneaux
indiquant Bridgton, de petite route de
campagne en petite route de campagne,
Eddie avait aussi senti autre chose :
l’aspect incroyablement précis de ce
monde. Les sous-bois verts des forêts de
pins étaient d’une justesse qu’il n’avait
jamais rencontrée auparavant, dont il
n’avait même jamais soupçonné
l’existence. Les oiseaux qui s’ébattaient
dans le ciel estival le laissaient le
souffle coupé, jusqu’aux moineaux les
plus ordinaires. Même les ombres sur le
sol semblaient posséder une épaisseur
bien à elles, une couche de velours,
comme si on pouvait les toucher, les
ramasser, si on le désirait.
Eddie finit par demander à Roland
s’il le ressentait, lui aussi.
— Oui, répondit le Pistolero. Je le
sens, je le vois, je l’entends… Eddie, je
le touche, même.
Eddie acquiesça. Lui aussi. Ce
monde était réel au-delà de toute réalité.
Il était… anti-vaadasch. C’était ce qu’il
avait inventé de mieux. Et ils se
trouvaient exactement au cœur du Rayon.
Eddie le sentait qui les portait comme un
fleuve s’engouffrant dans une gorge,
droit vers une cascade.
— Mais j’ai peur, reconnut Roland.
J’ai le sentiment qu’on approche du
centre de tout – de la Tour elle-même,
peut-être bien. C’est comme si, après
toutes ces années, la quête était devenue
pour moi une fin en soi, et l’achèvement
en est effrayant.
Eddie hocha la tête. Il pouvait bien
comprendre ça. Lui aussi avait peur,
aucun doute. Si ce n’était pas la Tour qui
diffusait cette force prodigieuse, alors il
s’agissait
de
quelque
créature
surpuissante et terrible, comparable à la
rose. Mais pas identique. Une jumelle
de la rose ? C’était possible.
Roland regarda dehors, scrutant le
parking et les gens qui allaient et
venaient sous le ciel estival parsemé de
gros
nuages
dérivant lentement,
apparemment inconscients du monde qui
autour d’eux chantait avec force,
inconscients du mouvement des nuages,
qui suivaient toujours la même voie
ancestrale dans les cieux. Inconscients
de leur propre beauté.
Le Pistolero dit :
— Je pensais autrefois que le pire
serait d’atteindre la Tour Sombre pour
trouver la pièce du sommet vide. Le
Dieu de tous les univers, mort, ou
inexistant, tout simplement. Mais à
présent… suppose qu’il y ait quelqu’un
là-haut,
Eddie
?
Quelqu’un
d’omnipotent, qui se trouverait être…
Il ne put terminer.
Eddie lui vint en aide.
— Quelqu’un qui ne serait autre
qu’un truand de plus ? C’est ça ? Un
Dieu non pas mort, mais juste imbécile
et malveillant ?
Roland opina de la tête. Ce n’était
pas exactement ce dont il avait peur,
mais il se dit qu’Eddie n’était pas tombé
loin.
— Comment ce serait possible,
Roland ? Avec ce qu’on ressent ?
Roland haussa les épaules, comme
pour dire que tout était possible.
— Quoi qu’il en soit, quel choix
avons-nous ?
— Aucun, dit Roland d’un ton
morne. Toutes choses servent le Rayon.
Quelle que fût cette force immense
et chantante, elle semblait venir de la
route qui partait du centre commercial
vers l’ouest, en direction des bois. La
Route du Kansas, à en croire le panneau,
ce qui rappela à Eddie Dorothy et Toto,
et Blaine le Mono.
Il enclencha la première de leur
Ford d’emprunt et démarra. Son cœur
battait à tout rompre, avec une lenteur et
une force éloquentes. Il se demanda si
Moïse avait ressenti le même genre de
chose en approchant du buisson ardent
dans lequel apparaissait Dieu. Il se
demanda si Jacob avait ressenti le même
genre de chose, en trouvant à son réveil
un inconnu dans son campement, un
inconnu à la fois rayonnant et magnifique
– l’ange contre lequel il devrait lutter. Il
se dit que c’était probablement le cas. Il
était certain qu’une autre partie de leur
périple était sur le point de toucher à sa
fin – une autre réponse les attendait.
Dieu vivrait sur la Route du Kansas,
dans la ville de Bridgton, dans le
Maine ? Ça avait l’air fou, dit comme
ça, mais ça ne l’était pas.
Ne me foudroie pas maintenant,
pensa Eddie en tournant vers l’ouest. Je
dois retrouver ma chérie, alors s’il te
plaît ne me foudroie pas, qui ou quoi
que Tu sois.
— Bon Dieu, j’ai tellement peur, ditil.
Roland lui prit la main et la serra
brièvement.
DEUX
À cinq kilomètres du centre
commercial, ils débouchèrent sur un
chemin de terre qui coupait à travers la
pinède, à leur gauche. Il y avait d’autres
chemins écartés, qu’Eddie avait croisés
sans même ralentir, s’en tenant à une
vitesse de croisière de cinquante
kilomètres à l’heure, mais à ce dernier
croisement, il choisit de s’arrêter.
Les deux vitres avant étaient
baissées. Ils entendaient le vent dans les
arbres, l’appel grincheux d’un corbeau,
le ronronnement pas si lointain d’un
hors-bord, sur fond de grondement de
moteur de la vieille Ford. Hormis les
quelque cent mille voix qui chantaient en
une harmonie grossière, c’étaient les
seuls sons autour d’eux. Le panneau
indiquant le tournant mentionnait
seulement : ALLÉE PRIVÉE. Malgré tout,
Eddie hochait la tête.
— C’est là.
— Oui, je sais. Comment va ta
jambe ?
— Ça fait mal. Ne t’inquiète pas
pour moi. On va vraiment le faire ?
— Il le faut, répondit Roland. Tu as
eu raison de nous amener ici. Ici se
trouve la seconde moitié de ceci.
Il tapota le papier dans sa poche,
celui octroyant la propriété du terrain
vague à la Tet Corporation.
— Tu penses que ce King est le
jumeau de la rose.
— Tu dis vrai.
Roland
sourit
en
entendant
l’expression qui lui était venue
naturellement. Eddie avait rarement vu
sourire plus triste.
— Nous avons adopté les us de La
Calla, pas vrai ? D’abord Jake, puis
chacun d’entre nous. Mais ça va nous
passer.
— Il faut poursuivre la route, fit
Eddie.
Ce n’était pas une question.
— Si fait, et elle sera dangereuse.
Pourtant… c’est peut-être ici le plus
dangereux. On y va ?
— Une minute. Roland, tu te
rappelles quand Susannah nous a parlé
d’un certain Moses Carver ?
— Un négocieux… ce qui veut dire
un homme d’affaires. C’est lui qui a
repris l’entreprise de son père, quand
sai Holmes est mort. C’est exact ?
— Oui, et il était aussi le parrain de
Suze. Elle disait qu’on pouvait lui faire
pleinement confiance. Tu te rappelles la
colère qu’elle a piquée, quand Jake et
moi avons suggéré qu’il avait peut-être
volé de l’argent à la compagnie ?
Roland hocha la tête.
— Je fais confiance à son jugement.
Et toi ?
— Moi aussi.
— Si Carver est effectivement
honnête, on pourrait peut-être lui confier
certaines des tâches qu’on doit
accomplir dans ce monde ?
Rien de tout ça ne semblait très
important, comparé à la force qu’Eddie
sentait croître tout autour de lui, pourtant
il croyait que ça l’était. Ils pourraient
bien n’avoir qu’une seule chance de
protéger la rose et d’assurer sa survie,
pour plus tard. Il fallait qu’ils le fassent
bien, et Eddie savait que, pour le faire
bien, il leur faudrait forcer la volonté du
destin.
Du ka, en un mot.
— Suze dit que les Industries
Dentaires Holmes valaient huit à dix
millions, quand tu l’as kidnappée de
New York, Roland. Si Carver est aussi
bon que je l’espère, la boîte doit en
valoir douze ou quatorze, à l’heure qu’il
est.
— C’est beaucoup ?
— Delah, répondit le jeune homme
en tendant sa main ouverte vers
l’horizon, et Roland hocha la tête. Ça
paraît aberrant, de parler d’utiliser les
profits d’un brevet dentaire pour sauver
l’univers, pourtant c’est bien de ça que
je parle. Et l’argent que la petite souris
lui a laissé n’est sans doute qu’un début.
Microsoft, par exemple. Tu te rappelles
que j’ai mentionné ce nom à Tower ?
Roland fit oui de la tête.
— Moins vite, Eddie. Calme-toi, je
te prie.
— Désolé.
Eddie inspira profondément.
— C’est à cause de cet endroit. Du
chant. Des visages… est-ce que tu vois
les visages dans les arbres ? Dans les
ombres ?
— Je les vois très clairement.
— Tout ça me rend gentiment fou.
Mais je te demande juste un peu de
patience. Ce que je propose, c’est de
faire fusionner les Industries Dentaires
Holmes avec la Tet Corporation, puis de
profiter de ce que nous savons de
l’avenir pour en faire l’une des
compagnies les plus riches de l’histoire
mondiale. Des revenus de taille à
concurrencer
ceux
de
Sombra
Corporation… peut-être même de North
Central Positronics.
Roland haussa les épaules, puis leva
la main, comme pour demander à Eddie
comment il pouvait parler d’argent en
présence d’une force aussi prodigieuse
se déversant le long du Rayon et à
travers eux, leur faisant dresser les
cheveux sur la tête, leur faisant
fourmiller les sinus, faisant apparaître
dans l’ombre de chaque arbre un visage
attentif… comme si une multitude s’était
réunie ici pour les regarder jouer une
scène cruciale de leur pièce.
— Je sais ce que tu ressens, pourtant
c’est important, insista Eddie. Crois-
moi. Supposons par exemple qu’on se
développe assez vite pour racheter
North Central Positronics avant qu’ils
prennent une envergure pareille, dans ce
monde ? Roland, on serait en mesure de
les détourner, comme on détournerait le
fleuve le plus gigantesque rien qu’en
donnant un coup de pelle à la source, là
où il n’est encore qu’un petit ruisseau.
C’est alors que les yeux de Roland
se mirent à briller.
— On les rachète, dit le Pistolero.
On les détourne de leur but, pour qu’ils
ne servent plus la cause du camp du Roi
Cramoisi, mais la nôtre. Oui, ça pourrait
se faire.
— Que ça puisse se faire ou non, il
ne faut pas qu’on oublie qu’on ne joue
pas seulement pour 1977, ou 1987 (d’où
je viens), ou 1999, où Suze est allée.
Dans ce monde-là, pensa soudain
Eddie, Calvin Tower était peut-être mort
et Aaron Deepneau l’était certainement,
et leur dernière scène dans la pièce
intitulée La Tour Sombre – dans laquelle
ils sauvaient Donald Callahan des
griffes des Frères Hitler –, jouée depuis
longtemps. Balayés de la scène, tous les
deux. Dans la clairière au bout du
sentier, avec Gasher et Hoots, Benny
Slightman et Susan Delgado
(Calla, Callahan, Susan, Susannah)
et l’Homme Tic-Tac, et même Blaine
et Patricia. Roland et son ka-tet
passeraient aussi par cette clairière, tôt
ou tard. Et à la fin – s’ils étaient
fantastiquement chanceux ou d’un
courage suicidaire – seule la Tour
Sombre tiendrait. S’ils pouvaient tuer
North Central Positronics dans l’œuf,
peut-être pourraient-ils sauver tous les
Rayons qui s’étaient brisés. Et même
s’ils échouaient, il suffirait peut-être de
deux Rayons pour maintenir la Tour en
place : la rose de New York et un
homme du nom de Stephen King dans le
Maine. Eddie n’avait aucune preuve
rationnelle que tout ça eût le moindre
sens… mais son cœur le croyait.
— Roland, on joue pour l’éternité,
ici.
Roland ferma la main et frappa
doucement du poing sur le tableau de
bord poussiéreux de la vieille Ford de
John Cullum. Il hocha la tête.
— Ils peuvent faire n’importe quoi
de ce terrain vague, tu en as
conscience ? N’importe quoi. Un
immeuble, un parc, un monument.
L’Institut National Gramophone. Du
moment que la rose reste là. Ce type,
Carver, il peut légaliser la Tet
Corporation, peut-être en collaboration
avec Aaron Deepneau…
— Oui, confirma le Pistolero. Je
l’aime bien, ce Deepneau. Il a un visage
sincère.
Eddie était du même avis.
— De toute façon, ils peuvent
rédiger des papiers légaux pour protéger
la rose – la rose doit rester là pour
toujours, quoi qu’il advienne. Et j’ai
comme l’impression que c’est ce qui va
se passer. En 2007, 2057, 2525, 3700…
bon sang, en l’an 19 000… je pense
qu’elle sera toujours là. Parce qu’elle a
beau être fragile, je la crois aussi
immortelle. Il faut qu’on le fasse tant
qu’on en a encore l’occasion. Parce que
ce monde est le monde-clé. Dans ce
monde-ci, on n’a aucune chance de
pouvoir tailler encore un peu, si la clé
ne tourne pas dans la serrure. Dans ce
monde-ci, pas de seconde chance.
Roland réfléchit un instant, puis
pointa le doigt en direction du chemin de
terre qui menait dans les bois. Dans une
forêt de visages attentifs et de voix qui
chantaient. Un harmonium de tout ce qui
donnait de la valeur et du sens à la vie,
de ce qui se rattachait à la vérité, de ce
qui reconnaissait la suprématie du
Blanc.
— Et l’homme qui vit au bout de
cette route, Eddie ? Si c’est bien un
homme.
— Je pense que c’en est un, pas
seulement à cause de ce qu’a dit John
Cullum. C’est ce que je ressens, ici.
Eddie se tapota la poitrine, juste audessus du cœur.
— Moi aussi.
— Tu dis vrai, Roland ?
— Si fait. Est-il immortel, lui aussi,
d’après toi ? Parce que j’ai vu beaucoup
de choses au cours des ans, et j’ai
entendu plus de rumeurs encore, mais
jamais d’un homme ou d’une femme
pouvant vivre pour l’éternité.
— Je ne crois pas qu’il ait besoin
d’être immortel. Je crois que tout ce
qu’il lui faut, c’est écrire la bonne
histoire. Parce que certaines histoires
sont immortelles.
La compréhension alluma une petite
flamme dans les pupilles de Roland.
Enfin, pensa Eddie. Enfin, il voit.
Mais combien de temps lui avait-il
fallu à lui, pour voir, et ensuite pour
admettre ? Dieu sait qu’il aurait dû s’en
rendre compte plus tôt, avec toutes les
merveilles qu’il avait vues, pourtant il
avait buté sur la dernière marche.
Constater de visu que le Père Callahan
était tout droit sorti d’un roman intitulé
Salem n’avait pas suffi à lui faire
franchir le pas. Ce qui avait finalement
précipité les choses, ç’avait été
d’apprendre que Co-op City se situait
dans le Bronx, et pas à Brooklyn. Dans
ce monde-ci, du moins. Et c’était le seul
qui importait.
— Peut-être qu’il n’est pas chez lui,
suggéra Roland, alors qu’autour d’eux le
monde entier attendait. Peut-être que cet
homme qui nous a créés n’est pas chez
lui.
— Tu sais bien que si.
Roland acquiesça. Et la vieille
flamme luisait dans ses yeux, la lueur
d’un feu qui ne s’était jamais éteint,
celui qui avait éclairé sa route le long du
Rayon, depuis Gilead.
— Alors allons-y ! Démarre ! lança-
t-il vivement, d’une voix rauque.
Démarre, au nom de ton père ! S’il est
Dieu – notre Dieu – je Le regarderai
dans les yeux et Lui demanderai le
chemin de la Tour !
— Tu ne voudrais pas Lui demander
le chemin vers Susannah, d’abord ?
Dès qu’il eut prononcé cette phrase,
Eddie la regretta et pria pour que le
Pistolero la laisse passer.
Ce que Roland fit. Il se contenta de
faire mouliner les doigts restant à sa
main droite : Allez, allez.
Eddie enclencha la première et
tourna dans le chemin poussiéreux. Il les
mena au cœur d’un grand chant qui
semblait les traverser comme un souffle
de vent, les transformant en des entités
aussi impalpables qu’une pensée, ou
qu’un rêve dans l’esprit d’un dieu
endormi.
TROIS
Au bout de trois cents mètres, la
route se divisait en deux. Eddie prit sur
la gauche, bien que le panneau pointant
dans cette direction indiquât ROWDEN,
non KING. La poussière soulevée par
leurs roues collait au rétroviseur. Le
chant faisait un doux brouhaha, se
déversait en lui comme un alcool. Il
sentait ses cheveux se hérisser, et tous
ses muscles trembler. Si Eddie devait
dégainer à la seconde, il se dit qu’il
lâcherait sans doute ce maudit engin. Et
même s’il réussissait à le garder en
main, viser lui serait impossible. Il ne
comprenait même pas comment cet
homme qu’ils cherchaient pouvait vivre
si près du son et réussir à manger ou à
dormir, sans parler d’écrire des
histoires. Mais bien entendu, King
n’était pas seulement proche du son ; si
Eddie ne se trompait pas, King était la
source du son.
Mais s’il a une famille, comment
font-ils ? Et même s’il vit seul,
comment font les voisins ?
Une allée, sur la droite, et…
— Eddie, arrête-toi.
C’était bien Roland, pourtant sa voix
était méconnaissable. Son bronzage de
La Calla ressemblait à une fine couche
de peinture étalée sur un visage d’une
pâleur cadavérique.
Eddie s’arrêta. Roland trouva à
tâtons la poignée de la portière, ne
parvint pas à l’actionner, se hissa à
hauteur de la vitre, jusqu’à la taille
(Eddie entendit le cliquetis de sa boucle
de ceinture contre la gaine chromée de
la portière), et se pencha pour vomir sur
l’oggan. Lorsqu’il retomba en arrière
dans son siège, il avait l’air à la fois
épuisé et exalté. Il roula des yeux, et le
regard qu’il posa sur Eddie était d’un
bleu immémorial et étincelant.
— En route.
— Roland, tu es sûr que…
Roland fit son moulinet avec les
doigts, regardant droit devant lui, à
travers le pare-brise poussiéreux de la
Ford.
Avance, avance. Au nom de ton
père !
Eddie reprit la route.
QUATRE
C’était le genre de maison que les
agents immobiliers appellent un ranch.
Eddie n’en fut pas surpris. Ce qui le
surprit, en revanche, ce fut la simplicité
des lieux. Puis il se rappela que tous les
écrivains n’étaient pas forcément riches,
ce qui devait être d’autant plus vrai des
auteurs jeunes. Une coquille heureuse
avait fait un malheur dans le milieu des
bibliomaniaques, mais King ne devait
pas toucher de commission sur ce genre
de boulettes. Ni de droits d’auteur, si
c’était bien l’expression d’usage.
Pourtant, la voiture garée dans
l’allée, une Jeep Cherokee visiblement
neuve, avec une chouette bande sur
l’aile, à l’indienne, suggérait que King
ne mourait pas exactement de faim quand
même. Une cabane en bois trônait au
milieu de la cour, entourée de jouets en
plastique jonchant le sol. Leur vue fit
vaciller le cœur d’Eddie. Une des
délicieuses leçons qu’il avait retenues
de leur aventure à La Calla, c’est que les
gosses, ça compliquait les choses. Et ici
vivaient des gosses petits, à en juger par
les jouets. Et voilà que débarquent chez
eux deux types avec des durs calibres.
Des types qui, au moins à l’heure
actuelle, ne sont pas tout à fait bien dans
leur tête.
Eddie coupa le moteur de la Ford.
Un corbeau poussa un cri. Un hors-bord
– plus gros que celui qu’ils avaient
entendu auparavant, d’après le bruit – se
mit à ronronner. Au-delà de la maison,
un soleil éclatant faisait miroiter l’eau
bleue. Et les voix chantaient : Comme-àCommala.
Un bruit métallique annonça que
Roland venait d’ouvrir sa portière. Il
sortit, en se tordant un peu plus que
nécessaire : mauvaise hanche, arthrite
sèche.
Eddie
lui-même
avait
l’impression d’être debout sur des bouts
de bois.
— Tabby ? C’est toi ?
La voix provenait du côté droit de la
maison. Et, précédant l’homme qui
venait de parler, apparut une ombre au
sol. Jamais Eddie n’avait été saisi d’une
telle peur mêlée de fascination, à la
simple vue d’une ombre. Il se dit, avec
une certitude absolue : Voilà que
s’avance mon créateur. Le voilà, si fait,
je dis vrai. Et les voix reprirent de plus
belle : Commala-deux-trois, c’est lui, le
voilà.
— Tu as oublié quelque chose,
chérie ? Le dernier mot traîna un peu en
longueur, comme John Cullum l’aurait
prononcé (Chéééé-lie). Et c’est ainsi
qu’apparut le propriétaire de la maison,
c’est ainsi qu’il apparut. Il les vit et
s’immobilisa. Les voix se turent
instantanément, et même le bruit de
moteur du hors-bord disparut. L’espace
d’une seconde, le monde entier resta en
suspens sur ses gonds. Puis l’homme se
retourna et se mit à courir. La seconde
d’avant, cependant, Eddie eut le temps
de voir l’expression d’horreur qui
s’était peinte sur son visage. Il les avait
reconnus.
Roland bondit derrière lui en un
éclair, comme un chat après un oiseau.
CINQ
Mais sai King était un homme, pas
un oiseau. Il ne savait pas voler, et il
n’avait vraiment nulle part où s’enfuir.
La pelouse descendait en pente douce,
interrompue seulement par une plaque de
béton qui devait recouvrir un puits ou un
système d’évacuation quelconque. Elle
débouchait sur une plage miniature
jonchée elle aussi de jouets de toutes
sortes. Au-delà, le lac. L’homme
atteignit la rive, atterrit les pieds dans
l’eau, et se retourna avec une telle
maladresse qu’il faillit tomber par terre.
Roland s’immobilisa sur le sable, en
dérapant. Lui et Stephen King se tenaient
face à face, à s’observer. Eddie s’était
arrêté à une dizaine de mètres derrière
Roland, et il les regardait tous les deux.
Le chant avait repris, de même que le
ronronnement du bateau. Peut-être
n’avaient-ils jamais cessé, mais Eddie
était convaincu que si.
L’homme dans l’eau porta les mains
à ses yeux, comme un enfant.
— Vous n’êtes pas vraiment là, ditil.
— Si, je suis là, sai, dit Roland
d’une voix à la fois douce et remplie
d’une admiration effrayée. Retire les
mains de tes yeux, Stephen de Bridgton.
Retire-les et regarde-moi bien.
— Je fais peut-être une dépression,
dit l’homme dans l’eau, mais il baissa
lentement les mains.
Il portait d’épaisses lunettes, avec
des montures noires austères. L’une des
branches tenait grâce à un morceau de
sparadrap. Il avait les cheveux noirs ou
brun très foncé. Sa barbe était bien
noire, et quelques poils blancs y
scintillaient déjà. Il portait un jean, et un
T-shirt portant l’inscription : THE
RAMONES[13] et ROCKET TO RUSSIA et
GABBA-GABBA-HEY. Il était visiblement
en train de prendre de l’embonpoint,
pourtant il n’était pas encore gros. Il
était grand, et aussi pâle que Roland.
Eddie constata sans grand étonnement
que Stephen King ressemblait à Roland.
Compte tenu de la différence d’âge, on
ne pouvait pas les prendre pour des
jumeaux, mais pour un père et son fils ?
Oui. Facilement.
Roland se tapota trois fois la gorge,
puis secoua la tête. Ça ne suffisait pas.
Ça ne suffirait pas. Eddie regarda avec
fascination et horreur le Pistolero se
mettre à genoux au milieu des jouets en
plastique, et porter son poing à son front.
— Aile, fileur de contes. Voici venir
à toi Roland de Gilead-qui-fut, et Eddie
Dean de New York. Nous ouvriras-tu ton
cœur, si nous t’ouvrons le nôtre ?
King éclata de rire. Sachant le
pouvoir des paroles de Roland, Eddie
trouva sa réaction choquante.
— Je… bon sang, je dois être en
train de rêver.
Puis, à lui-même :
— Ou non ?
Roland,
toujours
à
genoux,
poursuivit comme s’il n’avait pas
entendu l’homme debout dans l’eau,
comme s’il n’avait ni parlé ni ri.
— Nous considères-tu pour ce que
nous sommes, et acceptes-tu ce que nous
faisons ?
— Si vous étiez réels, vous seriez
pistoleros.
King observa Roland à travers ses
épaisses lunettes.
— Des pistoleros en quête de la
Tour Sombre.
Nous y voilà, pensa Eddie en
entendant les voix monter d’un ton, et en
voyant le soleil faire miroiter l’eau
bleue. Il a compris.
— Tu dis vrai, sai. Nous sommes
venus te demander assistance et secours,
Stephen de Bridgton. Nous les
accorderas-tu ?
— Monsieur, je ne sais pas qui est
votre ami, mais pour ce qui est de
vous… bon sang, c’est moi qui vous ai
fait. Vous ne pouvez pas vous tenir là,
parce que le seul endroit où vous
existiez vraiment, c’est ici.
Du poing, il se cogna le milieu du
front, comme s’il parodiait le geste de
Roland. Puis il tendit le bras en
direction de sa maison. De sa maison
genre ranch.
— Et là-bas. Vous existez aussi làbas, j’imagine. Dans un tiroir de mon
bureau, ou peut-être une boîte dans le
garage. Vous faites partie des projets
inachevés. Je n’ai plus repensé à vous
depuis… depuis…
Sa voix s’était faite toute petite.
Soudain il se mit à vaciller comme
quelqu’un qui entend une musique
assourdie mais délicieuse, et ses genoux
lâchèrent. Il s’écroula par terre.
— Roland ! s’écria Eddie, se
décidant finalement à plonger vers
l’avant. Ce type nous fait une crise
cardiaque !
Il savait déjà (ou peut-être
l’espérait-il) qu’il se trompait. Parce
que jamais le chant n’avait été aussi
présent. Jamais les visages dans les
arbres et dans les ombres n’avaient été
aussi distincts.
Le Pistolero se baissa et attrapa
King – qui commençait déjà à se
débattre faiblement – sous les aisselles.
— Il s’est seulement évanoui. Et
comment lui en vouloir ? Aide-moi à le
porter à l’intérieur.
SIX
La chambre principale jouissait
d’une vue splendide sur le lac et d’un
tapis mauve hideux au sol. Eddie s’assit
sur le lit et contempla King par
l’embrasure de la porte de la salle de
bains, tandis qu’il retirait ses tennis et
ses vêtements mouillés, passant une
seconde entre la porte et le mur carrelé
pour changer de sous-vêtements. Il
n’avait pas soulevé d’objection en
voyant Eddie l’accompagner dans la
chambre. Depuis qu’il était revenu à lui
– et il n’était resté dans les limbes qu’à
peine trente secondes –, il faisait preuve
d’un calme presque inquiétant.
Il sortit de la salle de bains et se
dirigea vers la commode.
— C’est une blague, c’est ça ?
demanda-t-il en farfouillant, à la
recherche d’un jean et d’un T-shirt secs.
Pour Eddie, la maison de King
sentait l’argent – pas mal d’argent, au
moins. Dieu seul savait ce que sentaient
ses fringues.
— Un truc monté par Mac
McCutcheon et Floys Calderwood, c’est
ça ?
— Je ne connais pas ces hommes, et
il ne s’agit pas d’une blague.
— D’accord, mais ce type ne peut
pas être réel.
King enfila son jean. Il parlait à
Eddie sur un ton raisonnable.
— Je veux dire, j’ai écrit son
histoire !
Eddie opina de la tête.
— C’est ce que j’ai cru comprendre.
Mais il n’en est pas moins réel. Je le
suis depuis – depuis combien de temps ?
Eddie n’en savait rien –, depuis un bout
de temps. Vous avez écrit sur lui, mais
pas sur moi ?
— Vous vous sentez rejeté, c’est ça ?
Eddie éclata de rire, mais la vérité,
c’est qu’il se sentait effectivement
rejeté. Un peu, en tout cas. Peut-être que
King n’en était pas encore arrivé à lui.
Si tel était le cas, il n’était pas vraiment
en sécurité, pas vrai ?
— Ça ne ressemble pas vraiment à
une dépression, fit remarquer King, mais
j’imagine qu’on ne sait jamais à quoi ça
ressemble.
— Vous ne faites pas une
dépression, mais j’ai de la compassion
pour ce que vous ressentez, sai. Cet
homme…
— Roland. Roland de… Gilead ?
— Vous dites vrai.
— Je ne sais pas si j’ai la partie
Gilead, dit King. Il faudrait que je
vérifie dans mes pages, si je peux les
retrouver. Mais c’est bon. Ça fait très
« arche perdue ».
— Je ne vous suis pas.
— Pas de problème, moi non plus.
King trouva un paquet de Pall Mall
sur la commode et s’en alluma une.
— Finissez ce que vous étiez en
train de dire.
— Il m’a traîné à travers une porte
entre ce monde et le sien. Moi aussi j’ai
cru faire une dépression.
Ce n’était pas de ce monde-ci
qu’Eddie s’était fait arracher, pas loin
mais pas raccord, et à l’époque il zonait
pour trouver de l’héroïne – il zonait
dans les grandes largeurs – mais la
situation était déjà assez compliquée
comme ça sans qu’il rajoute cette partielà. Pourtant il lui restait une question à
poser avant de rejoindre Roland et que
la vraie palabre commence.
— Dites-moi une chose, sai King.
Vous savez où se trouve Co-op City ?
King était en train de transférer ses
fonds de poche (des pièces de monnaie
et ses clés) de son jean mouillé à son
jean sec, clignant de l’œil droit à cause
de la fumée de la cigarette qu’il s’était
calée au coin de la bouche. Il
s’interrompit et regarda Eddie en
haussant les sourcils.
— C’est une question piège ?
— Non.
— Et vous n’allez pas me descendre
avec le pistolet que je vois là, si je me
trompe ?
Eddie eut un petit sourire. King
n’était pas un mauvais bougre, pour un
dieu. Puis il se rappela que Dieu avait
tué sa petite sœur, en se servant d’un
chauffard saoul, et aussi son frère Henry.
Dieu avait conçu Enrico Balazar et fait
brûler Susan Delgado au bûcher. Son
sourire s’évanouit. Néanmoins il
répondit :
— Personne ne se fera descendre
ici, sai.
— Dans ce cas, je crois que Co-op
City se trouve à Brooklyn. Là d’où vous
venez, à en juger par votre accent.
Alors, j’ai gagné l’oie de la Fête ?
Eddie sursauta comme si on venait
de lui planter une épingle dans la peau.
— Quoi ?
— Ma mère répétait ça tout le
temps. Quand mon frère Dave et moi on
avait fini nos corvées et qu’on n’avait
pas eu à s’y reprendre à deux fois, elle
disait : « Les garçons, c’est vous qui
gagnez l’oie de la Fête. » C’était une
blague. Alors, j’ai gagné ?
— Oui, fit Eddie. Aucun doute.
King hocha la tête, puis écrasa sa
cigarette.
— Vous êtes OK, vous. C’est votre
copain que je n’aime pas beaucoup. Je
l’ai jamais beaucoup aimé. Je pense que
ça doit être en partie pour ça que j’ai
laissé cette histoire en plan.
Ce qui fit de nouveau sursauter
Eddie. Il se leva précipitamment du lit,
pour le dissimuler.
— Laissé en plan ?
— Ouais. La Tour Sombre, ça
s’appelait. Ça devait être mon Seigneur
des Anneaux à moi, ma grande saga,
mon ce-que-vous-voudrez. Un des
avantages, quand on a vingt-deux ans,
c’est qu’on ne manque jamais
d’ambition. Mais il ne m’a pas fallu
longtemps pour voir que c’était tout
simplement trop gros pour mon petit
cerveau. Trop… je ne sais pas…
outrancier ? On peut dire ça, oui. Et
puis, ajouta-t-il sèchement, j’ai perdu le
plan.
— Vous avez quoi ?
— Ça paraît fou, pas vrai ? Mais
parfois, écrire, c’est de la folie pure.
Vous saviez qu’une fois Ernest
Hemingway avait perdu un recueil
complet de nouvelles dans un train ?
— Vraiment ?
— Vraiment. Il n’avait aucune copie
de secours, pas de brouillon. C’est un
peu ce qui m’est arrivé. Un soir bien
arrosé – ou peut-être que j’avais forcé
sur la mescaline, je ne m’en souviens
plus – j’ai fait un plan complet de cette
épopée fantastique en cinq à dix mille
pages. C’était un bon plan, je crois. Qui
donnait forme à l’histoire. Qui lui
donnait du style. Et puis je l’ai perdu. Il
s’est probablement envolé du portebagages de ma moto, pendant que je
revenais d’un de ces foutus bars. Ça ne
m’est jamais plus arrivé. D’habitude je
suis au moins soigneux, avec mon
travail.
— Hein-hein, fit Eddie.
Une seconde, il pensa ajouter :
Et vous auriez pas vu par hasard
des types habillés dans des tenues
criardes, le genre de types qui
conduisent des voitures tape-à-l’œil,
aux environs de l’heure de la
disparition ? Des ignobles, pour dire
les choses crûment ? Ou quelqu’un
avec comme une marque rouge en plein
front, qui ressemble à un petit cercle de
sang ? N’importe quoi, un indice, pour
résumer, qui laisserait penser qu’on
vous a peut-être volé votre plan ?
Quelqu’un qui aurait intérêt à
s’assurer que La Tour Sombre ne serait
jamais achevée ?
— Redescendons à la cuisine. Il faut
qu’on palabre.
Eddie aurait juste aimé savoir de
quoi ils étaient censés palabrer. Il valait
mieux pour eux ne pas tomber à côté,
parce que c’était le monde réel, celui
dans lequel il n’y avait pas de seconde
chance.
SEPT
Roland n’avait aucune idée du
fonctionnement de la machine à café
posée sur le comptoir, mais il trouva une
vieille cafetière cabossée sur l’une des
étagères, assez semblable à celle que
transportait Alain Johns dans son gunna,
il y avait bien bien long, quand trois
garçons s’étaient présentés à Mejis, pour
faire le décompte du bétail. Le poêle de
sai King fonctionnait à l’électricité,
mais même un enfant aurait pu faire
marcher les brûleurs. Quand Eddie et
King apparurent dans la cuisine, la
cafetière était juste chaude.
— Personnellement, je ne bois pas
de café, dit King en se rendant
directement à la boîte-à-froid (mais en
faisant un grand détour pour ne pas trop
s’approcher de Roland), et en général je
n’attaque pas la bière avant cinq heures,
mais je crois que je vais faire une petite
exception, aujourd’hui, monsieur Dean ?
— Du café, ça m’ira très bien.
— Monsieur Gilead ?
— C’est Deschain, sai King. Moi
aussi, je prendrai du café, grand merci.
L’écrivain ouvrit la boîte en métal à
l’aide d’un anneau collé sur le dessus
(un procédé qui parut à Roland malin en
apparence, et complètement crétin, au vu
du gaspillage). Il y eut un sifflet d’air,
suivi d’une agréable odeur (comme-àcommala) de levure et de houblon. King
but au moins la moitié de la boîte en une
fois, essuya l’écume sur sa moustache,
puis posa sa bière sur le comptoir. Il
était toujours pâle, mais il paraissait
calme, et en pleine possession de ses
moyens. Le Pistolero trouvait qu’il s’en
tirait plutôt bien, du moins jusqu’ici.
Était-il possible que, dans les recoins
les plus cachés de son esprit et de son
cœur, King se soit attendu à leur visite ?
Les avait-il attendus ?
— Vous avez une femme et des
enfants, dit Roland. Où sont-ils ?
— La famille de Tabby habite au
nord, près de Bangor. Ma fille est allée
passer la semaine avec son papi et sa
mamie. Tabby a emmené le plus jeune –
Owen, c’est encore un bébé – et ils sont
partis devant, il y a une heure. Je suis
censé aller chercher mon autre fils – Joe
– dans…
Il consulta sa montre.
— … dans une heure environ. Je
voulais finir ce que j’étais en train
d’écrire, alors cette fois-ci nous y allons
à deux voitures.
Roland réfléchit. Ça pouvait être
vrai. C’était sans doute aussi un moyen
pour King de leur faire savoir que, s’il
lui arrivait quelque chose, ça se
remarquerait très vite.
— Je n’y crois pas, je ne crois pas à
ce qui arrive. Je l’ai déjà dit quinze
fois ? De toute façon, ça ressemble trop
à une de mes histoires pour être
réellement en train de se passer.
— À Salem, par exemple, suggéra
Eddie.
King arqua un sourcil.
— Alors vous êtes au courant. Ils
ont le Magazine Littéraire, là d’où vous
venez ?
Il finit le reste de sa bière. Roland
se fit la remarque qu’il buvait comme un
homme doué pour ça.
— Il y a une heure ou deux, j’ai
entendu des sirènes, de l’autre côté du
lac, et j’ai vu cet énorme panache de
fumée. Je le voyais même de mon
bureau. Sur le coup, j’ai cru à un feu de
broussailles, peut-être à Harrison ou à
Stoneham, mais maintenant je me
demande… ça n’aurait pas quelque
chose à voir avec vous, les gars ? Si,
hein ?
Eddie se tourna vers le Pistolero :
— Il est en train de l’écrire, Roland.
Ou bien il l’était. Il dit qu’il a arrêté.
Mais ça s’appelle La Tour Sombre,
alors il sait.
King sourit, mais pour Roland il
avait surtout l’air profondément effrayé,
pour la première fois. Mis à part
l’instant où il était apparu au coin de sa
maison et où il les avait vus. Où il avait
vu sa création.
C’est ce que je suis ? Sa création ?
C’était un sentiment positif et négatif
à la fois. Y réfléchir lui donna mal à la
tête, et il avait l’impression que son
estomac était devenu tout glissant.
— Il sait, dit King. Je n’aime pas
trop comment vous dites ça, les gars.
Dans une histoire, quand quelqu’un dit
« il sait », ça sous-entend « il en sait
trop », et en général la réplique qui suit,
c’est « il va falloir le faire taire ».
— Croyez-moi, dit Roland avec une
emphase inhabituelle, vous tuer est bien
la
dernière
chose
que
nous
souhaiterions, sai King. Vos ennemis
sont nos ennemis, et ceux qui vous aident
le long du chemin sont nos amis.
— Amen, conclut Eddie.
King ouvrit sa boîte-à-froid et en
sortit une nouvelle bière. Roland vit
qu’il y avait tout un tas de boîtes, làdedans, au garde-à-vous, toutes gelées.
Des bières, essentiellement.
— Dans ce cas, vous feriez mieux de
m’appeler Steve.
HUIT
— Racontez-nous l’histoire, mon
histoire, demanda Roland.
King s’appuya contre le comptoir de
la cuisine, et le sommet de son crâne se
glissa dans un rayon de soleil. Il avala
une gorgée de bière et réfléchit à la
requête de Roland. Et c’est alors
qu’Eddie le vit pour la première fois,
très faiblement – un effet de contraste dû
au soleil, peut-être. Quelque chose, une
ombre noire et poussiéreuse, formait
comme un halo autour de l’homme. Dira.
À peine visible. Mais bien là. Comme
les ténèbres qui se cachaient derrière les
choses, quand on allait vaadasch. Étaitce la même chose ? Eddie en doutait.
À peine visible.
Mais bien là.
— Vous savez, dit King, je ne suis
pas très bon pour raconter des histoires.
Ça peut paraître paradoxal, pourtant
c’est vrai. C’est pour ça que je les écris.
Est-ce que c’est comme Roland, ou
comme moi, qu’il parle ? se demanda
Eddie. Impossible de le dire. Beaucoup
plus tard, il devait se rendre compte que
King parlait comme eux tous, même
Rosa Munoz, la femme à tout faire du
Père Callahan, à La Calla.
Puis le visage de l’auteur s’éclaira.
— Je vais vous dire, pourquoi
j’essaierais pas de trouver ce
manuscrit ? J’ai quatre ou cinq cartons
d’histoires foutues, en bas. La Tour
Sombre doit dormir dans l’un d’entre
eux.
Foutues. Des histoires foutues.
Eddie n’aimait pas du tout sa façon de
tourner les choses.
— Vous pourriez en lire des
passages pendant que je vais chercher
mon garçon.
Il sourit, dévoilant de grandes dents
tordues.
— Peut-être que quand je rentrerai,
vous serez partis et je pourrai me
remettre à écrire en pensant que vous
n’êtes jamais venus.
Eddie adressa un regard à Roland,
qui secoua légèrement la tête. Sur le
poêle, la première bulle de café cligna
dans l’œil de la cafetière.
— Sai King – commença Eddie.
— Steve.
— Steve, d’accord. Il nous faut
régler cette affaire maintenant. Mis à
part la question de confiance, nous
sommes extrêmement pressés.
— Bien sûr, d’accord, la course
contre la montre, dit King, puis il se mit
à rire.
Il y avait dans ce rire un côté niais
assez charmant. Eddie soupçonna que la
bière commençait à faire son effet, et il
se demanda si ce type n’était pas un peu
poivrot. Impossible d’en être certain, au
bout de si peu de temps, mais il
présentait certains des signes. Il ne se
rappelait pas grand-chose, de ses cours
de littérature au lycée, mais il revoyait
très bien le prof leur dire qu’il y avait
bien une chose que les écrivains
appréciaient particulièrement, c’était la
bouteille.
Hemingway,
Faulkner,
Fitzgerald. Le type du « Corbeau »[14].
Les écrivains aimaient boire.
— Je ne me moque pas de vous, les
gars. En fait, c’est contre ma religion, de
me moquer d’hommes armés. C’est juste
que c’est exactement le genre de
bouquins que j’écris, des personnages
toujours en train de courir contre la
montre. Vous voulez entendre la
première phrase de La Tour Sombre ?
— Bien sûr, si vous vous en
souvenez, répondit le jeune homme.
Roland ne dit rien, mais ses yeux
brillaient, sous ses sourcils maintenant
parsemés de blanc.
— Oh, ça, pour m’en souvenir. C’est
sans doute la meilleure première phrase
que j’aie écrite.
King repoussa sa bière, puis leva les
deux mains, le pouce et l’index courbés,
comme s’il dessinait des guillemets dans
l’air :
— « L’homme en noir fuyait à
travers le désert, et le Pistolero le
suivait. » Le reste, c’était peut-être de la
poudre aux yeux, mais, mon vieux, ça
c’était bon.
Il laissa retomber ses mains et reprit
sa bière.
— Pour la quarante-neuvième fois
aujourd’hui : est-ce que tout ça est bien
réel ?
— L’homme en noir, il s’appelait
Walter ? demanda Roland.
La bière de King vacilla et rata sa
bouche, et il s’en renversa sur le menton
et sur sa chemise propre. Roland hocha
la tête, comme si c’était la réponse qu’il
attendait.
— Nous refaites pas le coup de
l’évanouissement, recommanda Eddie,
un peu durement. Une fois a suffi à
m’impressionner.
