La revanche de la déco

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La revanche de la déco
La revanche de la déco
Les Echos | Le 22/01 à 07:00, mis à jour à 15:38
La revanche de la déco Claude Weber
Intérieurs privés, hôtels ou restaurants, la tendance est aux lieux
confortables et empreints de classicisme, loin de la froideur
conceptuelle de la dernière décennie. La décoration reprend ses
droits après des années de rigueur design. On devrait le vérifier dès
aujourd’hui au Salon Maison & Objet. Par Cédric Saint André Perrin.
Les années 2000 furent celles du design, nouvel anglicisme
déboulant – comme bien d’autres à l’époque – dans le vocabulaire
français. Portés par une euphorie futuriste propre au passage du
millénaire, les restaurants branchés se prirent pour des vaisseaux
spatiaux immaculés alors que, peinturlurés en violine, les bars-tabac
de quartier se voulurent lounge. Très vite, plutôt qu’à une discipline
permettant de concevoir des objets fonctionnels autant que beaux, le
design fut assimilé à un style. A des meubles en plastique blanc
moulé façon iMac. Ne dit-on pas aujourd’hui : « c’est design » comme
on dirait « c’est tendance » ? A peine apparu, le mot semble déjà
faisandé. Il ne correspond plus à l’époque. « Si le design
fonctionnaliste français des années 1960, pratiqué par des gens
comme Roger Tallon, était porté par de vrais projets, des utopies
politiques, de grandes innovations techniques, mais aussi des
besoins liés à la reconstruction d’après-guerre, il faut bien avouer
que, hormis celles des frères Bouroullec, les propositions d’une
génération de designers français stars de la décennie écoulée
manquent cruellement de relief, » regrette l’agent de designers et
d’architectes Julien Desselle.
Conscience écologique oblige, le plastique n’a plus vraiment la cote,
la vogue serait plutôt au retour du marbre et du laiton doré. Une
forme de néoclassicisme reprend ses droits, portée par une nouvelle
génération d’architectes d’intérieur, comme Joseph Dirand, Isabelle
Stanislas, Gilles & Boissier, Pierre Yovanovitch, Chahan Minassian,
Tristan Auer ou encore Charles Zana. « Comme dans la mode, les
talents apparaissent dans la décoration par vague, analyse l’agent et
conseil en achat design Aurélie Julien. Il y a des cycles, des
moments forts. Ce fut les grands ensembliers à la période Art déco,
Jean Royère et consorts dans les années 1950, on assiste à un
renouveau de ce genre. » Si ces messieurs dominent le secteur du
luxe, une bande de filles – Laura Gonzalez, Dorothée Meilichzon et
Sandra Benhamou – renouvelle une approche plus accessible de la
déco. Rodées à l’art des ambiances chaleureuses, dosant avec doigté
mobilier vintage, motifs graphiques et papiers peints fleuris, elles
essaiment salons de thé gluten free et bars à cocktails dans l’Est
parisien.
Le personnage même du décorateur a changé. Hier érudit austère,
snob et distant, il s’est mué en icône du cool. En jean Balmain et
baskets Pierre Hardy, Joseph Dirand incarne à la perfection ce
nouveau héros de la french touch. Jusqu’à il y a peu, dans
l’inconscient collectif, la décoration demeurait associée à des
embrasses de rideaux retenant des flots de soieries chatoyantes : des
fantaisies proustiennes pour intérieurs grand bourgeois. Débordant
de la sphère privée, le renouveau s’illustre largement à travers des
lieux publics. L’agencement du restaurant Monsieur Bleu, au Palais
de Tokyo, conçu par Joseph Dirand, compte pour beaucoup dans
l’actuel engouement pour les marbres. Ce lieu synthétise l’esprit des
années 2010 comme le Café Costes de Philippe Starck la décennie
80. Sans s’être à proprement parler démocratisée, la haute
décoration s’est ouverte à de nouveaux publics et surtout s’est
internationalisée. « 80% des chantiers conçus par les agences
parisiennes sont réalisés hors de nos frontières, » précise Julien
Desselle. Appelés à concevoir boutiques et restaurants aux quatre
coins du globe pour les géants du luxe et les groupes hôteliers, les
architectes d’intérieur bénéficient d’un environnement économique
porteur. Depuis 2002, Bruno Moinard a réalisé pas moins de
350 magasins Cartier.
