bref parcours de la poésie prédantesque

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bref parcours de la poésie prédantesque
Chroniques italiennes web15 (1/2009)
BREF PARCOURS DE LA POÉSIE PRÉDANTESQUE
Les Rime de Dante constituent un ensemble très varié et complexe de
textes (dont la datation est souvent malaisée) rassemblés et ordonnés par les
éditeurs. Elles renvoient à d’autres œuvres dont certaines poésies portent
témoignage, comme celles qui se situent dans la mouvance de la Vita Nova
ou encore les chansons doctrinales, virtuellement commentables, qui
auraient pu figurer dans le Convivio inachevé. Bien entendu, la Commedia,
qui intègre et réévalue toutes les expériences d’écriture précédentes,
constitue leur horizon lointain.
Mais les Rime renvoient aussi, en amont, à l’histoire très récente de
la poésie en langue de sì ainsi qu’à la tradition romane plus ancienne dont
elle est issue, et qui remonte à la fin du XIe siècle. La discontinuité qui, selon
Pier Vincenzo Mengaldo, caractérise toute l’œuvre de Dante est évidente au
sein même des Rime : liée à la diversité de ses expériences, de ses lectures
successives et de ses réflexions d’ordre linguistique et poétique, elle tient
aussi à la diversité de cette tradition.
C’est sur les grands traits de celle-ci que l’on entend revenir : ce
propos, dont la visée est pédagogique, ne réserve aucune découverte et
présentera d’inévitables simplifications. Avant de se focaliser sur la poésie
lyrique, il évoquera quelques grands enjeux d’une histoire littéraire que l’on
ne saurait résumer à la traditionnelle séquence Siciliens- Siculo-toscansStilnovo- Dante- Pétrarque.
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1. La poésie à l’origine des littératures nationales
Selon une vue simpliste, la poésie serait plus difficile que la prose ;
cependant, toutes les littératures vernaculaires naissent avec la poésie, qu’il
s’agisse de la chanson de geste en langue d’oïl (lointaine origine des cantari
puis du poème chevaleresque italien), des romans en vers (historiques et/ou
d’aventures et/ou d’amour) qui ne seront mis en prose (dérimés, disait-on)
que tardivement, ou de la poésie lyrique, avec ses sous-catégories comique
et satirique) qui naît en langue d’oc avant de se propager en France et en
Europe.
La prose, elle, reste longtemps associée à la haute culture
monastique et universitaire (théologie, droit, historiographie) et par suite au
latin, langue internationale écrite mais aussi parlée par les savants, et
modelée par l’enseignement rhétorique des Artes dictandi, jusqu’à
l’apparition des volgarizzamenti (d’ouvrages savants ou romanesques) puis
d’ouvrages originaux. Parmi ces derniers, on se bornera à citer, pour le
domaine italien, la Rettorica de Brunetto Latini (traduction en toscan mais
aussi commentaire du De inventione de Cicéron, vers 1260), le Libro de’
vizî e delle virtudi de son compatriote et contemporain Bono Giamboni, et le
Convivio de Dante, premier traité philosophique écrit directement en toscan.
La prose narrative suivra un parcours analogue, depuis les traductions (du
latin ou de la langue d’oïl) jusqu’aux compilations de récits, et l’invention
d’œuvres originales, dont le prosimetrum de la Vita Nova est le premier
exemple.
2. La circulation internationale des textes et des modèles
Ce phénomène, naturel pour les textes en latin, manifeste dans le
domaine du vulgaire une étonnante capacité d’assimilation, de traduction,
d’imitation chez les lettrés d’Europe. Très tôt, la diffusion orale de la poésie
s’accompagne d’une transmission écrite, support de toute adaptation
ultérieure. La chanson de geste française, traduite en Vénétie et réaménagée
en franco-vénitien, produira des œuvres telles que l’Entrée de Spagne (vers
1320), et inspirera une poésie épique allemande. De même le roman
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(comme par exemple le Tristan en prose, traduit et enrichi dans le Tristano
toscan à la fin du XIIIe) inspirera nombre d’auteurs.
Quant à la poésie en langue d’oc, elle atteint très tôt un haut degré de
formalisation et un prestige tel qu’elle sera imitée et transformée par les
trouvères du Nord de la France, les Minnesänger allemands, les poètes de
Galice et de Catalogne, puis, après une floraison occitane en Italie du Nord,
par les Siciliens (par Sicile, on entend tout le Sud de l’Italie, sous le règne
de Frédéric II). Une telle activité implique la constitution de corpus
manuscrits des textes originaux, sur laquelle nous reviendrons au point 7.
3. Traditions locales et préférences sociales
La diffusion des modèles ne signifie pas une uniformisation
culturelle. En effet, dans le cadre de ces translationes du Sud au Nord, de
l’Ouest à l’Est de l’Europe – transferts auxquels ne sont pas étrangers les
universitaires, dont la formation suppose une certaine itinérance – , se
manifestent très tôt des préférences régionales. En Italie, on a déjà cité le
goût pour la chanson de geste en Vénétie ; plus tard, la poésie lyrique
(initialement représentée par les Occitans présents dans les cours du Nord)
passera de Sicile en Toscane et à Bologne. Dans le même temps, la poésie
religieuse des Laudi occupera avant tout (mais non exclusivement) l’Est de
l’Apennin, tandis que les cités du Nord se distinguent dès la fin du XIIe par
une importante production didactique et morale, dans les divers dialectes de
la plaine du Pô. Dans cette compétition des dialectes, l’affirmation du toscan
comme langue de culture est donc relativement tardive.