King acquiesça, reprit une gorgée de
bière tout en essayant visiblement de se
ressaisir. Il jeta un œil à la pendule.
— Messieurs, vous me laisserez
vraiment aller chercher mon garçon ?
— Oui, confirma Roland.
— Vous…
King fit une pause, parut réfléchir,
puis sourit.
— Vous en jureriez, par votre montre
et votre billet ?
Sans sourire, Roland répondit :
— Oui, j’en jurerais.
— OK, alors. La Tour Sombre,
version courte à la Reader’s Digest.
Rappelez-vous que l’oral n’est pas mon
truc. Je vais faire de mon mieux.
NEUF
Roland écouta ce récit comme si
tous les mondes en dépendaient, ce dont
il était convaincu. King avait commencé
sa version de la vie de Roland par les
feux de camp, ce qui ravit le Pistolero,
parce qu’ils confirmaient le caractère
essentiellement humain de Walter. Puis,
d’après King, l’histoire revenait à la
rencontre de Roland avec un drôle de
fermier du bout du monde, au bord du
désert. Brown, de son nom.
Longue vie à vos récoltes, entendit
Roland à travers l’écho des ans, Longue
vie aux vôtres. Il avait oublié Brown, et
son corbeau apprivoisé Zoltan, mais cet
inconnu s’en souvenait.
— Ce qui me plaisait, glissa King,
c’est que j’avais l’impression que
l’histoire allait à reculons. D’un point de
vue purement technique, c’était très
intéressant. Je commence par vous dans
le désert, puis je recule un chouïa, et
vous rencontrez Brown et Zoltan. Zoltan,
c’était le nom d’un chanteur et guitariste
que j’ai connu à l’Université du Maine,
au fait. Bref, de la baraque du frontalier,
l’histoire se décale encore d’un chouïa,
et vous arrivez dans la ville de Tull…
du nom d’un groupe de rock…
— Jethro Tull, s’exclama Eddie.
Mais bon sang, c’est bien sûr ! Je savais
bien que ce nom m’était familier ! Et ZZ
Top, Steve ? Vous les connaissez ?
Eddie
fixa
King,
lut
l’incompréhension sur son visage et
sourit.
— J’imagine que ce n’est pas encore
tout à fait leur quand. Ou alors, vous ne
les connaissez pas encore.
Roland fit tourner ses doigts en
moulinets : On continue, on continue. Et
lança à Eddie un regard qui lui intimait
de ne plus interrompre King.
— Quoi qu’il en soit, quand Roland
arrive à Tull, nouvelle digression pour
raconter comment Nort, le mangeur
d’herbe, est mort avant de se faire
ressusciter par Walter. Vous voyez ce qui
m’a tellement plu, pas vrai ? C’est
qu’une fois encore, on commence par la
fin, et on remonte… – en-l’air.
Roland n’était pas intéressé le moins
du monde par l’aspect technique qui
fascinait apparemment King. C’était de
sa vie qu’on parlait, après tout, de sa
vie, et pour lui elle s’était déroulée dans
le bon sens. Du moins, jusqu’au moment
où il avait atteint le rivage de la Mer
Occidentale, et qu’il avait tiré le jeu de
ses compagnons de voyage.
Mais Stephen King ne savait rien
des portes, semblait-il. Il avait déjà écrit
la scène du relais, et la rencontre de
Roland avec Jake Chambers. Ainsi que
leur traversée sous la montagne. Il avait
écrit la trahison de Jake par cet homme à
qui il avait donné sa confiance et son
amour.
King remarqua la façon qu’avait
Roland de placer sa tête, pendant cette
partie du récit, et se mit à raconter avec
une douceur étrange.
— Pas besoin de prendre un air
aussi honteux, monsieur Deschain. Après
tout, c’est moi qui vous ai fait faire une
chose pareille.
Mais une fois encore, Roland se
demanda s’il disait vrai.
King avait aussi écrit la palabre de
Roland avec Walter, dans le golgotha
poussiéreux et jonché d’ossements, la
prédiction du Tarot et la terrible vision
de Roland, cette sensation de traverser
la voûte de l’univers. Il avait écrit le
réveil de Roland après cette longue nuit
de bonne aventure, pour se retrouver
beaucoup plus âgé, et Walter réduit à un
tas d’os. Pour finir, leur dit King, il avait
fait avancer Roland jusqu’au bord de
l’eau, et l’avait assis là.
— Et là, vous avez dit : « Je
t’aimais, Jake. »
Roland hocha la tête et commenta
d’un ton neutre :
— Je l’aime toujours.
— Vous parlez comme s’il existait
vraiment.
Roland lui adressa un regard
impassible.
— Est-ce que moi j’existe ? Et
vous ?
King ne répondit rien.
— Et alors, que s’est-il passé ?
demanda Eddie.
— Et alors, Señor, je me suis
retrouvé à sec – ou intimidé, si vous
préférez. Et je me suis arrêté.
Eddie aussi désirait s’arrêter. Il
voyait les ombres qui commençaient à
s’allonger sur le sol et les murs de la
cuisine, et il voulait partir à la recherche
de Susannah avant qu’il soit trop tard.
Pour lui, Roland et lui avaient une idée
assez précise de la manière de sortir de
ce monde, et il soupçonnait Stephen
King lui-même de savoir parfaitement
les conduire au Chemin du Dos de la
Tortue, à Lovell, où le réel ne tenait plus
qu’à un fil – à en croire John Cullum, du
moins – et où les entrants couraient les
rues, dernièrement. Et King serait trop
heureux de les guider. Trop heureux de
se débarrasser d’eux. Mais ils ne
pouvaient partir tout de suite et, malgré
son impatience, Eddie en était
parfaitement conscient.
— Vous vous êtes arrêté parce que
vous avez perdu votre plan, dit Roland.
— Mon plan. Oh non, pas vraiment.
King s’était servi une troisième
bière, et Eddie ne trouvait pas étonnant
que le type commence à se ramollir un
peu du ciboulot. Il venait d’avaler
l’équivalent calorique d’un pain entier,
et il attaquait actuellement la deuxième
miche.
— Je travaille rarement à partir d’un
plan. En fait… ne me prenez pas au mot,
mais ça a sans doute été la seule fois. Et
c’est devenu trop gros pour moi. Trop
étrange. Et puis vous avez commencé à
poser problème, monsieur, ou sai, quels
que soient les fichus surnoms que vous
vous donniez.
King fit la grimace.
— Cette façon de parler, ce n’est
pas moi qui l’ai inventée.
— Pas encore, en tout cas, fit
remarquer Roland.
— Vous avez commencé cette
histoire comme une version de l’Homme
sans Nom, de Sergio Leone.
— Dans les westerns spaghettis, fit
Eddie. Jésus, bien sûr ! J’ai dû en voir
cent, au Majestic, avec mon frère Henry,
avant qu’il quitte la maison. Quand il
était au Vietnam, j’y allais tout seul, ou
avec un copain à moi, Chuggy Coter.
C’étaient des films de mecs.
King exhibait un large sourire.
— Ouais, acquiesça-t-il. Mais ma
femme en est complètement fana, allez
comprendre.
— Trop cool, ta femme ! s’exclama
Eddie.
— Ouais, Tabby, c’est le genre de
nana cool.
King se tourna de nouveau vers
Roland.
— Pour ce qui est de l’Homme sans
Nom – une version imaginaire de Clint
Eastwood –, vous avez raison.
L’association promettait une bonne
tranche de rigolade.
— C’est comme ça que vous voyez
les choses ?
— Oui. Et puis vous avez changé.
Là, sous mes doigts. À tel point que je
ne savais plus si vous étiez le héros,
l’antihéros, ou pas un héros du tout.
Quand vous avez lâché le gosse, c’était
le bouquet.
— Vous disiez que c’était vous qui
m’aviez fait faire ça.
Il regarda Roland droit dans les yeux
– du bleu croisé sur du bleu, sur fond de
chœur enchanteur – ; King dit :
— J’ai menti, mon frère.
DIX
Il y eut un temps de silence, pendant
lequel ils réfléchirent tous à ce qu’ils
venaient de se dire. Puis King reprit la
parole :
— Vous avez commencé à me faire
peur, alors j’ai arrêté d’écrire sur vous,
je vous ai enfermé dans une boîte et
rangé dans un tiroir, et puis j’ai continué
le recueil de nouvelles que j’ai ensuite
vendu à divers magazines.
Il réfléchit un instant, puis hocha la
tête.
— Après que je vous ai mis au
rancart, les choses se sont mises à
changer, pour moi, mon ami, en bien.
Mes trucs ont commencé à se vendre.
J’ai demandé Tabby en mariage. Peu de
temps après, j’ai commencé un livre
intitulé Carrie. Ce n’était pas mon
premier roman, mais c’est le premier
que j’aie vendu, et il m’a fait passer
directement en tête. Tout ça après avoir
dit au revoir à Roland, à la revoyure,
bonne route à toi. Et alors qu’est-ce qui
se passe ? Je tourne au coin de ma
maison six ou sept ans plus tard, et je
vous trouve dans ma putain d’allée,
Gros-Jean comme devant, comme aurait
dit ma mère. Et tout ce que je peux dire
maintenant, c’est que vous prendre pour
une hallucination causée par le
surmenage serait la conclusion la plus
optimiste que je pourrais trouver. Et je
n’y crois pas une seconde. Comment je
pourrais y croire ?
King levait peu à peu la voix, tout en
montant dans les aigus. Eddie ne prit pas
ça pour de la peur ; c’était de
l’indignation.
— Comment je pourrais le croire,
quand je vois votre ombre sur le sol, le
sang sur votre jambe – fit-il en pointant
le doigt en direction d’Eddie – et la
poussière sur votre visage (à Roland,
cette fois-ci) ? Vous avez éliminé tous
les foutus choix qui me restaient, et je
sens mon esprit en train de… je ne sais
pas… en train de basculer ? C’est
comme ça qu’on dit ? Je dirais que oui.
En train de basculer.
— Vous n’avez pas seulement arrêté,
dit Roland en ignorant totalement la
dernière saillie de King, un tas
d’idioties nombrilistes et déplacées.
— Ah non ?
— Je pense que raconter des
histoires, c’est comme pousser quelque
chose. Pousser pour résister contre la
non-création, peut-être. Et un jour,
pendant que vous faisiez ça, vous avez
senti une résistance, vous avez senti que
ça poussait, en face.
King réfléchit à l’hypothèse, et le
temps parut extrêmement long à Eddie.
Puis il opina du chef.
— Vous avez peut-être raison. Ça
allait plus loin que l’habituel sentiment
de panne, c’est certain. J’ai l’habitude,
de ça, même si ça m’arrive moins
souvent qu’avant. C’est… je ne sais pas,
un jour on commence à trouver ça moins
drôle, de rester assis là, à tapoter sur les
touches d’un clavier. On commence à
voir moins clair. On commence à se
sentir moins excité, à l’idée de raconter
soi-même l’histoire. Et puis, pour tout
arranger, il déboule une idée nouvelle,
une idée toute belle et toute brillante,
tout droit sortie de la vitrine, sans une
égratignure. Complètement vierge, du
moins pour l’instant. Et puis… comment
dire…
— Et puis vous avez senti que ça
résistait, répéta Roland du même ton
monocorde.
— Ouais.
La voix de King était devenue
tellement grave qu’Eddie l’entendit à
peine.
— DÉFENSE D’ENTRER. ON NE PASSE
PAS. LIGNES à HAUTE TENSION.
Il marqua une pause.
— Peut-être même DANGER DE MORT.
Quelque chose me dit que tu
n’aimerais pas cette ombre que je vois
tourbillonner autour de toi, pensa
Eddie. Ce halo noir. Non, sai, je ne
pense pas que tu aimerais ça, pas du
tout, et qu’est-ce que je vois ? Les
cigarettes ? La bière ? Une autre
substance dont tu pourrais être
dépendant, éventuellement ? Un
accident de voiture, un soir de
beuverie ? Dans combien de temps ? En
années ?
Il jeta un œil à la pendule posée sur
la table de cuisine des King et fut
consterné de lire qu’ils approchaient de
quatre heures moins le quart de l’aprèsmidi.
— Roland, il se fait tard. Ce type
doit aller chercher son gosse.
Et nous devons trouver ma femme
avant que Mia accouche du bébé
qu’elles ont l’air de partager, et que le
Roi Cramoisi n’ait plus aucun besoin
de la partie Susannah.
Roland répondit :
— Encore un tout petit peu.
Et il baissa la tête, sans rien ajouter.
Pour réfléchir. Essayer de décider
quelles questions étaient les bonnes. Une
seule question, peut-être, mais la bonne.
Et c’était important, Eddie le savait car
jamais ils ne pourraient revenir en ce
neuvième jour du mois de juillet 1977.
Peut-être revisiteraient-ils cette journée
dans un autre monde, mais pas dans
celui-ci. Et Stephen King existerait-il
seulement, dans ces autres mondes ?
Peut-être pas. Sans doute pas.
Pendant que Roland réfléchissait,
Eddie demanda à King si le nom de
Blaine lui évoquait quelque chose.
— Non. Pas particulièrement.
— Et Lud ?
— Comme les Luddites ? C’était une
sorte de secte religieuse anti-machines,
c’est ça ? Au XIXe, je crois bien, ou peutêtre même qu’ils s’y sont mis plus tôt
que ça. Si je ne m’abuse, ceux du XIXe
siècle pénétraient de force dans les
usines pour réduire les machines en
miettes.
Il fit un grand sourire, découvrant
ses dents tordues.
— Les Greenpeace de leur époque,
je dirais.
— Béryl Evans ? Ce nom vous dit
quelque chose ?
— Non.
— Henchick ? Henchick des
Manni ?
— Non. C’est quoi, les Manni ?
— Trop compliqué à expliquer
maintenant. Et Claudia y Inez Bachman ?
Est-ce que celui-là vous évoque…
King explosa de rire, faisant
sursauter Eddie. Se faisant sursauter luimême, à en juger par l’expression sur
son visage.
— La femme de Dicky ! s’exclamat-il. Comment diable êtes-vous au
courant de ça ?
— Je ne suis pas au courant. Qui est
Dicky ?
— Richard Bachman. Je me suis mis
à publier certains de mes romans de
jeunesse en grand format, sous un
pseudonyme. Bachman. Une nuit, alors
que j’étais bien bourré, je lui ai
concocté une vraie biographie, jusqu’à
la façon dont il avait courageusement
vaincu une leucémie, hourra, Dicky.
Bref, Claudia, c’est sa femme. Claudia
Inez Bachman. Le y, ça… je ne sais pas.
Eddie eut l’impression qu’un énorme
caillou invisible venait de rouler de sa
poitrine, et de sortir définitivement de sa
vie. Claudia Inez Bachman ne comptait
que dix-huit lettres. Quelque chose avait
donc ajouté ce y, et dans quel but ? Pour
faire dix-neuf, bien sûr. Claudia
Bachman n’était qu’un nom. Claudia y
Inez Bachman, en revanche… elle était
ka-tet.
Eddie eut le sentiment qu’ils
venaient de trouver au moins une des
choses pour lesquelles ils étaient venus
ici. Oui, Stephen King les avait créés.
Du moins avait-il créé Roland, Jake, et
le Père Callahan. Il n’était pas encore
arrivé au reste. Et il avait déplacé
Roland comme un pion sur un échiquier :
un petit tour à Tull, Roland, couche avec
Allie, Roland, pourchasse Walter à
travers le désert, Roland. Mais même
quand il déplaçait son personnage
principal sur le plateau de jeu, King luimême s’était fait déplacer. Cette lettre
ajoutée au nom de la femme de son
pseudonyme le prouvait très clairement.
Quelque chose avait voulu rendre
Claudia Bachman dix-neuf. Alors…
— Steve…
— Oui, Eddie de New York,
répondit King avec un sourire gêné.
Eddie sentait son cœur battre à tout
rompre dans sa poitrine.
— Le chiffre dix-neuf, il vous
inspire quoi ?
King considéra la question. Dehors,
le vent murmurait dans les arbres, les
bateaux gémissaient et le corbeau –
celui-là ou un autre – croassait. Bientôt,
au bord de ce lac, ce serait l’heure des
barbecues, peut-être aussi d’une virée en
ville et d’un concert sur la place, tout ça
dans le meilleur des mondes possibles.
Ou peut-être seulement le plus réel.
King finit par secouer la tête et
Eddie laissa échapper un soupir de
frustration.
— Désolé. C’est un nombre premier,
mais c’est tout ce qui me vient pour
l’instant. Les nombres premiers me
fascinent, en quelque sorte, depuis le
cours d’algèbre de M. Soychak, au lycée
de Lisbon High. Et je crois que c’est
l’âge que j’avais quand j’ai rencontré
ma femme, mais peut-être qu’elle me
contredirait. Elle est de nature à
contredire.
— Et quatre-vingt-dix-neuf ?
King y réfléchit de nouveau, puis
parut compter des objets sur ses doigts.
— C’est sacrément vieux. « Quatrevingt-dix-neuf ans sur un vieux tas de
pierres. » C’est dans une chanson, une
chanson qui s’appelle – je crois –
« L’Épave de quatre-vingt-dix-neuf
ans ». Sauf qu’en parlant d’épave, c’est
peut-être
à
«
L’épave
de
l’Hesperus[15] », que je pense.
« Quatre-vingt-dix-neuf bouteilles de
bière sur le mur, on en a pris une et on
l’a fait tourner, ça fait plus que quatrevingt-dix-huit bouteilles de bière sur le
mur. » En dehors de ça, nada.
Cette fois-ci, c’est King lui-même
qui regarda en direction de la pendule.
— Si je ne pars pas bientôt, Betty
Jones va appeler pour vérifier que je
n’ai pas oublié que j’avais un fils. Et
après avoir récupéré Joe, je suis censé
enchaîner deux cents kilomètres de route
en direction du nord. Ce qui sera sans
doute plus facile si je laisse tomber la
bière. Ce qui sera plus facile si je n’ai
plus une paire de revenants armés, assis
dans ma cuisine.
Roland approuva d’un hochement de
tête. Il porta la main à son ceinturon, en
extirpa une balle, qu’il se mit à faire
distraitement rouler entre le pouce et
l’index de sa main gauche.
— Juste une dernière question, si
cela vous sied. Puis nous reprendrons
notre route et vous laisserons reprendre
la vôtre.
King fit oui de la tête.
— Posez-la, alors.
Il considéra sa troisième canette de
bière, puis alla la vider dans l’évier
avec un air de regret.
— C’est vous qui avez écrit La Tour
Sombre ?
Pour Eddie, cette question n’avait
aucun sens, mais les yeux de King
s’allumèrent et un sourire radieux lui
illumina le visage.
— Non ! s’écria-t-il. Et si jamais un
jour je fais un livre sur l’écriture – et je
pourrais sans doute, c’est la matière que
j’enseignais, avant de me retirer ici pour
écrire – je le dirai. Pas ça, pas ça
exactement. Je sais qu’il y a des
écrivains qui écrivent vraiment, mais
que je n’en fais pas partie. En fait, quand
je me retrouve à court d’inspiration et
que je me raccroche à une intrigue,
l’histoire sur laquelle je travaille tourne
en eau de boudin, en général.
— Je n’ai pas la moindre idée de
quoi il parle, fit remarquer Eddie.
— C’est comme… Eh ! Génial !
La douille roulant entre le pouce et
l’index du Pistolero avait sauté sans
effort sur le dos de ses doigts, où elle
semblait se promener sur les jointures en
montagnes russes de Roland.
— Oui. Génial, n’est-ce pas ?
— C’est comme ça que vous avez
hypnotisé Jake, au relais. Quand vous lui
avez fait se remémorer sa mort.
Et Susan, pensa Eddie. Il a
hypnotisé Susan de la même manière,
sauf que tu ne le sais pas encore, sai
King. Ou peut-être que si. Peut-être que
quelque part à l’intérieur de toi, tu sais
déjà tout.
— J’ai essayé, l’hypnose, raconta
King. En fait, un type m’a fait monter sur
scène, à la Foire de Topsham, quand
j’étais gamin. Il a essayé de me faire
caqueter comme une poule. Ça n’a pas
marché. C’est à peu près à l’époque de
la mort de Buddy Holly. Et du Big
Bopper. Et de Ritchie Valens. Vaadana.
Ah, Discordia !
Il secoua soudain la tête, comme
pour la vider, puis son regard passa de
la balle dansante au visage de Roland.
— Quoi ? J’ai dit quelque chose ?
— Non, sai.
Roland baissa les yeux sur la balle
acrobate – elle allait et venait, allait et
venait –, ce qui très naturellement
ramena aussi le regard de King sur elle.
— Que se passe-t-il, quand vous
inventez une histoire ? l’interrogea
Roland. Mon histoire, par exemple ?
— Ça vient tout seul, c’est tout.
La voix de King avait de nouveau
baissé. Il avait l’air perplexe.
— Ça me traverse, comme un souffle
d’air – ça c’est la partie chouette –, et
puis ça ressort quand je bouge les
doigts. Ça ne vient jamais de la tête. Ça
sort du nombril, ou dans le coin. Il y
avait un chroniqueur… je crois que
c’était Maxwell Perkins… qui appelait
Thomas Wolfe…
Eddie savait ce que Roland était en
train de faire, et donc que l’interrompre
n’était pas une bonne idée, mais il ne put
s’en empêcher.
— Une rose. Une rose, une pierre,
une porte dérobée.
Le visage de King s’illumina de
plaisir, mais ses yeux ne quittèrent pas la
balle qui dansait sur les jointures du
Pistolero.
— En fait, c’est une pierre, une
feuille, une porte, corrigeât-il. Mais ça
me plaît encore plus avec la rose.
Il était complètement envoûté. Eddie
crut presque entendre le bruit de
succion, au moment où l’esprit conscient
de King fut aspiré. L’idée le traversa
soudain qu’une simple sonnerie de
téléphone à cet instant critique pourrait
changer tout le cours de leur existence. Il
se leva et – se déplaçant en silence
malgré sa jambe raidie et douloureuse –
se dirigea vers le combiné accroché au
mur. Il enroula le fil entre ses doigts et
appuya jusqu’à ce qu’il l’entendît céder.
— Une rose, une pierre, une porte
dérobée, acquiesça King. Ça pourrait
être de Wolfe, aucun doute. Maxwell
Perkins[16] l’appelait le « vent du
carillon divin ». Ô, perdu, et pleuré par
le vent ! Tous ces visages oubliés ! Ô
Discordia !
— Comment l’histoire vous vientelle, sai ? demanda Roland d’une voix
posée.
— Je n’aime pas ces types New
Age… les types avec leur pendule en
cristal… tout ce « pas d’importance, y a
qu’à tourner la page »… sauf qu’ils
appellent ça « canaliser », et c’est…
c’est l’impression que ça donne…
comme quelque chose qui passe dans un
canal…
— Ou dans un rayon ? suggéra
Roland.
— Toutes choses servent le Rayon,
dit l’auteur, et il soupira.
Ce soupir était d’une tristesse
insondable. Dans toute son impuissance,
Eddie sentit un immense frisson lui
parcourir le dos.
ONZE
Stephen King se tenait debout dans
un rayon de soleil poussiéreux de fin
d’après-midi. La lumière lui baignait les
joues, la courbe de l’œil gauche et la
fossette au coin de la bouche. Elle
dessinait sur sa joue gauche des
filaments brillants dans sa barbe, là où
couraient des poils blancs. Il se tenait
debout dans la lumière, ce qui rendait
encore plus visible l’ombre qui
l’entourait. Sa respiration s’était
ralentie, descendant à trois ou quatre
inspirations par minute.
— Stephen King, articula Roland.
Me voyez-vous ?
— A’ile, Pistolero, je vous vois très
bien.
— Quand m’avez-vous vu pour la
première fois ?
— Aujourd’hui même.
Roland parut surpris, et un peu
frustré. De toute évidence, ce n’était pas
la réponse qu’il attendait. Puis King
reprit :
— C’est Cuthbert que j’ai vu, pas
vous (une pause). Vous et Cuthbert, vous
avez mis des miettes de pain sous le
gibet. C’est dans la partie déjà écrite.
— Si fait, nous avons rompu le pain.
Pendant que Hax le cuisinier se
balançait au bout de la corde. Nous
n’étions que des goujats. C’est Bert qui
vous a raconté cette histoire ?
Mais King ne répondit pas.
— J’ai vu Eddie. Je l’ai vu très
clairement (une pause). Cuthbert et
Eddie sont jumeaux.
— Roland – intervint Eddie à voix
basse.
Roland le fit taire d’un violent
mouvement de la tête, et posa sur la
table la balle qu’il avait utilisée pour
envoulter King. King continuait de fixer
l’endroit où le Pistolero l’avait tenue
entre ses doigts, comme si elle était
toujours là. Sans doute la voyait-il
toujours. Des particules de poussière
dansaient autour de sa chevelure noire et
hirsute.
— Où étiez-vous, quand vous avez
vu Cuthbert et Eddie ?
— Dans la grange.
La voix de King se brisa. Ses lèvres
s’étaient mises à trembler.
— Tantine m’y avait envoyé parce
qu’on avait essayé de s’enfuir.
— Qui avait tenté de s’enfuir ?
— Moi et mon frère Dave. Ils nous
ont pris et ils nous ont ramenés. Ils ont
dit qu’on était très très méchants.
— Et vous avez dû aller dans la
grange.
— Oui, pour scier du bois.
— C’était votre punition.
— Oui.
Une larme perla au coin de l’œil
droit de King. Elle dévala le long de sa
joue et s’arrêta au bord de sa barbe.
— Les poulets sont morts.
— Les poulets dans la grange ?
— Oui, ceux-là.
D’autres larmes parurent.
— Qu’est-ce qui les a tués ?
— L’Oncle Oren, il dit que c’est la
grippe aviaire. Ils ont les yeux ouverts.
Ça… ça fait un peu peur.
Ou peut-être pas qu’un peu, pensa
Eddie en voyant les larmes sur les joues
pâles de cet homme.
— Vous ne pouviez pas sortir de la
grange ?
— Pas avant d’avoir fini de scier ma
part de bois. David a fait la sienne.
C’est mon tour. Il y a des araignées dans
les poulets. Des araignées dans leurs
tripes, des petites rouges. Comme du
poivre rouge, ça fait. Si elles me
viennent dessus, je vais attraper la
grippe et je vais mourir. Mais alors, je
reviendrai.
— Pourquoi ?
— Parce que je serai un vampire. Je
serai son esclave, à lui. Son scribe,
peut-être bien. Son écrivain domestique.
— Le scribe de qui ?
— Du Seigneur des Araignées. Du
Roi Cramoisi. En-Touré.
— Mon Dieu, Roland, chuchota
Eddie.
Il
tremblait.
Qu’avaient-ils
découvert là ? Quel nid venaient-ils de
mettre au jour ?
— Sai King, Steve, quel âge aviezvous – quel âge as-tu ?
— J’ai sept ans (une pause). Je
mouille mon pantalon. Je ne veux pas
que les araignées me piquent. Les
araignées rouges. Et c’est alors que tu es
venu, toi, Eddie, et j’ai été libéré.
Un sourire enchanteur ralluma ses
traits, plissant ses joues ruisselantes de
larmes.
— Êtes-vous endormi, Stephen ?
demanda Roland.
— Si fait.
— Allez plus profond.
— D’accord.
— Je vais compter jusqu’à trois. À
trois, vous dormirez aussi profondément
que vous le pourrez.
— D’accord.
— Un… deux… trois.
À trois, la tête de King roula et son
menton alla reposer sur sa poitrine. Un
filament argenté de bave pendait de sa
lèvre comme un pendule.
— À présent, on sait quelque chose,
dit Roland à Eddie. Peut-être même
quelque chose de crucial. Il a été
contacté par le Roi Cramoisi alors qu’il
n’était qu’un enfant, mais il semble
qu’on l’ait gagné à notre cause. Que tu
l’aies gagné à notre cause, Eddie. Toi et
mon vieil ami Bert. Quoi qu’il en soit,
ça fait de lui une sorte d’élu.
— Je serais plus à l’aise avec cet
acte héroïque si seulement je m’en
souvenais,
glissa
Eddie.
Avant
d’ajouter : Tu te rends compte que quand
ce type avait sept ans, je n’étais même
pas né ?
Roland sourit.
— Le ka est une roue. Tu tournes
avec elle, sous différentes identités,
depuis bien bien long. Cuthbert est l’une
d’elles, semble-t-il.
— Qu’est-ce que c’est que cette
histoire de Roi Cramoisi « entouré » ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
Roland se tourna de nouveau vers
Stephen King.
— Combien de fois le Seigneur de
Discordia a-t-il essayé de vous tuer,
d’après vous, Stephen ? De vous tuer
pour faire taire votre plume ? Pour faire
taire votre bouche de petit fauteur de
troubles ? Depuis cette première fois,
dans la grange de votre oncle et de votre
tante ?
King essaya visiblement de compter,
puis secoua la tête.
— Delah, dit-il. Beaucoup.
Eddie et Roland échangèrent un
regard.
— Et est-ce que quelqu’un
s’interpose toujours ? demanda Roland.
— Nenni, sai, ne croyez pas ça. Je
ne suis pas impuissant. Parfois je me
mets à l’abri.
Roland ne put s’empêcher de rire –
le bruit sec d’un bâton qu’on casse en
deux sur le genou.
— Savez-vous ce que vous êtes ?
— D’abord un père. Ensuite un mari.
Puis un écrivain. Et un frère. Après le
frère, je sèche, okay ?
— Non, pas « oookay ». Savez-vous
ce que vous êtes ?
Il y eut un long silence.
— Non. Je vous ai dit tout ce que je
savais. Arrêtez de me poser des
questions.
— J’arrêterai quand vous direz la
vérité. Savez-vous…
— Oui, d’accord, je vois où vous
voulez en venir. Satisfait ?
— Pas tout à fait. Dites-moi ce
que…
— Je suis Gan, ou je suis possédé
par Gan, je ne sais pas, mais peut-être
que ça revient au même.
King se mit à pleurer. Des larmes
silencieuses, insupportables.
— Mais ce n’est pas Dis, je me suis
détourné de Dis, je répudie Dis, ça
devrait suffire mais visiblement ça ne
suffit pas, le ka n’est jamais satisfait, ce
bon vieux ka est avide, c’est bien ce
qu’elle a dit, n’est-ce pas ? C’est ce
qu’a dit Susan Delgado avant que vous
la tuiez, ou que je la tue, ou que Gan la
tue. « Comme je le déteste, ce vieux ka
avide. » Peu importe qui l’a tuée, c’est
moi qui lui ai fait dire ça, moi, par pure
haine pour le ka. Je rue dans les
brancards du ka, et je ruerai jusqu’au
jour où j’irai dans la clairière au bout du
sentier.
Roland s’assit à la table. Le nom de
Susan l’avait fait blêmir.
— Et toujours le ka vient à moi, il
vient de moi, je ne fais que le traduire,
je suis fait pour cette traduction, le ka
jaillit de mon nombril comme un ruban.
Je ne suis pas le ka, je ne suis pas ce
ruban, il ne fait que passer à travers moi,
et je le déteste, je le déteste ! Les
poulets étaient remplis d’araignées,
vous comprenez ça ? Remplis
d’araignées !
— Arrêtez de pleurnicher, ordonna
Roland (avec un manque remarquable de
compassion, nota Eddie), et King se tut.
Le Pistolero resta assis là à
réfléchir, puis il releva la tête.
— Pourquoi avoir arrêté d’écrire
l’histoire au moment où j’atteins la Mer
Occidentale ?
— Mais vous êtes stupide, ou quoi ?
Parce que je ne veux pas être Gan ! Je
me suis bien détourné de Dis, je devrais
être capable de me détourner de Gan.
J’aime ma femme. J’aime mes gosses.
J’aime écrire des histoires, mais je ne
veux pas écrire la vôtre. Je passe mon
temps à avoir peur. Il me cherche. L’Œil
du Roi.
— Mais plus depuis que vous avez
arrêté, conclut Roland.
— Non. Depuis il ne me cherche
point, il ne me voit point.
—
Néanmoins,
vous
devez
poursuivre.
Les traits de King se tordirent,
comme s’il était frappé d’une douleur
vive et soudaine, puis son visage reprit
l’apparence lisse du sommeil.
Roland leva sa main droite mutilée.
— Quand vous vous y remettrez,
reprenez à la scène où j’ai perdu mes
doigts. Vous vous rappelez ?
— Les homarstruosités, fit King.
Arrachés.
— Comment savez-vous ce qui s’est
passé ?
King eut un petit sourire et fit glisser
l’air entre ses lèvres, émettant un doux
sifflement.
— Le vent souffle.
— Gan a accouché du monde puis il
a fait changer le monde, répliqua
Roland. C’est ce que vous essayez de
dire ?
— Si fait, et le monde aurait chu
dans l’abysse, sans la grande tortue. Au
lieu de tomber, il a atterri sur son dos.
— C’est ce qu’on nous a dit, et nous
en disons tous grand merci. Reprenez à
la scène des homarstruosités sur la
plage, quand elles m’arrachent les
doigts.
— Est-ce que chèque, Oie-ce que
choix, ces foutus homards vous ont
bouffé les doigts, lança King, puis il
éclata de rire.
— Oui.
— Ça m’aurait épargné tout un tas
d’ennuis, si vous étiez mort là-bas,
Roland, fils de Steven.
— Je sais. À Eddie et à mes autres
amis aussi.
L’ombre d’un sourire passa au coin
des lèvres du Pistolero.
— Ensuite, après la scène des
homarstruosités…
— Eddie arrive, Eddie arrive,
l’interrompit King, en accompagnant ses
paroles d’un petit geste rêveur de la
main droite, comme pour dire qu’il
savait déjà tout ça, et que ce n’était pas
la peine que Roland perde son temps à
tout lui expliquer. Le Prisonnier Le
Pousseur la Dame d’Ombres. Le
boulanger le pâtissier le vendeur de
bistèques (il sourit). C’est comme ça
que dit mon fils Joe. Quand ?
Pris par surprise, Roland fronça les
sourcils.
— Quand, quand, quand ?
King leva la main, et Eddie vit avec
stupéfaction le grille-pain, le moule à
gaufres et l’égouttoir rempli de vaisselle
propre se soulever et flotter dans la
lumière.
— Vous me demandez quand vous
devez reprendre l’écriture ?
— Oui, oui, oui !
Un couteau s’éleva de l’égouttoir et
traversa toute la pièce. Pour aller se
planter dans le mur, où la lame tremblota
quelques secondes. Puis tout reprit sa
place.
Roland répondit :
— Guettez le chant de la Tortue, et
le cri de l’Ours.
— Chant de la Tortue, cri de l’Ours.
Maturin, comme dans les romans de
Patrick O’Brian. Et Shardik, comme
dans le roman de Richard Adams.
— Oui. Si vous le dites.
— Les Gardiens du Rayon.
— Oui.
— De mon Rayon.
Roland le regarda avec intensité.
— Vous dites ainsi ?
— Oui.
— Qu’il en soit ainsi, alors. Quand
vous entendrez le chant de la Tortue ou
le cri de l’Ours, alors vous devrez vous
y remettre.
— Quand j’ouvrirai les yeux sur
votre monde, il me verra.
King marqua une pause.
— Ça me verra.
— Je le sais. Nous essaierons de
vous protéger, dans ces moments-là, tout
comme nous avons l’intention de
protéger la rose.
King sourit.
— Je l’aime, cette rose.
— Vous l’avez vue ? demanda
Eddie.
— Bien sûr, que je l’ai vue, à New
York. Dans la rue qui part de l’hôtel
Plaza de l’ONU. À l’époque, elle était
dans l’épicerie, chez Tom et Jerry. À
l’arrière. Maintenant elle est à
l’emplacement de la boutique. Dans le
terrain vague.
— Vous raconterez notre histoire
jusqu’à ce que vous vous sentiez fatigué,
expliqua Roland. Quand vous ne pourrez
plus la raconter, quand le chant de la
Tortue et le cri de l’Ours deviendront
lointains et faibles à votre oreille, alors
vous prendrez du repos. Et quand vous
serez prêt à vous y remettre, vous vous y
remettrez. Vous…
— Roland ?
— Sai King ?
— Je ferai ce que vous dites. Je
guetterai le chant de la Tortue et à
chaque fois que je l’entendrai, je
poursuivrai le récit. Si je survis. Mais il
faut que vous écoutiez, vous aussi.
Guettez son chant à elle.
— Qui ça, elle ?
— Susannah. Le bébé la tuera, si
vous ne faites pas vite. Et vous devrez
dresser l’oreille.
Eddie adressa à Roland un regard
effrayé. Roland hocha la tête. Il était
temps de partir.
— Écoutez-moi, sai King. Ce fut une
heureuse rencontre que la nôtre, à
Bridgton. Mais l’heure est venue pour
nous de vous quitter.
— Très bien, dit King avec un
soulagement tellement criant qu’Eddie
faillit éclater de rire.
— Vous allez rester ici, exactement
là où vous vous trouvez, pendant dix
minutes. Vous comprenez ?
— Oui.
— Ensuite vous vous réveillerez.
Vous vous sentirez très bien. Vous ne
vous rappellerez pas que nous sommes
venus, sauf dans les confins les plus
enfouis de votre mémoire.
— Dans les trous de vase.
— Dans les trous de vase, si cela
vous sied. En surface, vous croirez juste
avoir fait un petit somme. Un
merveilleux petit somme, réparateur.
Vous irez chercher votre fils et vous irez
là où vous êtes censé aller. Vous vous
sentirez bien. Vous reprendrez le cours
de votre vie. Vous écrirez de
nombreuses histoires, mais chacune sera
plus ou moins reliée à celle-ci. Vous
comprenez ?
— Oui-là, fit King, et sa voix
ressemblait tellement à celle de Roland
quand ce dernier était bourru et fatigué
qu’Eddie sentit la chair de poule lui
courir une nouvelle fois sur l’échine.
— Parce que ce qui a été vu ne peut
être rendu au néant, ni ce qui est su
rendu à l’ignorance.
Il marqua une pause.
— Sauf peut-être dans la mort.
— Si fait, peut-être. Chaque fois que
vous entendrez le chant de la Tortue – si
c’est à ça que ça ressemble, pour vous –
vous reprendrez notre histoire. La seule
histoire véritable que vous ayez à
raconter. Et nous essaierons de vous
protéger.
— J’ai peur.
— Je sais, mais nous essaierons
de…
— Pas de ça. J’ai peur de ne pas
pouvoir finir.
Il baissa la voix.
— J’ai peur que la Tour s’effondre,
et qu’on m’en tienne pour responsable.
— C’est le ka qui décide, pas vous,
dit Roland. Ni moi. Je suis en paix avec
moi-même, sur ce point. Et maintenant…
Il adressa un signe de tête à Eddie,
et se leva.
— Attendez, fit King.
Roland le regarda, les sourcils
arqués.
— J’ai droit à une lettre, rien qu’une
seule.
On dirait un gamin en colo, songea
Eddie. Puis il commenta, à voix haute :
— Et qui vous donne droit à une
lettre, Steve-O ?
King fronça les sourcils.
— Gan ? demanda-t-il. Est-ce que
c’est Gan ?
Puis, comme si la lumière du soleil
venait de percer un épais brouillard
matinal, son front redevint lisse et un
sourire éclaira son visage.
— Je crois que c’est moi ! Je peux
m’envoyer une lettre à moi-même…
peut-être même un petit paquet… mais
rien qu’une fois.
Son sourire se fit plus accentué et
plus attachant encore.
— Tout ça… c’est un peu comme un
conte de fées, pas vrai ?
— Oui, tout à fait, fit Eddie, se
remémorant le palais de verre sur lequel
ils étaient tombés, au beau milieu de
l’autoroute du Kansas.
— À qui ? demanda Roland. À qui
voudriez-vous envoyer du courrier ?
— À Jake, s’empressa de répondre
King.
— Et qu’aimeriez-vous lui dire ?
La voix de King devint identique à
celle d’Eddie. Pas ressemblante :
exactement identique. En l’entendant,
Eddie se glaça.
— Hé copain, y a pas à s’inquiéter,
chantonna King, pas de souci, tu as la
clé !
Ils attendirent la suite, mais il
semblait ne pas y avoir de suite. Eddie
regarda Roland, et cette fois-ci, ce fut le
tour du jeune homme d’imiter le geste du
Pistolero, le moulinet de la main soustitré « on y va ? ». Roland acquiesça et
ils se dirigèrent vers la porte.
— C’était sacrément flippant, dans
le genre, résuma Eddie.
Roland ne répondit rien.
Eddie l’arrêta en lui posant une main
sur le bras.
— Une autre chose me vient à
l’esprit, Roland. Pendant qu’il était
envoulté, tu aurais peut-être dû lui dire
d’arrêter de boire et de fumer. Surtout
les clopes. Il est infernal, avec ça. Tu as
vu cet endroit ? Des foutus cendriers
partout.
Roland eut l’air amusé.
— Eddie, si on attend que les
poumons soient complètement formés, le
tabac prolonge la vie, il ne la raccourcit
pas. C’est pourquoi à Gilead, tout le
monde fume hormis les miséreux, et
même eux ont leurs spathes. Le tabac
préserve des vapeurs de maladie, pour
commencer. Et de beaucoup d’insectes
dangereux, aussi. Tout le monde sait ça.
— Le ministre de la Santé des ÉtatsUnis serait ravi d’apprendre ce que tout
le monde à Gilead a l’air de savoir, fit
sèchement Eddie. Et la picole, alors ?
Imagine qu’il mette sa Jeep dans le
fossé, une nuit de beuverie, ou qu’il
prenne l’autoroute à contresens, et qu’il
heurte quelqu’un de plein fouet ?
Roland considéra la situation, puis
secoua la tête.
— J’ai touché à son esprit – et au ka
– autant que je le souhaitais. Autant que
je l’osais. Il faudra qu’on vienne
vérifier de temps en temps, de toute…
quoi ? Pourquoi est-ce que tu secoues la
tête comme ça ? C’est lui qui déroule le
conte !
— C’est bien possible, mais on ne
sera pas en mesure de venir vérifier
avant vingt-deux ans, à moins qu’on
décide d’abandonner Susannah… et je
ne ferai jamais ça. Une fois qu’on aura
fait le saut jusqu’en 1999, pas de retour
en arrière. Pas dans ce monde-ci.
Pendant un moment, Roland resta
silencieux et se contenta de fixer cet
homme appuyé contre le comptoir de sa
cuisine, dormant debout les yeux ouverts
et les cheveux en bataille sur le front.
D’ici sept à huit minutes, King se
réveillerait sans aucun souvenir de
Roland et d’Eddie… à supposer qu’ils
soient partis, bien sûr. Eddie ne croyait
pas pour de bon que Roland laisserait
Susannah sur la corde raide trop
longtemps… mais il avait aussi laissé
tomber Jake, pas vrai ? Il avait lâché
Jake dans le gouffre, autrefois.
— Alors il va falloir qu’il y arrive
tout seul, conclut Roland, et Eddie
poussa un soupir de soulagement. Sai
King.
