Remarques sur la méthodologie de l`histoire des idées politiques

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Remarques sur la méthodologie de l`histoire des idées politiques
Remarques sur la méthodologie de l’histoire des idées politiques
Intervention au symposium «Ceci n’est pas une idée politique»
colloque de la SQSP – 24 mai 2007
1. Lorsqu’il a vu le titre de ce symposium («Ceci n’est pas une idée politique»), un de
mes collègues a dit que cela lui donnait l’impression d’une conception essentialiste, i.e.
qu’il y avait des «idées» qu’on pouvait identifier et qui traversaient les siècles, un peu à la
manière de la «grande chaîne de l’être» de Lovejoy. Je voudrais préciser en premier lieu
que le titre de mon ouvrage de 1995 reflète d’abord ma difficulté à trouver de bons titres.
Aussi les approches que je présente traitent aussi bien d’idées que de pensée, de
philosophie, d’idéologie, de langage ou de discours politique. Évidemment, il y a un
enjeu dans le choix de mots, mais je voudrais commencer par énoncer mon point de vue
là-dessus. D’abord, deux thèses : a. en politique, les mots ont une importance cruciale, les
mots sont des armes, des signaux que l’on envoie, etc.; plus précisément, les signifiants
ont une importance et d’autant plus que la relation avec les signifiés peut être ambiguë
ou complexe; b. en science politique, ou plus généralement dans le travail scientifique, ou
savant (ou «scholarly»), le choix des mots – des signifiants – n’a aucune importance
intrinsèque; ce qui compte, ce sont les relations entre les signifiés et on souhaite que
celles-ci soient les plus claires et les plus simples possibles. Bien entendu, je suis
conscient que les mots jouent un rôle majeur dans les débats universitaires, mais,
justement, on est là dans la «politique» universitaire, où les mots sont des armes, des
signaux, etc. Mais on doit dissocier la validité de l’explication et les critères qui
permettent d’en juger de la rhétorique au moyen de laquelle on exprime cette explication
(ou à l’aide de laquelle on en critique une autre) et on cherche à convaincre. J’arrive d’un
colloque où j’ai écouté une douzaine de communications qui étaient placées sous le signe
d’un concept sociologique à la mode en ce moment, le «boundary object». Le «boundary
object» est en fait «quelque chose», une pratique, un artefact, qui se constitue dans un
domaine et est éventuellement exporté dans un autre. Des exemples : les mesures de la
pauvreté, les concepts de développement humain et de «capabilities», les indicateurs de
performance dans la santé, dans l’éducation ou dans la planification des horaires de
chemins de fer, etc. À première vue, c’est intéressant, mais j’ai fait un petit test : dans à
peu près toutes les communications, je rayais les mots «boundary object»; si la
communication contenait par ailleurs des données empiriques ou des observations
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intéressantes en soi, je ne perdais rien; s’il n’y en avait pas, il ne restait évidemment rien.
Tout ceci pour dire qu’il ne faut pas ici s’attacher trop (autrement que si on s’intéresse
aux usages de la rhétorique universitaire) aux mots idées, pensée, philosophie politiques,
etc.
2. Dans le livre, je distingue trois courants, ou trois écoles ou trois approches, une que
j’illustre par le courant straussien, mais qui ne se réduit pas à lui, l’autre que l’on pourrait
identifier – mais encore une fois ne se réduit pas – au marxisme, et un troisième, qui
regroupe ce qu’on a appelé l’école de Cambridge, avec pour figure centrale Quentin
Skinner, mais ici encore ne s’y limite pas (la compatibilité ou l’affinité avec la sociologie
d’inspiration bourdieusienne est par exemple assez nette [L’ontologie politique de Martin
Heidegger, par exemple, se lit bien à la lumière des critères de Skinner et ce dernier a été
invité au Collège de France par Bourdieu, d’ailleurs]). Ces approches n’épuisent
évidemment pas le champ des possibles, mais la justification de la tripartition repose sur
le fait que ce sont des courants constitués, qui font école, qui sont parfois fortement
institutionnalisés. L’étude des idées politiques est en fait une activité fortement
institutionnalisée, où la logique propre à l’enseignement pèse sans doute autant que celle
de la recherche. Ainsi, Skinner co-dirige deux collections à Cambridge University Press :
l’une, qui réédite, avec un appareil de commentaires, les principaux textes de l’histoire de
la pensée politique, comporte une centaine de volumes à ce jour ; l’autre, Ideas in
Context, qui publie des analyses, compte près de 75 volumes. La collection Cambridge
History of Political Thought, dirigée par des gens proches de lui, couvre maintenant toute
l’histoire de la pensée politique (Greek and Roman, Medieval 350-1450, 1450-1700,
Eighteenth Century, Twentieth Century), sauf le 19e siècle. J’ai par ailleurs identifié dans
la base de données Pro-Quest, qui répertorie les thèses et mémoires de la plupart des
universités nord-américaines, 27 thèses qui faisaient mention de Skinner dans leur résumé
pour la période 1980-2006. Si on lit le résumé, on voit qu’il s’agit presque toujours d’une
référence méthodologique. Bien que le site straussian.net ait cessé de fonctionner le 11
avril dernier, je n’ai pas besoin de parler longtemps du courant straussien, à la fois
structuré et divisé et qui a fait l’objet d’une vaste littérature (pour Strauss, je trouve 69
thèses, étalées entre 1962 et 2006, mais 30 sont des thèses sur Leo Strauss comme
philosophe politique [le nom est dans le titre], ce qui n’est jamais le cas avec Skinner).