Ces préférences locales ne constituent cependant pas des zones
étanches : ainsi un remaniement toscan d’un poème didactique d’Uguccione
da Lodi (fin du XIIe) est attesté à Florence en 1265.
D’autre part, elles recoupent en partie, ou croisent, les besoins
culturels, d’instruction ou de divertissement, de milieux spécifiques de plus
en plus diversifiés. La communauté féodale (familia au sens large)
constituait un micro-univers bien différent du milieu urbain des communes
(occitanes ou françaises ou italiennes), et la cour de Frédéric II, avec son
imposante structure administrative, est encore un autre monde. Et il faut
aussi prendre en compte, à l’intérieur de ces structures, l’existence de
cercles particuliers tels que les confréries (grandes productrices et
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consommatrices de laudes), les milieux universitaires dont les compétences
savantes n’excluent pas le activités artistiques, ou même les couvents,
foyers de culture religieuse mais aussi de poésie en latin.
Demande régionale et demande sociale déterminent l’émergence
d’une culture laïque nouvelle, et très diversifiée : d’où la relative variété
sociale des auteurs, clercs ou laïcs, universitaires ou non, juristes, hommes
d’affaires ou grands seigneurs, comme on le verra dans le cas des poètes.
4. Un modèle « transcatégoriel » : la poésie occitane
La spécificité des publics n’induit cependant pas un rigide
cloisonnement social des genres, que l’on classerait sous les rubriques de
littérature courtoise, littérature bourgeoise ou littérature populaire. Une
culture dominante, comme celle de la classe féodale, peut continuer
durablement à exercer sa fascination dans des milieux qui lui sont étrangers,
voire hostiles, comme le montre le succès des thèmes courtois auprès des
intellectuels de la bourgeoisie communale. Que cette thématique soit
recodifiée en partie, et parfois traitée sur un mode ironique ou parodique, ne
change rien à l’affaire.
Quelques mots sur ses origines : cette poésie est, au départ, un
divertissement chanté, destiné au public des petites ou grandes cours
féodales de la France du Sud, dont elle reflète et transfigure les aspirations à
une sociabilité élitaire, à une codification (pour fantasmatique qu’elle soit)
des usages. L’initiative vient de haut : l’histoire fait remonter les premiers
textes lyriques à Guillaume IX de Poitiers, duc d’Aquitaine (1071-1126). La
critique a mis en lumière l’influence de la poésie liturgique latine d’une part,
et de la poésie arabe d’Espagne, sur leurs formes et leurs motifs, mais il n’y
a pas lieu de rappeler ici les données de ce débat. Le fait important est la
promotion d’une culture laïque en langue vulgaire, qui peut même être
perçue comme subversive : ainsi les thèses de l’amour courtois, reprises et
exposées à la fin du XIIe par André le Chapelain dans son traité latin De
amore, seront condamnées, au même titre que certaines thèses
philosophiques jugées hérétiques, par l’archevêque de Paris en 1277.
Le succès européen du « grand chant courtois » (expression de Paul
Zumthor) ne doit pas faire oublier que les troubadours cultivaient en même
temps, outre la satire politique, un contre-chant parodique, voire obscène,
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qui trouvera plus tard des échos dans la poésie dite comico-réaliste de
Toscane, avec notamment Rustico Filippi, contemporain de Brunetto Latini,
et ses nombreux successeurs, parmi lesquels les Siennois Cecco Angiolieri
et Meo dei Tolomei, correspondants de Dante. De même la poésie morale –
celle de Guittone et plus tard de Dante – trouve sa source chez plusieurs
Occitans, tels que Giraut de Bornelh (cité par Dante dans son De vulgari
eloquentia).
5. Les enjeux linguistiques de la poésie
Première manifestation d’une culture vulgaire, la poésie joue un rôle
déterminant dans la formation même des langues que l’on appellera, plus
tard, nationales. Il ne s’agit pas, ici, de la langue usuelle, dialectale voire
idiomatique, parlée par les diverses couches de la société dans telle ou telle
partie de la Romania, mais des koinés supra-régionales destinées à devenir,
au fil des ans, langues d’usage. Ainsi l’occitan littéraire (on parle à tort de
provençal) s’est-il constitué progressivement à partir du limousin, du
poitevin, de l’auvergnat, du gascon, etc ; et présente dès le XIIe
l’homogénéité d’une langue poétique où les variantes locales tendent à se
neutraliser. Il en va de même pour la langue poétique d’oïl (issue du
francien, du picard, de l’anglo-normand, etc.).
La même chose se produira pour le sicilien, né sur un fond régional
où semble dominer le dialecte de Messine, puis enrichi à la fois par la
culture latine de ses utilisateurs et par l’apport massif d’un lexique et d’une
syntaxe avant tout occitans : le sicilien de la poésie s’affirme comme une
expression supra-dialectale, par rapport à tous les autres parlers du Sud, et la
toscanisation ultérieure des textes n’apportera que des modifications
mineures à cet ensemble.