— Oui, Roland.
— Rappelez-vous – quand vous
entendrez le chant de la Tortue, vous
devrez interrompre tout le reste et
reprendre notre histoire.
— Je le ferai. J’essaierai, du moins.
— Bien.
Puis l’écrivain dit :
— Il faut retirer la boule du plateau
de jeu, et la briser.
Roland fronça les sourcils.
— Quelle boule ? La Treizième
Noire ?
— Si elle se réveille, elle deviendra
la chose la plus dangereuse de l’univers.
Et elle est en train de se réveiller.
Ailleurs. Dans un autre où et un autre
quand.
— Merci pour votre prophétie, sai
King.
— Un-deux-trois, trois petits tours.
Menez la boule à la double Tour.
À ces paroles, Roland secoua la
tête, tellement perplexe qu’il ne sut quoi
répondre.
Eddie porta le poing à son front et
s’inclina légèrement.
— Aile, romancero.
Un petit sourire se dessina sur les
lèvres de Roland, comme s’il trouvait
l’expression ridicule, mais il ne fit
aucun commentaire.
— Que vos journées soient longues
et vos nuits plaisantes, lui dit Roland.
Ne pensez plus aux poulets, ce n’est plus
la peine.
Une expression d’espoir à fendre le
cœur se peignit sur le visage barbu de
Stephen King.
— Vraiment ? Vous dites ainsi ?
— Oui, vraiment. Et fasse la
providence que nous nous rencontrions
de nouveau avant la clairière au bout du
sentier.
Sur ces paroles, le Pistolero tourna
les talons et quitta la maison de l’auteur.
Eddie jeta un regard ultime au grand
homme un peu courbé, debout avec son
bassin étroit appuyé contre le comptoir.
Et il se dit : La prochaine fois que je te
verrai, Stevie – s’il m’est donné de te
revoir –, tu auras la barbe presque
blanche et des rides sur le visage… et
moi je serai toujours jeune. Comment
va ta tension, sai ? Assez bonne pour
tenir encore vingt-deux ans ? J’espère
bien. Et le palpitant ? Des antécédents
de cancer, dans la famille ? Et si oui,
combien ?
Il n’avait plus le temps pour ces
questions, bien entendu. Ni pour celles-
là ni pour aucune autre. Très bientôt,
l’écrivain se réveillerait et il reprendrait
sa vie d’avant. Eddie suivit son dinh
dans l’après-midi finissant, en refermant
la porte derrière lui. Il commençait à se
dire qu’en les envoyant ici plutôt qu’à
New York, le ka savait peut-être ce qu’il
faisait, finalement.
DOUZE
Eddie s’arrêta près de la voiture de
John Cullum, côté conducteur, et adressa
au Pistolero un regard par-dessus le toit.
— Tu as remarqué ce truc autour de
lui ? Ce halo noir ?
— La vaadana, oui. Remercie ton
père qu’elle ne soit encore que très
légère.
— La vaadana ? Qu’est-ce que
c’est ? Ça commence comme
« vaadasch ».
Roland opina de la tête.
— C’est une variante du même mot.
Ça veut dire sac de mort. Il a été
marqué.
— Doux Jésus.
— Puisque je te dis qu’elle est
légère.
— Mais elle est là.
Roland ouvrit sa portière.
— On ne peut rien y faire. Le ka
inscrit le temps de chaque homme et de
chaque femme. Allons-y, Eddie.
Mais à présent qu’ils étaient
réellement prêts à reprendre la route,
Eddie se trouvait bizarrement réticent. Il
avait le sentiment d’avoir laissé les
choses inachevées, avec sai King. Et il
détestait l’idée même de cette aura
noire.
— Et le Chemin du Dos de la
Tortue ? Et les entrants ? Je voulais lui
demander…
— On la trouvera bien.
— Tu en es certain ? Parce que je
pense qu’il faut absolument qu’on y
aille.
— Moi aussi, c’est ce que je pense.
Viens. Il nous reste beaucoup à faire.
TREIZE
Les feux arrière de la vieille Ford
avaient à peine disparu de l’allée
d’arrivée que Stephen King ouvrit les
yeux. Son premier réflexe fut de
consulter la pendule. Presque quatre
heures. Il aurait dû partir chercher Joe il
y a déjà dix minutes, mais ce petit
somme lui avait fait du bien. Il se sentait
dans une forme éblouissante. Requinqué.
Comme nettoyé, bizarrement. Si tous les
petits sommes pouvaient faire cet effetlà, le petit somme deviendrait un devoir
civique, se dit-il.
Peut-être bien, mais en attendant,
Betty Jones allait se faire un sang
d’encre, si elle ne voyait pas la
Cherokee s’engager dans sa cour avant
quatre heures et demie. King attrapa le
téléphone pour l’appeler, mais ses yeux
se posèrent sur le bloc-notes sur le
bureau. L’en-tête disait : LES GUIGNOLS à
RAPPELER. Un petit cadeau de l’une de
ses belles-sœurs.
Un voile passa de nouveau sur son
visage, et King attrapa le bloc et le stylo
posé à côté. Il se pencha et écrivit :
Hé copain, y a
pas à s’inquiéter,
pas de souci, tu as la
clé.
Il marqua une pause, fixant les mots
sur la feuille, puis ajouta :
Hé
l’ami,
faudrait
pas
se
tromper, elle est bien
en plastique, cette
clé.
En fit une boule.
Et la mangea.
Elle resta quelques secondes
coincée dans sa gorge, et puis – gloups –
elle descendit tout droit. Parfait ! Il
attrapa la
(y a pas à s’inquiéter)
clé de la Jeep sur le petit présentoir
en bois (qui avait lui-même la forme
d’une clé) et se précipita dehors. Il irait
chercher Joe, ils reviendraient faire leur
sac, ils prendraient quelque chose à
grignoter au passage, chez Mickley, à
South Paris. Oups, Mickey. Il avait
l’impression qu’il pourrait avaler un
bœuf à lui tout seul ! Avec des frites,
bien sûr. Bon sang, ce qu’il se sentait
bien !
En atteignant la Route du Kansas et
en tournant en direction de la ville, il
alluma la radio et tomba sur les McCoy
qui chantaient « Hang On, Sloopy » –
toujours
excellent.
Son
esprit
vagabonda, comme ça lui arrivait
souvent quand il écoutait la radio, et il
se surprit à repenser aux personnages de
cette vieille histoire, La Tour Sombre.
On ne pouvait pas dire qu’il en restait
des masses ; s’il se rappelait bien, il en
avait tué la plupart, même le gosse. Sans
doute qu’il n’avait pas su quoi en faire
d’autre. C’est souvent pour cette raison
qu’on se débarrassait des personnages,
parce qu’on ne savait plus quoi en faire.
Comment il s’appelait, déjà ? Jack ?
Non, ça c’était le papa fou de Shining.
Le gamin de La Tour Sombre, c’était
Jake. Très bon choix de nom, pour une
histoire sur fond de décor western,
quelque chose de Wayne D. Overholser
ou de Ray Hogan, peut-être. Est-ce qu’il
serait possible de faire revenir Jake
dans cette histoire, comme fantôme,
peut-être ? Bien sûr que c’était possible.
Ce qu’il y avait de bien avec ces
histoires surnaturelles, se fit remarquer
King, c’est que personne n’avait à
mourir pour de bon. Ils pouvaient
toujours revenir, comme ce type,
Barnabas, dans Dark Shadows[17].
Barnabas Collins était un vampire.
— Peut-être que ce gamin pourrait
revenir en vampire, dit King, puis il
éclata de rire. Fais gaffe, Roland,
Madame est servie, et le dîner, c’est toi !
Mais ça ne collait pas. Bon, quoi,
alors ? Rien ne lui vint, mais c’était sans
importance. Ça viendrait peut-être, avec
le temps. Sans doute au moment où il s’y
attendrait le moins ; quand il serait en
train de nourrir le chat ou de changer le
bébé, ou tout simplement en train de
faire les cent pas d’un air morne, comme
disait Auden[18] dans ce poème sur la
souffrance.
Pas de souffrance aujourd’hui.
Aujourd’hui il se sentait en pleine
forme.
Oui-là, appelez-moi Tony le Tigre.
À la radio, les McCoy cédèrent la
place à Troy Shondell, qui chantait
« This Time ».
Ce truc de La Tour Sombre, c’était
quand même intéressant. Et King se dit :
Peut-être que, quand on reviendra du
nord, ça vaudrait le coup que je le
ressorte de son tiroir. Pour y jeter un
coup d’œil.
Ça n’était pas une mauvaise idée.
: Commala-vienne l’appel
Nous acclamons celui qui nous fit
tous,
Qui fit les hommes et les douces
donzelles,
Qui fit les grands et les petits, les
sages et les fous.
SOLISTE
: Commala-vienne l’appel !
Il fit les grands et les petits, les
sages et les fous !
Pourtant combien puissante la
main du destin cruel
Qui nous dirige chacun et tous.
CHŒUR
DOUZIÈME
COUPLET
JAKE ET
CALLAHAN
UN
UN
Don Callahan avait souvent rêvé de
retourner en Amérique. Son rêve
commençait souvent de la même
manière : il se réveillait sous le haut ciel
du désert plein de nuages rebondis en
forme de joueurs de base-ball (l’équipe
des « Anges ») ou dans son lit du
presbytère, dans la ville de Jerusalem’s
Lot, dans le Maine. Peu importait le lieu,
il se sentait transporté de soulagement,
et son premier instinct était de prier. Oh
merci, mon Dieu, ça n’était qu’un rêve
et je me suis enfin réveillé.
Mais là il était réveillé, aucun doute
là-dessus.
Il fit un tour complet dans l’air et vit
Jake faire exactement la même chose, en
face de lui. Il perdit une de ses sandales.
Il entendait Ote aboyer et Eddie pousser
des rugissements de mécontentement. Il
entendait aussi les klaxons des taxis,
cette sublime musique de la rue newyorkaise, et autre chose, aussi : un
prêcheur. Bien lancé, à en juger par sa
voix. En troisième, au moins. Peut-être
même en surmultipliée.
La cheville de Callahan percuta le
chambranle de la Porte Dérobée
lorsqu’il la passa et un éclair violent de
douleur lui éclata dans le pied. Puis sa
cheville (et la zone qui l’entourait)
devint insensible. Un trille de carillon
du vaadasch fendit l’air, comme un
trente-trois tours passé en quarante-cinq.
Une bouffée de courants d’air contraire
lui balaya le visage, il sentit soudain des
relents
d’essence
et
de
gaz
d’échappement, qui vinrent éclipser l’air
rance de la Grotte de la Porte. D’abord
la musique de la rue ; à présent, le
parfum de la rue.
L’espace d’un instant, il y eut deux
prêcheurs. « Prenez garde, la porte
s’est ouverte », tempêtait derrière lui
Henchick, et un autre devant tonnait des
« Dites Diiieu, mes frères, c’est ça,
appelez DIEU sur la 2e Avenue ! ».
Encore des jumeaux, se dit Callahan
– il en eut à peine le temps – puis la
porte derrière lui claqua dans un
vacarme foudroyant et il ne resta plus
qu’un illuminé, celui de la 2e Avenue.
Callahan eut aussi le temps de se dire :
Bienvenue à la maison, mon salaud,
bienvenue en Amérique, et c’est alors
qu’il atterrit.
DEUX
Ce fut un crash total, mais il réussit à
amortir la chute à quatre pattes. Son jean
protégea quelque peu le bas (malgré les
déchirures), mais le trottoir lui arracha
environ un hectare de peau sur les
paumes (du moins lui sembla-t-il). Il
entendit la rose, son chant impassible et
tout-puissant.
Callahan roula sur le dos et regarda
le ciel au-dessus de lui, tout en
grimaçant de douleur, tenant ses mains
en sang et bourdonnantes devant son
visage. Une goutte de sang coula de la
gauche et vint s’écraser sur sa joue
comme une larme.
— Putain, tu tombes d’où, comme
ça, l’ami ? demanda un Noir ébahi en
treillis gris.
Il semblait être le seul à avoir
remarqué le retour fracassant de Don
Callahan en Amérique. Il fixait le prêtre
étalé sur le trottoir avec des yeux comme
des soucoupes.
— D’Oz, dit Callahan en s’asseyant.
Ses mains le piquaient violemment,
et sa cheville était de retour,
psalmodiant sa litanie de douleur (won-
won-won), en parfaite synchronisation
avec les battements de son cœur.
— Allez, mon pote. Faut pas rester
là. Je vais bien, alors tu peux t’arracher.
— Comme tu voudras, mon frère. À
plus.
L’homme en treillis gris – un portier
qui venait de quitter son service, se dit
Callahan – reprit son chemin. Il gratifia
Callahan d’un regard d’adieu – toujours
abasourdi, mais commençant à se
demander s’il n’avait pas rêvé – puis
alla se fondre dans le petit groupe qui
écoutait le prêcheur. Une seconde plus
tard, il avait disparu.
Callahan se remit sur pied et gravit
l’une des marches qui menaient à
Hammarskjöld Plaza ; il balaya les
alentours du regard, à la recherche de
Jake. Il ne le vit pas. Il regarda de
l’autre côté, cherchant la Porte Dérobée,
mais elle aussi avait disparu.
Maintenant, écoutez, mes amis !
Écoutez, je dis Dieu, je dis l’amour de
Dieu, je dis donnez-moi des Alléluias !
— Alléluia, renchérit l’un des
membres de la petite troupe qui s’était
formée sur le trottoir.
Pas plus motivé que ça.
Je dis Amen, merci, mon frère !
Maintenant écoutez, parce que c’est
l’heure du grand ORAL pour
l’Amérique, et l’Amérique est en train
de le RATER, son GRAND ORAL ! Ce qu’il
faut à ce pays, c’est une BOMBE, pas
une bombe nu-ké-laire, mais une BOMBE
vous voulez bien dire alléluia ?
— Jake ! s’écria le Père Callahan.
Jake, où es-tu ? Jake !
— Ote !
C’était la voix de Jake, un
hurlement. Ote, FAIS ATTENTION !
Il y eut un jappement, un aboiement
excité que Callahan aurait reconnu entre
mille. Puis le hurlement de pneus qui se
braquent.
Un klaxon.
Et le choc, mat.
DIVINE,
TROIS
Callahan oublia complètement sa
cheville cabossée et ses paumes
brûlantes. Il se précipita, contournant la
petite bande du prêcheur (qui s’était
tournée vers la rue comme un seul
homme, et l’orateur s’était interrompu au
beau milieu de sa diatribe), et il vit Jake
debout au coin de l’avenue, face à un
taxi jaune qui s’était immobilisé en
crabe à trois centimètres à peine de ses
jambes. De la fumée bleue s’élevait
toujours des pneus arrière. Le visage du
conducteur était livide, un O tétanisé,
tendu en avant. Ote était recroquevillé
entre les pieds de Jake. Callahan crut
voir que le bafouilleux était affolé, mais
sain et sauf.
Le bruit mat se répéta, encore et
encore. C’était Jake, qui frappait de son
poing fermé le capot du taxi.
— Connard ! hurla le garçon au O
blême de l’autre côté du pare-brise.
Bong !
— Vous ne pouvez pas…
Bong !
— … regarder…
BONG !
— … où vous ALLEZ, bordel ?!
BONG-BONG !
— Vas-y, te laisse pas faire, gamin !
s’écria quelqu’un de l’autre côté de la
rue, où une trentaine de personnes
s’étaient regroupées pour assister au
spectacle.
La portière du taxi s’ouvrit. Le
gigantesque engin qui s’extirpa du
véhicule portait une tunique africaine sur
un jean, et aux pieds une paire de
baskets mutantes géantes avec des
boomerangs sur le côté. Il était coiffé
d’un fez, ce qui contribuait sans doute
quelque peu à l’impression de taille
immense, mais il n’y avait pas que ça.
Callahan évalua que ce type devait bien
mesurer deux mètres, avec une barbe de
sauvage. Il lançait à Jake un regard noir.
Callahan se rapprocha de la scène la
mort dans l’âme, à peine conscient qu’il
lui manquait une chaussure et que son
pied nu claquait sur le bitume un pas sur
deux. Le prêcheur de rue s’approchait
lui aussi des acteurs, sentant la
confrontation.
Derrière
le
taxi
immobilisé en plein carrefour, un autre
automobiliste,
que
rien
d’autre
n’intéressait que ses projets pour la
soirée, se mit à appuyer sur le klaxon
des deux mains et se pencha par sa vitre
ouverte.
— Bouge-toi de là, Abdoul, tu
bloques tout le carrefour !
Jake n’y prêta aucune attention. Il
était dans une rage absolue. Cette fois-
ci, il abattit les deux poings sur le capot,
comme « Ratso » Rizzo dans Macadam
Cowboy[19] – BONG ! « vous avez failli
renverser mon ami, espèce de connard,
est-ce que vous avez seulement REGARDÉ
– « BONG ! » – Où VOUS ALLIEZ ? »
Avant qu’il ne cogne une nouvelle
fois le capot – ce qu’il avait visiblement
l’intention de faire jusqu’à épuisement –
le conducteur le saisit par le poignet
droit.
— Arrête ça, espèce de voyou !
s’écria-t-il, scandalisé, d’une voix
étrangement haut perchée. Je te dis d’…
Jake recula, se libérant de l’emprise
du chauffeur de taxi. Puis, en un
mouvement d’une fluidité telle que
Callahan ne put le suivre du regard, le
gosse dégaina le Ruger du croc de
débardeur accroché sous son aisselle et
le pointa sous le nez du conducteur.
— Vous me dites quoi ? vociféra
Jake. Vous me dites quoi ? Que vous
conduisiez trop vite et que vous avez
failli écraser mon ami ? Que vous
voulez pas mourir en pleine rue avec un
trou dans la tête ? Vous dites QUOI ?
Une femme sur l’autre trottoir
aperçut l’arme, ou bien ressentit la
pulsion meurtrière dans les cris de Jake.
Elle se mit à hurler et partit en courant.
Plusieurs autres curieux suivirent son
exemple. D’autres s’agglutinèrent au
bord du trottoir, sentant l’odeur du sang.
À peine croyable, l’un d’eux – un jeune
homme portant sa casquette à l’envers –
s’écria même : « Vas-y, gamin !
Atomise-moi
ce
vendeur
de
chameaux ! »
Les yeux agrandis par la peur, le
chauffeur recula de deux pas. Il leva les
mains à hauteur des épaules.
— Ne me tue pas, mon garçon ! Je
t’en prie !
— Alors demandez pardon ! tonna
Jake. Si vous voulez vivre, implorez
mon pardon ! Et le sien ! Et le sien !
Jake était d’une pâleur cadavérique,
à l’exception de deux taches minuscules,
rouge vif, sur les pommettes. Ses yeux
humides paraissaient immenses. Ce que
Don Callahan vit le plus clairement,
c’est le tremblement qui secouait le
barillet du Ruger.
— Demandez pardon d’avoir
conduit aussi mal, espèce d’enfoiré
d’inconscient ! Tout de suite ! Tout de
suite !
Ote se mit à gémir, et dit :
— Ake !
Jake baissa les yeux vers lui. C’est
l’occasion que saisit le chauffeur de
plonger sur l’arme. Callahan lui envoya
un uppercut tout à fait honorable, qui
l’étala de tout son long devant sa
voiture, faisant rouler son fez sur le sol.
Le conducteur derrière la voiture avait
la voie libre des deux côtés, mais
préféra continuer d’appuyer sur son
klaxon en braillant : « Bouge-toi, mon
pote, bouge-toi ! » De l’autre côté de la
2e Avenue, certains spectateurs se mirent
à applaudir comme s’ils suivaient un
match à Madison Square Garden, et
Callahan pensa : Mais qu’est-ce que
c’est que cette maison de fous ? Est-ce
que c’était déjà comme ça de mon
temps, et j’ai oublié, ou est-ce que je le
découvre tout juste ?
Le prêcheur de rue, un homme à
barbe et longue chevelure blanche qui
lui tombait aux épaules, était à présent
aux côtés de Jake, et quand ce dernier fit
mine de lever de nouveau le Ruger,
l’homme lui posa une main douce et
patiente sur le poignet.
— Rengaine-le, mon garçon.
Planque-moi ça, pour l’amour de Dieu.
Jake le regarda, et vit ce qui avait
frappé Susannah, peu de temps
auparavant : un homme qui ressemblait à
s’y méprendre à Henchick des Manni.
Jake replaça l’arme dans son croc de
débardeur, puis se baissa et prit Ote
dans ses bras. Le bafouilleux poussa un
gémissement, tendit son long cou vers le
jeune garçon et se mit à lui lécher la
joue.
Pendant ce temps, Callahan avait
pris le chauffeur par le bras, et le
reconduisait à sa monture. Il fouilla dans
sa poche et lui glissa dans la paume un
billet de dix dollars, qui représentait à
peu près la moitié de la somme qu’ils
avaient réussi à réunir pour leur petit
safari.
— Terminé, dit-il au chauffeur,
d’une voix qu’il espérait apaisante. Pas
de mal, pas d’offense, vous reprenez
votre route, il reprend la sienne…
Puis, se tournant vers le klaxonneur
fou derrière le taxi, il hurla :
— Il marche, ce klaxon, espèce de
barjot, alors pourquoi tu essaierais pas
les phares, ça nous ferait des vacances ?
— Ce petit salaud m’a pointé une
arme sous le nez, dit-il en se palpant le
crâne, à la recherche de son fez.
— C’est un faux, répondit
doucement Callahan. Le genre qu’on
trouve en kit, il ne pourrait même pas
tirer des plombs. Je vous assur…
— Hé, mon vieux ! l’interpella le
prêcheur.
Quand le chauffeur de taxi regarda
dans sa direction, il vit que le vieil
homme tenait à la main son fez rouge
délavé. Il le replaça sur sa tête, et
sembla dès lors plus enclin à se montrer
raisonnable. Plus enclin encore quand
Callahan lui glissa le billet de dix dans
la main.
Le type derrière était au volant d’une
antiquité, une Lincoln datant de
Mathusalem. Il s’était remis au concert
de klaxon…
— Si tu venais plutôt goûter un coup
de manivelle, monsieur Le Singe !
brailla le chauffeur de taxi, et Callahan
faillit bien éclater de rire.
Il se dirigea vers le type en Lincoln.
Quand le taxi fit mine de se joindre à lui,
Callahan lui posa les mains sur les
épaules pour l’arrêter.
— Laissez-moi faire, je suis un
homme d’Église. Calmer le loup dans la
bergerie, c’est mon métier.
Le prêcheur se joignit à eux juste à
temps pour entendre la dernière
réplique. Jake s’était mis à l’écart. Il se
tenait à côté de la camionnette du
prêcheur, à vérifier qu’Ote n’était pas
blessé aux pattes.
— Mon frère ! lança le prêcheur à
l’intention de Callahan. Puis-je vous
demander votre obédience ? Votre, je
dirais, alléluia, votre vision du Toutpuissant ?
— Je suis catholique, répondit
Callahan. De ce fait, pour moi le Toutpuissant est plutôt un gars.
Le prêcheur lui tendit une grande
pogne noueuse. Il s’ensuivit exactement
le genre de poignée de main à laquelle
s’attendait Callahan – fervente, à deux
doigts du broiement de phalanges. La
modulation de la voix de cet homme,
combinée à son fort accent du Sud,
rappela à Callahan Foghorn Leghorn[20]
dans un dessin animé de la Warner Bros.
— Je m’appelle Earl Harrigan, dit le
prêcheur sans s’arrêter pour autant de
secouer les doigts de Callahan. Église
de la Sainte Bombe Divine, Brooklyn et
Amérique. C’est un plaisir de vous
rencontrer, mon père.
— Je suis en quelque sorte en
préretraite, le corrigea Callahan. Si vous
voulez me donner un surnom, appelezmoi Père. Ou juste Don. Don Callahan.
— Gloire à Jésus, Père Don !
Callahan soupira et dut bien se
résoudre au « Père Don ». Il alla jusqu’à
la Lincoln. Le chauffeur de taxi, pendant
ce temps, fila après avoir allumé son
voyant FIN DE SERVICE.
Avant que Callahan ait pu dire un
mot au conducteur de la Lincoln, le
brave homme sortit de lui-même de son
véhicule. C’était le soir des baraques,
pour le Père Callahan. Celui-là devait
bien mesurer son mètre quatre-vingt-dix,
avec un ventre proéminent.
— C’est fini, lui dit Callahan. Je
suggère que vous remontiez dans votre
voiture et que vous quittiez les lieux.
— C’est pas fini tant que j’ai pas dit
que c’était fini, répliqua M. Lincoln. J’ai
pris le numéro de licence d’Abdoul ; et
toi, la Flèche, je veux que tu me files le
nom et l’adresse du gamin avec le chien.
Je veux aussi jeter un œil à ce flingue
qu’il – aouh, aouh ! AOUH ! Arrêtez ça !
Le Révérend Earl Harrigan avait
saisi M. Lincoln par le poignet, et venait
de le lui retourner derrière le dos. À
présent il semblait prendre une initiative
très créative avec le pouce du
bonhomme. Callahan ne voyait pas
exactement de quoi il s’agissait. Mais
l’angle de torsion n’était pas correct.
— Et Dieu, Lui qui vous aime
tellement, chuchota Harrigan à l’oreille
de M. Lincoln, d’une voix posée. Et tout
ce qu’il demande en échange, espèce de
sac à merde à grande gueule, c’est que tu
me donnes un petit alléluia et que tu
retournes d’où tu viens. Tu veux bien me
faire un petit alléluia ?
— AOUH, AOUUUUH, lâchez-moi !
Police ! POLIIIICE !
— Le seul policier susceptible de se
trouver dans les parages, c’est l’agent
Benzyck. Mais il m’a déjà donné mon
PV du soir, et il a changé de décor. À
l’heure qu’il est, il est sans doute chez
Dennis, à s’envoyer une gaufre aux noix
de pécan et un double hamburger avec
bacon, Gloire à Dieu. Alors je veux que
vous y réfléchissiez à deux fois.
Un craquement dans le dos de M.
Lincoln fit grincer les dents de Callahan.
Il n’aimait pas l’idée que c’était le
pouce de M. Lincoln qui avait pu
produire un son pareil, mais il ne voyait
vraiment pas ce que ça pouvait être
d’autre. M. Lincoln tordit son gros cou
et tendit la tête vers le ciel en poussant
un long gémissement de douleur à l’état
pur – Yaaaaaahhhhhh !
— Il faut que tu me fasses un petit
alléluia, mon frère, recommanda le
Révérend Harrigan, ou bien, Gloire à
Dieu, tu rentreras à la maison avec un
pouce dans ta poche de chemise.
— Alléluia, chuchota M. Lincoln.
Son teint avait viré à l’ocre.
Callahan se dit que ce devait en partie
être dû aux réverbères orangés qui
avaient
remplacé
les
lampes
fluorescentes de son époque. Mais il n’y
avait pas que ça, assurément.
— Bien ! Maintenant, un petit amen.
Tu te sentiras mieux après, crois-moi.
— A-amen.
— Gloire à Dieu, gloire à Jéééééésuuuuuuus !
— Lâchez-moi… lâchez mon
pouce… !
— Tu promets de partir d’ici et de
libérer ce carrefour, si je te lâche ?
— Oui !
— Sans faire toute une comédie,
gloire à Jésus ?
— Oui !
Harrigan se rapprocha encore de M.
Lincoln, les lèvres à deux centimètres à
peine du paquet de cérumen jaune
orangé aggloméré dans le pavillon de
l’oreille du type. Callahan l’observait
avec une fascination et une concentration
totales, oubliant pour un instant tous les
problèmes à résoudre et les quêtes à
mener. Le Père n’était pas loin de croire
que, si Jésus avait compté Earl Harrigan
parmi son équipe, c’est probablement ce
vieux Ponce qui aurait fini sur la croix.
— Mon ami, les bombes vont bientôt
se mettre à tomber : les bombes divines.
Et il va falloir que tu choisisses dans
quel camp tu seras. Est-ce que tu seras
dans le ciel, gloire à Jésus, avec ceux
qui lâchent ces bombes, ou dans les
villages en dessous, qui se font réduire
en miettes ? Mais je vois bien que ce
n’est pour toi ni le moment ni le lieu
pour faire le choix du Christ, mais est-ce
que vous allez au moins réfléchir à la
question, monsieur ?
La réponse de M. Lincoln dut
paraître un tantinet tardive au Révérend
Harrigan, car le saint homme fit subir un
nouvel outrage à la main tordue dans le
dos de M. Lincoln. Lequel émit un
nouveau hurlement aigu et haletant.
— J’ai dit : est-ce que vous
réfléchirez à la question ?
— Oui ! Oui ! Oui !
— Alors remontez dans votre
voiture et que Dieu vous garde et vous
bénisse.
Harrigan relâcha M. Lincoln. M.
Lincoln recula, les yeux écarquillés, et
remonta en voiture. Une seconde plus
tard, il redescendait la 2e Avenue – à
pleine vitesse.
Harrigan se tourna vers Callahan et
dit :
— Les catholiques vont en enfer,
Père Don. Des idolâtres, tous jusqu’au
dernier. Ils se fourvoient dans le culte de
Marie. Et le Pape ! Ne me lancez pas sur
le sujet du Pape ! Pourtant j’en ai connu
des bien, des catholiques, et vous êtes
l’un d’eux, je n’ai aucun doute là-dessus.
Peut-être qu’à force de prière, je
pourrais vous persuader de changer de
foi. Dans le cas contraire, je peux peutêtre prier pour vous éviter les flammes
de l’enfer.
Il se retourna vers le trottoir, à la
hauteur du bâtiment qui semblait
désormais s’appeler Hammarskjöld
Plaza.
— On dirait que ma congrégation
s’est dispersée.
— Vous m’en voyez désolé, dit
Callahan.
Harrigan haussa les épaules.
— Les gens se convertissent très peu
en été, de toute façon, dit-il d’un ton
neutre. Ils font un peu de lèche-vitrine, et
puis ils retournent à leurs vices. Le
temps des vraies croisades, c’est
l’hiver… il suffit de se trouver un petit
coin de trottoir et de leur proposer un
bol de soupe chaude et une ration de
Saintes Écritures par une nuit froide.
Il baissa les yeux sur les pieds de
Callahan.
— On dirait que vous avez perdu
une de vos sandales, mon ami redresseur
de torts.
Un klaxon leur résonna dans les
oreilles et un taxi absolument incroyable
– Callahan trouva qu’il ressemblait à
une version moderne des minibus
Volkswagen – les évita en zigzaguant,
tandis que le passager leur hurlait
quelque
chose.
Pas
«
joyeux
anniversaire », sans doute.
— Et si on ne quitte pas cette rue, la
foi pourrait bien ne pas suffire à nous
protéger.
QUATRE
— Il n’a rien, dit Jake en reposant
Ote sur le trottoir. J’ai flippé, pas vrai ?
Je suis désolé.
—
C’est
parfaitement
compréhensible, lui assura le Révérend
Harrigan. Quel chien fascinant ! Je n’en
ai jamais vu de ce genre-là, gloire à
Jésus !
Et il se pencha vers Ote.
— C’est un croisement, dit Jake d’un
ton tendu, et il n’aime pas les inconnus.
Ote montra combien il n’aimait pas
les inconnus et combien il s’en méfiait
en levant la tête vers la main d’Harrigan
et en aplatissant les oreilles pour se
rendre plus facile à caresser. Il adressa
un large sourire au prêcheur, comme
s’ils étaient de vieux, très vieux copains.
Pendant ce temps, Callahan inspectait
les alentours. On était à New York, et à
New York les gens avaient tendance à
s’occuper de leurs affaires et à vous
laisser vaquer aux vôtres, mais Jake
avait dégainé une arme en pleine rue.
Callahan ne savait pas combien de
personnes l’avaient vu, mais ce qu’il
savait, en revanche, c’est qu’il suffisait
d’une seule pour aller le signaler, peutêtre même à cet agent Benzyck dont
Harrigan avait parlé. Et pour leur créer
des ennuis au moment où ça tombait le
plus mal pour eux.
Il examina Ote et pensa : Rends-moi
service, ne dis rien, d’accord ? Jake
peut peut-être te faire passer pour une
nouvelle race de Corgi ou de collie
dégénéré, mais à la seconde où tu te
mettras à parler, ça sera complètement
fichu. Alors fais-moi une faveur… et
ferme-la.
— Bon petit pote, fit Harrigan, et
après qu’Ote eut miraculeusement tu le
« Ote » qui lui venait immanquablement
dans ce genre de circonstances, le
prêcheur se redressa. J’ai quelque chose
pour vous, Père Don. Une minute, je
vous prie.
— Monsieur, il faut vraiment que
nous…
— J’ai quelque chose pour toi aussi,
fiston – gloire à Jésus, très cher
Seigneur ! Mais d’abord… ça ne
prendra qu’une seconde…
Harrigan courut ouvrir la portière
latérale de sa camionnette Dodge garée
en infraction, sauta à l’intérieur et se mit
à farfouiller.
Callahan fit preuve de patience
pendant un petit moment, puis eut une
conscience aiguë des secondes qui
défilaient.
— Monsieur, je suis désolé, mais…
— Les voilà ! s’exclama Harrigan
en réémergeant de la camionnette, tenant
une paire de mocassins marron fatigués
par le pouce et les deux premiers doigts
de la main droite.
— Si vous faites moins d’un 42, on
pourra les bourrer de papier journal. Si
vous faites plus, c’est pas de chance.
— 42, c’est exactement ma pointure,
dit Callahan en hasardant même un
« gloire à Dieu » pour accompagner son
merci.
En fait, il était plus à l’aise dans un
41, mais on n’en était pas loin, et il
enfila les chaussures avec une sincère
gratitude.
— Et maintenant nous allons…
Harrigan se tourna vers le garçon et
dit :
— La femme que vous cherchez est
montée dans un taxi, pile à l’endroit de
notre petite altercation. C’était il y a une
demi-heure à peine.
En voyant changer l’expression de
Jake – d’abord de l’étonnement, puis un
véritable ravissement –, il eut un grand
sourire.
— Elle a dit que c’était l’autre qui
était aux commandes, que vous sauriez
de qui il s’agissait, et où l’autre
l’emmenait.
— Ouais, au Cochon du Sud,
confirma Jake. Au coin de Lex et de la
66e, Père, on a peut-être encore le temps
de la rattraper, mais seulement si on part
tout de suite. Elle…
— Non, fit Harrigan. La femme qui
m’a parlé – elle a parlé à l’intérieur de
ma tête, c’était clair comme de l’eau de
roche, gloire à Jésus – a dit que vous
deviez d’abord passer par l’hôtel.
— Quel hôtel ? demanda Callahan.
Harrigan indiqua du doigt l’hôtel
Hyatt Plaza-Park, sur la 46e.
— C’est le seul, dans le quartier…
et c’est de là qu’elle venait.
— Merci, répondit Callahan. A-telle dit pourquoi nous devions aller làbas ?
— Non, fit Harrigan d’un ton serein.
Je crois qu’entre-temps l’autre l’avait
entendue et lui avait fermé son caquet. Et
puis elle a sauté dans le taxi, et pfuit !
— En parlant de fuite… commença
Jake.
Harrigan hocha la tête, mais leva
aussi un doigt en signe d’avertissement :
— Faites donc, mais rappelez-vous
que les bombes divines vont tomber. Peu
importent toutes les bénédictions – c’est
bon pour ces mauviettes de méthodistes
et ces épiscopaliens à l’air louche ! Les
bombes vont pleuvoir ! Et au fait, les
gars ?
Ils se retournèrent vers lui.
— Je sais que vous autres, vous êtes
des enfants du bon Dieu au même titre
que moi, parce que j’ai senti votre sueur,
gloire à Dieu. Mais cette dame ? Ces
dames, d’ailleurs, parce qu’en fait je
crois qu’elles étaient deux. Elles, c’est
quoi ?
— La femme que vous avez
rencontrée est avec nous, répondit
Callahan après une brève hésitation.
Tout va bien.
— Je me demande, dit Harrigan.
Comme dit la Bible – gloire à Dieu et à
Sa sainte parole –, il faut se méfier de la
femme, car ses lèvres sont douces
comme le miel, mais ses pieds
descendent vers la mort et ses pas
prennent appui sur l’enfer. Écarte ton
chemin du sien et ne t’approche pas de
la porte de sa maison.
Joignant le geste à la parole, il avait
levé une main tordue en signe de
bénédiction. Il la baissa et haussa les
épaules.
— C’est pas vraiment exact, je n’ai
pas une aussi bonne mémoire des
Écritures que dans ma jeunesse, quand je
prêchais là-bas, dans le Sud, avec mon
Papa, mais je pense que vous avez saisi
l’idée.
— C’est dans le Livre des
Proverbes, fit Callahan.
Harrigan acquiesça.
— Chapitre cinq, gloire à Diiiieu.
Puis il se détourna et contempla
l’immeuble qui se dressait derrière lui,
se découpant sur fond de ciel nocturne.
Jake fit mine de partir, mais Callahan
l’arrêta en lui posant la main sur
l’épaule. Quand le jeune garçon haussa
les sourcils d’un air interrogateur,
Callahan ne put que secouer la tête. Non,
il ne savait pas pourquoi. Mais ils n’en
avaient pas terminé avec Harrigan.
— Cette cité est rongée par le péché,
elle est malade de ses vices, finit par
dire le prêcheur. Sodome au rez-dechaussée, Gomorrhe au troisième, tous
prêts pour la bombe divine qui ne va pas
manquer de tomber des cieux, alléluia,
doux Jésus et amen. Mais ici, c’est un
bon endroit. Un endroit bon. Vous le
sentez, les gars ?
— Oui, répondit Jake.
— Vous l’entendez ?
— Oui, répondirent en chœur Jake et
Callahan.
— Amen ! Je pensais que tout
s’arrêterait quand ils ont détruit la petite
épicerie qui se tenait là, il y a des
années et des années de ça. Mais non.
Ces voix angéliques…
— Ainsi parle Gan, le long du
Rayon, dit Jake.
Callahan se tourna vers lui et vit que
le garçon penchait la tête de côté, et que
se lisait sur son visage un air d’extase
sereine. Jake reprit :
— Ainsi parle Gan, et avec la voix
des can calah, que certains appellent
des anges. Gan renie les can toi ; avec
le cœur joyeux des innocents, il renie le
Roi Cramoisi et Discordia même.
Callahan le contemplait les yeux
écarquillés – et le regard plein de
crainte – mais Harrigan se contentait de
hocher la tête d’un air impassible,
comme s’il connaissait la chanson. Peutêtre que c’était le cas.
— Après l’épicerie, il n’est resté
qu’un terrain vague, et puis ils ont
construit ça. Le 2, Hammarskjöld Plaza.
Et je me suis dit : « Voilà, ça va tout
détruire, alors je changerai de décor, car
la poigne de Satan est ferme et ses pieds
fourchus laissent des empreintes
profondes dans le sol, et là nulle fleur ne
s’épanouira et nulle graine ne germera. »
Pouvez-vous dire seelah ?
Il leva les bras et ses mains
noueuses de vieillard, qui tremblaient
des premiers signes de la maladie de
Parkinson, et il les tourna vers le ciel,
dans ce geste immémorial de louange et
de soumission.
— Et pourtant elle chante toujours,
dit-il en laissant retomber ses mains.
— Selah, fit Callahan. Vous dites
vrai, nous vous disons grand merci.
— C’est bien une fleur, une vraie,
reprit Harrigan, parce qu’une fois je suis
entré voir. Dans le hall, alléluia, je dis
bien dans le hall, entre la porte sur la
rue et les ascenseurs montant vers ces
étages où Dieu sait combien de baises
tarifées se pratiquent tous les jours, il y
a un petit jardin, baigné par la lumière
du soleil qui tombe par la verrière, un
jardin encadré par des cordes en
velours, avec un panneau qui dit : DON
DE LA TÊT CORPORATION, EN HOMMAGE À
LA FAMILLE DURAYON, ET EN MÉMOIRE DE
GILEAD.
— Vraiment ? demanda Jake, le
visage illuminé d’un sourire heureux.
Vous dites ainsi, sai Harrigan ?
— Mon garçon, croix de bois, croix
de fer, Bombe divine ! Et au milieu de
toutes ces fleurs, pousse une unique rose
sauvage, tellement magnifique qu’en la
voyant je me suis mis à sangloter,
comme ceux arrivés sur le bord des
fleuves de Babylone, qui coulent près de
Sion. Et les hommes qui vont et viennent
dans ce lieu, avec leurs attachés-cases
remplis des paperasses de Satan, eux
aussi sanglotaient. Ils ont sangloté avant
de retourner à leurs œuvres putassières,
comme s’ils n’avaient rien vu.
— Ils ont vu, dit Jake d’une voix
douce. Vous savez ce que je crois,
monsieur Harrigan ? Je crois que cette
rose est un secret qu’ils gardent dans le
plus profond de leur cœur, et que si
quiconque le menaçait, ils se battraient
pour le protéger. Sans doute jusqu’à la
mort.
Il leva les yeux vers Callahan.
— Père, il faut y aller.
— Oui.
— Ça me paraît une bonne idée,
acquiesça Harrigan. Car mes yeux voient
revenir l’agent Benzyck, et il serait peutêtre opportun que vous soyez partis
quand il arrivera ici. Je me réjouis que
ton ami à fourrure ne soit pas blessé,
mon jeune garçon.
— Merci, monsieur Harrigan.
— Ce n’est pas plus un chien que
moi une citrouille, pas vrai ?
— Non, monsieur, dit Jake avec un
large sourire.
— Méfiez-vous de cette femme, les
gars. Elle m’a mis une pensée dans la
tête. Moi j’appelle ça de la sorcellerie.
Et elle était deux.
— Jumeaux-dis-duox ! commenta
Callahan.
Puis, apparemment sans même y
réfléchir lui-même, il esquissa un signe
de croix en face du prêcheur.
— Merci pour votre bénédiction,
païenne ou pas, dit Earl Harrigan,
visiblement touché.
Puis il se tourna vers l’agent de la
police de New York, et l’interpella d’un
air jovial.
— Agent Benzyck ! Quel plaisir de
vous voir, et vous avez de la confiture
sur votre col, juste là, gloire à Dieu !
Et pendant que l’agent Benzyck se
tordait le cou pour examiner son col
d’uniforme,
Jake
et
Callahan
s’esquivèrent.
CINQ
— Waaa-ouh, fit Jake à mi-voix,
tandis qu’ils approchaient de l’entrée
illuminée de l’hôtel.
Une limousine blanche au moins
deux fois plus longue que n’importe quel
modèle qu’il avait été donné à Jake de
voir dans sa vie (et il en avait vu des
tas ; une fois son père l’avait même
emmené à la cérémonie des Oscar)
déversait son chargement d’hommes en
smoking et de femmes en robes de
soirée, tous en train de rire. On aurait dit
que le flot ne s’arrêterait jamais.
— Oui, hein ? acquiesça Callahan.
On se croirait à la fête foraine, n’est-ce
pas ?