PLACE AUX MEUBLES DE DÉCORATEURS
Moins dogmatiques que celles des designers, plus ancrées dans le
réel, plus sensuelles, mais aussi plus fantaisistes, les créations des
décorateurs attirent de plus en plus les marques. Ancienne
rédactrice en chef du «Elle Deco» anglais, aujourd’hui à la tête de
l’agence londonienne Studioilse, Ilse Crawford vient ainsi de
dessiner pour Ikea une série d’objets quotidiens, humbles et
poétiques, dans des matériaux naturels comme le liège. Chez Ligne
Roset, le succès des basiques stylés signés Didier Gomez ne se
dément pas depuis plus de vingt ans. « Je revisite le Chesterfield, la
chaise ou la bibliothèque en les épurant, les modernisant et les
adaptant à la vie d’aujourd’hui, assure ce dernier. Il y a des designers
en quête de formes surprenantes, qui développent des recherches
sur des matériaux high-tech ou des concepts percutants, moi je tente
de définir de nouveaux classiques. J’aime travailler sur des choses a
priori acquises au niveau formel comme un créateur de mode peut
le faire avec le caban, la saharienne ou le trench. »
Hormis Roche Bobois et Ligne Roset, l’Hexagone comptant peu
d’éditeurs, de plus en plus de talents, à l’instar d’Isabelle Stanislas,
d’Elliott Barnes ou encore de Bismut & Bismut, se lancent par euxmêmes
dans
l’aventure.
« J’ai
toujours
placé
des
meubles
d’architecte comme ceux d’Oscar Niemeyer sur mes projets,
explique Joseph Dirand, qui présente une première collection
baptisée “Modernist”. Mes propositions, radicales, aux lignes
tendues, s’inscrivent dans cette veine ; je conçois mes meubles
comme des architectures miniatures – en aucun cas des objets de
design. Ils doivent exister par eux-mêmes, dialoguer avec leur
environnement, que cela soit dans un palais italien ou dans une villa
contemporaine. » Elaborées avec une même exigence que les pièces
réalisées sur-mesure pour les besoins de leurs chantiers privés, ces
lignes de décorateur éditées en petites séries, dans des matériaux
précieux, relèvent du mobilier d’exception. « Depuis les années 1990,
de nombreux designers comme Martin Szekely se sont mis à
produire des objets de très grande qualité distribués à travers un
circuit de galeries, décrypte Aurélie Julien. A leur tour, nombre
d’architectes d’intérieur choisissent ce modèle pour diffuser leurs
créations. » D’autres, comme Bruno Moinard, ouvrent leur propre
espace sur la rive gauche. Un modèle développé avec bonheur par
Christian Liaigre depuis le milieu des années 1980 ou par India
Mahdavi depuis quinze ans déjà. La production de ces collections
repose en grande partie sur le savoir-faire d’un réseau d’artisans
français : Robert Four pour la tapisserie, Pouenat pour la ferronnerie,
Les Ateliers Saint-Jacques pour l’ébénisterie…
Le
développement
de
ces
lignes
pourrait-il
un
jour
venir
concurrencer un certain design italien haut de gamme ? Dépassés
stylistiquement, rongés par des systématismes, nombre d’éditeurs
transalpins peinent à se renouveler. S’ils comptent des valeurs sûres
dans leurs catalogues – des pièces cultes signées Le Corbusier,
Charlotte Perriand ou Gio Ponti – et font immanquablement appel
pour leurs nouveautés aux mêmes designers internationaux
interchangeables – Patricia Urquiola, les frères Bouroullec dans le
meilleur des cas –, ces industriels du meuble n’ont pas su se forger
d’identité de marque. Leur image demeure floue, à l’inverse de celle
des Armani Casa, Fendi Casa et autre Bottega Veneta Home, autant
de marques fortes venues de la mode, qui incarnent un style et
gagnent du terrain… Définissant des univers globaux, proposant des
intérieurs qui font rêver, les décorateurs sont également à même
d’apporter une alternative.