Au départ, la poésie représente donc, entre autres choses, la
conscience ethnique et culturelle d’une langue, de son identité, que la
contrainte du mètre et de la rime contribuent, pour leur part, à fixer. Loin de
constituer un cas particulier à l’intérieur de la langue, le langage poétique en
développe toutes les potentialités. C’est dans ce langage que Dante, dans
son traité inachevé, recherchera en premier lieu les fondements du
« vulgaire illustre, cardinal et curial » qu’aucun dialecte ne peut incarner et
qu’aucune autorité nationale (à la date où il écrit le De vulgari eloquentia)
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ne peut promouvoir et garantir. Dante avait d’ailleurs prévu d’examiner
aussi, mais dans un deuxième temps, la prose en vulgaire qui, au début du
e
XIV , avait, comme nous l’avons dit, gagné du terrain.
Mais revenons à la poésie, c’est-à-dire au textus (tissage, tissu) et, en
termes occitans, à l’art d’entrebescar (de tresser) les mots.
6. Poésie et musique, poésie sans musique, poésie pour musique
Au commencement de la littérature vernaculaire était donc la poésie.
Mais, avec elle, la musique : une composante, dont la présence, puis la
disparition, puis la résurgence marqueront l’histoire littéraire en Italie et
dans le reste de l’Europe. Rappelons que la chanson de geste était elle aussi
chantée ; à fortiori la canso, la ballade (à l’origine chanson à danser) et bien
d’autres formes occitanes. Cela signifie que les textes étaient composés en
vue d’une performance musicale, leurs auteurs étant le plus souvent aussi
compositeurs. De cette musique, on a conservé environ 1/10ème, les
manuscrits d’oïl étant plus généreux en matière de notation musicale.
Cette musique était constituée de séquences monodiques,
accompagnées d’instruments et très raffinées dans leurs ornements ; la
polyphonie n’apparaîtra qu’au XIIIe, avec l’Ars nova, où les phrases
superposées font souvent passer le texte au second plan. La musique,
autrement dit, est alors un « facteur constructif du texte » (l’expression est
d’Aurelio Roncaglia), ce qui implique non seulement l’entrebescamen des
mots mais celui des mots et des sons : les troubadours sont jugés sur les
deux (les mauvaises langues disent, par exemple, que Jaufré Rudel trouve de
beaux sons mais que ses paroles sont médiocres, ou que tel autre poète
trouve bien les mots mais compose mal et chante comme un âne).
Cela a des conséquences sur la nature même de ces textes : le retour
de la même mélodie à chaque strophe engendre parfois une circularité du
discours (l’ordre des strophes devenant alors interchangeable), et la musique
mélodise les mots, de sorte que sans elle il faudra rechercher son substitut
dans l’euphonie des mots et le rythme des vers.
C’est avec les Siciliens que l’on passe du chant au dire, et aux
dicitori per rima, selon l’expression de Dante. Cela ne veut évidemment pas
dire que les textes ne puissent être mis en musique après coup, comme
(entre bien d’autres exemples) la chanson de Dante Amor che nella mente
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mi ragiona, mise en musique par Casella, qui l’entonne au chant II du
Purgatoire. Mais cela a pour conséquence, outre une attention plus grande à
l’euphonie, un développement plus discursif, argumenté, voire narratif du
texte.
Pourquoi cet abandon de la musique ? Une des explications est que
les poètes d’Italie ne sont pas des professionnels (et encore moins des
intermittents !) du spectacle ; par ailleurs leur formation universitaire,
qu’elle soit juridique ou philosophique, ne comporte pas d’éducation
musicale. Une autre explication est que les conditions de la diffusion et de la
réception de la poésie ont changé (voir notre point 8).
Au XIVe siècle on verra renaître, à côté de la poésie à réciter ou à lire,
la poésie à chanter – dans le cadre, rappelé plus haut, de la polyphonie. Ce
sera la poesia per musica des rondeaux, des chasses, des madrigaux, et là
(sauf quand le madrigal est signé de Pétrarque), c’est le compositeur qui est
considéré comme l’auteur, ce dernier restant parfois anonyme.
Avec les Siciliens, donc, tandis que le discours tend à devenir plus
complexe, les mots, absorbant l’élément musical, affirment (selon la
formule du poète Yves Bonnefoy) « l’autorité propre de la part sonore du
signifiant » ; lorsque Dante, dans le De vulgari eloquentia, définit la
chanson comme fictio rhetorica musicaque poita, il entend par musica la
sonorité des mots et la scansion des vers.