— On n’est même pas censés être là,
répondit Jake. C’était le boulot de
Roland et d’Eddie. Nous, on devait aller
chercher Calvin Tower.
— Quelque chose en a décidé
autrement, apparemment.
— Ouais, ben quelque chose aurait
dû y réfléchir à deux fois, dit le jeune
garçon d’un air morne. Un gamin et un
prêtre, avec en tout et pour tout un
pistolet ? C’est à mourir de rire. Quelles
chances on a, si le Cochon du Sud est
rempli de vampires et d’ignobles venus
se détendre un peu entre amis ?
Callahan ne trouva rien à répondre,
bien que la perspective d’aller
rechercher Susannah au Cochon du Sud
le terrifiât littéralement.
— Qu’est-ce que c’était que cette
histoire de Gan que tu nous as débitée ?
Jake secoua la tête.
— Pas la moindre idée – je me
rappelle à peine ce que j’ai dit.
J’imagine que ça fait partie du shining,
Père. Et vous savez où je crois l’avoir
attrapé ?
— C’est Mia ?
Le garçon opina du chef. Ote
trottinait sagement à ses talons, son long
museau lui touchant presque le mollet.
— Et j’ai aussi récolté autre chose.
Je n’arrête pas de voir ce Noir, dans une
cellule de prison. Il y a un bruit de radio
en fond sonore, qui énumère tous ces
morts – les Kennedy, Marilyn Monroe,
George Harrison, Peter Sellers, Yitzhak
Rabin, celui-là je ne sais pas qui c’est.
Je me dis que ça doit être la prison
d’Oxford, dans le Mississippi, où
Odetta Holmes est restée enfermée
quelque temps.
— Mais c’est un homme, que tu
vois. Pas Susannah, un homme.
— Oui, avec une moustache en
brosse, et il porte de drôles de petites
lunettes cerclées d’or, comme un
magicien dans un conte de fées.
Ils s’arrêtèrent juste devant le halo
lumineux de l’entrée de l’hôtel. Un
portier en queue-de-pie verte sifflait
comme un perdu dans son petit sifflet
argenté, pour appeler un taxi.
— C’est Gan, tu crois ? Cet homme
noir dans sa cellule, c’est Gan ?
— Je ne sais pas, répondit Jake en
secouant la tête d’un air frustré. Il y a
aussi des images du Dogan, tout se
mélange.
— Et ça te vient du shining.
— Oui, mais ça ne vient ni de Mia
ou Susannah, ni de vous et moi. Je pense
que…
Jake baissa la voix.
— Je pense que je ferais bien de
comprendre qui est cet homme et ce
qu’il nous veut, parce que j’ai bien
l’impression que ce que je vois vient de
la Tour elle-même.
Il adressa à Callahan un regard
solennel.
— D’une certaine façon, nous
arrivons tout près, et c’est pourquoi il
est tellement dangereux pour le ka-tet
d’être brisé comme il l’est actuellement.
— D’une certaine façon, on y est
déjà.
SIX
C’est Jake qui prit complètement les
choses en main, tout en douceur, à partir
du moment où il franchit les portes à
tambour avec Ote dans les bras. Puis il
posa le bafou-bafouilleux sur le sol
carrelé
du hall.
Callahan eut
l’impression que le garçon ne s’en
rendait pas même compte, et c’était
probablement beaucoup mieux ainsi. S’il
commençait à se regarder agir, sa
confiance en lui pourrait bien s’écrouler.
Ote renifla délicatement son propre
reflet vert dans l’un des murs vitrés, puis
il suivit Jake jusqu’au guichet, ses
griffes cliquetant faiblement sur le
marbre noir et blanc en damier. Callahan
marchait à côté de lui, conscient qu’il
était en train de contempler l’avenir, et
essayant de ne pas se faire remarquer en
écarquillant trop les yeux.
— Elle est bien venue, dit Jake.
Père, je la vois presque. Toutes les deux,
elle et Mia.
Avant que Callahan ait pu répondre,
Jake était au guichet.
— J’implore votre pardon, madame,
je m’appelle Jake Chambers. Avez-vous
un message pour moi, ou un paquet,
quelque chose ? De la part de Susannah
Dean, ou peut-être de Mlle Mia.
La jeune femme jeta un regard
dubitatif en direction d’Ote. Ce dernier
leva la tête et lui adressa un énorme
sourire, qui lui découvrit presque toutes
les dents. Peut-être cela déconcentra-t-il
l’employée, car elle se détourna les
sourcils froncés et examina son écran
d’ordinateur.
— Chambers, vous dites ?
— Oui, madame.
Il avait pris sa meilleure voix
possible, sa voix je-m’entends-trèsbien-avec-les-adultes. Il y avait une
éternité qu’il n’avait plus eu à s’en
servir, mais elle était toujours là, et il se
rendit compte qu’il n’avait aucun mal à
reprendre les vieux accents.
— J’ai bien quelque chose pour
vous, mais ça ne vient pas d’une femme.
C’est d’un certain Stephen King.
Elle sourit.
— Pas l’écrivain célèbre, je
suppose ? Vous le connaissez ?
— Non, madame, répondit Jake en
glissant un regard de côté à Callahan.
Aucun d’eux n’avait jamais entendu
le nom de Stephen King jusqu’à très
récemment, mais Jake comprenait
pourquoi ce nom pouvait donner la chair
de poule à son compagnon de route
actuel.
Callahan
n’avait
pas
particulièrement l’air d’avoir la chair de
poule, mais sa bouche n’était plus
qu’une fine ligne.
— Eh bien, ajouta la jeune femme, je
suppose que c’est un nom courant, non ?
Il y a probablement des Stephen King
normaux aux quatre coins de ce pays,
qui aimeraient juste qu’il… je ne sais
pas… qu’il fasse le mort.
Elle eut un petit rire nerveux, et
Callahan se demanda ce qui pouvait
l’avoir mise mal à l’aise. Était-ce Ote,
qui avait l’air de moins en moins canin,
à mesure qu’on le regardait ? Peut-être,
mais Callahan pensait qu’il était plus
probable que ce soit en rapport avec
Jake, quelque chose qui chuchotait
danger. Peut-être même pistolero. À
l’évidence, quelque chose en lui le
distinguait des autres garçons. Et pas
qu’un peu. Callahan le revit en train de
dégainer le Ruger de son croc de
débardeur et le coller sous le nez de ce
malheureux chauffeur de taxi. Dites-moi
que vous conduisiez trop vite et que
vous avez failli écraser mon ami !
avait-il hurlé, le doigt déjà blanc sur la
détente. Dites-moi que vous ne voulez
pas mourir ici dans la rue, avec un trou
dans la tête !
Était-ce ainsi qu’était censé réagir
un gamin de douze ans qui venait
d’éviter de justesse de se faire
renverser ? Callahan pensait que non. Il
se dit que l’employée avait raison de se
sentir nerveuse. Quant à lui, il se rendit
compte qu’il se sentait un peu plus
rassuré, quant à leurs chances de s’en
tirer, au Cochon du Sud. Pas beaucoup
plus, mais un peu.
SEPT
Jake, sentant peut-être ce que la
situation avait d’un peu décalé, décocha
à l’employée son sourire je-m’entendstrès-bien-avec-les-adultes
le
plus
éblouissant. Mais pour Callahan il
rappelait vraiment celui d’Ote : trop de
dents.
— Un instant, je vous prie, dit-elle
en se détournant.
Jake adressa à Callahan un regard
perplexe du genre mais qu’est-ce qui lui
prend, à cette fille ? Callahan haussa les
épaules et tendit les mains devant lui, en
signe d’ignorance.
L’employée alla jusqu’à un placard,
l’ouvrit, fouilla dans une boîte rangée à
l’intérieur, et revint au guichet avec à la
main une enveloppe estampillée du logo
du Plaza-Park. Le nom de Jake – ainsi
qu’une autre inscription – apparaissait
sur l’enveloppe. Une partie était tapée à
la machine, l’autre écrite à la main.
Jake Chambers
Ceci est la Vérité
Elle fit glisser l’enveloppe en
direction de Jake, prenant bien garde
que leurs doigts ne se touchent pas.
Jake la prit et la palpa sur toute la
longueur. Il y avait un morceau de
papier, à l’intérieur. Autre chose, aussi.
Une bande étroite, rigide. Il déchira
l’enveloppe et en sortit le contenu. Il
découvrit, plié en deux, le rectangle
blanc plastifié d’une carte magnétique
d’hôtel. Un petit mot était griffonné sur
un
post-it
humoristique
portant
l’inscription LES GUIGNOLS à RAPPELER.
Le message lui-même ne comportait que
trois lignes :
Hé copain, y a
pas à s’inquiéter,
pas de souci, tu as
la clé.
Est-ce
que
chèque,
regarde
bien, Jake ! Elle est
rouge, cette clé !
Jake examina la carte magnétique et
vit comme un tourbillon de couleur
apparaître au centre, la teignant presque
instantanément en rouge sang.
Elle ne pouvait pas changer de
couleur tant que je n’en avais pas vu la
couleur, de ce message, se dit le garçon
avec un petit sourire. Il leva les yeux
pour voir si l’employée avait vu la clé
magnétique virer au rouge et constata
qu’elle avait trouvé une autre occupation
à l’autre bout du comptoir. Et Callahan
regardait avec attention deux femmes qui
venaient d’entrer par la grande porte. Il
avait beau être Père, se dit Jake, il
gardait un œil bien entraîné, avec les
dames.
Jake se concentra de nouveau sur le
morceau de papier, et lut la dernière
ligne :
Hé
l’ami,
faudrait pas se
tromper, elle est
bien en plastique,
cette clé.
Quelques années auparavant, ses
parents lui avaient offert un kit de magie,
pour Noël. Avec l’aide du mode
d’emploi, il avait confectionné de
l’encre magique. Les mots qu’il avait
écrits avec avaient disparu presque
aussi rapidement que ceux du mot qu’il
avait sous les yeux ; mais en y regardant
de plus près, on distinguait encore le
message qu’il avait inscrit à l’encre de
magicien. Alors que celle-ci avait
réellement disparu, et Jake savait
pourquoi. Elle avait rempli son rôle. On
n’en avait plus besoin. Idem pour le
message concernant la clé qui devenait
rouge. Et pas de doute, il était lui aussi
en train de disparaître. Seule restait la
première phrase, comme s’il fallait se la
rappeler :
Hé copain, y a
pas à s’inquiéter,
pas de souci, tu as
la clé.
Était-ce réellement Stephen King
qui avait envoyé ce message ? Jake en
doutait. Il était plus probable que l’un
des joueurs de cette grande partie –
peut-être même Roland ou Eddie – avait
emprunté ce nom pour attirer son
attention. Il demeurait que, depuis son
arrivée ici, il avait croisé deux signes
extrêmement encourageants. Le premier
avait été le chant continu de la rose. Il
était plus fort que jamais, bien qu’un
gratte-ciel ait poussé sur le terrain
vague. Le second, c’était que Stephen
King était visiblement encore vivant,
vingt-quatre heures après avoir créé le
compagnon de route de Jake. Et il n’était
plus seulement un écrivain. Il était un
écrivain célèbre.
Super. Pour l’instant, les choses
avançaient plutôt sur les bons rails,
même s’ils étaient un peu branlants.
Jake saisit le Père Callahan par le
bras et le mena jusqu’à la boutique de
cadeaux et le piano de cocktail qui
jouait dans son coin. Ote les suivit, à pas
de loup juste derrière Jake, à hauteur de
son genou. Le long du mur, ils trouvèrent
une série de téléphones internes.
— Quand l’opératrice répondra,
dites que vous voulez parler à votre
amie Susannah Dean. Ou à son amie,
Mia.
— Elle va me demander le numéro
de chambre, objecta Callahan.
— Dites que vous avez oublié, mais
que c’est au dix-neuvième étage.
— Comment est-ce que tu…
— Ce sera au dix-neuvième, faitesmoi confiance.
— Je te fais confiance, dit Callahan.
Le téléphone sonna deux fois, puis
l’opératrice demanda ce qu’elle pouvait
faire pour eux. Callahan le lui dit. Elle
le mit en relation, et dans une chambre
du dix-neuvième étage, un téléphone se
mit à sonner.
Jake regarda le Père parler dans le
combiné, puis se remettre à écouter avec
un petit sourire ébahi sur le visage. Au
bout de quelques secondes, il raccrocha.
— Une machine qui répond !
s’exclama-t-il. Ils ont une machine qui
prend les messages des clients et qui
ensuite les enregistre. Quelle invention
merveilleuse !
— Ouais, commenta Jake. Quoi qu’il
en soit, on sait maintenant qu’elle est
sortie, et on peut être presque certains
qu’elle n’a laissé personne pour
surveiller son gunna. Mais bon, juste au
cas où…
Il tapota le devant de sa chemise,
sous laquelle était à présent dissimulé le
Ruger.
Tandis qu’ils traversaient le hall
vers les ascenseurs, Callahan dit :
— Que va-t-on chercher, dans sa
chambre ?
— Je ne sais pas.
Callahan lui posa la main sur
l’épaule.
— Je crois que si.
Les portes de l’ascenseur du milieu
s’ouvrirent d’un seul coup et Jake
pénétra dans la cabine, Ote toujours sur
ses talons. Callahan les suivit, mais Jake
trouva qu’il traînait un peu les pieds,
tout à coup.
— Peut-être, admit Jake quand la
cabine se mit en branle. Et peut-être que
vous aussi.
Soudain, Callahan eut l’impression
d’avoir l’estomac très lourd, comme s’il
sortait de table après un repas très
copieux. Le poids de la peur, sans doute.
— Je croyais en être débarrassé,
quand Roland l’a sortie de l’église, j’ai
vraiment cru en être débarrassé.
— Il y a des guignes noires qui vous
collent à la peau, dit Jake.
HUIT
Jake était prêt à essayer son unique
clé rouge dans toutes les portes du dixneuvième étage, s’il le fallait, mais il
savait déjà que la 1919 serait la bonne,
avant même d’essayer. Callahan aussi, et
un voile de sueur apparut sur son front.
Un voile fin et brûlant. Comme la fièvre.
Même Ote le savait. Le bafouilleux
se mit à gémir d’inquiétude.
— Jake, dit Callahan. Il faut qu’on y
réfléchisse un peu. Cette chose est
dangereuse. Pire, elle est maléfique.
— C’est pour ça qu’il faut qu’on la
prenne, dit Jake d’un air patient.
Il se tenait devant la porte 1919, et
tambourinait des doigts sur sa carte
magnétique. De derrière la porte – et de
sous la porte, à travers la porte –
montait un bourdonnement ignoble,
comme la mélopée de quelque idiot
chantant l’Apocalypse. Venait s’y mêler
le chant d’un carillon strident et faux.
Jake savait que le cristal avait le
pouvoir d’envoyer vaadasch et dans ces
espaces ténébreux et sans porte, dont il
était plus que probable qu’on ne revenait
jamais, et où l’on errait à jamais. Même
en retrouvant le chemin d’une autre
version de la Terre, on découvrait un
décor balayé de ténèbres étranges,
comme si le soleil était toujours sur le
point de sombrer dans une éclipse totale.
— Tu l’as déjà vue ? demanda
Callahan.
Jake secoua la tête.
— Moi si, fit Callahan d’un air
lugubre, en essuyant du bras le film de
sueur sur son front.
Ses joues étaient devenues de
plomb.
— Elle a un Œil. Je pense que c’est
l’œil du Roi Cramoisi. Je pense que
c’est une partie de lui enfermée là pour
toujours, une partie démente. Jake,
emporter cette boule au milieu des
vampires et des ignobles – tous
serviteurs du Roi –, ce serait comme
offrir une bombe nucléaire à Adolf
Hitler pour son anniversaire.
Jake savait très bien que la
Treizième Noire était capable de causer
des dégâts gigantesques, peut-être même
sans limites. Mais il savait aussi autre
chose.
— Père, si Mia a laissé la Treizième
Noire dans cette chambre et qu’elle
s’apprête à se rendre là où ils sont, eux,
ils le sauront assez vite. Et ils viendront
la chercher dans l’une de leurs grosses
voitures criardes avant qu’on ait le
temps de dire ouf.
— On ne pourrait pas la laisser pour
Roland ? suggéra Callahan d’un air
malheureux.
— Si, répondit Jake. C’est une
bonne idée, aussi bonne que celle de
l’amener au Cochon du Sud est
mauvaise. Mais on ne peut pas la lui
laisser ici.
Sur ce, avant que Callahan ait pu
ajouter quoi que ce soit, Jake glissa la
carte magnétique rouge sang dans la
fente au-dessus du bouton de la porte. Ils
entendirent un grand « clic », et la porte
s’ouvrit.
— Ote, tu restes ici, devant la porte.
— Ake !
Il s’assit, enroulant sa queue de
dessin animé en tortillon autour de ses
pattes, et leva vers Jake des yeux
remplis d’angoisse.
Avant d’entrer, Jake posa une main
fraîche sur le poignet de Callahan et
prononça cette terrible phrase :
— Prenez garde à votre esprit.
NEUF
Mia avait laissé les lampes
allumées, pourtant une étrange obscurité
s’était insinuée dans la chambre 1919,
depuis son départ. Jake ne se leurra pas
sur sa nature : c’étaient les ténèbres
vaadasch. Le bourdonnement ignoble et
le carillon étouffé provenaient du
placard.
Elle s’est réveillée, se dit-il avec un
désespoir croissant. Avant, elle dormait
– elle somnolait, du moins – mais tout
ce mouvement autour d’elle l’a
réveillée. Que dois-je faire ? La boîte
et le sac de bowling sont-ils une
protection suffisante ? Est-ce que j’ai
quoi que ce soit d’autre, par
précaution ? Un charme, un sigleu ?
Tandis que Jake allait ouvrir la porte
du placard, Callahan se surprit à
concentrer tous ses efforts de volonté –
et ils étaient considérables – sur le
simple fait de ne pas s’enfuir en courant.
Ce bourdonnement atonal et le carillon
lui heurtaient les oreilles, le cœur et
l’esprit. Il se remémorait sans cesse la
scène au relais, comme il s’était mis à
hurler quand l’homme à capuche avait
ouvert la boîte. Cette chose à l’intérieur
était tellement visqueuse ! Elle reposait
sur du velours rouge… et elle avait
roulé. Elle l’avait regardé, et toute la
folie maléfique contenue dans l’univers
était résumée dans ce regard désincarné
et concupiscent.
Je ne m’enfuirai pas. Je ne
m’enfuirai pas. Si ce gosse peut rester,
je le peux aussi.
Ah, mais ce gosse était un pistolero,
ce qui faisait une grosse différence. Il
n’était pas seulement l’enfant du ka. Il
était aussi l’enfant de Roland de Gilead.
Son fils adoptif.
Ne vois-tu pas combien il est pâle ?
Il a tout aussi peur que toi, pour
l’amour de Dieu ! Maintenant
reprends-toi, mon vieux !
C’était peut-être pervers, mais voir
de ses yeux la pâleur extrême de Jake
l’apaisa un peu. Il se sentit plus apaisé
encore quand il lui revint des bribes
d’une vieille comptine, qu’il se mit à
chantonner à voix basse :
« Autour du mûrier, le singe
pourchassait la belette… le singe
trouvait ça très drôle… »
Jake ouvrit le placard. À l’intérieur
se trouvait un coffre-fort. Il essaya la
combinaison 1919, mais rien ne se
produisit. Il laissa au mécanisme du
coffre le temps de se remettre à zéro,
essuya la sueur sur son front à l’aide de
ses deux mains (elles tremblaient) et fit
une nouvelle tentative. Cette fois-ci, il
tapa 1999, et la porte du coffre s’ouvrit,
comme poussée par un ressort.
Le bourdonnement de la Treizième
Noire et le tintement en contrepoint du
carillon du vaadasch augmentèrent de
concert. Ces sons leur firent l’effet de
doigts glacés enserrant leur tête comme
un étau.
Et elle peut nous emmener ailleurs,
pensa Callahan. Tout ce qu’on a à faire,
c’est baisser la garde, rien qu’un petit
peu… ouvrir le sac… ouvrir la boîte…
et ensuite… oh, tous ces endroits
qu’elle pourrait nous montrer ! Et hop
là la belette !
Il avait beau savoir que tout ça était
vrai, une partie de lui voulait ouvrir ce
coffret. Convoitait le contenu de ce
coffret. Et il n’était pas le seul dans ce
cas : sous ses yeux, Jake s’agenouilla
devant le coffre-fort comme un fidèle
devant l’autel. Callahan tendit le bras
pour l’empêcher de sortir le sac, et ce
bras lui parut incroyablement lourd.
Ça ne change rien, ce que tu fais,
murmura une voix dans sa tête. Une voix
qui donnait envie de dormir, une voix
incroyablement
convaincante.
Néanmoins, Callahan tendit le bras. Il
attrapa Jake par le col, et toute sensation
semblait avoir disparu du bout de ses
doigts.
— Non, dit-il. Ne fais pas ça.
Sa voix avait des accents de
lassitude et de découragement. Lorsqu’il
tira Jake sur le côté, le garçon parut
basculer au ralenti, comme sous l’eau.
La chambre semblait maintenant éclairée
par cette lumière jaune malsaine qui
baigne parfois les paysages, juste avant
un orage dévastateur. En tombant à
genoux devant le coffre-fort (il lui
sembla que sa chute vers le sol durait
une minute entière), Callahan entendit la
voix de la Treizième Noire, plus forte
que jamais. Elle lui disait de tuer le
garçon, de lui trancher la gorge et
d’offrir au cristal une bonne lampée
réparatrice de son sang encore tout
chaud de vie. Et alors Callahan pourrait
même aller lécher les éclaboussures sur
la fenêtre de la chambre.
Tu chanteras mes louanges jusque
dans la 46e Rue, lui susurrait la
Treizième Noire d’une voix à la fois
saine et lucide.
— Faites-le, soupira Jake. Oh oui,
faites-le, qu’est-ce qu’on en a à faire ?
— Ake ! aboya Ote, de l’autre côté
de la porte. Ake !
Tous deux l’ignorèrent.
En tendant la main vers le sac,
Callahan se remémora soudain sa
dernière entrevue avec Barlow, le roi
vampire – le Type Un, pour reprendre le
jargon du Père –, qui était venu dans la
petite ville de Salem’s Lot. Il se
remémora son dernier affrontement avec
Barlow, dans la maison de Mark Petrie,
avec les cadavres des parents du petit
étalés sur le sol, aux pieds du vampire,
leurs crânes enfoncés et leurs petits
cerveaux tellement rationnels réduits en
bouillie.
Pendant ta chute, je te laisserai
murmurer le nom de mon roi, chuchota
la Treizième Noire. Le Roi Cramoisi.
Callahan regarda ses mains se saisir
du sac – Dieu sait ce qu’il avait contenu
auparavant, avec son inscription RIEN
QUE DES STRIKES À L’ENTRE-DEUXQUILLES –, il repensa à son crucifix, qui
avait commencé par rayonner d’une
lumière d’un autre monde, faisant
reculer Barlow… avant de virer au noir.
— Ouvrez-le ! ordonna Jake d’une
voix impatiente. Ouvrez-le, je veux la
voir !
À présent, Ote aboyait sans
discontinuer. Dans le couloir, quelqu’un
s’écria :
— Mais faites-moi taire ce chien !
En vain.
Callahan glissa le coffret en bois
fantôme hors du sac – ce même coffret
qui avait passé quelque temps caché
sous la chaire de son église de Calla
Bryn Sturgis, dans un sommeil béni.
Maintenant il brûlait de l’ouvrir.
Maintenant il brûlait d’observer la
Treizième Noire dans toute sa splendeur
répugnante.
Et puis il mourrait. Plein de
reconnaissance.
DIX
C’est triste de voir la foi d’un
homme échouer, avait dit Kurt Barlow
le vampire, avant d’arracher le crucifix
calciné et inutile des mains de Callahan.
Comment avait-il été en mesure de faire
une chose pareille ? Parce que –
regardez un peu le paradoxe, voyez
l’ironie de la situation – le Père
Callahan avait échoué en ne jetant pas
la croix lui-même. Parce qu’il avait
failli, il n’avait pas vu la croix pour ce
qu’elle était, rien que le symbole d’un
pouvoir bien plus puissant, qui courait
comme un fleuve sous l’univers, peutêtre même sous un millier d’univers…
Je n’ai pas besoin de symbole,
pensa Callahan. Puis : Est-ce pour cette
raison que Dieu m’a laissé en vie ? Me
donnait-Il
une
seconde
chance
d’apprendre ça ?
Possible, se dit-il en posant les
mains sur le couvercle du coffret. Les
secondes chances, c’était une spécialité
de Dieu.
— Dites donc, il faut vraiment que
vous fassiez taire ce chien, fit la voix
grincheuse d’une femme de chambre,
mais très loin. Madré de Dios, pourquoi
il fait si noir, là-dedans ? Qu’est-ce que
c’est que ce… que ce… b… b…
Peut-être essayait-elle de dire bruit.
Quoi qu’il en soit, elle n’eut pas le loisir
de terminer. Même Ote semblait s’être
résigné à être envoûté par le cristal qui
chantait et bourdonnait, car il abandonna
ses protestations (et son poste de vigie,
à la porte) et entra dans la chambre en
trottinant. Callahan supposa que l’animal
voulait se trouver aux côtés de Jake,
quand viendrait la fin.
Le Père lutta pour suspendre le
mouvement de ses mains suicidaires. La
chose dans la boîte augmenta le volume
de son chant d’idiot, et en réponse, ses
doigts se mirent à tressauter.
Puis ils s’immobilisèrent de
nouveau. C’est toujours ça, une petite
victoire pour moi, se dit Callahan.
— Pas grave, j’vais l’faire moimême, fit la voix de la femme de
chambre, comme droguée, malade
d’impatience. Je veux la voir. Dios ! Je
veux la tenir !
Jake avait l’impression que ses bras
pesaient une tonne, mais il les força à
attraper la femme de chambre, une
Hispanique d’âge mûr qui ne devait pas
peser plus de cinquante kilos.
Tandis qu’il luttait pour arrêter ses
mains, Callahan luttait aussi pour prier.
Dieu, ce n’est pas ma volonté mais
la Tienne. Je ne suis pas le potier, mais
l’argile du potier. Si je ne dois rien faire
d’autre, que je sois capable de la
prendre dans mes bras et de sauter par la
fenêtre, que je détruise cette horreur
maudite des dieux, une fois pour toutes.
Mais si Ta volonté est de l’apaiser – de
la rendre au sommeil –, alors envoiemoi Ta force. Et aide-moi à me
rappeler…
Jake était peut-être drogué par la
Treizième Noire, mais une chose était
certaine, il n’avait pas perdu son don de
shining. Il alla chercher la fin de la
supplique dans l’esprit du Père et
l’énonça à voix haute, remplaçant
seulement le mot choisi par Callahan par
celui que Roland leur avait appris :
— Je n’ai pas besoin de sigleu, dit
le garçon. Non pas le potier, mais
l’argile du potier, et je n’ai besoin
d’aucun sigleu !
— Mon Dieu, dit Callahan.
Le mot était aussi lourd qu’une
pierre, mais une fois qu’il l’eut
prononcé, le reste lui vint beaucoup plus
facilement.
— Mon Dieu, si Vous êtes toujours
là, si Vous m’entendez, c’est Callahan.
Je Vous en prie, arrêtez cette chose,
Seigneur. Je vous en conjure,
rendormez-la. J’en fais la demande, au
nom de Jésus.
— Au nom du Blanc, dit Jake.
— An ! jappa Ote.
— Amen, conclut la femme de
chambre d’une voix d’ivrogne perplexe.
Pendant quelques secondes, l’odieux
chant provenant du coffret gagna encore
en intensité, et Callahan comprit que
c’était sans espoir, que même Dieu Toutpuissant ne faisait pas le poids, en face
de la Treizième Noire.
Puis le chant se tut.
— Dieu soit loué, murmura-t-il, et il
se rendit compte que tout son corps était
trempé de sueur.
Jake fondit en larmes et prit Ote
dans ses bras. La femme de chambre se
mit à sangloter elle aussi, mais elle
n’avait personne pour la réconforter.
Tandis que le Père Callahan enveloppait
le coffret de bois fantôme dans le nylon
(étrangement lourd, pour du tissu) du sac
de bowling, Jake se tourna vers la
femme et lui dit :
— Vous avez besoin d’un petit
somme, sai.
C’est tout ce qui lui vint à l’esprit, et
ça fonctionna. La femme de chambre se
tourna et se dirigea vers le lit. Elle
s’effondra dessus, tira sa jupe sur ses
jambes et parut s’évanouir.
— Est-ce qu’elle va rester
endormie ? demanda Jake à Callahan, à
mi-voix. Parce que… mon Père… on est
passés trop près.
Peut-être bien, mais Callahan se
sentit soudain l’esprit libre – plus libre
qu’il ne l’avait été depuis des années.
Ou peut-être était-ce son cœur qui s’était
libéré. Quoi qu’il en soit, il avait les
idées très claires en reposant le sac en
nylon sur le dessus du coffre-fort.
Il se rappela une certaine
conversation, dans la ruelle derrière le
Foyer. Entre lui, Frankie Chase et
Magruder, pendant la pause cigarette. La
discussion avait tourné autour de la
façon de protéger ses biens, à New
York, surtout si on devait s’absenter
pendant un temps, et Magruder avait
prétendu que le meilleur coffre-fort de
New York… le coffre-fort le plus sûr…
— Jake, il y a aussi un sac de plats,
dans le coffre.
— Des Orizas ?
— Oui. Prends-les.
Pendant
ce
temps,
Callahan
s’approcha de la femme de chambre
allongée sur le lit et fouilla dans la
poche gauche de sa jupe d’uniforme. Il
en sortit toute une série de clés
magnétiques en plastique, quelques clés
classiques et des bonbons à la menthe
dont il n’avait jamais entendu parler –
Altoid.
Il la fit basculer sur le côté. Il eut
l’impression de manipuler un cadavre.
— Qu’est-ce que vous faites ?
chuchota Jake.
Il avait reposé Ote à terre, afin de
pouvoir se passer la sangle de la poche
en jonc autour du cou. Elle était lourde,
mais il trouva ce poids rassurant.
— D’après toi ? Je lui fais les
poches, répondit le Père d’un air
furieux. Le Père Callahan, de l’Église
romaine catholique, est en train de faire
les poches d’une femme de chambre.
Enfin, il aimerait bien, si seulement elle
avait… ah !
Dans l’autre poche, il dénicha le
petit rouleau de billets qu’il espérait
trouver. Elle était en train de faire les
lits, quand les aboiements d’Ote
l’avaient interrompue. Faire la chambre
incluait tirer la chasse d’eau, ouvrir les
rideaux, changer les draps, et laisser
« une friandise sur l’oreiller ». Parfois,
les clients laissaient un pourboire.
Celle-ci trimballait deux billets de dix
dollars, trois de cinq et quatre d’un.
— Je vous rembourserai, si nos
chemins se croisent de nouveau, dit
Callahan à la femme inconsciente.
Sinon, considérez ça comme votre
denier du culte.
— Blaaaaaannnnnnc, dit la femme
de chambre, avec le débit lent et
indistinct de ceux qui parlent dans leur
sommeil.
Callahan et Jake échangèrent un
regard.
ONZE
Dans l’ascenseur qui les remmenait
au rez-de-chaussée, Callahan portait le
sac contenant la Treizième Noire, et
Jake celui des ’Rizas. Il avait aussi leur
argent. Qui s’élevait maintenant à un
total de quarante-huit dollars.
— Est-ce que ça suffira ?
Ce fut sa seule question, après que le
Père lui eut exposé son plan pour se
débarrasser du cristal, un plan qui
nécessiterait qu’ils fassent un autre arrêt.
— Je ne sais pas, et je m’en fiche,
répondit Callahan.
Ils parlaient à voix basse, tels des
conspirateurs, bien qu’ils fussent seuls
dans l’ascenseur.
— Si je peux faire les poches d’une
femme de chambre pendant son sommeil,
entourlouper un chauffeur de taxi devrait
être du gâteau.
— Ouais, acquiesça Jake.
Il se disait que Roland avait fait plus
que voler quelques innocents, au cours
de sa quête de la Tour Sombre. Il en
avait tué pas mal, aussi.
— Débarrassons-nous de cette
histoire, pour pouvoir trouver le Cochon
du Sud.
— Pas la peine de t’inquiéter à ce
point, tu sais, dit Callahan. Si la Tour
s’écroule, tu seras un des premiers au
courant.
Jake l’examina avec attention. Au
bout de quelques secondes, un large
sourire apparut sur les lèvres de
Callahan. Impossible de s’en empêcher.
— Je ne vois pas ce que ça a de
drôle, sai, dit Jake, avant de
s’engouffrer dans la nuit de ce début
d’été de l’année 1999.
DOUZE
Il était neuf heures moins le quart, et
il restait quelques rayons de lumière sur
l’Hudson, quand ils parvinrent au
premier de leurs deux arrêts prévus. Le
compteur du taxi affichait neuf dollars et
cinquante cents. Callahan donna au
chauffeur l’un des billets de dix de la
femme de chambre.
— Mon poute, j’vais pas ’epa’ti’au
pays, avec ça, fit l’homme avec son
puissant accent jamaïcain. Faud’ait pas
que tu t’fasses du mal.
— Fiston, réjouis-toi d’avoir quoi
que ce soit. On visite New York avec un
budget serré, répliqua Callahan.
— Ma femme aussi, elle a un budget
se’é, fit le chauffeur avant de s’éloigner.
Jake était déjà le nez en l’air.
— Waouh, dit-il à mi-voix. J’avais
oublié combien c’était grand, tout ça.
Callahan suivit son regard, puis
reprit :
— Finissons-en.
Et, tandis qu’ils s’empressaient
d’entrer, il demanda :
— Tu reçois quelque chose, de
Susannah ?
— L’homme à la guitare, en train de
chanter… je ne sais pas quoi. Mais je
devrais. C’est encore une de ces
coïncidences, comme le nom du
propriétaire de la librairie, qui
s’appelle Tower, ou le bouge de Balazar
qui comme par hasard s’appelle « La
Tour Penchée ». Une chanson… je
devrais le savoir.
— Rien d’autre ?
Jake secoua la tête.
— C’est la dernière chose que j’aie
reçue d’elle, et c’était juste quand on est
montés dans le taxi, devant l’hôtel. Je
pense qu’elle est entrée dans le Cochon
du Sud, et qu’elle est hors de portée…
avec sa portée.
Son jeu de mots le fit sourire
faiblement.
Callahan se retourna vers le tableau
des noms, au centre du hall gigantesque.
— Garde Ote près de toi.
— Ne vous inquiétez pas.
Il ne fallut pas longtemps à Callahan
pour trouver ce qu’il cherchait.
TREIZE
Le panneau disait :
STOCKAGE
LONGUE DURÉE
10-36 MOIS
UTILISER
JETONS
PRENDRE CLÉ
LA DIRECTION
DÉCLINE TOUTE
RESPONSABILITÉ EN
CAS DE PERTE OU DE
VOL
En dessous, dans un cadre, ils
aperçurent un règlement, qu’ils lurent
avec attention. Sous leurs pieds passa un
métro, qui fit trembler le sol. Callahan,
qui n’avait plus mis les pieds à New
York depuis presque vingt ans, n’avait
aucune idée de quel train il s’agissait, de
quelle était sa trajectoire, ou de la
profondeur à laquelle il perforait les
entrailles de la ville. Ils étaient déjà
descendus de deux étages par
l’escalator, d’abord jusqu’au niveau des
boutiques, puis jusqu’ici. La station de
métro était bien plus profonde.
Jake changea son sac d’Orizas
d’épaule, et montra du doigt la dernière
ligne du règlement.
— Si on était locataires, on aurait
droit à une réduction, fit-il remarquer.
— Duction ! s’écria Ote d’un air
morne.
— Si fait, mon petit gars, approuva
Callahan. Et si les rêves étaient des
chevaux, même les mendiants n’iraient
plus à pied. On n’a pas besoin d’une
réduction.
Certainement pas. Après avoir passé
le détecteur de métaux (les Orizas ne
firent pas un pli) et un flic intérimaire
somnolant sur un tabouret, Jake décida
qu’un casier des plus petits – ceux
alignés sur le mur du fond de la grande
pièce, sur la gauche – conviendrait très
bien au sac de L’ENTRE-DEUX-QUILLES
contenant le coffret. Louer ce casier
pour une durée maximale leur coûterait
vingt-sept dollars. Le Père Callahan
introduisit les billets avec précaution
dans le distributeur de jetons, s’attendant
déjà à une panne : de toutes les
merveilles et de toutes les horreurs qu’il
avait vues pendant leur bref retour dans
la grande ville (les dernières incluant
notamment une taxe de prise en charge
de deux dollars dans les taxis), celle-ci
était sans doute la plus difficile à se
figurer, pour lui. Un distributeur qui
acceptait les billets ? Il avait fallu un
paquet de technologie sophistiquée, pour
en arriver là, jusqu’à cette façade
marron terne et ce voyant lumineux qui
ordonnait au client d’INSÉRER BILLETS
DANS CE SENS UNIQUEMENT ! L’image
accompagnant cette directive montrait un
billet à l’effigie de George Washington
avec la tête tournée vers la gauche, mais
les billets que Callahan glissa dans la
machine
semblaient
marcher
parfaitement, dans n’importe quel sens.
Du moment que la tête apparaissait sur
le dessus du billet. Callahan se sentit
presque soulagé quand la machine eut
bel et bien un raté, et refusa un vieux
billet d’un dollar, tout froissé. Les
billets de cinq, raisonnablement froissés
eux aussi, étaient avalés sans le moindre
scrupule, et échangés contre une petite
pluie de jetons dans le panier en
dessous. Callahan ramassa ses vingtsept dollars de morceaux de plastique,
rejoignit Jake qui l’attendait à l’écart, en
se retournant quand même en cours de
route, pour vérifier quelque chose. Il se
pencha pour examiner le côté de cette
incroyable machine mangeuse de billets
(incroyable pour lui, du moins). Tout en
bas, sur une série de petites plaques, il
dénicha l’information qu’il cherchait. Il
s’agissait d’un MONNAYEUR 2000,
fabriqué à Cleveland, dans l’Ohio. Mais
une
quantité
impressionnante
d’entreprises y avaient collaboré :
General Electric, DeWalt Electronics,
Panasonic et, en tout dernier, en tout
petit mais bien là, North Central
Positronics.
Le serpent est dans le jardin, pensa
Callahan. Ce Stephen King qui est
censé m’avoir imaginé, peut-être
n’existe-t-il que dans un seul monde,
mais qu’est-ce que tu paries que North
Central Positronics existe dans tous ?
Évidemment, parce que c’est la plateforme du Roi Cramoisi, tout comme
Sombra est aussi sa plate-forme, et il
aspire exactement à la même chose que
tous les despotes assoiffés de pouvoir
de l’Histoire : il veut être partout, tout
posséder et, pour résumer, être à la tête
de tout l’univers.
— Ou l’entraîner dans les ténèbres,
murmura-t-il.
— Père ! l’interpella Jake sur un ton
impatient. Père !
— J’arrive, dit-il en s’empressant
de rejoindre le jeune garçon, les mains
pleines de jetons dorés et brillants.
QUATORZE
La clé ressortit du Casier 883, après
que Jake eut inséré neuf jetons dorés,
mais il continua de les enfourner,
jusqu’à épuisement des vingt-sept
dollars. C’est alors que le petit hublot en
verre situé sous le numéro de casier
passa au rouge.
— Plein à craquer, commenta Jake
avec satisfaction.
Ils parlaient toujours à voix basse,
du genre « ne pas réveiller le bébé », et
cette longue salle caverneuse était en
effet très silencieuse. Jake se doutait que
ce devait être un boucan monstrueux, à
huit heures du matin et à cinq heures du
soir, les jours de semaine, avec tous ces
gens qui allaient et venaient dans le
métro sous eux, et dont certains
entreposaient leurs affaires dans les
consignes « courte durée » à pièces.
Pour l’heure, on n’entendait que les
échos fantomatiques de conversations
dans le conduit de l’escalator, montant
des boutiques encore ouvertes, dans la
galerie marchande à l’étage du dessous.
Un autre train à l’approche faisait
trembler le sol.
Callahan glissa le sac de bowling
dans l’étroite ouverture. Il le repoussa
aussi loin qu’il put à l’intérieur, sous le
regard anxieux de Jake. Puis il referma
le casier et Jake fit tourner la clé. Puis,
d’une voix angoissée :
— Est-ce qu’elle va continuer à
dormir ?
— Je le crois, oui, répondit
Callahan. Comme elle l’a fait dans mon
église. Si un autre Rayon se rompt, elle
pourrait se réveiller et faire des dégâts
mais, de toute manière, si un autre Rayon
cède…
— Si un autre Rayon cède, quelques
dégâts ne feront pas une grosse
différence, termina Jake pour lui.
Callahan acquiesça d’un hochement
de tête.
— La seule chose, c’est que… eh
bien, tu sais où l’on va, et tu sais ce
qu’on pourrait bien y trouver.
Des vampires. Des ignobles.
D’autres serviteurs du Roi Cramoisi,
peut-être. Qui sait, Walter serait peutêtre là, lui aussi. L’homme en robe noire
à capuche, qui changeait parfois de
forme et se faisait appeler Randall
Flagg. Et le Roi Cramoisi en personne.
Oui, Jake le savait.
— Si tu as le don de shining,
poursuivit Callahan, on peut en déduire
que certains d’entre eux l’ont aussi. Il
n’est pas impossible qu’ils viennent lire
l’emplacement de cet endroit – et même
le numéro de casier – dans notre esprit.
Nous allons débarquer là-bas, essayer
de la libérer, mais il nous faut admettre
que les chances de réussite sont plutôt
minces. Je ne me suis jamais servi d’une
arme de ma vie et toi – pardonne-moi,
Jake, mais toi tu n’es pas exactement ce
qu’on pourrait appeler un vieux de la
vieille.
— J’ai quelques heures de vol.
Il pensait à son expérience avec
Gasher, et aux Loups, aussi.
— Mais là, ce sera sans doute
différent, précisa Callahan. Ce que je
veux dire, c’est que se faire prendre
vivants ne sera sans doute pas une bonne
idée. Si on en arrive là. Tu comprends ?
— Ne vous inquiétez pas, fit Jake
d’une voix calme à faire froid dans le
dos. Ne vous inquiétez pas pour ça,
Père. Ça n’arrivera pas.
QUINZE
Et ils se retrouvèrent de nouveau
dehors, à chercher un taxi. Grâce aux
pourboires de la femme de chambre,
Jake calcula qu’il leur restait juste assez
pour se rendre au Cochon du Sud. Et il
avait dans l’idée qu’une fois qu’ils
seraient entrés, leurs besoins en liquide
– ou en quoi que ce soit d’autre –
deviendraient très limités.
— En voilà un, dit Callahan en
agitant le bras comme un drapeau.
Pendant ce temps, Jake jeta un
regard en arrière vers l’immeuble qu’ils
venaient de quitter.