L’idée est que ces approches pèsent lourd notamment parce qu’elles disposent de moyens
matériels, de réseaux, etc. pour se propager et donc constituer des positions dans un
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champ. Curieusement, c’est moins vrai du courant «marxiste», qui apparaît moins
structuré et moins vigoureux. On peut cependant identifier un corpus assez considérable
d’écrits (Neal Wood, etc.) que l’on peut rattacher à cette position. Il faudrait aussi prendre
en compte le fait que les idéologies politiques étant secondaires, leur étude attire moins
ceux qui se réclament de cette position.
3. Je voudrais maintenant contraster très schématiquement ces trois approches dans le
petit tableau suivant :
Tradition
(straussisme)
La philosophie
Thèse
fondamentale politique explique
l’histoire politique
Contexte
Corpus de la
philosophie politique
Rupture tradition/
modernité
Méthodologie Herméneutique, lire
entre les lignes
(ésotérisme/exotérisme)
Profit moral
Structures
sociales
(marxisme)
Les idéologies sont une
rationalisation des intérêts
socio-économiques
Histoire sociale et
économique
Transformations
socio-économiques
Homologies/analogies
entre idéologies et
position sociale
Développer la prudence Dévoiler les illusions
et la sagesse
Langages
politiques
(Cambridge)
Le langage
politique
structure les
conflits
politiques
Luttes pratiques
et langages
politiques
Reconstituer les
idiomes,
rhétoriques,
vocabulaires et
grammaires
politiques
Prendre une
distance vis-àvis nous-mêmes
4. Un petit exercice que je me suis amusé à faire a consisté à comparer deux séries
provenant de la première et de la troisième approche, soit la liste des auteurs étudiés dans
l’ultime version de l’histoire de la philosophie politique (HPP) de Strauss et Cropsey et
celle des auteurs dont on a publié des textes dans la série Cambridge Texts in the History
of Political Thought. Je n’ai malheureusement pas trouvé d’instrument comparable pour
le deuxième courant. Il va de soi que cette comparaison est problématique, dans le sens
où la liste de HPP est fermée et celle de CTHPT, ouverte. Toutefois, on peut tirer de cela
4
certains enseignements, comme on le verra. Dans le prochain tableau (qui suit un ordre
approximativement chronologique), les noms en gras sont ceux des auteurs qui figurent à
la fois dans HPP et dans le catalogue de CTHPT; les noms en caractères réguliers sont
ceux qu’on trouve seulement dans HPP et ceux en italique seulement dans CTHPT.
From Homer to Sophists
Thucydides
Plato
Xenophon
Aristotle
Cicero
Seneca
St. Augustine
Alfarabi
Moses Maimonides
St. Thomas Aquinas
Salisbury
Marsilius of Padua
Ockham
Nicholas of Cusa
Fortescue
Dante
Machiavelli
Guicciardini
Luther
Calvin
Conciliarism and
papalism
Radical Reformation
Vitoria
More
Margaret Cavendish
Christine de Pise
Hooker
Knox
Bacon
Grotius
Bodin
Dutch Revolt
James VI
Loyseau
Fletcher Harrington
Hobbes
Lawson
Baxter
Mary Astell
Descartes
Vico
Milton
Levellers
Filmer
Spinoza
Bayle
Sidney
Locke
Bolingbroke
Price
British
Enlightenment
Pufendorf
Montesquieu
Diderot
Hume
Fénelon
Rousseau
Kant
Blackstone
Beccaria
Smith
Franklin
Jefferson
The Federalist
Paine
Burke
Priestley
Maistre
Wollestonecraft
Bentham
Malthus
Constant
Fourier
Comte
Stirner
Austin
Thoreau
German
Romantics
James Mill
Hegel
Hess
Proudhon
Tocqueville
John Stuart
Mill
Marx
Bakunin
Nietzsche
Kropotkin
Morris
Arnold
Spencer
Bernstein
Sorel
Bagehot
Maitland
Tönnies
British Idealists
Hobhouse
Weber
Gramsci
Dewey
Husserl
Heidegger
Strauss
Ce tableau révèle tout de même une orientation très nette du travail entrepris par «l’école
de Cambridge», qui est de restaurer toute une série d’épisodes oubliés de l’histoire de la
pensée politique au profit du «canon» restreint des grands auteurs. La présentation qui est
présentée en tête de chaque volume de la série «Ideas in Context» est particulièrement
révélatrice à cet égard :
The books in this series discuss the emergence of intellectual traditions and
related new disciplines. The procedures, aims and vocabularies that were
generated will be set in the context of the alternatives available within the
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contemporary frameworks of ideas and institutions. Through detailed studies
of the evolution of such traditions it is hoped that a new picture will form of
the development of ideas in their concrete contexts.