7. Poésie et traduction
Un autre facteur constructif de la poésie italienne des origines est la
traduction. Il faut distinguer ici, comme le fait Gianfranco Folena, le
volgarizzamento (à partir du latin ou d’une autre langue vulgaire), traduction
linéaire à vocation utilitaire, et la traduction d’auteur (Baudelaire et
Mallarmé traduisant Edgar Poe, Ungaretti traduisant Racine, Mallarmé, etc.
et certains de ses propres poèmes). L’une et l autre pratique sont, chacune
à sa manière, enrichissantes pour la langue d’arrivée. Mais la traduction
d’auteur peut, comme le disait Ungaretti, « résoudre des problèmes
personnels d’expression poétique » et, dans le cas des Siciliens, sert même à
fabriquer l’outil poétique. Il ne s’agit pas, ici, des nombreux emprunts qui
affectent le lexique, la morphologie, la sémantique, mais de véritable
traduction. L’exemple le plus célèbre est fourni par la chanson de Giacomo
8
da Lentini, Madonna, dir vo voglio qui transpose en sicilien une canso du
troubadour Folquet de Marseille, écrite cinquante ans auparavant. L’auteur
suit le texte ligne à ligne mais ajoute ou supprime des images, raccourcit ou
développe le propos et surtout modifie radicalement la structure métrique,
notamment en introduisant dans les strophes des heptasyllabes. On a affaire,
ici, à une véritable réénonciation du texte de Folquet, à la production d’un
texte homologue à son modèle, qui active toutes les propriétés de la langue
d’arrivée : à la création, en somme, d’une chanson originale du notaire
Giacomo da Lentini.
Une expérience différente, dans le domaine de la poésie allégorique,
sera à la fin du XIIIe l’adaptation-transposition en 232 sonnets du Roman de
la Rose français, attribuée à Dante par Gianfranco Contini, et qui, sur un
mode résolument parodique, fait en quelque sorte exploser à la fois le
modèle d’oïl et la langue toscane.
8. De la performance orale à la lecture silencieuse : la
transmission des écrits
Ce type d’expérience sur les textes suppose nécessairement que le
poète-traducteur et ses émules aient sous les yeux un modèle écrit. Il
convient donc de revenir un instant sur la question fondamentale des
recueils.
Une grande part des recueils de poésies des troubadours (dont les
copies circulaient sur des feuilles volantes confiées aux jongleurs) a été
compilée en Italie du Nord. Dès avant la croisade contre les Albigeois qui,
entre 1208 et 1228, devait ruiner la civilisation occitane, mais surtout
pendant et après cette croisade, les Occitans sont venus exercer leurs talents
dans les cours seigneuriales du nord de l’Italie, où ils ont fait de nombreux
émules dont le plus célèbre est Sordel, alias Sordello, que l’on rencontre
dans le Purgatoire de Dante. Et c’est à l’initiative de ces seigneurs lombards
qu’ont été compilés les premiers grands recueils de poésies en langue d’oc,
notamment à Trévise, à l’initiative d’Alberico da Romano. Un tel travail
requiert un maître d’œuvre (à Trévise, le troubadour Uc de Saint-Circ), des
ateliers de copistes ; donc de l’argent et un riche commanditaire.
Les Siciliens figureront à leur tour, aux côtés de leurs disciples
toscans, dans de grands recueils datant de la fin du XIIIe, parmi lesquels
9
l’imposant manuscrit Vatican Latin 3793 compilé à Florence. Pise, Lucques
et Florence sont les centres principaux de cette activité de copie (on peut
remarquer, au passage, que les textes de style nouveau écrits autour de 1280
ne figurent pas dans ces manuscrits et qu’ils n’entreront dans des recueils
qu’au cours des trois premières décennies du XIVe).
Sans ces recueils, occitans ou italiens, on s’expliquerait mal
l’influence durable des modèles, et la possibilité pour un auteur tel que
Dante d’esquisser une problématique historique et linguistique de la langue
de sì.
9. Auteurs et publics de la poésie
La translatio du patrimoine occitan, sa transmission écrite et sa
réinvention s’accompagnent d’importantes transformations des modalités de
sa réception ; dans les cours féodales la poésie (chantée) occupait ce qu’on
appelle de nos jours le temps libre, non certes dans les banquets où se
produisaient saltimbanques, jongleurs et musiciens de toute sorte mais dans
les cercles et occasions privées de la maisonnée1 : à la veillée, par exemple,
entre deux parties d’échecs ou autres jeux de société. À quelques exceptions
près, les prestataires étaient des professionnels exerçant séparément, ou
cumulant, les trois fonctions d’auteur, de compositeur et d’interprète (ce
dernier pouvant être un jongleur itinérant, qui assurait du même coup la
diffusion des œuvres). L’extraction sociale des auteurs était très variée : si
l’on excepte le cas de Guillaume de Poitiers ou de Raimbaud d’Orange et
quelques autres seigneurs de moindre importance, ce sont des nobliaux
(comme Bertran de Born), des bourgeois (Folquet de Marseille, futur
évêque, était le fils d’un marchand génois), parfois des clercs, ou même des
individus d’origine très modeste (Bernard de Ventadour, fils du boulanger
du château de Ventadour). Il en ira de même dans les zones de la Lombardie
qui accueilleront les troubadours.
Le profil sociologique des auteurs est bien différent dans le royaume
de Frédéric II, où ce dernier a fondé le premier État moderne d’Europe ,
1
Voir l ouvrage de Maria Luisa Meneghetti, Il pubblico dei trovatori : ricezione e riuso
dei testi lirici cortesi fino al XIVo secolo, Modena, Mucchi, 1984 [nouvelle édition sous le
titre : Il pubblico dei trovatori : la ricezione della poesia cortese fino al 14o secolo, Turin,
Einaudi, 1992, coll. « Saggi 759 »].