— Vous êtes sûr qu’elle sera en
sécurité, là-dedans ? demanda-t-il à
Callahan tandis que le taxi faisait un
écart dans leur direction, donnant du
klaxon contre les traînards qui le
séparaient de ses clients.
— D’après mon vieil ami sai
Magruder, c’est le coffre-fort le plus sûr
de Manhattan. Cinquante fois plus sûr
que les consignes des gares de Penn ou
de Grand Central, d’après lui… et puis
ici, on dispose de l’option « longue
durée ». Il y a sans doute d’autres lieux
de stockage à New York, mais on sera
repartis avant qu’ils ouvrent – quoi qu’il
arrive.
Le taxi se gara au bord du trottoir.
Callahan ouvrit la portière et la tint pour
que Jake monte, et Ote sauta juste
derrière lui. Callahan jeta un regard
d’adieu aux tours jumelles du World
Trade Center avant de les rejoindre.
— C’est bon pour tenir jusqu’à juin
2002, sauf si quelqu’un ouvre le casier
par effraction et la vole.
— Ou si l’immeuble s’effondre
dessus, dit Jake.
Callahan éclata de rire, pourtant
Jake n’avait pas essayé d’être drôle.
— Ça n’arrive jamais. Et même si
ça arrivait, eh bien… une boule de verre
sous dix étages d’acier et de béton ?
Même une boule de verre aux pouvoirs
magiques très puissants ? J’imagine que
ce serait un moyen de se débarrasser de
cette saleté, je dirais.
SEIZE
Jake avait demandé au chauffeur de
les déposer au coin de Lexington et de la
59e, par simple mesure de précaution, et
après avoir jeté un regard vers Callahan
pour avoir son aval, il donna au sai tout
ce qu’il leur restait, à l’exception de
deux dollars.
Au coin de Lex et de la 60e, Jake
indiqua du doigt un coin de trottoir
jonché de mégots de cigarettes.
— C’est là qu’il était, dit-il.
L’homme à la guitare.
Il se baissa, ramassa l’un des mégots
et le garda dans sa paume pendant
quelques secondes. Puis il hocha la tête,
sourit d’un sourire sans joie et réajusta
la bandoulière sur son épaule. Les
Orizas tintèrent doucement à l’intérieur
du sac de jonc. À l’arrière du taxi, Jake
les avait comptés, et il n’avait pas été
surpris d’en trouver dix-neuf tout rond.
— Pas étonnant qu’elle se soit
arrêtée, dit Jake en laissant tomber le
mégot et en s’essuyant la main sur sa
chemise. Et soudain il se mit à chanter, à
voix basse mais parfaitement juste : « I
am a man… of constant sorrow… I’ve
seen trouble… all my days… I’m bound
to ride… that Northern railroad…
Perhaps I’ll take… the very next
train[21]. »
Déjà bien à cran, Callahan sentit ses
nerfs se tendre un peu plus. Bien sûr, il
avait reconnu la chanson. Sauf que
quand Susannah l’avait chantée ce soirlà, au Pavillon – ce même soir où
Roland avait gagné le cœur des habitants
de La Calla en dansant le commala le
plus endiablé qu’ils eussent jamais vu –,
elle avait dit « maid », à la place de
« man »[22].
— Elle lui a donné de l’argent, fit
Jake, comme en rêve. Et elle a dit…
Il se tenait debout, la tête baissée, se
mordant la lèvre, très concentré. Ote le
regardait,
captivé.
Callahan
ne
l’interrompit pas. Il venait de
comprendre une chose : lui et Jake
allaient mourir au Cochon du Sud. Ils
tomberaient au combat, mais c’est bien
là-bas qu’ils mourraient.
Et il se dit aussi que ce n’était pas si
terrible, de mourir. La perte du garçon
allait briser le cœur de Roland…
pourtant il continuerait. Tant que la Tour
Sombre resterait debout, Roland
continuerait.
Jake releva les yeux.
— Elle a dit : « Souvenez-vous de la
lutte. »
— Susannah ?
— Oui. Elle est passée devant. Mia
l’a laissée faire. Et cette chanson a ému
Mia. Elle a pleuré.
— Tu dis vrai ?
— Je dis vrai. Mia, fille de
personne, mère d’un seul. Et pendant que
Mia était distraite… les yeux aveuglés
par les larmes…
Jake observa les alentours. Ote en fit
autant en même temps que lui, ne
cherchant visiblement rien de précis,
mais imitant son maître adoré. Callahan
se remémorait cette nuit au Pavillon. Les
lumières. Cette façon qu’avait eue Ote
de se tenir sur ses pattes arrière pour
saluer les folken. Susannah, qui chantait.
Les lumières. La danse, Roland qui
dansait le commala au milieu des
lumières, les lumières colorées. Roland
qui dansait dans le blanc. Toujours
Roland. Et à la fin, après que tous les
autres seraient tombés dans ces
embuscades sanglantes, il resterait
Roland.
Je peux vivre avec ça, se dit
Callahan. Et mourir, aussi.
— Elle a laissé quelque chose, mais
ça a disparu ! dit Jake d’une voix pleine
de détresse, où affleuraient les larmes.
Quelqu’un a dû le trouver… ou peut-être
que le guitariste l’a vue le laisser
tomber et l’a ramassé… Putain de ville !
Tout le monde vole tout le monde ! Ah,
merde !
— Laisse, va.
Jake leva son visage pâle, fatigué et
apeuré vers Callahan.
— Elle nous a laissé quelque chose,
et on en a besoin ! Vous ne comprenez
donc pas combien nos chances sont
minimes ?
— Si. Et si tu veux faire machine
arrière, Jake, c’est le moment ou jamais.
Le garçon secoua la tête sans aucun
doute et sans l’ombre d’une hésitation, et
Callahan se sentit furieusement fier de
lui.
— Allons-y, Père.
DIX-SEPT
Ils firent un nouvel arrêt au coin de
Lex et de la 61e. Jake tendit le bras.
Callahan vit l’auvent vert de l’autre côté
de la rue et acquiesça. Dessus était
imprimé un porc de bande dessinée
arborant un sourire d’extase, alors qu’il
avait déjà viré au rouge vif et qu’il
fumait de toutes parts. LE COCHON DU
SUD était inscrit sur le rabat du store.
Garées à la queue leu leu en face du
bâtiment, cinq longues limousines
attendaient sagement, leurs phares jaunes
diffusant une lueur légèrement ouatée
dans la pénombre. Pour la première fois,
Callahan se rendit compte qu’un voile
de brume remontait l’avenue.
— Tenez, fit Jake en lui tendant le
Ruger.
Le garçon fouilla dans ses poches et
en ressortit deux pleines poignées de
cartouches. Elles brillaient d’un éclat
mat dans la lumière orange et pénétrante
des réverbères.
— Mettez-les toutes dans votre
poche de chemise, Père. Elles seront
plus faciles à attraper, vous voyez ?
Callahan acquiesça.
— Vous vous êtes déjà servi d’une
arme à feu ?
— Non. Tu as déjà lancé un de ces
plats ?
Les lèvres de Jake dessinèrent un
large sourire.
— Avec Benny Slightman, on a
balancé
quelques-uns
des
plats
d’entraînement, un soir. On a fait un
match, au bord du fleuve. Il n’était pas
très bon, mais…
— Laisse-moi deviner : toi, si.
Jake haussa les épaules, puis opina
du chef. Il n’avait pas de mots pour
décrire la satisfaction qu’il avait
ressentie, avec ces plats dans la main.
Une satisfaction parfaite et sauvage.
Mais c’était peut-être naturel. Susannah
aussi avait rapidement pris le pli, et était
devenue une excellente lanceuse
d’Orizas. Ce que le Père Callahan avait
pu constater de ses yeux.
— D’accord. Quel est notre plan ?
demanda Callahan.
À présent qu’il était résolu à mener
toute cette histoire à son terme, c’est
bien volontiers qu’il laissait le
commandement au garçon. Après tout,
c’était Jake, le pistolero.
Le garçon secoua la tête.
— On n’en a pas. Pas vraiment. J’y
vais le premier. Vous entrez juste
derrière moi. Une fois qu’on a passé la
porte, on se sépare. Il faut qu’il y ait
trois mètres entre nous, chaque fois
qu’on pourra, Père – vous comprenez ?
Pour que, peu importe combien ils sont
et comment ils sont disposés, aucun
d’eux ne puisse nous avoir tous les deux
d’une seule balle.
C’était là l’enseignement de Roland,
et Callahan le reconnut pour ce qu’il
était. Il hocha la tête.
— Je pourrai la suivre grâce au
shining, et Ote pourra me seconder
grâce à son flair. Suivez-nous. Tirez sur
tout ce qui doit être descendu, et sans
hésiter, vous comprenez ?
— Si fait.
— Si vous tuez quelque chose qui a
l’air d’avoir une arme utilisable, prenezla. Si vous pouvez l’attraper dans le
mouvement, bien sûr. Il ne faut pas qu’on
s’arrête. Il faut qu’on les devance,
toujours. Il faut qu’on soit impitoyables.
Vous savez hurler ?
Callahan y réfléchit, puis acquiesça.
— Alors criez-leur dessus. J’en
ferai autant. Et j’avancerai tout le temps.
Peut-être en courant, mais plutôt en
marchant vite, sans doute. Faites en sorte
qu’à chaque fois que je tourne la tête sur
ma droite, je voie votre profil.
— Tu le verras, dit Callahan, en
pensant : Jusqu’à ce que l’un d’eux me
descende, bien entendu. Et une fois
qu’on l’aura sortie de là, Jake, est-ce
que je serai un pistolero ?
Jake eut un sourire vorace, tous ses
doutes, toutes ses peurs semblaient
derrière lui.
— Khef, ka, et ka-tet. Regardez,
c’est passé au vert. Allons-y.
DIX-HUIT
Le siège conducteur de la première
limousine était inoccupé. Dans la
deuxième, un type en casquette et
uniforme était assis au volant, mais
Callahan eut l’impression que le sai
dormait. Un autre type en casquette et
uniforme se tenait appuyé contre l’aile
du troisième véhicule, côté trottoir. La
pointe rouge d’une cigarette décrivit un
arc de cercle paresseux jusqu’à sa
bouche, puis redescendit. L’homme jeta
un regard dans leur direction, mais sans
montrer un intérêt particulier. Qu’y
avait-il à voir ? Un homme plus
vraiment dans la force de l’âge, un
gamin qui allait vers l’adolescence, et
un chien pas rassuré qui trottinait. La
belle affaire.
Lorsqu’ils atteignirent l’autre côté
de la 61e, Callahan désigna un panneau
accroché à un montant chromé, devant le
restaurant :
FERMÉ POUR CAUSE DE
RÉCEPTION PRIVÉE
De quel genre de « réception
privée » pouvait-il s’agir, ce soir, au
Cochon du Sud ? se demanda Callahan.
Un baptême ? Un anniversaire ?
— Et Ote ? fit-il à voix basse, à
l’intention de Jake.
— Ote reste avec moi.
Quatre mots seulement, pourtant ils
suffirent à convaincre Callahan que Jake
savait ce qu’il faisait : c’était la nuit de
leur mort, Callahan ne savait pas encore
s’ils réussiraient à faire une sortie
pleine de panache et d’étincelles, mais
ils feraient une sortie, tous les trois. La
clairière au bout du sentier ne leur était
plus cachée que par un dernier tournant.
Qu’ils prendraient dans quelques
secondes, tous les trois de front. Et il
avait beau ne pas vouloir mourir tant que
ses poumons pouvaient encore respirer
et que ses yeux pouvaient encore voir,
Callahan mesurait aussi combien les
choses auraient pu être pires. Ils avaient
rendu la Treizième Noire aux ténèbres, à
un autre lieu sombre où elle pourrait
dormir, et si Roland restait en effet
debout quand tout ce tohu-bohu prendrait
fin, quand la bataille serait perdue et
gagnée, alors il suivrait sa trace et s’en
débarrasserait
comme
bon
lui
semblerait. En attendant…
— Jake, écoute-moi une minute.
C’est important.
Jake hocha la tête, mais avec de
l’impatience dans le regard.
— Comprends-tu que tu es en danger
de mort, et demandes-tu le pardon de tes
péchés ?
Le garçon comprit qu’on lui
administrait les derniers sacrements.
— Oui.
— Regrettes-tu sincèrement ces
péchés ?
— Oui.
— Te repens-tu ?
— Oui, Père.
Callahan esquissa un signe de croix
en face de lui.
— In nomine patris, et filii, et…
Ote aboya. Une seule fois, mais
vivement. Un aboiement un peu étouffé,
car il avait trouvé quelque chose dans le
caniveau qu’il tendait à Jake, entre ses
dents. Le garçon se baissa et le prit.
— Quoi ? Qu’est-ce que c’est ?
— C’est ce qu’elle nous a laissé,
répondit Jake.
On entendait dans sa voix un
immense soulagement, presque une
nouvelle lueur d’espoir. C’est ce qu’elle
a laissé tomber pendant que Mia était
distraite et émue par la chanson. Oh bon
sang – on a peut-être une chance, Père.
On a peut-être une chance de s’en sortir,
après tout.
Il déposa le petit objet dans la
paume du Père. Callahan fut surpris de
le trouver si léger, puis fut ébahi par sa
beauté. Il ressentit instantanément la
même bouffée d’espoir. C’était sans
doute stupide, mais c’était bien là.
Il approcha la tortue miniature de
son visage et lissa de l’index l’entaille
en forme de point d’interrogation, sur sa
carapace. Il plongea son regard dans ses
yeux sages et sereins.
— Comme elle est jolie, dit-il dans
un souffle. C’est Maturin la Tortue ?
C’est elle, n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas, répondit Jake.
Probablement. Elle l’appelle la
skölpadda, et elle pourrait nous être
utile, mais elle ne tuera pas les écumeurs
qui nous attendent là-dedans, rappela-til avec un mouvement de tête en
direction du Cochon du Sud. Il n’y a que
nous qui puissions le faire, Père. Vous
vous en sentez capable ?
— Oh oui, dit Callahan d’un ton
calme.
Il glissa la tortue, la skölpadda, dans
sa poche de chemise.
— Je tirerai jusqu’à épuisement de
mes munitions, ou jusqu’à la mort. Si
j’arrive à court de munitions avant qu’ils
me tuent, je les rouerai de coups avec la
crosse.
— Bien. Alors allons leur donner
les derniers sacrements. À eux.
Ils dépassèrent le panneau FERMÉ
accroché à son poteau chromé, Ote
trottinant entre eux, la tête haute et le
museau décoré d’un grand sourire, toutes
dents dehors. Ils gravirent les trois
marches qui menaient à la double porte
sans l’ombre d’une hésitation. Arrivé en
haut, Jake fouilla dans son sac et en
sortit deux plats. Il les cogna l’un contre
l’autre, opina du chef en les entendant
tinter faiblement, puis dit :
— Voyons la vôtre.
Callahan leva le Ruger, en tenant le
barillet près de sa joue droite, comme un
duelliste son fleuret. Puis il toucha sa
poche de chemise, bombée et alourdie
par les balles.
Jake hocha la tête d’un air satisfait.
— Une fois à l’intérieur, on reste
ensemble. Toujours groupés, avec Ote
entre nous. À trois. Et une fois partis, on
ne s’arrête plus. Jusqu’à la mort.
— On ne s’arrête plus.
— C’est ça. Vous êtes prêt ?
— Oui. L’amour de Dieu
t’accompagne, mon garçon.
— Vous aussi, Père. Un… deux…
trois.
Jake ouvrit la porte et ils pénétrèrent
ensemble dans la semi-pénombre et
l’odeur rance et doucereuse de porc
grillé.
: Commala-vienne ki
Il y a un temps pour vivre et un
temps pour mourir.
Quand on est au pied du mur,
impossible de fuir
Les balles volent, il faut en finir.
SOLISTE
: Commala-vienne ki !
Les balles volent, bientôt tout sera
fini !
Ne pleurez pas pour moi, mes amis
Quand viendra mon heure de
mourir.
CHŒUR
TREIZIÈME
COUPLET
AÏLE, MIA.
AÏLE, MÈRE
UN
UN
C’est peut-être le ka qui plaça là ce
bus, lorsque le taxi de Mia s’arrêta – ou
peut-être n’était-ce qu’une coïncidence.
C’est le genre de question qui
soulèverait un grand débat, aussi bien
parmi le prêcheur de rue le plus humble
(donnez-moi un alléluia) qu’entre grands
pontes de la théologie (je vous demande
un petit amen socratique). Certains
jugeront sans doute qu’il s’agit là d’une
question futile ; pourtant, les puissantes
implications qu’elle soulève sont loin de
l’être.
Un bus en route pour le centre-ville,
à moitié vide.
Mais s’il ne s’était pas trouvé au
coin de Lex et de la 61e, Mia n’aurait
sans doute jamais remarqué l’homme à
la guitare. Et si elle ne s’était pas
arrêtée pour écouter l’homme à la
guitare, qui sait combien ce qui suivit
aurait été différent ?
DEUX
— Waouhhh, vieux, r’gardez-moi un
peu ça ! s’exclama le chauffeur de taxi,
en levant la main derrière le pare-brise,
exaspéré. Un bus était garé au coin de
Lex et de la 61e, son moteur diesel
ronronnant et ses feux arrière clignotant,
dans ce que Mia prit pour une sorte de
code de détresse. Le chauffeur du bus se
tenait près de l’une des roues arrière, et
il contemplait l’épais nuage noir se
dégageant du pot d’échappement du
véhicule.
— Madame, proposa-t-il, ça vous
dérangerait de descendre au coin de la
60e ? Ça vous irait ?
Ça m’irait ? Qu’est-ce que je dois
répondre ?
Pas de problème, répondit Susannah
d’un air distrait. Au coin de la 60e, c’est
parfait.
La question de Mia l’avait ramenée
du Dogan, où elle essayait d’entrer en
contact avec Eddie. La chance n’avait
pas vraiment été de son côté, et l’état
des lieux l’avait littéralement affolée.
Les fissures dans le sol étaient beaucoup
plus profondes, et l’un des panneaux du
plafond s’était effondré, entraînant dans
sa chute les néons fluorescents et des
câbles électriques longs de plusieurs
mètres. Certains des tableaux de
commande s’étaient éteints. D’autres
laissaient échapper des filets de fumée.
L’aiguille du cadran Susannah-Mio était
complètement dans le rouge. Sous ses
pieds, le sol vibrait et les machines
hurlaient. Et se dire que rien de tout ça
n’était réel, que ce n’était là qu’une
technique de visualisation, c’était passer
à côté de l’essentiel, non ? Elle avait
interrompu un processus très puissant, et
son corps était en train d’en payer le
prix. La Voix du Dogan l’avait prévenue
que ce qu’elle faisait était dangereux.
Qu’il n’était pas prudent de jouer avec
Mère Nature (on aurait dit une pub à la
télé). Susannah ne savait absolument pas
lesquels de ses organes ou de ses
glandes étaient les plus touchés, mais ce
dont elle était certaine, c’est qu’il
s’agissait bien des siens. Pas ceux de
Mia. Il était temps de mettre fin à cette
folie, avant que tout n’explose.
Mais d’abord, elle avait essayé
d’entrer en contact avec Eddie, de hurler
son nom dans le micro estampillé North
Central Positronics, en long en large et
en travers. Rien. Elle avait aussi hurlé le
nom de Roland, sans plus de résultat.
S’ils étaient morts, elle le saurait. Elle
en était certaine. Mais pouvoir entrer en
contact avec eux, ça, elle n’en était pas
certaine du tout… qu’est-ce que ça
voulait dire ?
Ça veut dïe que qu’tu t’es fait
baiser dans les g’andes la’geu’s, ma
biquette, lui dit Detta, avant de se mettre
à glousser. Voilà c’qui s’passe, à fo’ce
de f ’icoter avec les sales ’culés d’culs
blancs.
Je peux sortir d’ici ? demandait
Mia, aussi timide qu’une débutante
arrivant au bal. Vraiment ?
Susannah se serait bien frappé le
front, si elle en avait eu un. Bon sang,
dès qu’il s’agissait d’autre chose que de
son bébé, ce que cette garce pouvait être
empotée !
Oui, vas-y. On est à deux cents
mètres à peine, et sur une avenue, c’est
vite fait.
Le chauffeur… combien je dois
donner au chauffeur ?
Donne-lui un billet de dix, et dis-lui
de garder la monnaie. Attends, je vais
te montrer…
Susannah sentit la réticence de Mia
et eut une réaction de colère mêlée de
lassitude. Ça avait son petit côté drôle,
tout bien considéré.
Écoute-moi bien, ma chérie, je
m’en lave les mains, de ce qui peut
t’arriver. OK ? Donne-lui n’importe
quel billet, j’en ai rien à foutre.
Non, non, ça va. Humble, tout à
coup. Apeurée. Je te fais confiance,
Susannah. Et elle tendit la liasse des
billets de Mats à hauteur de ses yeux,
disposés en éventail comme un jeu de
cartes.
Susannah était à deux doigts de
refuser, mais à quoi bon ? Elle passa
devant, prit le contrôle des mains brunes
qui tenaient l’argent, choisit un billet de
dix, et le tendit au chauffeur.
— Gardez la monnaie.
— Merci, ma p’tite dame !
Susannah ouvrit la portière côté
trottoir. Une voix synthétique se mit à
parler au même moment, la faisant
sursauter – les faisant sursauter toutes
les deux. C’était quelqu’un du nom de
Whoopi Goldberg, qui lui rappelait qu’il
ne fallait pas qu’elle oublie ses sacs.
Pour Susannah-Mia, la question de son
gunna était discutable. Elles n’avaient
plus qu’un seul bagage, désormais, et
Mia s’apprêtait à s’en libérer.
Elle entendit une mélodie à la
guitare. Au même instant, elle sentit lui
échapper le contrôle de la main qui
remettait à la hâte les billets dans sa
poche, et de la jambe qui sortait du taxi.
Mia reprenait les rênes, à présent que
Susannah avait résolu encore un de ses
petits dilemmes new-yorkais. Susannah
commença par lutter, instinctivement,
contre cette odieuse usurpation
(mon corps, bon sang, le mien, du
moins au-dessus de la taille, et ça
inclut la tête et le cerveau qu’elle
contient !)
puis laissa tomber. À quoi bon ? Mia
était la plus forte. Susannah n’avait
aucun sens de la logique de tout ça, mais
c’était un fait, Mia était la plus forte.
Susannah Dean se sentit soudain
submergée par une espèce d’étrange
fatalisme. Ce calme incompréhensible
qui gagne le conducteur d’une voiture
devenue folle qui fonce droit sur un
passage à niveau, ou le pilote d’un avion
qui amorce son dernier plongeon après
que ses réacteurs ont lâché… ou le
pistolero sur le point de dégainer, dans
sa dernière embuscade. Plus tard elle
aurait peut-être à se battre, si le combat
paraissait digne d’intérêt ou honorable.
Elle se battrait pour se sauver ou sauver
le bébé, mais pas Mia – elle en avait
décidé ainsi. Mia avait épuisé tout son
mérite et toutes ses chances d’être
sauvée, aux yeux de Susannah.
Pour l’instant, il n’y avait rien à
faire, sauf peut-être remettre le compteur
« FORCE DE TRAVAIL » sur 10. Elle se dit
qu’elle réussirait sans doute à prendre
suffisamment le contrôle pour y arriver.
Mais avant ça… la musique. La
guitare. Elle connaissait cette chanson,
elle la connaissait même bien. Elle en
avait même chanté une version aux
folken, la nuit de leur arrivée à Calla
Bryn Sturgis.
Après tout ce qu’elle avait traversé,
depuis sa rencontre avec Roland,
entendre « A Man of Constant Sorrow »
à un coin de rue en plein New York ne
lui parut pas une seconde dû au hasard.
Et c’était une chanson merveilleuse, pas
vrai ? Peut-être même la quintessence de
toutes les chansons folk qu’elle avait
aimées dans sa jeunesse, ces chansons
qui l’avaient envoûtée, la conduisant pas
à pas jusqu’à l’activisme, pour finir à
Oxford, dans le Mississippi. C’était du
passé – elle se sentait tellement plus
vieille qu’à l’époque –, pourtant la
simplicité triste de cette chanson
l’attirait toujours autant. Le Cochon du
Sud se situait à quelques dizaines de
mètres de là. Une fois que Mia leur
aurait fait passer ces portes, Susannah se
trouverait dans le Pays du Roi Cramoisi.
Elle n’avait aucun doute et ne se faisait
aucune illusion, à ce sujet. Elle ne
s’attendait pas à en revenir, n’espérait
pas revoir ses amis ou son bien-aimé, et
avait dans l’idée qu’il lui faudrait
mourir avec pour seuls compagnons les
hurlements d’une Mia trahie… mais rien
de tout cela ne devait interférer avec le
plaisir qu’elle avait à écouter cette
chanson, en cet instant. Était-ce son
chant du cygne ? Si tel était le cas, ça lui
allait.
Susannah, fille de Dan, se dit que
ç’aurait pu être bien pire.
TROIS
Le musicien des rues s’était installé
devant un café, la Tortue Paresseuse. Il
avait ouvert son étui à guitare à ses
pieds, et la doublure en velours violet
(exactement de la même couleur que le
tapis dans la chambre de sai King,
donnez-moi un petit amen) était jonchée
de pièces et de billets, de manière que
l’éventuel passant particulièrement
innocent sache quoi faire. Le guitariste
était assis sur un cube en bois, le frère
jumeau de celui sur lequel avait grimpé
le Révérend Harrigan, pour sa harangue.
À certains signes, on pouvait
raisonnablement penser qu’il avait
bientôt fini sa journée. Il avait enfilé son
blouson, orné d’un écusson des Yankees,
ainsi qu’une casquette sur laquelle un
badge accroché au-dessus de la visière
annonçait JOHN LENNON EST VIVANT. Il
avait sans doute posé une pancarte en
carton devant lui, mais il l’avait déjà
rangée dans son étui, retournée. De toute
façon, Mia n’aurait pas pu en déchiffrer
un traître mot.
Il la regarda, sourit, et s’arrêta de
jouer. Elle brandit un des billets qui lui
restaient et dit :
— Il est pour vous si vous rejouez
cette chanson. En entier, cette fois-ci.
Le jeune homme ne devait pas avoir
plus de vingt ans, et s’il n’y avait rien de
beau dans son teint pâle et boutonneux,
son anneau doré dans la narine et sa
cigarette au coin des lèvres, il avait un
air attachant. Ses yeux s’agrandirent
quand il reconnut la tête sur le billet.
— Ma bonne dame, pour cinquante
je peux vous jouer tout le répertoire de
Ralph Stanley que je connais… et j’en
connais un paquet.
— Juste celle-ci, ça nous ira très
bien, dit Mia en jetant le billet.
Il descendit comme une plume dans
l’étui à guitare. Le musicien regarda le
billet atterrir d’un air incrédule.
— Dépêchez-vous, ordonna Mia.
Susannah ne disait rien, mais Mia
sentait bien qu’elle était tout ouïe.
— Mon temps est compté. Jouez.
Et alors le guitariste assis sur son
cube de bois devant le café se mit à
jouer une chanson que Susannah avait
entendue pour la première fois dans un
bar, une chanson qu’elle avait chantée
elle-même dans Dieu sait combien de
bouges, une chanson qu’elle avait aussi
chantée une fois, derrière un motel, à
Oxford, dans le Mississippi. La veille
du jour où ils s’étaient tous retrouvés en
prison. À cette date, les trois jeunes
militants pour le droit de vote avaient
disparu depuis presque un mois, disparu
dans la terre noire du Mississippi aux
alentours de Philadelphie (on avait fini
par les retrouver dans la ville de
Longdale, donnez-moi un petit alléluia,
donnez-moi un petit amen). Le fameux
Marteau Piqueur Blanc s’était remis à
l’œuvre dans tous les bleds de bouseux,
mais ça ne les avait pas empêchés de
chanter. Odetta Holmes – Det, comme on
l’appelait à l’époque – avait entonné
cette chanson-là, et les autres s’étaient
joints à elle, les garçons disaient man et
les filles, maid. À présent, retenue dans
ce Dogan qui était devenu son goulag,
Susannah écoutait ce jeune homme, qui
n’était même pas né en ces jours
ignobles, la chanter à nouveau. Le
bâtardeau de sa mémoire s’ouvrit une
nouvelle fois à la volée et c’est Mia, peu
préparée à la violence de ces souvenirs,
qui fut emportée par la vague.
QUATRE
Dans le Pays des Souvenirs, le
temps, c’est toujours maintenant.
Dans le Royaume de Jadis, les
horloges font tic-tac… mais leurs
aiguilles ne bougent jamais. Il y a une
Porte Dérobée (Ô perdue) et la mémoire
est la clé qui seule peut l’ouvrir.
CINQ
Ils s’appellent Cheney, Goodman et
Schwerner : ce sont eux qui tombent
sous les coups du Marteau Piqueur
Blanc, le 19 juin 1964. Ô Discordia !
SIX
Ils sont descendus au motel La
Lune Bleue, du côté nègre d’Oxford,
Mississippi. Le propriétaire du motel
s’appelle Lester Bambry, et son frère
John est pasteur de la première Église
méthodiste afro-américaine d’Oxford,
donnez-moi un alléluia, je veux
entendre un amen.
On est le 19 juillet, soit un mois
jour pour jour après la disparition de
Cheney, Goodman et Schwerner. Trois
jours après leur disparition, aux
environs de Philadelphie, une réunion
a eu lieu dans l’église de John Bambry,
et les activistes nègres locaux ont dit
aux trente ou quarante Blancs du Nord
qui restaient qu’à la lumière de ce qui
s’était passé, ils étaient bien sûr libres
de rentrer chez eux. Et certains d’entre
eux sont bel et bien rentrés chez eux,
gloire à Dieu, mais Odetta Holmes et
dix-huit autres sont restés. Oui. Ils sont
installés au motel La Lune Bleue. Et
parfois, le soir, ils vont à l’arrière,
Delbert Anderson prend sa guitare et
ils chantent.
« Je serai libéré », ils chantent et
« John Henry », ils chantent, on va
les battre à plates coutures (Dieu le
très haut, vivent les bombes divines), et
ils chantent
« Hésitation Blues », du Révérend
Gary Davis, et ils éclatent tous de rire
en entendant les rimes gentiment
équivoques : un dollar est un dollar,
appelons un chat un chat, j’ai une
maison pleine de mouflards, et pas un
n’est de moi, et ils chantent
« I ain’t Marching Anymore » et ils
chantent
au Pays des Souvenirs et au
Royaume de Jadis ils chantent
avec le sang chaud de leur
jeunesse, avec la force de leur corps,
avec la confiance de leur esprit ils
chantent
pour renier Discordia
pour renier les can toi
pour louer Gan le Créateur, Gan le
Pourfendeur
ils ne connaissent pas ces noms-là
ils connaissent tous ces noms-là
le cœur chante ce qu’il doit chanter
le sang sait ce qu’il sait
sur le Sentier du Rayon nos cœurs
connaissent tous les secrets
et ils chantent
et chantent
Odetta commence et Delbert
Anderson joue ; elle chante
« I am a maid of constant sorrow…
I’ve seen trouble all my days… I bid
farewell… to old Kentucky[23]… »
SEPT
Ainsi Mia fut-elle invitée à passer la
Porte Dérobée, à pénétrer dans le Pays
des Souvenirs, et fut-elle transportée
dans l’arrière-cour envahie par les
herbes folles, derrière le motel La Lune
Bleue de Lester Bambry, et c’est là
qu’elle entendit…
(entend)
HUIT
Mia entend la femme qui deviendra
Susannah, tandis qu’elle chante cette
chanson. Elle entend les autres se
joindre à elle, un par un, jusqu’à ce
qu’ils soient tous en train de chanter en
chœur, sous la lune du Mississippi, qui
baigne leurs visages de sa riche lumière
– des visages noirs, des visages blancs –
et sur les rails d’acier glacial qui
courent derrière l’hôtel, des rails qui
courent vers le sud, qui courent jusqu’à
Longdale, cette ville où, le 5 août 1964,
on retrouverait les cadavres de leurs
amigos, dans un sale état de
décomposition – James Cheney, vingt et
un ans ; Andrew Goodman, vingt et un
ans ; Michael Schwerner, vingt-quatre
ans ; ô Discordia ! Et vous qui préférez
les ténèbres, recevez la joie de l’Œil
rouge qui brille là-bas.
Elle les entend chanter.
All thro’this Earth I’m bound to
ramble… Thro’storm and wind,
thro’sleet and rain… I’m bound to ride
that Northern railroad[24]…
Rien n’ouvre l’œil de la mémoire
aussi bien qu’une chanson, et ce sont les
souvenirs d’Odetta qui soulèvent Mia et
qui la portent, tandis qu’ils chantent tous
ensemble, Det et ses ka-mis sous la lune
argentée. Mia les voit marcher bras
dessus bras dessous, chantant
(oh au fond de mon cœur… je
crois…)
une autre chanson, celle qui pour eux
les représente le mieux. Dans la rue, les
visages qu’ils croisent sont tordus par la
haine. Les poings qui se tendent dans
leur direction sont calleux. Les bouches
des femmes qui crachent sur leurs joues
souillent leurs cheveux tachent leurs
chemises sont sans rouge à lèvres, leurs
jambes ne portent pas de bas et leurs
chaussures sont grossières et usées. Il y
a des hommes en salopettes (Bou diou
d’bou diou, que quelqu’un me donne un
alléluia). Il y a des petits jeunes en pulls
blancs immaculés et cheveux gominés, et
l’un d’eux crie à Odetta, en articulant
bien chaque mot :
On va buter ! tous les foutus
nègres ! qui mettront un pied ! sur le
campus du vieux Mississippi ! un par
un !
Et en réponse, la camaraderie,
malgré la peur. À cause de la peur. Et ce
sentiment qu’ils sont en train de faire
quelque
chose
d’extrêmement
important : quelque chose pour l’avenir.
Qu’ils vont changer l’Amérique, et si le
prix à payer doit être le sang versé, eh
bien alors ils le paieront. Dites vrai,
alléluia, gloire à Dieu, faites-moi un bel
amen.
Et c’est alors qu’apparaît ce petit
Blanc, Darryl, au départ il ne pouvait
pas, il était tout mou et il ne pouvait pas,
et plus tard il a pu et le double secret
d’Odetta – cette autre hurlant, riant,
tellement laide – ne s’en est pas
approché. Darryl et Det ont passé la nuit
ensemble, ils ont dormi l’un contre
l’autre jusqu’au matin, sous la lune du
Mississippi. À écouter les grillons. À
écouter les hiboux. À écouter le doux
murmure de la Terre en train de tourner
sur son cardan, tournant et tournant
encore, toujours plus avant dans le XXe
siècle. Ils sont jeunes, ils ont le sang
chaud, pas une seconde ils ne doutent de
leur aptitude à tout changer.
C’est l’heure des adieux, mon bel
amant… C’est sa chanson à elle dans les
hautes herbes derrière le motel La Lune
Bleue ; c’est sa chanson à elle sous la
lune Jamais plus je ne verrai ton
visage…
C’est Odetta Holmes à l’apothéose
de sa vie, et Mia est là ! Elle le voit,
elle le sent, elle est perdue dans son
espoir radieux – et stupide, d’aucuns
diraient (ah mais je dis alléluia, et on dit
tous bombe divine). Elle comprend
combien le fait d’avoir peur tout le
temps rend les amis plus précieux, rend
chaque bouchée plus savoureuse, étire le
temps jusqu’à faire croire que chaque
journée dure une éternité, jusqu’à la nuit
de velours, et ils savent que James
Cheney est mort
(je dis vrai)
ils savent qu’Andrew Goodman est
mort
(je dis alléluia)
ils savent que Michael Schwerner –
le plus vieux d’entre eux, et pourtant
encore un bébé – est mort,
(je veux entendre votre plus bel
amen !)
Ils savent que n’importe lequel
d’entre eux est sur la liste pour atterrir
dans la vase de Longdale ou de
Philadelphie. N’importe quand. La nuit
qui suivra ces réjouissances à l’arrière
de La Lune Bleue, la plupart d’entre eux
(y compris Odetta) la passeront en
prison. Et c’est alors que commencera
pour elle le temps de l’humiliation. Mais
ce soir elle est entourée de ses amis, de
son amant, et ils ne font qu’un, et
Discordia a été bannie. Ce soir ils
chantent en se tenant par le bras. Les
filles chantent maid et les garçons
chantent man. Mia est submergée par
l’amour qu’ils ressentent les uns pour
les autres ; elle se sent exaltée par la
simplicité de ce en quoi ils croient.
Au début, trop abasourdie pour rire
ou pleurer, elle ne peut qu’écouter,
captivée.
NEUF
Alors que le guitariste entonnait le
quatrième couplet, Susannah se joignit à
lui, d’abord timidement, puis – en
voyant son sourire d’encouragement –
avec entrain, posant sa voix en harmonie
avec celle du jeune homme, un ton plus
haut :
Pour le petit déjeuner, on bouffait
de la vache enragée
Et à midi, des fayots et du pain
Les mineurs ça dîne jamais
Et leur lit c’est dans le foin
DIX
Le guitariste s’interrompit après ce
couplet et dévisagea Susannah-Mia avec
de la surprise et du respect dans le
regard.
— Je croyais que j’étais le seul à la
connaître, celle-là. C’est comme ça que
les Freedom Riders[25] la chant…
— Non, corrigea doucement
Susannah. Pas eux. C’étaient les
défenseurs du droit de vote qui
chantaient le couplet avec la vache
enragée. Ceux qui sont allés à Oxford, à
l’été 1964. Quand ces trois gosses se
sont fait tuer.
— Schwerner et Goodman, reprit le
jeune homme. Je me souviens pas du
nom du…
— James Cheney, dit-elle, toujours
d’une voix calme. Il avait une chevelure
magnifique.
— Vous parlez comme si vous
l’aviez connu, dit-il. Mais vous avez…
quoi… même pas trente ans ?
Susannah avait comme l’impression
d’avoir l’air beaucoup plus vieux,
surtout ce soir, mais ce jeune garçon
venait de voir tomber du ciel cinquante
dollars dans l’étui de sa guitare, ce qui
avait peut-être altéré sa vision.
— Ma mère a passé l’été 1964 dans
le comté de Neshoba, répondit
Susannah.
Et ces deux mots qui lui étaient
venus spontanément – ma mère – firent
plus d’effet que prévu à sa ravisseuse.
Ces mots ouvrirent une brèche dans le
cœur de Mia.
— Balèze, la maman ! s’exclama le
guitariste, avec un sourire.
Puis le sourire s’évanouit, et il alla
rechercher le billet de cinquante dollars
dans son étui. Il le lui tendit.
— Reprenez-le. C’était un vrai
plaisir de chanter avec vous, madame.
— Je ne pourrai pas, vraiment, dit
Susannah en souriant à son tour.
Souvenez-vous de la lutte, ça me suffira
largement. Et de Jimmy, d’Andy et de
Michael, si cela vous sied. Je sais que
ça me fera le plus grand bien.
— S’il vous plaît, insista le jeune
homme.
Il souriait de nouveau, mais son
sourire à présent était troublé, et il aurait
pu être n’importe quel gamin du
Royaume de Jadis, chantant au clair de
lune, entre les bungalows pourris du
motel de La Lune Bleue et les rails
froids qui renvoyaient l’éclat lugubre de
la lumière blanche. Il aurait pu être l’un
d’entre eux, avec sa beauté et la douce
insouciance de sa jeunesse, et combien
Mia l’aimait, en cet instant. Même son
p’tit gars lui apparaissait comme
secondaire, dans ce halo. Elle savait
que, par bien des aspects, ce halo était
faux, influencé par les souvenirs de son
hôte, et pourtant elle avait le
pressentiment que, par d’autres aspects,
il était bien réel. Il y avait une chose
qu’elle savait avec certitude : seule une
créature semblable à elle, qui avait
possédé l’immortalité et y avait renoncé,
pouvait apprécier à sa juste valeur le
courage sauvage qu’il fallait, pour tenir
tête aux forces de Discordia. Pour
risquer cette beauté fragile en faisant
passer les convictions avant sa sécurité
individuelle.
Fais-lui plaisir, reprends-le, dit-elle
à Susannah, mais elle ne voulait pas
passer devant et forcer Susannah à
obéir. Qu’elle choisisse, après tout.
Avant que Susannah ait pu répondre,
l’alarme dans le Dogan se déclencha,
submergeant leur cerveau commun de
bruit et de lumière rouge.
Susannah se tourna dans cette
direction, mais Mia la saisit par
l’épaule, comme des griffes se refermant
sur elle. Qu’est-ce qui se passe ?
Qu’est-ce qui cloche ? Laisse-moi !
Susannah se libéra d’un coup
d’épaule. Et avant que Mia ait pu de
nouveau l’en empêcher, elle avait
disparu.
ONZE
Dans le Dogan de Susannah, tous les
voyants rouges clignotaient dans une
atmosphère de panique totale. Un klaxon
martelait une sorte de tatouage sonore
dans les haut-parleurs suspendus. Tous
les écrans de télé à part deux – l’un
diffusait toujours des images du
guitariste au coin de Lex et de la 60e,
l’autre montrait le bébé endormi –
avaient sauté. Le sol fendu bourdonnait
sous les pieds de Susannah, envoyant
des nuages de poussière dans la pièce.
L’un des panneaux de contrôle s’était
éteint et un autre était en flammes.
Ça allait mal.
Comme pour confirmer cet état des
lieux, la voix synthétique ressemblant à
celle de Blaine se déclencha de
nouveau. « ALERTE ! SURCHAUFFE DU
SYSTÈME ! SI LE VOLTAGE N’EST PAS
RÉDUIT DANS LA SECTION ALPHA,
FERMETURE
TOTALE
PRÉVOIR, DANS
DU
SYSTÈME
À
40 SECONDES ! »
Susannah ne se rappelait pas avoir
entendu parler d’une Section Alpha lors
de ses précédentes visites au Dogan,
mais elle ne fut pas surprise de voir
qu’entre-temps était apparu un nouveau
cadran portant précisément cette
mention. L’un des panneaux situés à
proximité se mit à cracher des étincelles
d’un orange criard, mettant le feu au
dossier de la chaise. D’autres plaques
tombèrent du plafond, entraînant des
serpents de câbles.
« Si LE VOLTAGE N’EST PAS RÉDUIT
DANS LA SECTION ALPHA, FERMETURE
TOTALE DU SYSTÈME À PRÉVOIR, DANS 30
SECONDES ! »
Et
le
cadran
«
TEMP .
ÉMOTIONNELLE » ?
— Oublie ça, marmonna-t-elle pour
elle-même.
OK. Et « P ’TIT GARS » ? J’en fais
quoi, de celui-là ?
Après un instant de réflexion,
Susannah fit basculer l’interrupteur de la
position « ENDORMI » à la position
« RÉVEILLÉ », et les yeux d’un bleu
dérangeant s’ouvrirent de nouveau,
fixant Susannah avec ce qui ressemblait
à de la curiosité farouche.