DU DESIGN D’OBJET AU DESIGN D’ESPACE
Les décorateurs ne sont pourtant pas les seuls à concevoir des lieux
inspirants. Noé Duchaufour-Lawrance passe avec aisance du design
d’objet, sa vocation première, à l’agencement de chalets privés
comme de boutiques pour Montblanc. « Créer des objets demeure
ma grande passion, mais définir l’espace dans lequel s’inscrivent et
résonnent mes meubles me paraît une prolongation naturelle de
mon travail », assure le Français. Outre ces considérations créatives,
moult designers se laissent également séduire par les marges
découlant des projets d’architecture intérieure. De la conception au
chantier en passant par la réalisation de mobilier et parfois même le
dessin de petites cuillères pour les restaurants, longue est la liste des
prestations à fournir… Autrement plus lucrative que les royalties de
3% du prix sortie d’usine d’un meuble (jusqu’à 10% pour les
superstars du design) octroyés par les éditeurs – la source
traditionnelle de rémunération des designers. Philippe Starck fut un
des premiers à franchir cette frontière, s’entourant dès les années
1990 d’architectes au sein de son agence lui permettant de livrer des
hôtels de Miami à Los Angeles en passant par Paris. Dans une même
logique, le designer Patrick Jouin s’est associé, en 2006, à
l’architecte Sanjit Manku pour développer les restaurants du chef
Alain Ducasse comme les boutiques du joaillier Van Cleef & Arpels.
« Aujourd’hui, on rencontre de très bons designers qui signent de
très beaux lieux, des décorateurs qui proposent des meubles
intéressants, les talents sont pluridisciplinaires, c’est une donne
propre à l’époque, résume Julien Desselle. Qu’importent les
étiquettes, ce qui compte, c’est d’être bon ! »
JULIEN DESSELLE, L’AGENT DES STARS DE LA DÉCO
Comme les acteurs ou chanteurs bénéficient de l’aide de
professionnels aptes à aiguiller leur carrière et négocier
leurs contrats, des talents comme Luis Laplace, Joseph
Dirand ou Studio KO peuvent compter sur Julien Desselle. « 
Ma mère était impresario. Quand j’étais enfant, elle
recevait artistes et clients à la maison. Il y a sept ans, à
mon tour, j’ai eu envie de promouvoir des gens que j’aime,
mais dans un autre domaine. » A travers son agence Desselle
& Partners, il conseille des groupes hôteliers, des
restaurateurs ou des griffes de luxe dans le choix des
décorateurs appropriés à leurs projets. Plus de 120 par an,
parmi lesquels un magasin de poche pour les bougies Cire
Trudon à New York ou le somptueux futur Four Seasons de
Miami.
LE BOOM DU MOBILIER D’EXCEPTION
L’émergence de par le monde d’une nouvelle classe de superriches ne profite pas qu’à la sphère de l’art. Depuis
quelques années se développent des galeries comme
Carpenters Workshop Gallery à Paris, Londres et New York,
Carwan Gallery à Beyrouth ou encore Secondome à Rome,
mettant à l’honneur un mobilier de créateurs en pièces
uniques ou séries limitées. L’antithèse d’un certain design
industriel. Des foires comme Design Miami, le PAD London ou
les expositions AD Collections soutiennent ce secteur. Faute
parfois de stocks de marchandises anciennes ou en raison
des cotes trop élevées de grandes signatures du passé,
nombre
d’antiquaires
exposent
aussi
des
talents
contemporains.
Yves
Gastou
présentait
des
pièces
de
Thierry Lemaire lors de la dernière Biennale des
Antiquaires quand la nouvelle antenne londonienne de JeanJacques Dutko mixe à des pièces Art déco les dernières
créations d’Eric Schmitt.
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