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dont le centre est la Magna Curia, une administration suprarégionale
assurée par une classe de fonctionnaires royaux, en poste à la cour et/ou en
mission dans les provinces contrôlées par Frédéric. Ces notaires, magistrats,
chanceliers, sont formés à l’université de Bologne avant que le roi ne crée,
en 1224, l’université de Naples. Qu’ils soient d’origine roturière (Giacomo
da Lentini, Pier della Vigna) ou noble (Rinaldo d’Aquino), ils se définissent
avant tout par leur fonction. Aucun d’eux n’est donc un auteur rétribué en
tant que tel ; bien qu’encouragée par le souverain, leur activité littéraire
relève donc d’un hobby semi-privé et les textes, destinés à la récitation ou à
la lecture, circulent surtout entre leurs auteurs et dans des cercles d’amateurs
éclairés, dans et hors du Royaume, à la faveur des incessants déplacements
que la cour opère en fonction des urgences politiques ou des séjours de
repos du souverain : dans les Pouilles, mais aussi en Toscane (Pise,
Grosseto, Prato), à Ravenne, Crémone, Vicence…
C’est le même type d’auteur, dans un milieu socio-politique pourtant
bien différent, que l’on retrouvera en Emilie et en Toscane, après la mort de
Frédéric II (1250) et l’effondrement de son royaume. Quelques exemples :
Bonagiunta da Lucca est notaire. Guittone d’Arezzo, issu de la bourgeoisie
aisée, n’est pas juriste mais remplit diverses charges et missions
administratives . Le Florentin Monte Andrea est un banquier (ruiné). Guido
Guinizelli, de Bologne, est noble et juge. Onesto, son compatriote,
appartient à une famille de notaires. À Florence, Brunetto Latini est notaire
et remplit des missions administratives et politiques au service de sa
commune. Dante da Maiano est médecin (formé à Bologne). Cino da
Pistoia, d’origine noble, est juriste. Lapo Gianni, de famille populaire, est
juge et notaire.
Hors de la sphère juridique ou médicale, deux cas à part (et non des
moindres) : Guido Cavalcanti, issu d’une puissante famille de magnats et
Dante, de petite noblesse : tous deux sont engagés à des titres divers dans la
vie politique de Florence et acquièrent un savoir philosophique hors des
cursus universitaires professionnalisés.
Tous sont donc, à l’instar des Siciliens, des poètes amateurs et des
intellectuels dont certains, à la fin du siècle, seront engagés dans les débats
d’idées qui, sous l’influence de l’université de Bologne, remettront en
question la philosophie naturelle, la métaphysique et par suite, entre autres
choses, la conception de l’amour.
11
10. Le champ thématique de la poésie : son amplitude variable
Avant d’évoquer les avatars de la thématique, des Siciliens aux
Toscans, quelques remarques préliminaires nous semblent s’imposer.
La critique romantique puis positiviste du XIXe a imposé deux lieux
communs encore présents, malgré les travaux d’éminents médiévistes, dans
la culture scolaire : l’impersonnalité (et donc la monotonie) de la poésie
médiévale lyrique, et l’autobiographisme (et donc le réalisme) de la poésie
dite comique ou burlesque (dont Mario Marti, au milieu du XXe siècle, a
pourtant illustré les solides bases rhétoriques).
Le fait que nombre d’auteurs (de Rustico Filippi à Dante) se soient
exercés dans les deux registres, et que certains lyriques purs, comme
Guinizelli et Cavalcanti, aient occasionnellement pratiqué le style comique
aurait dû cependant attirer l’attention sur le caractère non pas impersonnel,
mais formel et collectif de toute cette littérature des origines. Ce caractère la
rend paradoxalement proche d’une certaine modernité, comme en témoigne
l’intérêt qu’elle a suscité chez des poètes du XXe siècle tels qu’Ezra Pound et
Thomas S. Eliot ou, en ce qui concerne les troubadours, chez Jacques
Roubaud, et les trouvères, chez Robert Guiette.
Le Je lyrique ou comique qui s’exprime est en effet, même quand
l’auteur signe (c’est-à-dire se nomme) un sujet en quelque sorte absolu, qui
n’est pas antérieur au texte mais se constitue dans le texte lui-même, sur un
fond de lieux communs largement partagés. Cela n’exclut pas – et même
cela exige – des variations, des inventions, des préférences où se déploie
chaque talent individuel, mais les auteurs visent, anti-romantiquement, à
tirer de leur sujet une vérité générale, fondée sur des processus mentaux
identifiables ou , dans le cas des textes comiques, sur des situations
concrètes mais typiques (les effets de la pauvreté, les ravages de l’avarice,
les dérives de la sexualité, les ridicules sociaux qui fournissent à Rustico
Filippi une véritable galerie de portraits grotesques).
Et cela n’exclut pas non plus, au cours des années et en fonction du
contexte historique, des choix et par suite des exclusions thématiques, ainsi
que des réélaborations idéologiques ou formelles : deux aspects que l’on
évoquera successivement.