L’enfant de Roland, pensa-t-elle
avec un mélange d’émotions à la fois
douloureuses et étranges. Et le mien. Et
Mia ? Ma pauvre, dans cette histoire,
tu n’es rien d’autre qu’une ka-mai. Je
suis désolée pour toi.
Une ka-mai, oui. Pas seulement le
fou du roi, mais le jouet du ka – le jouet
du destin.
« SI LE VOLTAGE N’EST PAS RÉDUIT
DANS LA SECTION ALPHA, FERMETURE
TOTALE DU SYSTÈME À PRÉVOIR, DANS
25
!»
Ainsi, réveiller le bébé n’avait rien
arrangé, du moins pour ce qui était
d’empêcher l’implosion du système. Il
était temps de passer au plan B.
Elle tendit la main vers l’absurde
molette « FORCE DE TRAVAIL », celle qui
ressemblait tellement au bouton en
bakélite sur la cuisinière de sa mère. Le
faire tourner jusqu’en position « 2 » lui
avait paru difficile, et lui avait fait un
mal de chien. Le faire tourner dans
l’autre sens fut plus facile, et elle ne
ressentit aucune douleur. Elle crut
percevoir au contraire comme un
relâchement soudain à l’intérieur de son
crâne, comme si un réseau de muscles en
SECONDES
état de tension pendant des heures se
détendait subitement dans un petit
gémissement de soulagement.
Le martèlement assourdissant du
klaxon cessa.
Susannah fit tourner le cadran
« FORCE DE TRAVAIL » jusqu’à 8, le
laissa sur cette position et haussa les
épaules. Qu’est-ce que ça pouvait bien
faire, c’était l’heure du tout pour le tout,
d’en finir avec tout ça. Elle poussa la
molette jusqu’à 10. Dans la seconde qui
suivit, une pointe de douleur aveuglante
lui plomba l’estomac, puis la perfora
plus bas, à hauteur du bassin. Elle dut
serrer les lèvres pour ne pas hurler.
« RÉDUCTION DU VOLTAGE RÉUSSIE
DANS LA SECTION ALPHA », fit la voix,
avant de prendre un accent marqué à la
John Wayne, que Susannah ne
connaissait que trop bien. « MERCI
D’TOUT CŒUR, GAMINE. »
Elle dut une fois encore serrer les
lèvres pour retenir un nouveau cri – pas
de douleur, cette fois-ci, mais de terreur
pure. Elle avait beau se dire que Blaine
le Mono était mort et que cette voix
n’était que le fait d’un petit farceur
malfaisant
qui
malmenait
son
subconscient, ça n’empêchait pas la
peur.
« LE TRAVAIL… A COMMENCÉ », fit la
voix dans les haut-parleurs, abandonnant
l’imitation de John Wayne. « LE
TRAVAIL… A COMMENCÉ. » Puis, avec
des intonations nasales (et horribles) à
la Bob Dylan qui fit grincer les dents de
Susannah, la voix se mit à chanter :
« JOYEUX ANNIVERSAIRE… BÉBÉ !
JOYEUX ANNIVERSAIRE ! JOYEUX… ANNI-VER-SAIRE…
CHER
MORDRED…
JOYEUX A-NNI-VER-SAIRE ! »
Susannah aperçut du coin de l’œil un
extincteur accroché au mur derrière elle,
et quand elle se retourna, il se trouvait,
bien sûr, juste devant elle (ce n’était pas
elle qui avait imaginé le petit écriteau
« SEULS vous ET SOMBRA POUVEZ
PRÉVENIR LES FEUX DE CONSOLES »,
néanmoins – tout comme le dessin de
Shardik du Rayon avec un chapeau mou
–, il s’agissait d’une autre farce d’un
esprit pervers). Elle se précipita sur
l’extincteur, zigzaguant entre les fissures
et les bosses déformant le sol,
contournant les panneaux du plafond
écrasés au sol. C’est alors qu’elle fut
assaillie d’une nouvelle vague de
douleur, qui enflamma son ventre et ses
cuisses, lui donnant envie de se courber
en deux et d’appuyer de toutes ses forces
sur l’odieux poids qui lui plombait les
entrailles.
Il n’y en a plus pour longtemps, se
dit-elle intérieurement, avec les voix
mêlées de Susannah et de Detta. Non,
m’dame ! Ce p’tit gars, il nous a p’is
l’t’ain exp’ess !
Mais
la
douleur
s’atténua
légèrement. Au même moment, elle
arracha l’extincteur du mur et dirigea la
mince trompe noire vers le panneau de
commande en feu, et appuya sur la
gâchette. De la mousse jaillit, étouffant
les flammes. Elle entendit un sifflement
sinistre, accompagné d’une odeur de
cheveux brûlés.
« INCENDIE… MAÎTRISÉ », proclama
la Voix du Dogan. « INCENDIE…
MAÎTRISÉ. » Puis, en un clin d’œil, elle
passa en mode « lord anglais grand
teint » : « LAISSEZ-MOI VOUS DIRE, TRÈS
CHÈRE SUSANNAH, QUE C’EST Là UNE
PERFORMANCE
AB-SO-LU-MENT
REMARQUABLE. »
Elle zigzagua de nouveau dans le
champ de mines, s’empara du micro et
appuya sur le petit interrupteur. Audessus d’elle, sur l’un des moniteurs
encore en état de marche, elle vit que
Mia s’était remise en route, et qu’elle
traversait la 60e Rue.
Puis Susannah aperçut l’auvent vert
avec le cochon de bande dessinée, et le
désespoir l’envahit. Pas la 60e, la 61e.
Cette garce de mère preneuse d’otage
était arrivée à destination.
— Eddie ! hurla-t-elle dans le
micro. Eddie ou Roland !
Et puis au diable les précautions,
autant ratisser large.
— Jake ! Père Callahan ! Nous
sommes arrivées au Cochon du Sud, on
va avoir ce foutu bébé ! Venez nous
chercher, si vous le pouvez, mais soyez
prudents !
Elle leva de nouveau les yeux vers
l’écran. Mia était à présent sur le trottoir
du Cochon du Sud, à contempler
l’auvent vert. Pouvait-elle déchiffrer les
mots COCHON DU SUD ? Sans doute pas,
mais elle comprenait à coup sûr le petit
dessin. Le cochon tout sourire, en train
de rôtir. Et quoi qu’il en soit elle
n’hésiterait pas longtemps, à présent que
le travail avait commencé.
— Eddie, il faut que j’y aille. Je
t’aime, trésor ! Quoi qu’il arrive,
souviens-toi de ça ! Ne l’oublie jamais !
Je t’aime ! C’est…
Son regard tomba sur le cadran
semi-circulaire, sur le panneau près du
micro. L’aiguille était sortie du rouge.
Elle se dit qu’elle allait rester dans le
jaune jusqu’à ce que les contractions
s’achèvent, puis qu’elle passerait au
vert.
Sauf en cas de problème, bien
entendu.
Elle se rendit compte qu’elle tenait
toujours le micro à pleines mains.
— Ici Susannah-Mio, je vous dis au
revoir. Que Dieu vous accompagne, les
garçons. Dieu et le ka.
Elle reposa le micro et ferma les
yeux.
DOUZE
Susannah ressentit immédiatement la
différence, à l’intérieur de Mia. Elle
avait beau avoir atteint le Cochon du
Sud et être au plus fort de ses
contractions, elle avait pour une fois
l’esprit ailleurs. Elle était concentrée
sur Odetta Holmes, en fait, et sur ce que
Michael Schwerner avait appelé le
« Projet Été Mississippi » (quant à
Michael
lui-même,
les
bouseux
d’Oxford l’avaient rebaptisé « le
Youpin »). L’atmosphère émotionnelle
dans laquelle se retrouva immergée
Susannah était tendue, comme l’air
immobile de septembre avant un violent
orage.
Susannah ! Susannah, fille de Dan !
Oui, Mia.
J’ai dit oui à la mortalité.
C’est ce que tu m’as dit.
Et Mia avait bien eu l’air mortelle, à
Fedic. Mortelle, et terriblement
enceinte.
Pourtant j’ai raté presque tout ce
qui fait la valeur de cette courte vie.
N’est-ce pas ?
Le chagrin qui baignait sa voix était
affreux ; l’expression de surprise était
pire encore.
Et tu n’as pas le temps de me
raconter. Pas maintenant.
Va ailleurs, répondit Susannah, sans
aucun espoir. Hèle un taxi, va à
l’hôpital. On l’aura ensemble, Mia.
Peut-être même qu’on peut l’élever
ens…
Si j’accouche ailleurs qu’ici, il
mourra, et on mourra avec lui.
Elle parlait avec une certitude
absolue.
Et je l’aurai, cet enfant, tu peux me
croire. On m’a tout volé, sauf mon p’tit
gars, et je l’aurai. Mais… Susannah…
avant qu’on entre… tu as parlé de ta
mère.
J’ai menti. C’était moi, à Oxford.
Mentir était plus facile que d’essayer
d’expliquer les voyages dans le temps
et les mondes parallèles. Montre-moi la
vérité. Montre-moi ta mère. Montremoi, je te prie ! Elle n’avait pas le
temps de peser le pour et le contre. Il
fallait trancher : le faire ou pas, à
l’instinct. Susannah décida de le faire.
Regarde, dit-elle.
TREIZE
Au Pays des Souvenirs, le temps,
c’est toujours maintenant.
Il y a une Porte Dérobée
(Ô perdue)
et quand Susannah la trouva et
l’ouvrit, Mia vit une femme aux cheveux
noirs tirés en arrière et aux yeux gris
étonnants. Elle porte une broche en
camée au cou. Elle est assise à une
table, dans une cuisine, cette femme,
dans une trouée de lumière éternelle.
Dans ce souvenir, il est toujours deux
heures dix de l’après-midi, un jour
d’octobre 1946, la Grande Guerre a pris
fin, ils passent Irene Daye à la radio, et
il y a toujours cette odeur de pain
d’épices, dans la pièce.
— Odetta, viens donc t’asseoir près
de moi, dit la femme à la table, celle qui
est mère. Viens prendre un petit quelque
chose. Tu as l’air en pleine forme, ma
chérie.
Et elle sourit.
Ô, tout errant que tu sois, chagriné
par le vent, fantôme, reviens-moi !
QUATORZE
Plutôt commun, me direz-vous, je
n’en doute pas. Une jeune fille rentre de
l’école avec son cartable dans une main
et son sac de sport dans l’autre, elle
porte son chemisier blanc et sa jupe
plissée de Sainte-Anne, et ses
chaussettes montantes avec les petits
nœuds sur le côté (orange et noirs, aux
couleurs de l’école). La mère, assise à
la table, lève les yeux et tend à sa fille
une part de pain d’épices tout juste sorti
du four. Rien qu’un instant suspendu au
milieu de millions d’autres instants, un
atome errant dans une vie entière. Mais
Mia en a le souffle coupé
(tu as l’air en pleine forme, ma
chérie)
et elle vit de manière concrète
qu’elle n’avait pas anticipé toute la
richesse de la maternité… Si, bien sûr,
on laissait à cette maternité le temps de
s’épanouir.
Les récompenses ?
Innombrables.
Ce pourrait être toi, au bout du
compte, cette femme assise dans son
rayon de soleil. Toi qui escortes ton
enfant tandis qu’il quitte courageusement
le port de l’enfance. Tu pourrais être le
vent qui souffle dans les voiles
déployées de ton enfant.
Toi.
Odetta, viens donc t’asseoir à côté
de moi.
Mia sentit l’air envahir de nouveau
sa poitrine.
Viens prendre un petit quelque
chose.
Ses yeux s’embuèrent, le cochon de
bande dessinée sur son auvent vert se
dédoubla, puis se dédoubla encore.
Tu as l’air en pleine forme, ma
chérie.
Un peu de temps valait mieux que
pas de temps du tout. Même cinq ans –
ou trois ans – valaient mieux que pas de
temps. Elle ne savait pas lire, elle
n’était pas allée à Morehouse, ni dans
aucune autre maison, mais elle savait
faire ce calcul élémentaire : trois =
mieux que zéro. Et même un = mieux que
zéro. Oh…
Oh, mais…
Mia pensa à un jeune garçon aux
yeux bleus passant la porte, une porte
trouvée et non plus dérobée. Elle se vit
en train de lui dire tu as l’air en pleine
forme, mon garçon !
Qu’est-ce que j’ai fait ? était une
question terrible. Qu’est-ce que j’aurais
pu faire d’autre ? était peut-être encore
pire.
Ô Discordia !
QUINZE
C’était pour Susannah sa seule
chance d’agir : maintenant, alors que
Mia se tenait au pied des marches qui la
menaient vers son destin. Susannah mit
la main dans la poche de son jean et
sentit la tortue, la skölpadda. Ses doigts
bruns, séparés de la peau blanche des
cuisses de Mia par la seule épaisseur du
tissu de la doublure, se refermèrent sur
la figurine.
Elle l’extirpa de la poche et la lança
dans son dos, l’envoyant rouler dans le
caniveau. De sa main sur les genoux du
ka.
Puis elle se fit emporter en haut des
trois marches, vers la double porte du
Cochon du Sud.
SEIZE
Une semi-pénombre régnait à
l’intérieur et Mia ne vit au début que des
lumières d’un rouge orangé terne. Des
flambeaux électriques comme ceux qui
éclairaient toujours certaines salles du
Château Discordia. Pour l’odorat, elle
n’eut
pas
besoin
d’un
temps
d’adaptation, et alors même qu’une
violente contraction venait à l’assaut de
son bas-ventre, son estomac ne put
résister à l’odeur de porc grillé et se mit
à crier famine. Son p’tit gars se mit à
crier famine.
Ce n’est pas du porc, Mia, lui dit
Susannah, en vain.
Alors que les portes se refermaient
derrière elle – un homme, ou ce qui en
avait l’apparence, se tenait de chaque
côté de l’entrée –, elle commença à y
voir plus clair. Elle se trouvait au bout
d’une longue et étroite salle à manger.
Du linge blanc luisait dans le noir. Sur
chaque table, une bougie trônait dans un
chandelier orange. Elles scintillaient
toutes comme des yeux de renard. Dans
le vestibule, le sol était de marbre noir,
mais au-delà du pupitre du maître
d’hôtel s’étalait un lourd tapis d’un
cramoisi sombre.
Près du comptoir se tenait un sai
d’une soixantaine d’années, les cheveux
blancs tirés en arrière, son visage mince
rappelant celui d’un prédateur. C’était là
le visage d’un homme intelligent, mais
sa tenue – la veste sport jaune vif, la
chemise rouge et la cravate noire – était
plutôt celle d’un vendeur de voitures
d’occasion, ou d’un joueur spécialisé
dans les arnaques au péquenaud dans les
trous paumés. Au milieu de son front
brillait un cercle rouge d’environ trois
centimètres de diamètre, comme s’il
s’était pris une balle à bout portant. Le
sang bouillonnait à l’intérieur, mais sans
couler sur la peau blême.
Près des tables de la salle à manger
se tenaient debout une cinquantaine
d’hommes et une petite trentaine de
femmes. La plupart portaient des
vêtements aussi (voire plus) criards que
ceux du majordome à cheveux blancs.
De grosses bagues étincelaient sur les
doigts boudinés, et les diamants
scintillaient aux oreilles, reflétant la
lueur orange des flambeaux.
Certains étaient habillés de manière
plus sobre – le jean et la chemise
blanche semblaient l’uniforme de cette
minorité-là. Ces folken étaient pâles et
attentifs, leurs pupilles leur mangeaient
les yeux. Autour de chacun d’eux,
tourbillonnant avec une telle légèreté
qu’elle était à peine visible, une aura
bleue tremblotait. Aux yeux de Mia, ces
créatures pâles et fantomatiques
paraissaient un peu plus humaines que
les ignobles. Il s’agissait de vampires –
elle n’eut pas à chercher les crocs
acérés que révélait leur sourire pour en
être convaincue –, pourtant ils avaient
l’air plus humains que la bande de
Sayre. Peut-être parce qu’ils avaient été
humains, autrefois. Alors que les
autres…
Leurs visages ne sont que des
masques, remarqua-t-elle avec un
désarroi croissant. Sous ceux que
portent les Loups on découvre les
hommes électriques – les robots – mais
sous ceux-là ?
Dans la salle à manger régnait un
silence suspendu, pourtant en fond
sonore résonnaient des rires et des
bribes de conversation, des tintements
de verres qui s’entrechoquaient et de
couverts cognant les assiettes. On
entendit couler du liquide – du vin ou de
l’eau, se dit-elle – puis un éclat de rire
tonitruant.
Un ignoble et une ignoble – lui en
smoking à revers écossais et cravate en
velours rouge, elle en fourreau lamé
argenté sans bretelles, tous les deux
hideusement obèses – se retournèrent
pour regarder (avec un mécontentement
visible) du côté d’où provenaient ces
sons, vraisemblablement de derrière une
sorte
de
tapisserie
tape-à-l’œil
représentant des chevaliers et leurs
dames, en train de souper. Lorsque le
gros couple se tourna, Mia vit leurs
joues se plisser vers le haut comme une
couche de caoutchouc et l’espace d’un
instant, sous l’angle arrondi de leur
mâchoire, elle aperçut un lambeau rouge
sombre et poilu.
Susannah, c’était de la peau ?
demanda Mia. Juste ciel, est-ce que
c’était leur peau ?
Susannah ne répondit rien, même pas
Je t’avais prévenue ou Je te l’avais
bien dit. Les choses n’en étaient plus là.
Il était trop tard pour se sentir exaspérée
(et même pour des sentiments plus légers
que ça) et Susannah était sincèrement
désolée pour cette femme qui l’avait
amenée ici. Oui, Mia avait menti et trahi.
Oui, elle avait tout tenté pour faire tuer
Eddie et Roland. Mais avait-elle eu
vraiment le choix ? Susannah se rendit
compte avec une infinie amertume
qu’elle était à présent en mesure de
définir précisément ce qu’était un kamai : c’était celui à qui on avait donné
de l’espoir mais pas le choix.
Comme offrir une moto à un
aveugle, se dit-elle.
Richard Sayre – mince, la
quarantaine, beau dans son genre avec
ses lèvres pleines et son grand front – se
mit à applaudir. Les bagues à ses doigts
firent voler de petits reflets de lumière.
Son blazer jaune ressortait dans la semipénombre.
— Aïle, Mia ! s’écria-t-il.
— Aïle, Mia ! reprirent les autres en
chœur.
— Aïle, Mère !
— Aïle, Mère ! répétèrent les
ignobles et les vampires, en se mettant
eux aussi à applaudir.
Ils
y
mettaient
certes
de
l’enthousiasme, mais l’acoustique des
lieux semblait étouffer les sons, ne
laissant entendre qu’un chuintement,
comme le battement d’ailes de chauvessouris. Un chuintement affamé, qui donna
la nausée à Susannah. Au même moment,
une nouvelle contraction la prit d’assaut,
lui coupant les jambes. Elle bascula en
avant en accueillant presque la douleur
avec reconnaissance, parce qu’elle
muselait en partie sa panique. Sayre
s’avança et la saisit sous les aisselles
avant qu’elle s’écroule. Elle aurait cru
que ses doigts seraient froids comme la
glace, mais ils étaient bouillants comme
ceux d’une victime du choléra.
À l’arrière-plan, elle vit une haute
silhouette sortir de l’ombre, une
silhouette qui n’était ni celle d’un
vampire ni celle d’un ignoble. L’homme
portait un jean et une chemise blanche
toute simple, mais du col de cette
chemise émergeait une tête d’oiseau.
Elle était recouverte de plumes d’un
jaune foncé et lustré. Les yeux étaient
noirs. La créature esquissa un bref
applaudissement de politesse et elle vit
– avec un désespoir encore plus grand –
que ses mains avaient non pas des doigts
mais des serres.
Une demi-douzaine de punaises
déboulèrent de sous une table et la
regardèrent avec des yeux plantés au
bout
d’antennes.
Des
yeux
effroyablement
intelligents.
Leurs
mandibules claquèrent avec un bruit qui
ressemblait à un rire.
Aïle, Mia ! entendit-elle à l’intérieur
de son crâne. Un bourdonnement
insectile. Aïle, Mère ! Et soudain ils
disparurent de nouveau dans l’ombre.
Mia se tourna vers la porte et vit la
paire d’ignobles bloquant le passage. Et
oui, c’étaient bien des masques ; d’aussi
près, impossible de se méprendre, de ne
pas voir que les cheveux noirs et lustrés
étaient peints. Mia se retourna vers
Sayre, le cœur brisé.
Trop tard, à présent.
Il ne restait plus qu’à y aller.
DIX-SEPT
Dans son mouvement, elle fit glisser
les mains de Sayre. Ce dernier resserra
son emprise sur elle en lui saisissant la
main gauche. Au même instant, on lui
prit aussi la main droite. Elle pivota et
vit la femme obèse en lamé argent. Son
énorme poitrine avait tendance à
déborder de sa robe bustier, qui se
débattait hardiment pour endiguer le
mouvement. La chair de ses bras
ballottait mollement, diffusant autour
d’elle un parfum de talc étouffant.
C’est par là qu’ils respirent, se dit
Mia. C’est par là qu’ils respirent,
quand ils portent leurs…
Dans son désespoir croissant, elle
avait un peu oublié Susannah Dean, et
tout à fait Detta Walker. Aussi, quand
Detta Walker passa devant – bon sang,
elle sauta plutôt, sur le devant de la
scène –, Mia n’eut aucun moyen de
l’arrêter. Elle vit ses bras se tendre,
comme mus par une volonté qui leur
était propre, et ses doigts se planter dans
la joue rebondie de la femme en robe
argentée. La femme se mit à vagir, mais
curieusement tous les autres, y compris
Sayre, se mirent à rire à gorge déployée,
comme si c’était ce qu’ils avaient vu de
plus drôle de toute leur vie.
Le masque de l’humanité se déchira
autour de l’œil affolé de la femme
ignoble, puis s’arracha complètement.
Susannah pensa à ses derniers instants
sur l’allure du château, quand tout s’était
soudain figé et que le ciel s’était déchiré
comme du papier.
Detta tira sur le masque, qui se
décolla presque complètement. Des
lambeaux de ce qui ressemblait à du
latex lui pendaient au bout des doigts.
Sous le masque était apparue la tête d’un
énorme rat rouge, un mutant avec des
dents jaunes qui lui poussaient à travers
les joues et des vers blancs qui
s’agitaient dans ses narines.
— Vilaine fille, fit le rat en secouant
un doigt vengeur devant le visage de
Susannah-Mio. De l’autre main, il tenait
toujours la sienne. Le compagnon de
cette chose – l’ignoble en smoking –
riait tellement fort qu’il en était plié en
deux. Mia vit quelque chose pointer à
l’arrière de son pantalon. C’était trop
dur pour être une queue, mais elle se dit
que c’en était une quand même.
— Viens, Mia, ordonna Sayre, en
l’entraînant vers l’avant.
Et c’est alors qu’il se pencha vers
elle, la regardant dans les yeux avec
l’intensité d’un amant.
— Ou bien est-ce toi, Odetta ? C’est
toi, n’est-ce pas ? C’est toi, espèce de
sale négresse insupportable avec sa
foutue éducation.
— Nan, c’est moi, espèce de
sal’culé d’cul blanc avec ta sale gueule
de ’at ! glapit Detta en lui crachant au
visage.
Sayre se retrouva bouche bée. Puis
il fit claquer sa mâchoire et eut un
affreux rictus amer. La pièce était
redevenue silencieuse. Il essuya le
crachat sur son visage – sur le masque
qui lui tenait lieu de visage – et le
regarda d’un air incrédule.
— Mia ? Mia, tu l’as laissée me
faire ça, à moi ? Moi qui serai comme
un parrain pour ton bébé ?
— T’es ’ien d’aut’e qu’un tas
d’me’de ! brailla Detta. Tu peux sucer ta
bite de ka-papa pendant qu’tu t’colles
ton foutu doigt dans l’t’ou d’balle, y a
qu’à ça qu’t’es bon ! Espèce de…
— Débarrasse-moi d’elle ! tonna
Sayre.
Et sous les yeux attentifs du public
de vampires et d’ignobles du Cochon du
Sud, c’est exactement ce que fit Mia. Le
résultat fut extraordinaire. La voix de
Detta se mit à décroître, comme si elle
se faisait escorter à la porte du
restaurant (par le videur, et par la peau
du cou). Elle abandonna toute velléité de
discours et éclata d’un rire rauque, qui
bientôt s’éteignit, lui aussi.
Sayre se tenait debout, les mains
serrées devant lui, observant Mia d’un
air solennel. Les autres non plus ne la
quittaient pas des yeux. Quelque part
derrière la tapisserie des chevaliers et
de leurs dames en train de festoyer, les
rires et les conversations d’un autre
groupe se poursuivaient.
— Elle est partie, finit par dire Mia.
La sorcière, elle est partie.
Même dans le silence de la pièce, sa
voix était à peine audible, presque un
murmure. Elle avait timidement baissé
les yeux, et ses joues étaient blêmes.
— S’il vous plaît, monsieur Sayre…
sai Sayre… maintenant que j’ai fait ce
que vous demandiez, je vous en prie,
dites-moi que vous m’avez dit la vérité,
et que je pourrai élever mon p’tit gars.
Je vous en prie, dites-le ! Si vous le
dites, vous n’entendrez plus jamais
parler de l’autre, je le jure sur le visage
de mon père et sur le nom de ma mère,
je le jure.
— Tu n’as eu ni l’un ni l’autre,
assena Sayre.
Il s’adressait à elle sur un ton froid
chargé de mépris. Toute trace de la
compassion et de la pitié qu’elle lui
réclamait était absente de ses yeux. Et
sur son front, le trou rouge se remplissait
et se remplissait encore, sans jamais
déborder.
Une autre pointe de douleur, la plus
forte depuis le début, planta ses crocs
dans son ventre. Mia vacilla et, cette
fois-ci, Sayre ne prit pas la peine de la
soutenir. Elle tomba à genoux devant lui,
posa les mains sur la surface brute et
miroitante de ses bottes en peau
d’autruche, et leva les yeux vers son
visage pâle. Il lui rendit son regard, pardessus le violent cri jaune de sa veste.
— Je vous en prie, gémit-elle. S’il
vous plaît, je vous prie : Tenez parole.
— Peut-être, répondit-il. Ou peutêtre pas. Tu sais, on ne m’a jamais léché
les bottes. Tu te rends compte ? J’ai
traversé toutes ces années sans jamais
me faire faire un bon petit léchage de
bottes à l’ancienne.
Quelque part, une femme gloussa.
Mia s’inclina.
Non, Mia, tu ne dois pas, gémit
Susannah, mais Mia ne répondit pas.
Même la douleur fulgurante qui lui
déchira les entrailles ne suffit pas à
l’arrêter. Elle sortit la langue et se mit à
lécher le cuir râpeux des bottes de
Richard Sayre. Susannah en sentit le
goût, de loin. Un goût de cuir épais et
poussiéreux, et cette saveur particulière
du repentir et de l’humiliation.
Sayre la laissa poursuivre un petit
moment, puis ordonna :
— Assez. Ça suffit.
Il la tira rudement par les bras pour
la faire lever et resta planté en face
d’elle, son visage impassible à quelques
centimètres à peine de celui de Mia.
Maintenant qu’elle les avait vus, il lui
était impossible de ne pas remarquer les
masques qu’ils portaient, lui et les
autres. Les joues tendues étaient presque
transparentes, et des boucles de poils
d’un rouge sombre se devinaient à
travers.
Ou peut-être qu’il fallait appeler ça
de la fourrure, quand ça recouvrait tout
le visage.
— Cette supplique ne te fait pas
honneur, dit-il, bien qu’il me faille
admettre que c’est une sensation
extraordinaire.
— Vous avez promis ! s’écria-t-elle,
essayant de se dégager de son emprise.
Puis une nouvelle contraction frappa
et elle se plia en deux, faisant de son
mieux pour ne pas hurler. Dès qu’elle
sentit la douleur s’atténuer légèrement,
elle repassa à l’attaque.
— Vous avez dit cinq ans… peutêtre même sept… oui, sept… ce qu’il y
a de mieux pour mon p’tit gars, vous
avez dit…
— Oui, acquiesça Sayre. Il est en
effet possible que ça me revienne, Mia.
Il fronça les sourcils, comme s’il se
retrouvait confronté à un problème
particulièrement épineux, puis son
visage s’éclaira. Au coin de sa bouche,
un petit fragment du masque forma un
pli, puis il sourit, révélant une rangée de
chicots jaunes poussant dans le creux où
ses lèvres supérieure et inférieure se
rejoignaient. Il la lâcha d’une main pour
brandir l’index en un geste pédagogique.
— Ce qu’il y a de mieux, oui. La
véritable question, c’est : penses-tu
remplir ces conditions ?
Des petits rires d’appréciation
accueillirent cette saillie. Mia se
rappela qu’ils l’avaient appelée Mère et
l’avaient saluée d’un Aïle, mais tout ça
avait l’air très loin, déjà, comme un
fragment de rêve qui a perdu son sens.
Pour c’qui était d’se l’t’imballer,
t’étais assez bonne, pas v’ai ? demanda
Detta, depuis un recoin très enfoui, à
l’intérieur d’elle – depuis le trou, en
fait. Ça ouais ! T’étais juste assez
bonne pou’ça, sû’ ?
— J’étais assez bonne pour le
porter, n’est-ce pas ? cracha presque
Mia à la face de Sayre. Assez bonne
aussi pour envoyer l’autre gober des
grenouilles dans les marécages en lui
faisant croire qu’elles avaient un goût de
caviar… pour ça j’étais assez bonne,
n’est-ce pas ?
Sayre cligna des yeux, visiblement
surpris par la véhémence de sa réaction.
Mia se radoucit.
— Sai, songez à tout ce à quoi j’ai
dû renoncer !
— Foutaises ! Tu n’avais rien !
répliqua Sayre. Tu n’étais rien d’autre
qu’un esprit insignifiant, dont le seul but
dans l’existence était de baiser le cowboy errant de passage. La pute des vents,
c’est bien ainsi que t’appelait Roland,
n’est-ce pas ?
— Alors repensez à l’autre, suggéra
Mia. À celle qui se fait appeler
Susannah. Je lui ai volé sa vie et sa
quête, pour mon p’tit gars, et sur vos
ordres.
Sayre se dédouana d’un vague geste
de la main.
— Ta bouche ne te fait pas honneur,
Mia. Aussi, ferme-la.
Il fit un signe de tête vers la gauche.
Un ignoble avec un visage lunaire de
bouledogue et une épaisse chevelure
grise et bouclée s’avança. Le trou rouge
dans son front à lui avait une forme en
amande, un air vaguement chinois. Juste
derrière lui venait un autre hommeoiseau, avec une tête de faucon brun
sombre et féroce, émergeant de
l’encolure ronde d’un T-shirt aux armes
des DUKE BLUE DEVILS[26]. Ils
empoignèrent Mia. L’emprise de la
chose oiseau était répugnante – rugueuse
et étrange.
— Tu as été un excellent gardien, fit
Sayre. Là-dessus, nous sommes tous
d’accord. Mais il ne faut pas oublier que
c’est la gueuse de Roland de Gilead qui
a réellement conçu cet enfant, n’est-ce
pas ?
— C’est un mensonge ! hurla-t-elle.
Mon Dieu, quel mensonge RÉPUGNANT !
Il poursuivit, comme s’il ne l’avait
pas entendue.
— Et des tâches distinctes
requièrent des compétences distinctes. Il
y en a pour tous les goûts, comme on dit.
— JE VOUS EN PRIE ! supplia Mia.
L’homme-faucon porta ses serres à
ses tempes, comme rendu sourd par son
cri. Cette petite pantomime spirituelle
souleva des rires, et même quelques
acclamations.
Susannah ressentit vaguement une
onde de chaleur descendre le long de ses
cuisses – les cuisses de Mia – et vit son
jean s’obscurcir à l’entrejambe. Elle
venait enfin de perdre les eaux.
—
Allons-yyyyyyyy…
Allons
ACCOUCHER ! proclama Sayre sur le ton
surexcité d’un présentateur de jeu
télévisé.
Il y avait trop de dents dans son
sourire, une double rangée, aussi bien en
haut qu’en bas.
— Après ça, nous verrons. Je te
promets que ta requête sera prise en
compte. En attendant… Aïle, Mia ! Aile,
Mère !
— Aïle, Mia ! Aïle, Mère ! répéta en
chœur le reste de l’assemblée.
Mia
se
retrouva
subitement
transportée vers le fond de la pièce,
avec à sa gauche l’ignoble à tête de
bouledogue et à sa droite l’hommefaucon, tous deux lui tenant fermement
les bras. Le faucon émettait un sifflement
déplaisant, à chaque fois qu’il expirait.
Les pieds de Mia frôlaient à peine le
tapis, alors qu’on la portait vers la
créature oiseau à plumes jaunes.
L’Homme Canari, le baptisa-t-elle.
Sayre la fit s’immobiliser d’un
simple geste de la main et se mit à parler
avec l’Homme Canari, tout en pointant
le doigt en direction de la porte d’entrée
du Cochon du Sud. Mia entendit
prononcer le nom de Roland, et aussi
celui de Jake. L’Homme Canari opina de
la tête. Sayre agita de nouveau le doigt
avec emphase, en direction de la porte,
et secoua la tête. Rien n’entre par là,
disait ce mouvement de la tête. Rien !
L’Homme Canari acquiesça une
nouvelle fois et s’exprima par gazouillis
confus qui donnèrent à Mia l’envie de
hurler. Elle détourna le regard, qui se
posa sur la tapisserie aux chevaliers et
aux dames. Ils se trouvaient assis à une
table qu’elle reconnut – c’était celle de
la salle de banquet de Château
Discordia. Arthur l’Aîné présidait,
couronne au front, son épouse à sa
droite. Ses yeux étaient d’un bleu qu’elle
avait vu en rêve.
C’est sans doute le moment que
choisit le ka pour faire glisser un souffle
errant dans la salle à manger du Cochon
du Sud et écarter légèrement la
tapisserie. L’effet ne dura qu’une
seconde ou deux, ce qui suffit à Mia
pour apercevoir derrière la tenture une
autre salle – une salle privée.
Installés autour d’une table en bois,
sous les mille feux ardents d’un lustre en
cristal, lui apparurent une douzaine
d’hommes et de femmes, leurs visages
de poupées de chiffon déformés et fripés
par l’âge et la malveillance. Leurs
lèvres retroussées révélaient de gros
bouquets de dents vermoulues ; l’époque
à laquelle ces monstres de la Nature
pouvaient refermer la bouche était de
l’histoire ancienne. Des coins de leurs
yeux noirs suintait une substance
goudronneuse et méphitique. Ils avaient
la peau jaune, parsemée de dents et
recouverte de plaques de fourrure
galeuse.
— Qu’est-ce que c’est ? se mit à
hurler Mia. Qu’est-ce que c’est, pour
l’amour des dieux ?
Des mutants, lui répondit Susannah.
Ou peut-être que le mot « hybrides »
serait plus juste. Et ça n’a pas
d’importance, Mia. Tu as vu ce qui
avait de l’importance, n’est-ce pas ?
Elle l’avait vu, en effet, et Susannah
le savait. Bien que la tenture ne se fût
écartée qu’un instant, elles avaient toutes
deux eu le temps d’apercevoir la
rôtissoire installée au beau milieu de la
table, et le cadavre décapité qui tournait
sur la broche, sa peau brunissant et se
plissant, dégorgeant des sucs de cuisson
grésillants au fumet délicieux. Non, cette
odeur dans l’air n’était pas celle du porc
grillé. La chose tournant sur sa broche,
marron comme un pigeonneau, était un
bébé humain. Les créatures attablées
glissaient leurs tasses en porcelaine fine
sous le corps pour récupérer les
gouttelettes
de
jus,
trinquaient
ensemble… et buvaient.
Le courant d’air s’évanouit. La
tenture retomba en place. Et avant de se
faire à nouveau saisir par les bras et
emmener toujours plus profond, dans les
entrailles de ce repaire à cheval sur de
nombreux mondes traversés par le
Rayon, la femme en plein travail vit
l’astuce, dans la tapisserie. Ce n’était
pas un pilon qu’Arthur l’Aîné portait à
ses lèvres, comme pouvait le laisser
croire un premier regard distrait ; c’était
une jambe de bébé. Le verre que la
Reine Rowena brandissait pour porter
un toast n’était pas rempli de vin, mais
de sang.
— Aile, Mia ! s’exclama de nouveau
Sayre.
Oh, il était d’humeur toute
guillerette, à présent que le pigeon
voyageur était de retour au bercail.
— Aile, Mia, hurlèrent les autres, en
réponse.
On se serait cru un soir de match de
football, dans un asile de fous.
L’assemblée derrière la tapisserie
joignit ses cris aux leurs, bien que leurs
voix ne fussent plus que des
grondements diffus. Et, bien sûr, ils
avaient la bouche pleine.
— Aile, Mère ! fit Sayre en
accompagnant
cette
fois-ci
son
apostrophe d’une petite révérence
grotesque.
— Aile, Mère ! répétèrent les
vampires et les ignobles, et elle fut
emportée par la vague cynique de leurs
applaudissements, d’abord vers la
cuisine, puis dans l’office, puis dans les
escaliers au-delà.
Et pour finir, bien sûr, il y eut la
porte ultime.
DIX-HUIT
Susannah reconnut la cuisine du
Cochon du Sud à ses odeurs de cuisson
obscènes : pas du porc, certes, mais sans
doute ce que les pirates du XVIIIE siècle
appelaient du porc sur pied.
Depuis combien d’années cet avantposte servait-il aux vampires et aux
ignobles de New York ? Depuis
l’époque de Callahan, dans les années
1970 et 1980 ? Depuis son époque à
elle, dans les années 1960 ?
Probablement bien plus loin encore.
Susannah se doutait qu’il existait une
version ou une autre du Cochon du Sud
ici depuis le temps des Hollandais, ceux
qui avaient acheté les Indiens avec de la
verroterie et implanté leurs croyances
chrétiennes
meurtrières
plus
profondément qu’ils avaient planté leur
drapeau dans le sol. Un peuple
pragmatique, les Hollandais, avec un
goût prononcé pour les côtes de porc et
peu de patience à l’égard de la magie,
qu’elle soit blanche ou noire.
Elle en vit assez pour constater que
cette cuisine était la jumelle de celle
qu’elle avait visitée dans les sous-sols
de Château Discordia. C’est là que Mia
avait tué un rat qui revendiquait ses
droits sur la seule nourriture restante
dans les lieux, un rôti de porc dans un
des fours.
Sauf qu’il n’y avait ni rôti de porc
ni four, se dit-elle. Bon Dieu, ni même
de cuisine. Il y avait un porcelet dans
l’étable, qui appartenait à Tian et Zalia
Jaffords. Et c’est moi qui l’ai tué et qui
ai bu son sang encore chaud, pas elle.
Mais à l’époque elle me possédait déjà
presque, même si je ne le savais pas
encore. Je me demande si Eddie…
Tandis que Mia l’emmenait pour la
dernière fois, l’arrachant à ses pensées
et la précipitant dans les ténèbres,
Susannah mesura combien cette garce
gourmande et redoutable lui avait
dérobé de sa vie. Elle savait pourquoi
Mia l’avait fait – pour son p’tit gars. La
question était plutôt de savoir pourquoi
Susannah Dean l’avait laissée faire.
Parce qu’elle avait déjà été possédée
auparavant ? Parce qu’elle était accro à
cette présence étrangère en elle comme
Eddie l’avait été à l’héroïne ?
Elle craignit d’avoir vu juste.
Les ténèbres tourbillonnantes. Et
quand elle rouvrit les yeux, ce fut pour
voir cette lune sauvage veillant sur
Discordia, et la lumière rouge pulsatile
(forge du Roi)
à l’horizon.
— Par ici ! lança une voix de
femme, tout comme la première fois. Par
ici, à l’abri du vent !
Susannah baissa les yeux et constata
qu’elle était cul-de-jatte, et assise dans
ce même chariot grossier que lors de sa
première visite sur l’allure. La même
femme, grande et belle, ses cheveux
noirs flottant au vent, lui faisait signe.
Mia, bien sûr. Et tout ça pas plus réel
que les vagues souvenirs que Susannah
gardait de la salle de banquet, comme en
rêve.
Elle se dit : Fedic, pourtant, était
bien réel. Le corps de Mia est bien làbas, de même que le mien en ce moment
même se fait blackbouler dans
l’arrière-cuisine du Cochon du Sud, où
d’indescriptibles repas se préparent,
pour des convives inhumains. L’allure
du château est le décor du rêve de Mia,
son refuge, son Dogan.
— À moi, Susannah de l’EntreDeux-Mondes ! Viens à l’abri du vent, et
du pouls maléfique du Roi Rouge ! Viens
à l’abri du vent, derrière ce merlon !
Susannah secoua la tête.
— Dis ce que tu as à dire, qu’on en
finisse, Mia. Il faut qu’on accouche de
ce bébé – si fait, d’une manière ou d’une
autre, entre nous – et une fois qu’il sera
sorti, nous serons quittes. Tu m’as
empoisonné la vie, ô combien.
Mia la contempla avec une intensité
chargée de désespoir, debout avec son
ventre rond soulevant son poncho et le
vent tirant ses cheveux en arrière.
— C’est toi qui as pris le poison,
Susannah ! C’est toi qui l’as avalé ! Si
fait, quand l’enfant n’était encore qu’une
graine non éclose au creux de ton
ventre !
Était-ce vrai ? Et si ça l’était,
laquelle des deux avait invité Mia à
entrer, comme le vampire qu’elle était,
en réalité ? Était-ce Susannah, ou Detta ?
Aucune des deux, conclut Susannah.
Pour elle, c’était peut-être bien
Odetta Holmes. Odetta, qui n’aurait
jamais brisé l’assiette des grandes
occasions de la vilaine vieille dame
bleue. Odetta qui aimait ses poupées,
même si la plupart d’entre elles étaient
aussi blanches que ses culottes sages en
coton blanc.
— Que me veux-tu, Mia, fille de
personne ? Parle et qu’on en finisse !
— Bientôt nous serons réunies – si
fait, réunies pour de bon, ensemble en
couches. Et tout ce que je demande, c’est
que, si se présente une occasion pour
moi de m’échapper avec mon p’tit gars,
tu me prêtes main-forte.
Susannah y réfléchit. Dans les
étendues rocailleuses et crevassées, les
hyènes gloussaient. Le vent tombait peu
à peu, mais la douleur qui lui attrapa
soudain le bas-ventre à pleines dents
était effroyable. Elle vit se peindre sur
les traits de Mia une douleur identique,
et se répéta que sa vie n’était plus qu’un
jeu de miroirs infini. Mais quel mal
pouvait faire une promesse de ce genre ?
Cette occasion ne se présenterait sans
doute pas, mais dans le cas contraire,
allait-elle laisser cette chose que Mia
voulait appeler Mordred aux mains des
hommes du Roi ?
— Oui, dit-elle. D’accord. Si je
peux t’aider à en réchapper avec lui, je
t’aiderai.
— N’importe où ! s’exclama Mia
dans un chuchotement désespéré.
Même…
Elle se tut soudain. Elle déglutit. Se
força à poursuivre.
— Même dans les ténèbres
vaadasch. Car si je devais errer pour
toujours avec mon fils à mes côtés, ce ne
serait pas une punition.
Peut-être pas pour toi, ma fille,
pensa Susannah, mais elle s’abstint de le
dire à voix haute. Pour tout dire, elle en
avait assez des simagrées de Mia.
— Et s’il n’y a pas moyen de nous
libérer, ajouta Mia, tue-nous.
Bien que tout fût silencieux là-haut,
à l’exception du vent et des
gloussements des hyènes, Susannah
sentait son corps bouger, qu’on lui
faisait descendre un escalier. Toute la
matière du monde réel, séparé d’elles
par une membrane diaphane. Pour que
Mia ait réussi à la transporter dans ce
monde-ci, particulièrement au beau
milieu des tourments de l’accouchement,
il fallait qu’il s’agisse d’un être d’une
puissance hors du commun.
Dommage que cette puissance ne pût
être domestiquée, d’une manière ou
d’une autre.
Mia parut interpréter le silence
prolongé de Susannah comme une
certaine réticence, car elle se précipita
le long du chemin de ronde circulaire de
l’allure, dans ses solides huaraches, et
fonça presque sur le chariot grossier et
impraticable dans lequel Susannah était
engoncée. Elle saisit la jeune femme par
les épaules et se mit à la secouer.
— Oui-là ! s’écria-t-elle avec
véhémence. Tue-nous ! Mieux vaut être
unis dans la mort que…
Elle s’interrompit, puis reprit, d’une
voix morne et amère :
— Je me suis fait cozer, depuis le
début. N’est-ce pas ?
Et à présent que le moment était
venu, Susannah ne ressentait ni colère, ni
compassion, ni chagrin. Elle se contenta
de hocher la tête.
— Est-ce qu’ils ont l’intention de le
manger ? De nourrir ces horribles
croûtons avec son cadavre ?
— Je suis pratiquement certaine que
non, répondit Susannah.
Pourtant il y avait bien du
cannibalisme derrière tout ça.
Quelque part. Son cœur le lui
chuchotait.
— Ils se moquent totalement de moi,
dit Mia. La nounou, rien de plus, n’estce pas comme ça que tu m’as appelée ?
Mais même ça, ils ne vont pas me le
donner, pas vrai ?
— Tu auras peut-être six mois pour
t’occuper de lui, mais même ça…
Elle secoua la tête, puis se mordit la
lèvre quand une nouvelle contraction la
traversa, transformant tous les muscles
de son ventre et de ses cuisses en
filaments de verre. Dès que la douleur
s’apaisa quelque peu, elle acheva sa
phrase.
— J’en doute.
— Alors tue-nous, si on en arrive là.
Dis que tu le feras, Susannah, je te prie !
— Et si je fais ça pour toi, Mia, que
feras-tu pour moi ? Si tant est que je
puisse croire la moindre parole qui sort
de ta bouche de menteuse ?
— Je te libérerai, si j’en ai
l’occasion.
Susannah y réfléchit, et décida qu’un
marché de dupes valait mieux que pas de
marché du tout. Elle attrapa les mains
agrippées à ses épaules.
— Très bien. Je suis d’accord.
Et comme au cours de leur première
palabre en ce lieu, c’est alors que le ciel
se déchira, ainsi que le merlon derrière
elles et l’air qu’elles échangeaient. Dans
la fente, Susannah aperçut un couloir qui
tanguait, de l’autre côté. L’image était
floue et sombre. Elle comprit qu’elle
regardait par ses propres yeux, qu’elle
avait presque fermés. Bouledogue et
Faucon la tenaient toujours. Ils
l’emmenaient vers la porte au bout du
couloir – toujours, depuis l’arrivée de
Roland dans sa vie, il y avait eu une
porte à atteindre – et elle se dit qu’ils
devaient croire qu’elle s’était évanouie.
Et elle se dit aussi que c’était le cas, en
un sens.
Puis elle fut soudain de retour dans
ce corps hybride, avec ses jambes
blanches… qui savait quelle proportion
de sa peau brune était maintenant
devenue blanche ? Elle se réjouissait
qu’au moins cette situation-là soit sur le
point de prendre fin. C’est bien
volontiers qu’elle échangerait ces
jambes blanches, si fortes fussent-elles,
contre un peu de tranquillité d’esprit.
Contre un peu de tranquillité dans
son esprit.
DIX-NEUF
— Elle revient à elle, grommela
quelqu’un.
Celui à tête de bouledogue, crut
reconnaître Susannah. Non pas que ça ait
la moindre importance. Sous le masque,
ils avaient tous l’air de rats humanoïdes
avec de la fourrure qui pointait à travers
leur chair croustillante.
— Parfait, commenta Sayre, qui
marchait derrière eux.
Elle regarda autour d’elle et constata
que son escorte était constituée de six
ignobles, de Faucon et d’un trio de
vampires. Les ignobles portaient des
pistolets
dans
des
crocs
de
débardeurs… sauf que dans ce monde,
on les appelait sans doute des holsters.
À Rome, ma chère, il faut faire comme
les Romains. Deux des vampires
portaient des bahs, l’espèce d’arc
typique des Calla. Le troisième avait un
sabre électrique qui bourdonnait, assez
proche du modèle que maniaient les
Loups.
Dix contre un, pensa froidement
Susannah. Pas bon… Mais ça pourrait
être pire.
Peux-tu – la voix de Mia, quelque
part à l’intérieur d’elle.
La ferme, lui ordonna Susannah.
Fini de parler.
Devant elle, sur la porte dont ils
s’approchaient, elle lut :
NORTH CENTRAL POSITRONICS
New York/Fedic
Sécurité maximale
CODE VERBAL D’ENTRÉE EXIGÉ
L’inscription lui était familière, et
Susannah se rappela instantanément
pourquoi. Elle avait vu un panneau
similaire durant sa brève visite à Fedic.
Fedic, où la Mia réelle – l’être qui avait
endossé le destin des mortels dans ce
qui devait être le pire marché de
l’histoire de l’humanité – restait
prisonnière.
Lorsqu’ils atteignirent la porte,
Sayre la poussa, côté Faucon. Il se
pencha vers la porte et émit un son
guttural, un mot inconnu que Susannah
n’aurait jamais su reproduire d’ellemême. Peu importe, chuchota Mia. Moi
je sais le dire et, s’il le faut, je peux
t’en apprendre un autre. Mais pour
l’instant… Susannah, je te demande
pardon pour tout. Adieu, porte-toi bien.
La porte menant à la Gare
expérimentale de l’Arc 16 de Fedic
s’ouvrit. Susannah entendit comme un
bourdonnement martelé, et sentit
l’ozone. Nulle magie n’actionnait cette
porte entre les mondes ; c’était l’œuvre
des Grands Anciens, et leur erreur. Ceux
qui l’avaient conçue avaient perdu foi en
la magie, avaient renoncé à croire à la
Tour. Pour remplacer la magie, ils
avaient réalisé cette chose mourante et
bourdonnante. Cette stupide chose
mortelle. Et au-delà, Susannah aperçut
une gigantesque pièce, remplie de lits.
De centaines de lits.
C’est là qu’ils opèrent les enfants.
Là qu’ils leur arrachent ce dont les
Briseurs ont besoin.
Un seul des lits était occupé. Au
pied se tenait une femme avec une de ces
effroyables têtes de rats. Une infirmière,
peut-être. À ses côtés, Susannah vit un
être humain – elle ne pensait pas qu’il
s’agissait d’un vampire, mais n’avait
aucun moyen d’en être certaine, car ce
qu’elle entrevoyait par la porte
entrebâillée était aussi flou que l’air
tremblotant au-dessus d’un incinérateur.
Il leva les yeux et les vit.
— Dépêchons ! s’écria-t-il. Bougezvous ! Il faut qu’on les branche et qu’on
en finisse, ou bien elle mourra ! Ils
mourront tous les deux !
Le médecin – qui d’autre qu’un
médecin aurait été capable d’une telle
arrogance en présence de Richard P.
Sayre ? – agitait les mains en petits
gestes impatients, leur faisant signe
d’approcher.
— Mettez-la là-dedans ! Vous êtes
en retard, bon Dieu !
Sayre la poussa brutalement par la
porte. Elle entendit un bourdonnement au
plus profond de son crâne, et une brève
mesure de carillon du vaadasch. Elle
baissa les yeux, mais trop tard. Les
jambes d’emprunt de Mia avaient déjà
disparu et elle s’étala par terre, avant
que Faucon et Bouledogue aient pu la
suivre et la rattraper.
Elle se hissa sur les coudes et
regarda vers le haut, consciente que,
pour la première fois depuis Dieu savait
combien de temps – probablement
depuis qu’elle s’était fait violer dans le
cercle de pierre –, elle ne s’appartenait
qu’à elle-même. Mia n’était plus.
Puis, comme pour lui prouver le
contraire,
l’invitée
surprise
et
indésirable de Susannah laissa échapper
un cri. Susannah y ajouta le sien – la
douleur
était
à
présent
trop
insupportable pour être tue – et l’espace
d’un instant, leurs voix chantèrent
l’arrivée du bébé dans une harmonie
parfaite.
— Doux Jésus, fit l’un des gardiens
de Susannah – vampire, ignoble,
comment savoir ? Est-ce que j’ai les
oreilles en sang ? J’ai bien l’impression
d’avoir les o…
— Ramasse-la, Haber ! aboya
Sayre. Jey ! Remets-la debout ! Relevezla, au nom de vos pères !
Bouledogue et Faucon – ou Haber et
Jey, pour faire plus réaliste –
l’attrapèrent sous les aisselles et lui
firent remonter la travée au pas de
course, faisant défiler les rangées de lits
vides.
Mia se tourna vers Susannah et
réussit à lui adresser un faible sourire
épuisé. Elle avait le visage baigné de
sueur et ses cheveux collaient à sa peau
écarlate.
— Heureuse rencontre que la
nôtre… heureuse et douloureuse,
articula-t-elle tant bien que mal.
— Poussez-moi un lit par là ! hurla
le médecin. Grouillez-vous, bons dieux !
Comment est-ce qu’on peut être aussi
lent ?
Deux des ignobles qui avaient
accompagné Susannah depuis le Cochon
du Sud attrapèrent le lit vide le plus
proche et le poussèrent à côté de Mia
pendant que Haber et Jey la tenaient
toujours entre eux. Sur le lit reposait ce
qui ressemblait à un croisement entre un
sèche-cheveux et le genre de casque de
l’espace qu’on voyait dans les vieux
épisodes de Flash Gordon. L’engin
n’inspira rien de bon à Susannah. Il avait
comme un air de suceur de cervelles.
Pendant ce temps, l’infirmière à tête
de rat était penchée entre les jambes
écartées de la patiente, examinant la
zone située sous la blouse d’hôpital
qu’elle portait désormais. Elle tapota le
genou droit de Mia d’une main potelée
et poussa une sorte de vagissement.
L’intention en était très probablement de
rassurer Susannah, pourtant elle
frissonna.
— Ne restez pas plantés là comme
des cons, glapit le médecin.
C’était un homme corpulent aux yeux
marron et au teint rougeaud. Sa
chevelure noire était tirée en arrière et
chaque dent du peigne avait laissé un
sillon bien net. Il portait une blouse
blanche en nylon par-dessus un costume
de tweed. Sa cravate écarlate était ornée
d’un œil dessiné en plein milieu. Ce
sigleu ne surprit pas Susannah outre
mesure.
— Nous attendons votre feu vert, fit
Jey, l’homme-faucon.
Il s’exprimait d’une voix étrange,
inhumaine
et
monocorde,
aussi
déplaisante que le vagissement de
l’infirmière à tête de rat, mais
parfaitement compréhensible.
— Vous ne devriez même pas avoir
besoin de mon feu vert ! aboya le
médecin.
Il claqua des mains en un geste
gaulois, censé exprimer du dégoût.
— Vos mères n’ont donc pas eu
d’enfants qui aient survécu ?
— Je… tenta Haber, mais le
médecin s’en prit immédiatement à lui. Il
était visiblement remonté.
— Depuis combien de temps on
attend ça, hein ? Combien de fois on a
répété cette procédure ? Comment on
peut être aussi crétin, bordel ? Aussi
lent ? Grouillez-vous de l’allonger sur
ce l…
Sayre bondit avec une rapidité que
même Roland n’aurait sans doute pas pu
égaler. Il se tenait à côté d’Haber,
l’ignoble à tête de bouledogue, et la
seconde d’après il avait fondu sur le
médecin, lui plantant son menton dans
l’épaule et lui retournant le bras dans le
dos.
L’expression d’irascibilité et de
condescendance qui se peignait sur le
visage de l’homme un instant auparavant
disparut en un clin d’œil et il se mit à
gémir comme un enfant, d’une voix aiguë
et déchirante. De la bave coula de sa
lèvre inférieure et l’entrejambe de son
pantalon de tweed fut bientôt noir
d’urine.
— Arrêtez ! brailla-t-il. Je ne vous
serai plus d’aucune utilité, si vous me
cassez le bras ! Oh, arrêtez, ça fait
MAAAAL !
— Si vous n’étiez pas déjà un bras
cassé et que je devais vous casser celuilà, Scowther, je ramasserais n’importe
quel demeuré en blouse blanche pour
finir le boulot, et je le tuerais ensuite. Et
pourquoi pas ? Ce n’est jamais qu’une
femme qui accouche, pas de la chirurgie
du cerveau, pour l’amour de Gan !
Puis il relâcha légèrement son
emprise. Scowther sanglotait et se
contorsionnait en gémissant et en
pouffant comme quelqu’un en train de
copuler par 50 °C à l’ombre.
— Et quand ce serait fait et que vous
n’auriez rien à voir là-dedans,
poursuivit Sayre, c’est vous que je leur
donnerais comme amuse-gueule, fit-il
avec un mouvement du menton.
Susannah regarda dans la direction
qu’il désignait et constata que tout le
mur entre la porte et le lit sur lequel
reposait Mia était recouvert d’insectes
comme ceux qu’elle avait aperçus au
Cochon du Sud. Leurs yeux gourmands et
furieusement intelligents étaient fixés sur
le médecin replet. Leurs mandibules
cliquetaient.
— Qu’est-ce que… que dois-je
faire, sai ?
— Implore mon pardon.
— J’im… j’implore votre pardon !
— Et le leur aussi, car tu les as
insultés, eux aussi.
— Messieurs, je… j’implore…
— Docteur ! s’exclama l’infirmière
à tête de rat.
Lorsqu’elle parlait, sa voix était
épaisse, mais compréhensible.
Elle était toujours penchée entre les
jambes de Mia.
— Je vois la tête du bébé !
Sayre libéra le bras de Scowther.
— Allez, docteur Scowther. Faites
votre devoir. Mettez cet enfant au
monde.
Sayre se pencha en avant et caressa
la joue de Mia avec une sollicitude
extraordinaire.
— Gardez joie et espoir, dame-sai.
Certains de vos rêves pourraient bien se
réaliser.
Elle leva les yeux vers lui avec un
air de gratitude épuisée qui déchira le
cœur de Susannah.
Ne le crois pas, ses mensonges sont
infinis, essaya-t-elle de lui faire
entendre, mais pour l’instant, tout
contact entre elles était rompu.
Elle se retrouva jetée comme un sac
de grain sur le lit qu’on avait approché
près de celui de Mia. On lui mit de force
un des casques sur la tête, et elle fut
dans l’incapacité de se débattre. Une
nouvelle contraction la traversa, et une
fois encore, les deux femmes hurlèrent à
l’unisson.
Susannah entendait Sayre et les
autres entre eux. En dessous et derrière
elles, elle percevait aussi le cliquetis
déplaisant des insectes. Dans le casque,
des protubérances métalliques lui
appuyaient sur les tempes, au point de
lui faire mal.
Soudain, une voix de femme
charmante s’éleva.
— Bienvenue dans le monde de
North Central Positronics, filière du
groupe Sombra ! « Sombra, là où le
progrès ne s’arrête jamais ! » Veuillez
patienter, liaison en cours.
Susannah
entendit
un
fort
bourdonnement. Tout d’abord dans ses
oreilles, puis lui vrillant les deux côtés
de la tête. Elle visualisa deux balles
rougeoyantes se rapprochant l’une de
l’autre.
Faiblement, comme de l’autre bout
de la pièce et non du lit voisin du sien,
elle perçut le hurlement de Mia.
— Oh non, je vous en supplie, ça
fait tellement mal !
Le bourdonnement à gauche et le
bourdonnement à droite se rejoignirent
au centre du cerveau de Susannah, en
une onde télépathique qui allait détruire
toute capacité de réflexion, si elle durait
trop longtemps. C’était une torture
indescriptible, mais elle garda les lèvres
serrées. Elle avait décidé de ne pas
crier. Qu’ils voient les larmes qui
suintaient de sous ses paupières closes,
mais elle était un pistolero, et ils ne la
feraient pas crier.
Au bout de ce qui lui parut une
éternité, le bourdonnement se tut.
Susannah eut une seconde ou deux
pour savourer ce silence béni dans sa
tête, puis la vague de contractions
suivante la frappa, ce coup-ci très bas
dans le ventre, avec la force d’un
typhon. Cette fois, elle s’autorisa à
hurler sa douleur. Parce que c’était
différent, étrangement. Hurler pour la
venue du bébé était un honneur.
Elle tourna la tête et vit qu’on avait
équipé Mia d’un casque similaire, fixé
sur sa chevelure noire et trempée. Les
tuyaux d’acier articulés sortant des deux
casques étaient reliés au milieu. C’était
le genre de gadgets dont ils se servaient
avec les jumeaux volés, mais à présent
ils remplissaient visiblement une autre
fonction. Laquelle ?
Sayre se pencha vers elle, assez près
pour qu’elle sente les effluves de son
eau de Cologne. Cuir anglais, devina-telle.
— Pour accomplir la dernière phase
du travail, et faire sortir le bébé, nous
avons besoin de ce lien physique,
expliqua-t-il. Vous amener jusqu’ici, à
Fedic, était absolument vital.
Il lui tapota l’épaule.
— Bonne chance. Il n’y en a plus
pour longtemps.
Il lui adressa un sourire engageant.
Le masque qu’il portait se plissa vers le
haut, découvrant une partie de l’horreur
écarlate qui se cachait dessous.
— Après nous pourrons vous tuer.
Son sourire s’élargit.
— Et vous manger, bien sûr. Rien ne
se perd, dans le Cochon… du Sud. Pas
même une espèce de garce arrogante
comme toi.
Avant que Susannah ait pu répondre
quoi que ce soit, la voix de femme dans
sa tête se remit à parler.
— Veuillez décliner votre nom
lentement, à voix haute et distincte.
— Va te faire foutre ! glapit
Susannah pour toute réponse.
— Vat Pher-Phut n’est pas un nom
valide pour une personne d’origine non
asiatique, commenta la voix de femme,
toujours
aussi
charmante.
Nous
détectons des signes d’hostilité, et vous
prions de nous excuser par avance pour
la gêne occasionnée par la procédure en
cours.
Pendant quelques secondes il ne se
passa rien, puis le cerveau de Susannah
s’embrasa de douleur, une souffrance
inimaginable, bien au-delà de ce qu’elle
avait eu à endurer de toute sa vie. Audelà de ce qu’elle pensait pouvoir
exister. Elle l’affronta pourtant les
lèvres closes. Elle repensa à cette
chanson, et l’entendit même à travers les
roulements de tonnerre de la souffrance :
I am a maid… of constant sorrow…
I’ve seen trials ail my days…
Puis le tonnerre se tut enfin.
— Veuillez décliner votre nom
lentement, à voix haute et distincte, fit la
voix de femme charmante au centre de
son crâne. Ou bien cette procédure sera
amplifiée de l’ordre de un à dix.
Pas besoin de ça, répliqua
intérieurement Susannah à la voix de
femme. Tu m’as convaincue.
— Suuuuu-zaaaa-nahhhh, prononçat-elle. Suuuuu-zaaaa-na-hhhh…
Ils se tenaient là à la regarder, tous
sauf Mamzelle Tête-de-Rat, qui
contemplait avec extase l’orifice par
lequel surgissait de nouveau la tête
couverte de duvet de bébé, entre les
lèvres retroussées du vagin de Mia.
— Miiiii-aaaaahhh…
— Suuuu-zaaa…
— Miiii…
— Annnn-ahhhh…
Quand
pointa
la
contraction
suivante, le Dr Scowther s’empara d’une
paire de forceps. Les voix des deux
femmes se fondirent en une seule,
prononçant un mot, un nom qui n’était ni
Susannah ni Mia, mais une combinaison
des deux.
— La liaison a été établie, annonça
la voix de femme charmante.
Elles entendirent un faible clic.
— Je répète, la liaison a été établie.
Merci de votre coopération.
— Nous y sommes, messieurs,
déclara Scowther.
Il semblait avoir oublié sa douleur et
sa peur panique : il avait l’air surexcité.
Il se tourna vers son infirmière.
— Il va peut-être pleurer, Alia. Si
c’est le cas, laissez faire, au nom de
votre père ! S’il ne crie pas, nettoyez-lui
tout de suite la bouche !
— Oui, docteur.
Les lèvres de la chose se mirent à
trembler, puis découvrirent une double
rangée de crocs. S’agissait-il d’une
grimace, ou d’un sourire ?
Scowther se tourna vers eux,
retrouvant une once de son arrogance
passée.
— Restez tous exactement où vous
êtes, jusqu’à ce que je vous dise quoi
faire. Aucun de nous ne sait précisément
ce qui nous attend. Tout ce que nous
savons, c’est que cet enfant appartient au
Roi Cramoisi lui-même…
À ces mots, Mia poussa un
hurlement strident. Un hurlement de
douleur et de révolte mêlées.
— Espèce d’idiot, fit Sayre.
Il leva la main et gifla Scowther
avec une telle force que ses cheveux
voletèrent et que des gouttelettes de sang
allèrent éclabousser le mur blanc.
— Non ! s’écria Mia.
Elle tenta de se redresser sur les
coudes, échoua et retomba sur l’oreiller.
— Non ! Vous disiez que je pourrais
l’élever ! Oh, s’il vous plaît… rien
qu’un petit peu, pas longtemps, je vous
en prie…
C’est alors que la douleur la plus
atroce la chavira – les chavira toutes
deux, les engloutissant complètement.
Elles hurlèrent en tandem, et Susannah
n’eut pas besoin d’attendre les
commentaires de Scowther, qui lui
ordonnait de pousser, de pousser
MAINTENANT !
— Il arrive, docteur ! s’écria
l’infirmière, à la fois nerveuse et
extasiée.
Susannah ferma les yeux et poussa
de toutes ses forces et lorsqu’elle sentit
la douleur s’échapper d’elle comme de
l’eau jaillissant en tourbillonnant dans
un tuyau noir, elle ressentit le chagrin le
plus intense qu’elle ait jamais connu.
Car c’était en Mia que s’enfuyait le
bébé. Les tout derniers mots du message
vivant que le corps de Susannah avait
été conçu pour transmettre. C’était la fin.
Quoi qu’il se passe ensuite, c’était la fin
de cette étape, et Susannah Dean émit un
gémissement de soulagement et de regret
mêlés. Un gémissement qui était presque
un chant.
Et c’est ainsi, sur les ailes de ce
chant, que Mordred Deschain, fils de
Roland (et d’une autre, répétez tous
Discordia), vint au monde.
: Commala-vienne-kass !
L’enfant est là enfin !
Entonne ton chant, chante-le bien
L’enfant est là, regarde-le bien.
SOLISTE
: Commala-vienne-kass,
Le pire est en chemin.
La Tour tremble sur ses bases ;
L’enfant est là, enfin.
CHŒUR
FIN
CODA
JOURNAL DE
L’AUTEUR
EXTRAITS DU JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN
EXTRAITS DU
JOURNAL D’UN
ÉCRIVAIN
12 juillet 1977
Bon sang, ça fait du bien d’être de
retour à Bridgton. Ils sont toujours très
sympas avec nous, à Nanaville, comme
dirait Joe, mais Owen a été
insupportable presque tout le long. Il va
mieux depuis qu’on est arrivés. On ne
s’est arrêtés qu’une fois, à Waterville,
pour prendre de la bouffe à La Femme
Silencieuse (d’ailleurs la qualité est
plutôt en baisse, au passage).
Bref, j’ai tenu la promesse que je
m’étais faite à moi-même et j’ai tout
retourné pour retrouver cette histoire, La
Tour Sombre, dès que je suis rentré.
J’étais sur le point d’abandonner, quand
j’ai mis la main sur les pages que je
cherchais, au fin fond du garage, sous
une caisse de vieux catalogues de Tab.
Avec l’humidité, ça fait vraiment fonte
des neiges, ce coin-là, et ces drôles de
pages bleues sentent un peu le moisi,
mais l’exemplaire est parfaitement
lisible. J’ai fini de le parcourir, puis je
m’y suis mis et j’ai ajouté un court
passage à la partie du relais (quand le
Pistolero rencontre Jake, le gamin). Je
me suis dit que ça pourrait être rigolo de
placer une pompe à eau qui marche à
l’énergie atomique, alors je me suis
empressé de le faire. Normalement,
retravailler un vieux texte est aussi
appétissant que l’idée de manger un
sandwich au pain moisi, mais cette fois-
ci ça m’a paru totalement naturel…
comme remettre des vieilles chaussures.
Cette histoire, de quoi est-elle
censée parler, en fait ?
Je ne me souviens de rien, sauf
qu’elle m’est venue il y a très très
longtemps. J’étais au volant, on revenait
du Nord, toute la famille piquait un
roupillon, et je me suis mis à penser au
jour où David et moi on avait fugué de
chez Tante Ethelyn. On avait prévu de
rentrer dans le Connecticut, je crois. Les
gramps (c’est-à-dire les grandes
personnes) nous avaient pris, bien
entendu, et ils nous avaient mis au boulot
dans la grange, à scier du bois. La
Corvée de Réparation, comme disait
l’Oncle Oren. Il me semble qu’il m’était
arrivé quelque chose d’effrayant à cette
occasion, mais je suis bien infoutu de me
rappeler quoi, sauf que c’était rouge. Et
j’ai inventé un héros, un pistolero
magique, pour me protéger du danger. Il
y avait une histoire de magnétisme,
aussi, de Rayons de Puissance. Je suis
quasiment certain que ç’a été la genèse
de cette histoire, mais c’est étonnant
comme c’est flou. Mais bon, qui se
rappelle tous les petits détails de
l’enfance ? Qui le souhaite, d’ailleurs ?
Pas grand-chose d’autre. Joe et
Naomi ont fait de la balançoire, et Tab a
quasiment finalisé son projet de voyage
en Angleterre. Bon sang, cette histoire
de pistolero ne veut pas me sortir de la
tête !
Je vais te dire ce qu’il lui faut, à ce
bon vieux Roland : des amis !
19 juillet 1977
Je suis allé voir La Guerre des
Étoiles en moto, ce soir, et je crois que
ce sera ma dernière sortie sur cet engin,
jusqu’à ce que les choses se calment un
peu. J’ai avalé des tonnes d’insectes. Un
vrai régime protéiné !
Pendant que j’étais à moto, je n’ai
pas arrêté de penser à Roland, mon
pistolero tiré du poème de Robert
Browning (avec un petit clin d’œil au
passage à Sergio Leone, bien sûr). Ce
manuscrit est un roman, pas de doute –
ou un bout de roman –, pourtant j’ai
aussi l’impression que les chapitres sont
indépendants les uns des autres. Ou
presque. Je me demande si je pourrais
les vendre à un de ces magazines de
science-fiction ? Peut-être même à
Fantasy and Science Fiction, autant
dire le Saint-Graal du genre.
C’est sans doute une idée stupide.
À part ça, finale de la Coupe de
base-ball (7 à 5 pour la National
League). J’étais bien fracassé avant la
fin. Tabby pas ravie…
9 août 1978
Kirby McCauley a vendu le premier
chapitre de cette vieille Tour Sombre à
Fantasy and Science Fiction ! Mon
vieux, j’arrive à peine à y croire ! C’est
vraiment trop cool ! Kirby dit que
d’après lui, Ed Ferman (c’est le rédacchef) voudra sans doute publier tout ce
que j’ai, dans la série de la TS. Il va
intituler le premier extrait (« L’homme
en noir fuyait à travers le désert, et le
Pistolero le suivait », etc. bla bla, bang
bang) « Le Pistolero », ce qui n’est pas
si bête.
Pas mal, pour une vieille histoire qui
croupissait dans un recoin humide de
mon garage, pas plus tard que l’année
dernière. Ferman aurait dit à Kirby que
Roland « faisait vrai », et que c’était
rare dans les récits de S-F. Il demande
même s’il y aura d’autres épisodes. Je
suis sûr qu’il y a encore des tas
d’aventures (ou qu’il y en a eu, ou qu’il
y en aura – quel est le temps adéquat,
quand on parle de récits pas encore
écrits ?), même si je ne sais pas du tout
lesquelles, encore. Tout ce que je sais,
c’est que John « Jake » Chambers y fera
son grand retour.
Journée pluvieuse, chaude et humide
au bord du lac. Les gosses n’ont pas fait
de balançoire. Ce soir, pendant qu’Andy
Fulcher gardait les grands, Tab, Owen et
moi on est allés au drive-in de Bridgton.
Tabby a trouvé le film merdique (The
Other Side of Midnight[27], qui date de
l’année dernière, en fait), mais je ne l’ai
pas entendue supplier qu’on la ramène à
la maison. Pour ma part, je me suis
surpris à repenser à ce fichu Roland.
Cette fois, je réfléchissais à son amour
perdu, « Susan, la jeune fille à la
fenêtre ».
Je peux savoir qui c’est, celle-là ?
9 septembre 1978
J’ai reçu mon numéro d’octobre
avec « Le Pistolero ». Mon vieux, c’est
plutôt pas mal.
Burt Hatlen m’a appelé, aujourd’hui.
Il parle de m’engager pour un an à
l’Université du Maine, comme écrivain
à demeure. Il n’y a vraiment que Burt
pour penser à un écrivaillon comme moi
pour ce genre de boulot. Mais ça n’est
pas inintéressant, comme idée.
29 octobre 1979
Et merde, encore bourré. Je vois à
peine cette foutue page, mais je pense
qu’il vaut mieux que j’écrive quelque
chose avant d’aller comater. J’ai reçu
une lettre d’Ed Ferman, de F & SF,
aujourd’hui. Il va publier le deuxième
chapitre de La Tour Sombre (celui dans
lequel le Pistolero rencontre le gamin),
sous le titre « Le Relais ». Il veut
vraiment sortir toute la série, et je dois
dire que ça me plaît pas mal. Je regrette
juste de ne pas en avoir plus. Mais il
faut aussi que je réfléchisse au Fléau –
et puis il y a Dead Zone, bien sûr.
Mais tout ça me paraît presque
secondaire, en ce moment. Je déteste me
retrouver ici, à Orrington – je déteste
qu’il y ait autant de passage sur la route,
pour commencer. Owen a été à deux
doigts de se faire renverser par un de
ces camions Cianbro, aujourd’hui. Ça
m’a foutu une trouille de tous les
diables. Et ça m’a aussi donné une idée
d’histoire, avec le petit cimetière
animalier
derrière
la
maison,
« Simetierre », dit le panneau. Bizarre,
non ? Ça fait sourire, mais ça fiche un
peu la trouille, aussi. Ça fait très Les
Contes de la Crypte.
19 juin 1980
Je viens de raccrocher d’avec Kirby
McAuley. Il a reçu un appel de Donald
Grant, qui publie plein de trucs de
science-fiction sous son propre label
(Kirby aime bien blaguer avec ça, en
disant que Don est l’« homme qui a
rendu Robert E. Howard tristement
célèbre »). Bref, Don voudrait publier
mes histoires du Pistolero, et sous le
titre original, La Tour Sombre (soustitre : « Le Pistolero »). Est-ce que c’est
pas super ? Ma propre « édition
limitée » ! Il en sortirait 10 000
exemplaires, plus 500 signés et
numérotés. J’ai dit à Kirby de foncer et
de conclure le marché.
Quoi qu’il en soit, on dirait que ma
carrière dans l’enseignement est
terminée, et je m’en suis mis une sévère,
pour fêter ça. J’ai aussi ressorti le
manuscrit de Simetierre, pour y jeter un
œil. Mon Dieu, ce que c’est déprimant !
Je crois que les lecteurs me
lyncheraient, s’il sortait, celui-là. Ce qui
est sûr, c’est que voilà bien un livre qui
ne verra jamais le jour…
27 juillet 1983
La revue Publishers Weekly[28] (que
notre fils Owen appelle pour rire
Publishers Weakness, et on peut dire
qu’en règle générale c’est assez vrai) a
publié une critique sur le dernier livre
de Richard Bach… et une fois de plus,
bébé, je me suis fait descendre en
flammes. À les lire, c’est ennuyeux, et
ça, mon ami, je sais que ça ne l’est pas.
Oh, c’est sûr que de repenser à ça m’a
facilité la tâche, quand il a fallu
descendre à North Windham prendre 2
tonnelets de bière, pour fêter ça. Je les
ai eus chez « Bibine en Gros ». Et puis
je me suis remis à fumer, si tu veux
savoir. J’arrêterai le jour de mes
quarante ans, et ça n’est pas une
promesse en l’air.
Oh, et puis Simetierre va sortir dans
deux mois pile. Et là, ce sera vraiment la
fin de ma carrière (je plaisante… du
moins j’espère). Après réflexion, j’ai
ajouté La Tour Sombre à la liste « du
même auteur », au début du bouquin. Je
me suis dit, après tout, pourquoi pas ?
Oui, je sais que c’est épuisé – ils en
avaient prévu que 10 000, nom de Dieu
– mais c’était un vrai livre, et j’en suis
fier. Je ne pense pas que je reviendrai
sur les aventures de Roland le bon vieux
Chevalier Errant qui Tire Plus Vite que
Son Ombre, mais oui, je suis fier de ce
livre.
C’est bien que je n’aie pas oublié la
bière, moi.
21 février 1984
Mon vieux, j’ai reçu un appel
délirant de Sam Vaughn, de chez
Doubleday, cet après-midi (c’est lui qui
a publié Simetierre, rappelle-toi). Je
savais qu’il y avait des fans qui
voulaient la suite de La Tour Sombre et
qui étaient en rogne qu’elle ne soit pas
écrite, parce que j’ai reçu du courrier,
moi aussi. Mais Sam dit qu’eux en ont
reçu plus de TROIS MILLE !! Et pourquoi,
tu vas me demander ? Parce que j’ai été
assez con pour mettre La Tour Sombre
sur la liste de mes œuvres, dans
l’édition
de
Simetierre.
J’ai
l’impression que Sam m’en veut un peu,
et je dirais qu’il y a de quoi. Il dit que
mentionner un livre que les fans
attendent et qu’ils n’auront pas, c’est
comme tendre un bout de viande à un
chien affamé, en lui disant : « Non non,
tu ne l’auras pas, c’est bête, hein ? »
D’un autre côté, par Dieu et Jésus
l’Homme, les gens sont tellement gâtés,
bordel ! Ils s’imaginent que, sous
prétexte qu’il y a dans ce monde un livre
qu’ils veulent, alors ça leur donne un
droit particulier sur ce livre. Ça ferait
tordre de rire les types du Moyen Âge,
qui entendaient parler de livres, et qui
n’en voyaient pas un seul de toute leur
vie. Le papier était une denrée rare (ce
serait pas mal, d’ailleurs, dans le
prochain « Pistolero/Tour Sombre », si
jamais je m’y remets un jour) et les
livres des trésors qu’on protégeait avec
sa propre vie. J’adore ça, de pouvoir
gagner ma vie en écrivant des histoires,
mais quiconque dira que ça n’a pas ses
mauvais côtés racontera que des
conneries. Un jour je ferai un roman sur
un vendeur de livres rares psychopathe
(rires !)
En attendant, c’était l’anniversaire
d’Owen, aujourd’hui. Il a sept ans !
L’âge de raison ! J’ai du mal à croire
que mon plus jeune fils ait sept ans, et
que ma fille en ait treize, une ravissante
jeune femme, déjà.
14 août 1984 (New York)
Je reviens juste d’une réunion avec
Elaine Koster, de chez NAL et mon
agent, ce bon vieux Kirboo. Ils ont tous
les deux insisté pour faire une édition en
grand tirage du Pistolero, mais j’ai dit
non. Peut-être un jour, mais je ne veux
pas donner à tant de gens l’occasion de
lire quelque chose d’aussi inachevé, à
moins que/jusqu’au jour où je me
remettrai au boulot sur ce livre.
Ce que je ne ferai sans doute jamais.
Mais bon, j’ai une idée pour un autre
long roman, avec un clown qui est en
fait le monstre le plus répugnant que la
terre ait porté. C’est pas une si mauvaise
idée ; les clowns, ça fait peur. À moi, en
tout cas (les clowns et les poulets, va
savoir pourquoi).
18 novembre 1984
La nuit dernière, j’ai fait un rêve qui
pourrait bien mettre fin au blocage que
j’avais, pour Ça. Mettons qu’il existe
une espèce de Rayon qui soutienne la
Terre (ou des Terres multiples) ? Et que
le générateur de ce Rayon repose sur le
dos d’une tortue ? Je pourrais en faire la
clé de voûte du bouquin, au moins en
partie. Je sais que ça a l’air dingue, dit
comme ça, mais je suis certain d’avoir
lu quelque part que, dans la mythologie
hindoue, il y a une grosse tortue qui nous
porte tous sur sa carapace, et qu’elle
sert Gan, la superpuissance créatrice. Et
je me rappelle aussi une anecdote, dans
laquelle une dame dit à un célèbre
scientifique : « Cette histoire
d’évolution, c’est ridicule. Tout le
monde sait que c’est sur le dos d’une
tortue que repose l’univers tout entier. »
À ça, le scientifique (je pourrais me
rappeler son nom, mais peu importe)
répond : « Peut-être bien, madame, mais
sur quoi repose la tortue ? » La dame y
va de son petit rire méprisant, et
répond : « Oh, vous ne m’aurez pas !
Rien que des tortues, jusqu’en bas. »
Tenez, prenez ça, vous autres, avec
toutes vos théories rationnelles !
Toujours est-il que j’ai un cahier
vierge près de mon lit, ce qui fait que j’y
note des tas de rêves ou de bribes de
rêves, sans vraiment me réveiller. Ce
matin, j’avais écrit : Vois la TORTUE
comme elle est ronde, sur son dos
repose le monde. Son esprit, quoique
lent, est toujours très gentil. Il tient
chacun de nous dans ses nombreux
replis. Pas terrible, côté poésie, me
direz-vous. D’accord, mais pas mal pour
un type aux trois quarts endormi quand il
a écrit ces lignes !
Tabby ne me lâche pas, elle dit que
je bois trop. Elle a raison, j’imagine,
mais…
10 juin 1986 (Lovell/Chemin du
Dos de la Tortue)
Mon vieux, quelle chance j’ai qu’on
ait acheté cette maison ! Au départ la
somme m’a fait peur, mais je n’ai jamais
aussi bien écrit qu’ici. Et – ça fout les
jetons, mais c’est vrai – je crois que j’ai
envie de me remettre à l’écriture de La
Tour Sombre. Au fond de mon cœur, je
pensais que ça ne se ferait jamais, mais
hier soir, alors que j’allais acheter de la
bière au centre commercial, j’ai presque
entendu Roland me dire : « Il existe de
nombreux mondes et de nombreux récits,
mais le temps presse. »
J’ai fini par faire demi-tour et je suis
rentré. Je ne me rappelle plus la
dernière fois que j’ai passé une soirée
sans une goutte d’alcool, mais celle-ci
fait partie de cette espèce en voie de
disparition. C’est le coup de massue,
quand je me mets pas une mine. Ce qui
est bien triste, je dirais.
13 juin 1986
Je me suis réveillé au beau milieu de
la nuit, avec la gueule de bois et l’envie
de pisser. Alors que je me tenais devant
la cuvette, j’ai presque vu Roland de
Gilead. Qui me disait de commencer par
la scène des homarstruosités. C’est ce
que j’ai fait.
Je sais parfaitement ce qu’ils sont.
15 juin 1986
J’ai commencé aujourd’hui le
nouveau roman. J’ai du mal à croire que
je me sois remis à la veine « Le Bon, la
Brute et le Truand », mais dès la
première page, c’est tombé juste. Merde,
dès le premier mot. J’ai décidé de faire
une structure assez proche de celle d’un
conte de fées : Roland marche le long de
la Mer Occidentale, il est de plus en
plus mal en point, et il découvre une
série de portes qui mènent à notre
monde. Et derrière chacune d’entre
elles, il y a un nouveau personnage. Le
premier sera un junkie défoncé du nom
d’Eddie Dean…
16 juillet 1986
Je n’y crois pas. Je veux dire, j’ai le
manuscrit devant moi sur mon bureau,
alors il faut bien le croire, mais je n’y
arrive pas. J’en ai écrit 300 PAGES !!
Rien que le mois dernier, et il y a
tellement peu de corrections que c’en est
flippant. Jamais je ne me suis pris pour
un de ces auteurs qui se gargarisent en
disant qu’ils ont anticipé chaque scène et
chaque retournement de l’intrigue, mais
je n’ai jamais non plus écrit de livre qui
me vienne aussi naturellement. Il me
monopolise complètement depuis le
premier jour. Et tu sais, il me semble
que plein de choses que j’ai écrites
avant (tout particulièrement Ça) étaient
comme des « coups d’essai », comme un
entraînement me préparant à cette
histoire-là. Jamais je n’avais repris un
texte abandonné depuis quinze ans ! Je
veux dire, j’ai un peu retravaillé les
nouvelles qu’Ed Ferman a publiées dans
F & SF, et j’ai remis une couche pour Le
Pistolero quand Ed Grant l’a édité, mais
ça n’avait rien à voir avec ce que je fais
en ce moment. J’en rêve même, de cette
histoire. Il y a des jours où j’aimerais
réussir à arrêter de boire, mais je vais te
dire une bonne chose : j’ai presque peur
d’arrêter.
Je sais que l’inspiration ne coule pas
de la bouteille, mais il y a quelque
chose…
J’ai peur, d’accord ? J’ai
l’impression qu’il y a quelque chose –
quelque chose – qui veut m’empêcher
de terminer ce livre. Qui ne voulait
même pas que je le commence. Bon, je
sais que c’est de la folie (« un truc
d’horreur à la Stephen King », ha ha),
mais en même temps ça m’a l’air très
réel. Heureusement, personne ne lira
sans doute jamais ce journal ; sinon ils
me mettraient hors jeu. Qui voudrait
d’un type complètement siphonné ?
Je vais l’intituler Les Trois Cartes,
je pense.
19 septembre 1986
Ça y est. Les Trois Cartes est
terminé. Je me suis saoulé, pour fêter ça.