Le patrimoine occitan présentait, comme il a déjà été dit, une grande
variété. À côté du thème majeur de la fin’amors, inventé par les troubadours
et offert à de multiples variations était apparu aussitôt son double parodique,
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ainsi que le registre comique des échanges personnels (comme les tensons
injurieuses), de la satire, et celui des grands sirventès politiques consacrés à
des événements guerriers, à la louange ou au blâme de tel ou tel seigneur :
toutes matières que l’on retrouve dans la poésie occitane de l’Italie du Nord,
mais qui sont absentes du corpus sicilien.
Les Siciliens, en effet, se concentrent quasi exclusivement sur le
thème de l’amour. Lorsqu’il y a tenson, celle-ci porte sur la nature de
l’amour (dont la définition est éventuellement enrichie par des emprunts au
De amore déjà cité). Le lyrisme lui-même tend à s’épurer, en ce sens que si
la Dame chantée par les poètes d’oc pouvait conserver quelques traits
distinctifs suggérant une possible (mais souvent fallacieuse) identification,
celle des Siciliens devient un être surnaturel dont on chérit avant tout
l’image, « peinte dans le cœur ».La description de la relation amoureuse a
lieu dans un vide référentiel quasi absolu.
Cette absence de discours satirique ou politique est-elle due à une
censure royale ? À une auto-censure ? Elle reflète avant tout la relative
clôture d’un milieu de hauts fonctionnaires lettrés qui, tout en servant l’État,
se réservent de cultiver le jardin clos de la poésie et, ce faisant,
perfectionnent la canso et inventent (sans doute à partir d’une strophe de
chanson) le sonnet, forme vouée à une fortune internationale et durable.
Leurs continuateurs toscans (et émiliens) reprennent, eux, tout
l’héritage thématique des Occitans. On voit donc renaître, à côté de la
poésie lyrique, la satire, les tensons d’injures, les vifs échanges politiques,
nourris – cela va sans dire – par les conflits entre Guelfes et Gibelins. En
même temps, renaissent, dans la ligne des sirventès, de grands textes de
déploration ou d’enseignement moral (avec Guittone d’Arezzo, Chiaro
Davanzati et plus tard Dante).
C’est au sein de cette production largement dominée, dans le secteur
lyrique et moral, par Guittone d’Arezzo et ses nombreux disciples, que naît
le courant d’avant-garde abusivement assimilé à une école, qu’est le Dolce
stil novo (étiquette tirée d’une formule énoncée au chant XXIV du
Purgatoire par le guittonien Bonagiunta da Lucca). La bataille de cette
avant-garde – sur laquelle nous reviendrons plus loin – se joue pour
l’essentiel sur le terrain des rime d’amor…dolci e leggiadre (Purg. XXVI),
renouant ainsi avec la spécialisation des maîtres siciliens.
Il reviendra à Dante, après avoir traversé tout l’héritage de ses
prédécesseurs, puis recomposé et liquidé sa propre expérience stilnoviste
dans la Vita Nova, de réélargir de nouveau l’éventail des thèmes et des
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registres, avec ses exercices comiques (la tenson avec Forese, le Fiore), puis
ses textes moraux et philosophiques.
11. Du dire d’amour au discours sur l’amour
À cette amplitude variable de la thématique s’ajoute, dans le
domaine lyrique, une réélaboration conceptuelle dont, malgré la résistance
des codes traditionnels, on peut sommairement reconstituer l’évolution.
L’amour-passion, en tant que thème poétique, est une invention des
troubadours. Dans la culture occidentale, les seuls précédents que l’on
connaisse sont la figure de Didon, brûlée par sa passion pour Enée et les
personnages qui, dans les Héroïdes d’Ovide, échangent en vers des épîtres
d’amour et de désespoir. Par ailleurs, l’Ars amandi et les Remedia amoris
du même Ovide, une fois moralisés, offriront plus tard des modèles de
situations et de conduites largement exploités par les auteurs médiévaux. La
poésie occitane n’en invente pas moins un univers érotique original, à la fois
sensitif et mental : chanter l’amour, ou mieux dire d’amour, c’est mettre en
jeu, dans l’imaginaire poétique, toute une série de modèles, d’images (par
exemple la Dame, représentation collective par excellence) et de codes
sociaux et langagiers qui renvoient à un idéal moral et social plus vaste,
celui de la courtoisie. Ainsi la relation entre homme et femme est
représentée, fantasmée grâce au « modèle culturel analogique » (Maria
Corti) de la relation entre vassal et seigneur. Un comportement exemplaire
(loyauté, discrétion, générosité, etc.) caractérise la fin’amors, opposée à la
déraison et aux excès de la fol’amors. Le sentiment lui-même fait l’objet
d’une psychologie encore embryonnaire, fondée sur les passions de l’âme
(joie, tristesse, espoir, désespoir, amour, haine…) dont le siège, selon la
médecine, est le cœur. Mais l’essentiel de la relation repose sur une morale
– et par suite une scénographie – sociale : l’amour (toujours adultère) doit
rester secret, d’où les surnoms (senhals) des protagonistes, d’où l’invention
(reprise plus tard par Dante) de la dame-écran, faux objet d’amour
dissimulant le vrai afin de déjouer la vigilance des médisants, ennemis de
l’amour.