Défoncé, aussi. Et ensuite ? Eh bien, Ça
va sortir dans un mois environ, et dans
deux jours j’aurai trente-neuf ans. Bon
sang, j’ai vraiment du mal à le croire.
J’ai l’impression qu’il y a encore une
semaine, on vivait encore à Bridgton et
les gosses étaient bébés.
Ah, putain. Il est temps que je
m’arrête. Voilà que l’écrivain donne
dans la guimauve.
19 juin 1987
Aujourd’hui, Donald Grant m’a fait
parvenir mon premier exemplaire des
Trois Cartes. Le produit fini est
vraiment beau. J’ai aussi décidé de
poursuivre avec NAL et de faire paraître
les deux volumes de La Tour Sombre en
poche – donnons aux gens ce qu’ils
attendent. Pourquoi pas, en fait ?
Bien sûr, je me suis saoulé pour
fêter ça… Mais, de nos jours, qui a
encore besoin d’un prétexte ?
C’est un bon bouquin, mais j’ai
encore l’impression de ne pas en avoir
écrit une ligne, qu’il s’est contenté de
jaillir de moi, comme le cordon
ombilical du nombril d’un nourrisson.
Ce que j’essaie de dire, c’est que le vent
souffle, le berceau se balance, et que
parfois il me semble que rien là-dedans
ne m’appartient, et que je ne suis rien
d’autre que la putain de secrétaire de
Roland de Gilead. Je sais que ça n’a pas
de sens, mais une partie de moi y croit.
Sauf que peut-être que Roland a un
patron, lui aussi. Le ka ?
J’ai effectivement tendance à me
sentir déprimé, quand je jette un regard
sur ma vie : la picole, la drogue, le
tabac. Comme si j’essayais bel et bien
de me tuer. Ou comme si quelque
chose…
19 octobre 1987
Ce soir je suis à Lovell, dans la
maison du Chemin du Dos de la Tortue.
Je suis venu me réfugier ici pour
réfléchir à ma vie. Il faut que je change
quelque chose, mon vieux, parce que
sinon je ferais aussi bien de me faire
sauter le caisson tout de suite.
Il faut que quelque chose change.
Ce qui suit, tiré de La Voix de la
Montagne de North Conway (New
Hampshire), était collé dans le journal
de l’écrivain, et daté du 12 avril 1988 :
LES SOCIOLOGUES LOCAUX
REJETTENT LA THÉORIE DES
« ENTRANTS »
PAR LOGAN MERRILL
Depuis au moins
dix
ans,
les
Montagnes
Blanches regorgent
de
récits
d’apparitions
d’« entrants », ces
créatures
qui
pourraient bien être
des extraterrestres,
des voyageurs dans
le temps ou même
des êtres « venus
d’une
autre
dimension ». Au
cours
d’une
conférence haute en
couleur, hier soir à
la
Bibliothèque
Municipale de High
Conway,
l’auteur
notamment de Pairs
et
origines
des
mythes,
le
sociologue Henry K.
Verdon, s’est servi
du phénomène des
Entrants
comme
illustration de la
naissance et de la
propagation
des
mythes.
Il
a
notamment souligné
le fait que les
« Entrants » avaient
probablement
été
inventés par des
adolescents
des
villes limitrophes du
Maine et du New
Hampshire. Il a
aussi
émis
l’hypothèse que le
passage
de
clandestins à la
frontière nord du
Canada
puis
traversant
la
NouvelleAngleterre
ait
inspiré les mythes
en
question,
devenus tellement
répandus.
« Il me semble
que nous savons
tous, a précisé le
professeur Verdon,
que ni le Père Noël,
ni la Petite Souris,
ni
les
êtres
surnommés
«
entrants
»
n’existent. Pourtant
ces récits
(suite p. 8) »
Le reste de l’article manque. Il
n’est fourni aucun élément permettant
d’expliquer pourquoi King avait gardé
ce texte.
19 juin 1989
Je rentre juste de ma réunion
« anniversaire » des A.A[29]. Une année
entière sans alcool ni drogues ! Je peux
à peine y croire ! Aucun regret. La
sobriété m’a sans doute sauvé la vie (en
plus de sauver mon mariage), mais
j’aimerais seulement qu’il soit moins
difficile d’écrire. Les gens du
« programme » me disent de ne pas
forcer le rythme, que chaque chose
viendra en son temps, mais il y a aussi
une autre voix (moi, je l’appelle la Voix
de la Tortue) qui me dit de me dépêcher,
de m’y mettre, que le temps presse et
qu’il me faut affûter mes instruments.
Pour quoi ? Pour La Tour Sombre, bien
sûr, et pas seulement parce qu’il arrive
chaque jour du courrier de lecteurs des
Trois Cartes qui veulent savoir ce qui se
passe ensuite. Quelque chose en moi
veut se remettre au travail et revenir à
cette histoire, mais je veux bien être
pendu si je sais comment m’y prendre.
12 juillet 1989
Il y a quelques trésors merveilleux,
dans la bibliothèque de Lovell. Devine
ce que j’ai trouvé ce matin, en cherchant
quelque chose à lire ? Shardik, de
Richard Adams. Pas l’histoire avec les
lapins,
mais
celle
de
l’ours
mythologique géant. Je crois que je vais
le relire.
Je n’écris toujours rien de très
bon…
21 septembre 1989
OK, ce qui suit est un peu barjot,
alors tiens-toi prêt.
Vers dix heures ce matin, alors que
j’étais en train d’écrire (en fait, je fixais
mon traitement de texte en me disant que
ce serait vraiment super de se taper une
bonne pinte de Bud bien fraîche), on a
sonné à la porte. C’était un type de « La
Maison des Fleurs » de Bangor, avec
une douzaine de roses. Pas pour Tab,
mais pour moi. Sur le carton était écrit :
Joyeux anniversaire de la part des
Mansfield – Dave, Sandy et Megan.
J’avais complètement oublié, mais
aujourd’hui, c’est moi le Grand QuatreDeux. Bref, j’ai pris une des roses du
bouquet et je me suis en quelque sorte
perdu à l’intérieur. Je sais que ça a l’air
étrange, mais crois-moi, c’est ce qui
s’est passé. Il me semblait entendre ce
doux bourdonnement, et je suis descendu
de plus en plus bas, le long des courbes
de la rose, comme si je pataugeais dans
les gouttes de rosée qui me paraissaient
aussi grandes que des flaques. Et tout le
long, ce bourdonnement se faisait de
plus en plus présent et de plus en plus
doux, et la rose devenait… comment
dire… de plus en plus rose. Et je me
suis surpris à penser à Jake, du premier
volume de La Tour Sombre, et à Eddie
Dean, et à une librairie. Je me rappelle
même son nom : Le Restaurant Spirituel
de Manhattan.
Et puis boum ! Je sens une main sur
mon épaule, je me retourne, et c’est
Tabby.
Elle voulait savoir qui m’avait
envoyé les roses. Et puis aussi si je
m’étais endormi. J’ai répondu que non,
pourtant c’est ce qui s’est produit, là, au
beau milieu de la cuisine.
Tu sais à quoi ça ressemblait ? À
cette scène au Relais, dans Le Pistolero,
quand Roland hypnotise Jake avec une
balle,
quand
il
l’envoulte.
Personnellement, je suis immunisé
contre l’hypnose. Un type m’a fait
monter sur scène, à la Foire de Topsham,
quand j’étais gamin. Ça n’a pas marché.
Je crois me rappeler que mon frère Dave
était très déçu. Il voulait me voir
caqueter comme une poule.
Tout ça pour dire que je crois que
j’aimerais reprendre La Tour Sombre. Je
ne sais pas si je suis prêt pour une
entreprise aussi complexe – disons
qu’après les quelques échecs de ces
dernières années, j’ai quelques doutes –
mais je veux au moins tenter le coup.
J’entends ces personnages inventés qui
m’appellent. Et qui sait ? Peut-être y
aura-t-il dans celui-là une place pour un
ours géant, comme Shardik dans le
roman de Richard Adams !
9 octobre 1989
Non – seulement Terres Perdues,
deux mots, comme dans ce poème de
T.S. Eliot (d’ailleurs je me demande si
chez lui ça n’est pas Terre Perdue).
19 janvier 1990
Ai fini Terres Perdues ce soir, au
bout d’une séance marathon de cinq
heures. Les gens vont détester cette fin,
sans réelle clôture du concours de
devinettes, et moi-même je croyais
devoir pousser le récit plus loin, mais ce
n’est pas moi qui décide. J’ai entendu
dans ma tête une voix me dire clairement
(et une fois encore, elle ressemblait à
celle de Roland) : « Tu en as fini pour
l’instant –
referme
ton livre,
romancero. »
Mis à part cette fin qui n’en est pas
une, cette histoire me paraît bien mais,
comme toujours, très différente de celles
que j’écris d’habitude. Le manuscrit est
un vrai pavé de plus de 800 pages, et
j’ai accouché dudit pavé en seulement un
peu plus de trois mois.
Incroyable mais vrai, putain.
Et encore, quasiment aucune rature,
quasiment aucune correction. Il y a bien
quelques pépins de continuité, mais
compte tenu de la longueur du livre, je
n’en reviens pas qu’il y en ait si peu. Et
je n’en reviens pas non plus qu’à chaque
fois que je manque d’inspiration, le bon
livre semble me tomber entre les mains.
Comme Le Quinconce, de Charles
Palliser, avec tout son jargon
délicieusement XVIIe siècle : les « Si
fait, je vous prie », « mon louchon » et
autres « j’implore votre pardon ». Cet
argot paraissait tomber à pic dans la
bouche de Gasher (pour moi, en tout
cas). Et comme c’était chouette de voir
revenir Jake dans l’histoire comme il l’a
fait !
La seule chose qui me tracasse, c’est
ce qui va advenir de Susannah Dean (qui
était auparavant Detta/Odetta). Elle est
enceinte, et j’ai peur de découvrir qui
(ou quoi) est le père. Un démon
quelconque ? Je ne crois pas, en fait.
Peut-être que je n’aurai pas à m’en
préoccuper avant un livre ou deux. Tout
ce que je sais, par expérience, c’est que
toutes les histoires longues où la femme
est enceinte et où on ne sait pas qui est
le père partent en eau de boudin. Je sais
pas pourquoi, mais pour ce qui est de
noyer le poisson, les grossesses, ça
craint !
Oh, mais peut-être que ça n’a aucune
importance. Pour l’instant, je suis fatigué
de Roland et de son ka-tet. Je pense
qu’il va couler de l’eau sous les ponts,
avant que je leur rende à nouveau visite,
même si les fans vont sans doute me
maudire de finir le volume de cette
manière, dans ce train quittant Lud. Et je
ne plaisante pas.
Mais je suis content de l’avoir écrit,
et à moi, la fin paraît très bien. Par de
nombreux aspects, Terres Perdues me
fait l’effet du point d’orgue de ma « vie
d’emprunt ».
Encore plus que Le Fléau, peut-être
bien.
27 novembre 1991
Tu te rappelles ce que je disais, à
propos des fans qui allaient être dans
une colère noire ? Eh bien, regarde un
peu ce qui suit !
Suit une lettre de John T. Spier, de
Lawrence, dans le Kansas :
Le 16 novembre 1991
Cher M. King,
Ou bien devrais-je tout simplement
opter pour un « cher Trouduc » ?
Je peux pas croire que j’aie payé
aussi cher pour une édition Donald
Grant de votre épisode du PISTOLERO,
Terres Perdues, pour avoir ÇA. Nais le
titre était bien, parce que pour être
perdu, vous vous êtes bien égaré.
Je veux dire, l’histoire est pas mal,
super même, mais comment vous avez
pu nous coller une fin pareille ? C’est
pas du tout une fin, on dirait juste que
vous vous êtes dit « Oh et puis merde,
je vais pas me décarcasser à leur
fignoler une fin, ces ploucs qui
achètent mes livres, ils goberont
n’importe quoi ».
J’allais
le
renvoyer,
mais
finalement je vais le garder, parce
qu’au moins j’ai aimé les illustrations
(surtout celles d’Ote). Mais cette
histoire, c’est de la triche.
Vous savez épeler TRICHE, monsieur
King ? M-O-N-C-U-L, voilà comment ça
s’écrit.
Avec mes critiques sincères,
John T. Spier
Lawrence, Kansas
23 mars 1992
D’une certaine façon, je crois que
celle-là me fait un effet encore pire.
Suit une lettre de Mme Coretta
Vele, de Stowe, dans le Vermont :
Le 6 mars 1992
Cher Stephen King,
Je ne sais pas si cette lettre vous
parviendra, mais il faut toujours
garder espoir. J’ai lu la plupart de vos
livres et je les ai tous aimés. Je suis
une « mamie » de soixante-seize ans,
originaire de votre « État frère » du
Vermont,
et
j’aime
tout
particulièrement votre série de La Tour
Sombre, Enfin, jusqu’ici. Le mois
dernier, je suis allée rendre visite à une
équipe de cancérologues, qui m’ont
appris que la tumeur que j’ai au
cerveau a bien l’air d’être maligne, en
fin de compte (d’abord ils avaient dit :
« Ne vous inquiétez pas, Coretta, c’est
bénin »). Maintenant je sais que vous
avez des choses à faire, monsieur King,
qu’il vous faut « écouter votre muse »,
mais ils disent aussi que j’aurai de la
chance si je passe le 4 juillet de cette
année. Je crois bien avoir lu mon
dernier « pavé de la Tour Sombre ».
Alors je me demandais si vous pourriez
me dire comment se termine l’histoire,
ou au moins si Roland et son ka-tet
finissent par arriver à la Tour ? Et si
oui, qu’est-ce qu’ils y trouvent ? Je
vous jure de ne pas en souffler un mot à
qui que ce soit, et vous ferez le bonheur
d’une mourante.
Sincèrement vôtre,
Coretta Vele
Stowe, Vermont
Je me sens tellement merdique,
quand je me rappelle combien j’étais
euphorique à propos de la fin de Terres
Perdues. Il faut que je réponde à la lettre
de Coretta Vele, mais je ne sais pas
comment. Est-ce que je peux lui faire
croire que je ne sais pas plus qu’elle
comment se finit l’histoire de Roland ?
J’en doute, et pourtant « ceci est la
vérité », comme dit Jake à la fin de sa
composition. Je ne sais pas plus ce qu’il
y a dans cette foutue Tour que… Ote luimême ! Je ne savais même pas qu’elle se
dressait au milieu d’un champ de roses,
jusqu’à ce que ça jaillisse entre mes
doigts et que ça apparaisse comme par
magie sur l’écran de mon tout nouveau
Mac ! Que dirait-elle, si je lui disais :
« Cory, écoutez-moi : le vent souffle, et
l’histoire me vient. Et puis il tombe, et
tout ce que je peux faire, c’est attendre,
tout comme vous » ?
Ils pensent que c’est moi qui
commande, tous, du critique le plus
affûté au lecteur le plus simple d’esprit.
Et c’est vraiment du pipeau.
Parce que ça n’est pas moi qui
commande.
22 septembre 1992
L’édition Grant de Terres Perdues
est déjà épuisée, et l’édition de poche
marche très fort. Je devrais être content,
d’ailleurs je le suis, mais je reçois
toujours des tonnes de lettres, au sujet de
cette fin en queue de poisson. En gros,
on pourrait les classer en trois
catégories : les gens dégoûtés, ceux qui
veulent savoir quand sortira le prochain
volume, et les gens dégoûtés qui veulent
savoir quand sortira le prochain volume.
Mais je sèche. Le vent ne souffle
pas, dans ce quart-là. Pas en ce moment,
en tout cas.
En attendant, j’ai l’idée d’un roman
à propos d’une dame qui achète un
tableau au mont-de-piété, et qui tombe
en quelque sorte dedans. Hé, peut-être
que ce sera dans l’Entre-Deux-Mondes
qu’elle tombera, et qu’elle rencontrera
Roland !
9 juillet 1994
Avec Tabby, on ne se bagarre plus
vraiment, depuis que j’ai arrêté de
boire, mais ô mon gars, ce matin on en a
eu une sévère. On était dans la maison
de Lovell, bien sûr, et je m’apprêtais à
faire ma balade du matin, quand elle m’a
mis sous le nez un article du journal
d’aujourd’hui. Il semblerait qu’un
certain Charles « Chip » McCausland ait
été renversé et tué par un chauffard qui a
pris la fuite, alors qu’il se promenait au
bord de la Route 7. Ce qui est
exactement mon itinéraire, bien sûr.
Tabby a essayé de me convaincre de
rester sur le Chemin du Dos de la
Tortue, moi, j’ai essayé de la convaincre
que j’empruntais la Route 7 tout autant
que des tas de gens (et je jure que je ne
fais que trois cents mètres à peine sur le
bitume), et c’est là que ça a commencé à
dégénérer. Elle a fini par me demander
d’arrêter au moins de me promener sur
Slab City Hill, où la visibilité est
tellement réduite qu’il n’y a pas le temps
de sauter dans un fourré si quelqu’un
quitte la route. Je lui ai promis d’y
réfléchir (si on avait continué la
discussion, je ne serais pas sorti avant
midi), mais en vérité, je préférerais me
pendre plutôt que de vivre comme ça,
dans la peur permanente. En plus, il me
semble que ce pauvre type de Stoneham
a fait baisser de un million à une seule
les chances que moi je me fasse
maintenant renverser sur cette portion de
route. C’est ce que j’ai dit à Tabby, et
elle m’a répondu : « Les chances pour
que tu deviennes aussi célèbre que tu
l’es, en écrivant, étaient encore plus
minces. Tu l’as dit toi-même. » Et là, je
n’ai pas trouvé de repartie.
19 juin 1995 (Bangor)
Tabby et moi rentrons de
l’Auditorium de Bangor, où notre petit
dernier (et environ quatre cents de ses
camarades) vient d’obtenir son diplôme.
Il est à présent officiellement bachelier.
Le lycée de Bangor est maintenant de
l’histoire ancienne, pour lui. Il entre en
fac à l’automne prochain et Tab et moi
allons devoir affronter le fameux
syndrome du « Nid Vide ». Tout le
monde dit que ça file à toute vitesse, et
on répond ouais ouais… et tout à coup,
on y est.
Putain, je suis triste.
Je me sens perdu. À quoi ça sert,
tout ça ? (Hein, Alfie, quel est le sens de
la vie[30], ha ha ?) Quoi, ce serait juste
un grand saut du berceau à la tombe ?
« La clairière au bout du sentier » ?
Doux Jésus, c’est sinistre.
En attendant, on part cet après-midi
pour la maison de Lovell – Owen nous y
rejoindra d’ici un jour ou deux. Tabby
sait que je veux écrire au bord du lac, et
bon sang, elle a une telle intuition que ça
fiche la trouille. Alors qu’on revenait de
la cérémonie de remise des diplômes,
elle m’a demandé si le vent s’était remis
à souffler.
En fait c’est le cas, et cette fois c’est
une grosse rafale. J’ai hâte de
commencer le nouveau volume de La
Tour Sombre. Il est temps de découvrir
ce qu’il advient du concours de
devinettes (le fait qu’Eddie fasse sauter
l’esprit d’ordinateur de Blaine, avec ses
« questions bêtes », je le sais depuis des
mois, maintenant), mais je ne crois pas
que ce sera l’histoire la plus importante,
ce coup-ci. Je veux parler de Susan, le
premier amour de Roland, et je veux que
cette « amourette de cow-boy » ait pour
cadre une région de l’Entre-DeuxMondes appelée Mejis (c’est-à-dire, le
Mexique).
L’heure est venue de se remettre en
selle et de chevaucher de nouveau avec
la Horde Sauvage[31].
En attendant, les autres gosses s’en
sortent bien, même si Naomi nous a fait
une sorte d’allergie, peut-être aux
coquilles Saint-Jacques…
19 juillet 1995 (Chemin du Dos de
la Tortue, Lovell)
Comme lors de mes précédentes
expéditions dans l’Entre-Deux-Mondes,
je me sens comme quelqu’un qui aurait
passé un mois à bord d’une fusée lancée
à pleine vitesse. Shooté aux gaz
hallucinogènes. Je pensais que j’aurais
plus de mal à rentrer dans ce livre-ci,
beaucoup de mal, mais une fois de plus,
il s’est trouvé que c’était aussi facile
que de renfiler de vieilles chaussures
confortables, comme ces bottillons genre
western que j’avais achetés chez Bally,
à New York, il y a trois ou quatre ans, et
que je n’arrive pas à jeter.
J’en ai déjà écrit plus de 200 pages,
et j’ai été ravi de trouver Roland et ses
amis en train d’enquêter au milieu des
décombres de la supergrippe. De
trouver des indices à la fois de Randall
Flagg et de Mère Abigaël.
Je pense que Flagg se révélera sans
doute n’être autre que Walter, l’ennemi
immémorial de Roland. Son nom
complet est Walter O’Dim, et au départ
c’était juste un gars de la campagne.
Tout ça se recoupe, en fait.
Maintenant je vois comment, dans des
proportions plus ou moins grandes,
toutes les histoires que j’ai écrites me
menaient à celle-ci. Et tu vois, ça ne me
pose aucun problème. Écrire cette
histoire, c’est comme rentrer au bercail.
Mais pourquoi y a-t-il toujours cette
impression de danger, en même temps ?
Pourquoi est-ce que je suis convaincu
que, si on me retrouve mort d’une crise
cardiaque à mon bureau (ou fauché sur
ma Harley, probablement sur la Route
7), ce sera au moment où je travaille à
ce Western Farfelu ? Sans doute parce
qu’il y a tellement de gens qui attendent
que je finisse ce cycle ? Et je veux le
finir ! Dieu, oui ! Pas de Contes de
Canterbury ni de Mystère d’Edwin
Drood[32] sur mon CV, si je peux
l’éviter, merci beaucoup. Et pourtant j’ai
toujours ce sentiment qu’une force
anticréatrice me cherche, et que je suis
plus facile à trouver quand je travaille
sur ces histoires-là.
Bon, fini les délires qui font flipper.
Je pars en balade.
2 septembre 1995
J’espère avoir fini ce livre d’ici à
cinq semaines. Celui-là m’a donné plus
de fil à retordre, mais la trame me vient
toujours avec une étonnante profusion de
détails. J’ai regardé Les Sept
Samouraïs, de Kurosawa hier soir, et je
me demande si ça n’est pas la piste à
suivre pour le volume 5, Les Loupsgarous du Monde Ultime (ou
équivalent). Je vais essayer de voir si un
des vidéoclubs au bord de la route
n’aurait pas en stock Les Sept
Mercenaires, qui est la version
américanisée du film de Kurosawa.
En parlant du bord de la route, j’ai
failli sauter dans le fossé cet après-midi
pour éviter un type en camionnette – il
zigzaguait d’un côté à l’autre,
visiblement ivre – sur la dernière
portion de la Route 7, avant que je
bifurque dans le Chemin du Dos de la
Tortue, qui est plutôt protégé. Je ne
pense pas en parler à Tabby. Ça la
rendrait hystérique. Quoi qu’il en soit, je
me suis fait ma petite « frayeur du
piéton » et je suis bien content que ça ne
se soit pas produit sur Slab City Hill.
9 octobre 1995
Ça m’a pris un peu plus longtemps
que prévu, mais j’ai fini Magie et
Cristal, ce soir…
19 août 1997
Avec Tabby, on vient de dire au
revoir à Joe et à sa chère femme. Ils
rentrent à New York. Je suis content
d’avoir pu leur donner un exemplaire de
Magie et Cristal. La première livraison
de la version définitive était arrivée
dans la matinée. Y a-t-il quoi que ce soit
de plus beau ou qui sente meilleur qu’un
livre neuf, surtout avec votre nom en
couverture ? Je fais vraiment le plus
beau métier du monde. Des gens réels
me donnent de l’argent réel pour se
balader dans mon imagination. Ou,
devrais-je ajouter, les seuls à me
paraître vraiment réels sont Roland et
son ka-tet.
Je pense que les FL[33] vont
vraiment aimer celui-ci, pas seulement
parce qu’il clôt l’histoire de Blaine le
Mono. Je me demande si la mamie dans
le Vermont, avec la tumeur au cerveau,
est toujours vivante. Je suppose que non,
mais si elle l’était, je serais heureux de
lui en envoyer un exemplaire…
6 juillet 1998
Tabby, Owen, Joe et moi, on est
allés à Oxford ce soir, pour voir le film
Armageddon. Je l’ai aimé plus que
j’aurais cru, en partie parce qu’on était
en famille. C’est une histoire de fin du
monde avec grand renfort d’effets
spéciaux. Ça m’a fait réfléchir à La Tour
Sombre et au Roi Cramoisi. Rien
d’étonnant à ça, j’imagine.
Ce matin j’ai un peu travaillé à mon
texte sur le Vietnam. Je suis passé de
l’écriture à la main à mon Powerbook,
alors j’imagine que c’est du sérieux.
J’aime la façon dont Sully John
réapparaît. Question : Roland Deschain
et ses amis rencontreront-ils un jour le
pote de Bobby Garfield, Ted Brautigan ?
Et qui sont ces types ignobles
pourchassant le vieux Tedster, au fait ?
J’ai de plus en plus l’impression que
tout mon travail est comme un trou noir
dans lequel tout se précipite, pour finir
aux confins de l’Entre-Deux-Mondes et
du Monde Ultime.
La Tour Sombre est ma « superhistoire », mon gros œuvre, aucun doute
là-dessus. Quand je l’aurai finie, j’ai
bien l’intention d’y aller tout doux. Peutêtre même de prendre ma retraite pour
de bon.
7 août 1998
J’ai fait ma petite promenade
habituelle dans l’après-midi, et ce soir
j’ai emmené Fred Hauser avec moi, à la
réunion des A.A. de Fryeburg. Sur le
chemin du retour, il m’a demandé d’être
son parrain et j’ai accepté. Je suis
content pour lui ; je pense que cette fois
il pense sérieusement à s’arrêter de
boire. Je ne sais plus comment, il en est
arrivé à parler des prétendus
« Entrants ». Il dit qu’il y en a de plus en
plus, dans les parages des Sept Villes, et
que tout le monde ne parle que de ça.
« Comment ça se fait que moi, je
n’en aie jamais entendu parler, alors ? »,
je lui ai demandé. Il ne m’a rien
répondu, mais il m’a regardé avec un air
tout drôle. Je l’ai un peu cuisiné, et Fred
a fini par me dire : « Les gens n’aiment
pas en parler quand tu es dans le coin,
Steve, parce qu’on a relevé deux
douzaines d’apparitions sur le Chemin
du Dos de la Tortue au cours des huit
derniers mois, et que tu es le seul à
n’avoir rien vu. »
Pour moi, c’était à classer sans
suite, alors je n’ai rien ajouté. Ce n’est
qu’après la réunion – et après avoir
déposé mon nouveau protégé – que j’ai
compris ce qu’il avait voulu dire : les
gens ne parlent pas des « Entrants » en
ma présence parce que ces tarés croient
que je suis RESPONSABLE de leur
apparition. Je crois que je m’étais
finalement habitué à être surnommé « le
croque-mitaine de l’Amérique », mais là
c’est carrément insultant…
2 janvier 1999 (Boston)
Avec Owen, on est descendus à
l’hôtel Hyatt Harborside, ce soir, et
demain on file vers la Floride (Tabby et
moi parlons d’acheter quelque chose làbas, mais on ne l’a pas encore dit aux
gosses. Je veux dire, ils n’ont que vingtsept, vingt-cinq et vingt et un ans –
quand ils seront assez grands pour
comprendre, peut-être… ah ah ah). Un
peu plus tôt on a retrouvé Joe et on est
allés voir Hollywood Sunrise, un film
tiré de la pièce de David Rabe,
Hurlyburly. Très bizarre, comme truc.
En parlant de bizarre, j’ai eu une espèce
de cauchemar de la Saint-Sylvestre,
avant de quitter le Maine. Je ne me le
rappelle pas exactement dans les détails,
mais quand je me suis réveillé ce matin,
j’avais écrit deux choses dans mon
carnet de rêves. L’une était Bébé
Mordred, comme un truc tiré d’une BD
de Chas[34]Addams. Ça, à la rigueur,
j’ai pu comprendre ; ça doit faire
référence au bébé de Susannah, dans les
histoires de La Tour Sombre. Mais c’est
l’autre chose qui me trouble. Il est écrit :
19/6/99, Ô Discordia.
Discordia aussi, ça sonne comme un
nom tiré de La Tour Sombre, mais ce
n’est pas moi qui l’ai inventé. Quant à
19/6/99, c’est une date, non ? Qui
signifie quoi ? Le 19 juin de cette année.
Tabby et moi on sera sans doute rentrés
à la maison du Chemin du Dos de la
Tortue, d’ici là, mais pour autant que je
me souvienne, ce n’est l’anniversaire de
personne.
C’est peut-être la date à laquelle je
rencontrerai mon premier entrant !
12 juin 1999
Comme c’est merveilleux d’être de
retour près du lac !
J’ai décidé de prendre dix jours de
vacances, avant de me remettre au livre
sur le processus d’écriture. Je suis
curieux de voir ce que va donner Cœurs
Perdus en Atlantide ; est-ce que les gens
vont vouloir savoir si l’ami de Bobby
Garfield, Ted Brautigan, joue un rôle
dans la saga de La Tour ? La vérité,
c’est que moi-même je n’ai pas la
réponse. Quoi qu’il en soit, le lectorat
de La Tour s’est effondré, récemment –
les chiffres sont vraiment décevants,
comparés à ceux de mes autres livres
(sauf Rose Madder, qui était un vrai
gouffre, du moins en termes de vente).
Mais peu importe, pour moi du moins, et
si jamais je finis la série, les ventes
remonteront sans doute.
Tabby et moi on s’est de nouveau
disputés au sujet de mon itinéraire de
promenade. Elle m’a encore demandé
d’en changer. Elle m’a aussi demandé si
« le vent s’était déjà remis à souffler »,
c’est-à-dire si je réfléchissais déjà à la
prochaine aventure de La Tour Sombre.
J’ai répondu que non. Commala-deuxtrois, pas de nouvelles de ce côté-là.
Mais ça va venir, et il y aura une danse
du nom de commala. C’est une chose
que je vois clairement : Roland en train
de danser. Pourquoi, pour qui, je n’en
sais rien.
Bref, j’ai demandé à T. pourquoi
elle s’interrogeait que sur la Tour
Sombre, et elle a répondu : « Tu es plus
en sécurité avec les pistoleros. »
Elle blaguait, j’imagine, mais c’était
une drôle de blague, de la part de T. Ça
ne lui ressemblait pas vraiment.
17 juin 1999
J’ai parlé à Rand Holsten et à Mark
Carliner, ce soir. Ils ont tous les deux
l’air très excités à l’idée de passer de
La Tempête du siècle à Rose Red (ou
Kingdom Hospital)[35], mais aucun des
deux n’a voulu remplir mon assiette.
La nuit dernière, j’ai rêvé de ma
balade, et je me suis réveillé en hurlant.
La Tour va s’effondrer, je me suis dit, Ô
Discordia, le monde sombre dans les
ténèbres.
????
Gros titre du Press-Herald de
Portland, daté du 18 juin 1999 :
LE PHÉNOMÈNE
DES
« ENTRANTS »
CONTINUE DE
DÉFIER LA
LOGIQUE DANS
L’ÉTAT DU MAINE
19 juin 1999
C’est comme quand tout à coup
toutes les planètes se retrouvent
alignées, sauf que dans le cas présent,
c’est ma famille qui s’est retrouvée
alignée ici, sur le Chemin du Dos de la
Tortue. Joe et sa famille sont arrivés
vers midi ; leur petit garçon est un
amour. Je dis vrai ! Parfois je me
regarde dans le miroir et je me dis : « Tu
es grand-père. » Et le Steve du reflet se
contente de rire, parce que c’est là une
idée vraiment ridicule. Le Steve du
reflet sait que je suis toujours en
première année de fac, que je vais aux
cours en me révoltant contre la guerre du
Vietnam pendant la journée, et que le
soir je vais descendre des bières avec
Flip Thompson et George McLeod chez
Pat’s Pizza. Et mon petit-fils, le
ravissant Ethan ? Il tape dans le ballon
qu’on lui a accroché au doigt de pied, et
il rigole.
Ma fille Naomi et mon fils Owen
sont arrivés hier soir. On a fait un
superdîner de Fête des Pères. On m’a dit
des choses tellement merveilleuses que
j’ai dû me pincer pour vérifier que je
n’étais pas mort ! Mon Dieu, quelle
chance j’ai d’avoir une famille, d’avoir
encore des histoires à raconter, d’être
encore en vie. La pire chose qui sera
arrivée cette semaine, j’espère, c’est
que le lit de ma femme se soit écroulé
sous le poids de notre fils et de notre
belle-fille – ces andouilles jouaient à la
bagarre dessus.
Tu sais quoi ? J’ai songé à me
remettre à l’histoire de Roland,
finalement. Dès que j’aurai fini le livre
sur l’écriture (Écriture, ça ne ferait pas
un mauvais titre – c’est simple et ça va
droit au but). Mais pour l’instant le
soleil brille, c’est une journée
magnifique, et ce que je vais faire, c’est
une petite promenade.
À suivre, peut-être.
Extrait du Telegram de Portland,
édition du dimanche, daté du 20 juin
1999.
STEPHEN KING MEURT PRÈS DE SON
DOMICILE DE LOVELL
LE CÉLÈBRE ÉCRIVAIN DU MAINE TUÉ
ALORS QU’IL SE PROMENAIT
SELON SES PROCHES, LE CONDUCTEUR
« QUITTÉ
LA ROUTE DES YEUX UN INSTANT », EN
APPROCHANT DE KING, SUR LA ROUTE 7
DE LA CAMIONNETTE AURAIT
Par
Routhier
LOVELL,
Ray
MAINE
(en
exclusivité).
L’écrivain le plus
populaire de l’État
du Maine a été
renversé et tué par
une
camionnette,
tandis
qu’il
se
promenait près de
sa résidence d’été,
hier après-midi. Le
conducteur
du
véhicule
est un
certain
Bryan
Smith, originaire de
Fryeburg. Selon des
sources proches de
l’enquête,
Smith
aurait
reconnu
« avoir quitté la
route des yeux un
instant », quand l’un
de ses rottweillers à
l’arrière s’est mis à
fouiller dans la
glacière
posée
derrière le siège
conducteur.
« Je ne l’ai pas
vu arriver », aurait
dit Smith peu après
la collision, qui s’est
produite sur une
portion de route que
les habitants du coin
appellent Slab City
Hill.
Stephen King,
auteur de romans
aussi célèbres que
Ça, Salem, Shining,
ou encore Le Fléau,
a été emmené au
Northern
Cumberland
Mémorial Hospital
de Bridgton, où le
décès a été prononcé
à dix-huit heures
deux, samedi. Il
était
âgé
de
cinquante-deux ans.
Le personnel de
l’hôpital a précisé
que le décès est la
conséquence
de
graves blessures à
la tête. La famille
de Stephen King,
qui s’était réunie
presque au complet
pour la Fête des
Pères, a préféré se
retirer ce soir…
Commala-un-deux
Voilà que reprend le jeu !
Tous les ennemis des hommes et de
la rose
Se lèveront au coucher du soleil,
parbleu.
NOTE DU
ROMANCERO
J’aimerais une fois encore rendre
hommage à l’inestimable contribution de
Robin Furth, qui a lu le manuscrit de ce
roman – mais aussi des précédents –
avec une attention constante et une
grande sensibilité aux détails. Si ce récit
de plus en plus complexe maintient sa
cohérence et se tient finalement debout,
c’est en très grande partie grâce à
Robin. Et si vous ne le croyez pas, allez
ouvrir sa Concordance de La Tour
Sombre, qui constitue en soi une lecture
passionnante.
Tous mes remerciements vont
également à Chuck Verrill, responsable
de la mise en forme des cinq derniers
romans, et aux trois éditeurs – deux
grands et un petit – dont la coopération a
permis de mener à bien ce projet
gigantesque : merci à Robert Wiener
(Éditions Donald M. Grant), à Susan
Petersen Kennedy et Pamela Dorman (de
chez Viking), et à Susan Moldow et Nan
Graham (de chez Scribner). Avec ma
reconnaissance particulière à Moldow,
dont l’ironie et le courage m’ont bien
souvent sauvé la mise, les jours
sombres. Il y a d’autres personnes,
beaucoup d’autres, mais je ne vais pas
vous ennuyer avec une liste complète.
Après tout, on n’est pas à ces putains
d’Oscar, pas vrai ?
Certains détails géographiques dans
ce roman et dans le dernier du cycle de
La Tour Sombre sont fictifs. Les
personnes réelles mentionnées dans ces
pages l’ont été de manière et à des fins
fictives. Et pour autant que je le sache, il
n’y a jamais eu de consignes dans les
sous-sols du World Trade Center.
Quant à toi, Fidèle Lecteur…
Plus qu’un dernier tournant sur le
sentier, ensuite nous atteindrons la
clairière.
Accompagne-moi, si cela te sied ?
Stephen King
28 mai 2003
(Grand merci à Dieu)
En français dans le texte. (N.d.T.)
Vieillard radin, personnage principal du Conte de
Noël de Charles Dickens. (N.d.T.)
[3] Défunt associé d’Ebenezer Scrooge, qui lui apparaît
en revenant, à la veille de Noël. (N.d.T.)
[4] Littéralement : « Temps orageux ». (N.d.T.)
[5] Actrice américaine (1911-1995) ayant joué
notamment dans Autant en emporte le vent et dans
Mosquito Coast. (N.d.T.)
[6] Littéralement : « Visions de Susannah ». (N.d.T.)
[7] Série télévisée-fleuve, doyenne des soap opéras
américains. (N.d.T.)
[8] Série télévisée américaine, dont la première
diffusion remonte à 1952. (N.d.T.)
[9] Littéralement : « Route de la Fusée ». (N.d.T.)
[10] La légende veut que les lemmings, petits rongeurs
des contrées nordiques, se livrent toutes les décennies
environ à des « suicides collectifs », se jetant dans la
mer depuis le haut des falaises, pour éviter un
phénomène de surpopulation au sein de la
communauté. Des études ont établi que des « sous[1]
[2]
groupes » de lemmings quittaient en réalité la tribu pour
aller peupler d’autres territoires. Habitués à traverser
les rivières à la nage, ils se jetaient dans l’eau sans
mesurer la hauteur des falaises. (N.d.T.)
[11] Ngô Dinh Diêm, président du Vietnam, jusqu’à sa
mort en novembre 1963. (N.d.T.)
[12] Jawaharlal Nehru : homme politique indien,
Premier ministre de l’Indépendance en 1947, jusqu’à
sa mort en 1964. (N.d.T.)
[13] L’un des principaux groupes punk de la scène
new-yorkaise, au milieu des années 1970. (N.d.T.)
[14] Edgar Allan Poe, romancier et nouvelliste
américain (1809-1849), auteur, entre autres, de « La
Chute de la Maison Usher » et « Le Masque de la
Mort Rouge ». King a fait plusieurs fois référence à
cet auteur dans ce volume. (N.d.T.)
[15] Site de plongée des Bahamas, aussi appelé
« Épave de la Tortue », car l’ancien navire héberge
des colonies de tortues. (N.d.T.)
[16] Maxwell Perkins : critique littéraire et rédacteur
pour les éditions Scribner dans les années 1920, ami de
bon nombre d’auteurs américains de l’entre-deuxguerres, parmi lesquels Hemingway et Fitzgerald.
(N.d.T.)
[17] Série télévisée diffusée de 1966 à 1971. (N.d.T.)
[18] Wystan Hugh Auden (1907-1973) : poète
américain d’origine anglaise, chef de file d’un groupe
d’artistes engagés, et dont l’œuvre est imprégnée
d’une grande inquiétude sociale et religieuse. (N.d.T.)
[19] Film réalisé en 1969 par John Schlesinger.
« Ratso » Rizzo y est interprété par Dustin Hoffman.
(N.d.T.)
[20] Personnage de fouine à la voix nasillarde. (N.d.T.)
[21] Littéralement : « Je suis un homme / au chagrin
éternel / j’ai eu des ennuis / toute ma vie / je suis
condamné à voyager / à bord de ce train vers le nord /
peut-être que je prendrai le prochain. » (N.d.T.)
[22] Littéralement : « jeune fille » à la place
d’« homme ». (N.d.T.)
[23] Littéralement : « Je suis une jeune fille au chagrin
éternel / j’ai eu des ennuis toute ma vie / j’ai dit adieu /
à ce bon vieux Kentucky. » (N.d.T.)
[24] Littéralement : « Je suis condamnée à errer par le
monde / à travers l’orage, le vent et la pluie /
condamnée à voyager à bord du train en direction du
nord. » (N.d.T.)
Groupe activiste luttant pour l’égalité raciale et le
droit de vote pour tous. En avril 1964, sur les campus
du nord des États-Unis, la Coalition pour les droits
civiques lance une campagne nationale pour aider les
électeurs noirs du Mississippi à s’inscrire sur les
registres électoraux comme la loi le leur permet
désormais. Des centaines de jeunes volontaires
s’embarquent vers le Sud, pour le Mississippi. Le 21
juin 1964, à Philadelphia, les Freedom Riders Michael
Schwerner, Andrew Goodman et James Cheney, deux
adolescents blancs et un Noir, sont arrêtés par la police
de Neshoba, prétendument pour excès de vitesse. On
ne les reverra plus vivants. Le shérif prétend les avoir
libérés le soir même, mais des témoins révèlent par la
suite qu’ils ont été remis à un groupe du Klu Klux
Klan, venu les récupérer à la prison. On retrouvera
leurs corps un mois plus tard, torturés et criblés de
balles. En 1988, Alan Parker racontera leur histoire
dans un film, Mississipi Burning. (N.d.T.)
[26] Équipe de basketball américaine. (N.d.T.)
[27] Film américain de Charles Jarrot (1977), avec
Susan Sarandon, John Beck et Marie-France Pisier.
(N.d.T.)
[25]
Littéralement : « L’Hebdo des Éditeurs ».
Publishers Weakness signifie « la faiblesse des
éditeurs ». (N.d.T.)
[29] Alcooliques Anonymes. (N.d.T.)
[30] What’s it all about, Alfie ? La phrase d’accroché
du film Alfie de Lewis Gilbert (1966), dont le rôle-titre,
celui d’un irrépressible séducteur qui ne s’implique
jamais émotionnellement, est tenu par Michael Caine.
(N.d.T.)
[31] Allusion au film de Sam Peckinpah, réalisé en
1969, l’un des plus grands westerns de l’histoire du
genre, mettant en scène une bande de vétérans horsla-loi partant pour un dernier « coup ». (N.d.T.)
[32] The Mystery of Edwin Drood, roman inachevé
de Charles Dickens. (N.d.T.)
[33] Fidèles Lecteurs. (N.d.T.)
[28]
Charles Addams (1912-1988), auteur de la célèbre
bande dessinée d’humour macabre La famille
Addams. (N.d.T.)
[35] Trois films écrits spécialement par Stephen King
pour la télévision. (N.d.T.)
[34]

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