Une première tentative de théorisation, à la fin du XIIe, est présentée
par le traité latin De amore, écrit par André, chapelain de la comtesse de
Champagne. Sa connaissance d’Ovide et des romans courtois en langue
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d’oïl donne une consistance nouvelle à la définition de l’amour, aux
préceptes de conduite et à l’exposé (dialogué) des techniques de séduction.
L’idée centrale est que l’amour, passion virtuelle dans l’âme, s’éveille à la
vue d’une personne, vue qui entraîne une activité de l’imagination
(immoderata cogitatio). Par suite, le traité donne un fondement plus solide à
la description des états d’âme, notamment chez les Siciliens. Par ailleurs, le
sentiment amoureux est moralisé en ce sens qu’il est associé à la noblesse
d’âme (probitas morum), qui est la condition première de son éveil – mais
André écrit ailleurs que la vraie passion ennoblit celui qui l’éprouve : deux
thèses qui feront plus tard l’objet de multiples débats.
Hors théorie, un indice révélateur de nouvelles attentes (du côté des
lecteurs, cette fois) est, dans les recueils occitans compilés au début du XIIIe
siècle, l’adjonction aux textes de notices biographiques (plus ou moins
fiables), les vidas et de commentaires, les razos, censés motiver les textes en
fournissant un semblant de contexte référentiel.
Héritière de la scénographie amoureuse occitane (autrement dit du
modèle vassalique), mais aussi nourrie d’Ovide et du De amore, la poésie
sicilienne privilégiera une phénoménologie des sentiments, Ainsi se
développent une analyse plus attentive de l’origine et de la nature de la
passion amoureuse, illustrée par des comparaisons scientifiques empruntées
aux bestiaires et aux lapidaires, et des exercices de controverse, confinant à
la casuistique, portant sur cette même analyse. L’intellectualisme
(tendanciel) des Siciliens préfigure les recherches ultérieures des
stilnovistes.
Chez les Toscans et les Bolonais, héritiers de la leçon sicilienne, la
thématique de l’amour présente des accents nouveaux. En effet, si l’on
excepte les épigones, (non dépourvus de talent) tels que Bonagiunta da
Lucca ou Dante da Maiano, il apparaît que la tradition courtoise, avec son
schéma vassalique, son image d’une Dame inaccessible, ses codes de
représentation, sa casuistique, perd encore plus son sens dans le cadre urbain
et bourgeois où le jeune Dante pourra croiser Béatrice dans la rue, à l’église,
ou lors d’une fête. Aussi cette tradition va-t-elle subir, notamment chez
Guittone d’Arezzo, divers aménagements. D’une part, on observe une sorte
d’hypertrophie du discours courtois, qui tend à en faire un jeu, parfois
ironique voire démystificateur : ainsi une longue tenson fictive entre
« Guittone » (il se nomme) et la Dame qu’il courtise présente une véritable
comédie de séduction qui s’achève sur un échange d’injures. D’autre part,
Guittone (et certains de ses amis comme Monte Andrea) développe une
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recherche technique qui renoue avec la poésie difficile (le trobar clus)
pratiquée par certains Occitans : choix de rimes rares ou surprenantes,
expérimentation de nouvelles formes (le sonnet caudato ou rinterzato),
inclusion dans le vocabulaire lyrique d’images ou de termes empruntés, par
exemple, au domaine du commerce. Cette recherche enrichit et élargit la
pratique poétique, mais elle finit par confiner au maniérisme et s’embarrasse
peu de contenu conceptuel.
Guittone lui-même sanctionne l’épuisement de sa matière lyrique en
lui opposant, après son entrée dans l’Ordre des Chevaliers de la Vierge,
l’éloge des valeurs chrétiennes – rétractation habilement mise en scène par
la bipartition de son recueil de poésies.
La nouvelle saison qui s’ouvre avec le Stilnovo se caractérise par un
retour aux sources en même temps qu’un renouvellement des concepts
relatifs à l’expérience amoureuse.
Tout d’abord, renouant avec les assertions du De amore, les auteurs
reviennent à la définition de l’amour comme source de noblesse d’âme et/ou
révélateur d’une noblesse innée (la chanson de Guinizelli Al cor gentil est,
sur ce point, le texte fondateur). L’amour définit donc une aristocratie de
l’intelligence et du cœur, l’élite des Fidèles d’Amour.
Ensuite et surtout – mais cet approfondissement sera surtout le fait
de Cavalcanti et de Dante, suivis de près ou de loin par leurs amis – le
Stilnovo enrichit et élargit la définition du phénomène de l’amour en lui
appliquant des concepts issus de la philosophie aristotélicienne moderne qui
se répand à partir de l’Université de Bologne, et aussi des Écoles des
Dominicains. L’amour est une expérience mentale et existentielle qui
affecte les trois instances de l’âme : la faculté sensitive, l’intellect et même
la faculté végétative (puisque l’on peut être malade ou mourir d’amour). Ces
trois instances communiquent entre elles grâce à l’action de corpuscules :
les esprits animaux qui, avec la mémoire, l’intellect, le cœur, etc ;,
deviennent les protagonistes de scénarios inédits. La passion d’amour est, en
termes philosophiques, un accident provoqué dans l’être par la vue de la
beauté. Cette beauté, transformée en image, trouve sa place dan le cœur
(siège de la faculté sensitive), comme chez les Siciliens. Cependant, une fois
sublimée, cette image migre dans l’intellect où elle devient objet de pure
contemplation. Du moins est-ce la thèse de Dante, car pour Cavalcanti, si
l’intellect peut certes contempler l’image de l’objet d’amour, la passion
demeure, parallèlement, dans le cœur où l’intellect n’a aucun pouvoir : d’où
chez l’individu une dissociation, une destruction de la personnalité qui peut
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causer la mort. Dans la perspective de Dante (et de Cino da Pistoia), la
spiritualisation de l’amour fait de la Dame un ange véritable, et non plus
métaphorique : un intermédiaire entre l’Amant et les réalités célestes.
D’où une redéfinition de l’écriture poétique, dont Amour devient
l’inspirateur direct, et qui relate donc une expérience transcendante, ce qui
requiert une langue « douce et subtile » (comme le dira Dante dans le De
vulgari eloquentia ). Euphonie et précision dénotative sont les piliers de ce
langage nouveau, où est récupérée et transcendée la leçon des Siciliens et
des Occitans. Cette précision n’exclut pas l’emploi d’ornements rhétoriques,
à condition qu’ils soient fonctionnels au discours.
Le Stilnovo, comme avant lui le guittonisme et le sicilianisme, ne
sera pour Dante qu’une étape précédant d’autres expériences.
Les Rime, à leur manière, constituent donc une petite anthologie des
thèmes et des formes poétiques du XIIIe siècle. À s’en tenir aux textes
lyriques, on pourrait la résumer comme suit : les échanges avec Dante da
Maiano s’inscrivent dans les traditionnels débats courtois sur des questions
– ou des visions – d’amour. Le motif du service d’amour, tel qu’il est
énoncé par exemple dans La dispietata mente relève, lui aussi, du rituel
transmis par les Siciliens. Cependant, ce motif se charge peu à peu d’un
contenu nouveau, relatif à une expérience non plus sociale, mondaine, mais
mentale, du sentiment amoureux, qui requiert donc des instruments
d’analyse plus sophistiqués. On entre ici dans la phase stilnoviste où les
dramatis personae ne sont plus seulement l’Amant, la Dame, Amour, et les
médisants aux aguets, mais les esprits de l’âme, porteurs de messages et de
pulsions diverses.
Mais Dante explore en même temps, sur les traces de Guinizelli, la
figure de la Dame « salutifère » qu’incarnera durablement – après divers
avatars de Dame cruelle – la Béatrice sublimée de la Vita Nova (où
l’influence de lectures mystiques récentes se fait sentir).
Les diverses phases des Rime – pour autant que la chronologie des
textes soit fiable – peuvent d’ailleurs se recouper, au moins en partie.
L’expérience des Petrose, issue de la lecture directe des grands troubadours,
exercice dans un style âpre où la matière verbale et la technique s’associent
au thème de l’amour violent, puis l’allégorisme de Voi che savete et
l’enseignement moral de Poscia ch’Amor (qui renoue, elocutio mise à part,
avec les initiatives de Guittone) ; et enfin les grandes chansons
philosophiques (Amor che movi…) où, comme l’observe Gianfranco
Contini, le modèle guinizellien se combine avec le vocabulaire de la
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philosophie scolastique : tout ce parcours n’exclut pas des excursions dans
un registre galant et raffiné (Lisetta, Violetta, Fioretta…) ou injurieux (la
tenson avec Forese Donati).
Les sélections que Dante a opérées lui-même à l’intérieur de son
corpus, dans la Vita Nova et le Convivio, dessinent après coup une évolution
harmonieuse de sa production. Mais la richesse des Rime réside, elle, dans le
caractère contradictoire – et parfois contemporain – de ses diverses
manières. En quelque sorte, elles nous ouvrent l’atelier de l’écrivain.
Claude PERRUS
Université Sorbonne Nouvelle - Paris III
Bibliographie sommaire
Gianfranco FOLENA, Volgarizzare e tradurre, Turin, Einaudi, 1991, coll.
« Saggi brevi 17 » [“Volgarizzare” e “tradurre”, idea e terminologia della
traduzione in La traduzione, saggi e studi, Trieste, Lint, 1973, p. 59-120]
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Stefano CARRAI, La lirica toscana del Duecento : cortesi, guittoniani,
stilnovisti, Rome-Bari, Laterza, 1997 [Cortesi, guittoniani, stilnovisti : la
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Marco SANTAGATA, « Appunti per una storia dell’antica lirica profana »,
Nuova Rivista di Letteratura Italiana, IV,1, 2001.
Michelangelo PICONE, Percorsi della lirica duecentesca : dai Siciliani alla
Vita nova, Fiesole, Cadmo, 2003.
Antologia della poesia italiana, diretta da Cesare Segre e Carlo Ossola, 1.
Duecento-Trecento, Turin , Einaudi, 1997, coll. « Biblioteca della Pléiade
25 ». 1. Duecento, 20053 [1999], coll. « Einaudi Tascabili ».

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