Voici maintenant la publicité d’un ouvrage de la série, qui exprime clairement la valeur
accordée à la reconstitution de textes et de traditions jusqu’ici restées dans l’ombre :
• Examining a wide range of sources, from rhetorical handbooks to
Parliamentary speeches and manuscript miscellanies, Dr Colclough
demonstrates how freedom of speech was conceived positively in the period
c. 1603–1628, rather than being defined in opposition to acts of censorship.
• Covers a critically neglected subject
• Recovers a tradition of argument about freedom of speech that has been
obscured, treating both local context and the longer tradition, and reaching
back to classical sources
(D, Colclough, Freedom of Speech in Early Stuart England)
Voici d’autres résumés, qui m’apparaissent tout aussi révélateurs :
• Machiavelli and Empire combines close textual analysis of The Prince and
The Discourses with a broad historical approach, to establish the importance of
empire-building and imperial strategy in Machiavelli’s thought. The primary
context of Machiavelli's work (…) is not the mirror-for-princes genre or
medieval and Renaissance republicanism in general, but a tradition of
Florentine imperialist republicanism dating back to the late thirteenth-century,
based on the twin notions of liberty at home and empire abroad. Weaving
together themes and topics drawn from contemporary Florentine political
debate, Medicean ritual and Renaissance triumphalism, this study explores how
Machiavelli in his chancery writings and theoretical works promoted the long
standing aspirations of Florence to become a great and expanding empire,
modelled on the example of the ancient Roman republic. This is a distinctive
and important work.
(M. Hörnqvist, Machiavelli and Empire)
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• The Greek Tradition in Republic Thought completely rewrites the standard
history of republican political theory. It excavates an identifiably Greek strain
of republican thought which attaches little importance to freedom as nondependence and sees no intrinsic value in political participation.
(E. Nelson, The Greek Tradition in Republican Thought)
• The book challenges the dominant account that republicanism played no
positive role in English political thought before the Civil War.
• It analyses a large body of political literature, excavating little-known texts
and taking a fresh look at some of the well-known ones.
(M. Peltonen, Classical Humanism and Republicanism in English Political Thought,
1570–1640)
• Richard A. Primus examines three crucial periods in American history (the
late eighteenth century, the civil war and the 1950s and 1960s) in order to
demonstrate how the conceptions of rights prevailing at each of these times
grew out of reactions to contemporary social and political crises. His innovative
approach sees rights language as grounded more in opposition to concrete
social and political practices, than in the universalistic paradigms presented by
many political philosophers.
(R. A. Primus, The American Language of Rights)
5. De ces exemples, je tire quelques caractéristiques importantes de l’apport de ce courant
et de ceux qui travaillent dans la même direction :
a) Il y a une dimension empirique importante en histoire des idées politiques : on
doit travailler à recouvrer des traditions, des langages, des «univers linguistiques» que les
vicissitudes ont parfois rendus méconnaissables ou invisibles, ou encore ont hypostasié.
L’histoire est complexe, diverse, elle ne suit pas une trame unique et les «résumés
philosophiques» de l’histoire sont un mauvais guide. Il faut nécessairement sortir du
«canon». Même si l’on choisit de travailler sur des textes connus, c’est à la lumière des
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langages dans lesquels ils s’insèrent ou contre lesquels ils se sont constitués qu’il faut les
interpréter. Un bon exemple de cela nous est fourni par les travaux de Marc Crapez, un
jeune politologue/historien français qui a beaucoup travaillé sur la genèse du concept de
«gauche». L’histoire du marxisme gagnerait, par exemple, à être récrite de manière moins
auto-référentielle, moins téléologique et, disons, moins naïve qu’elle ne l’a été jusqu’ici
(il y a quelques exemples de cela, par exemple le livre de S. Marcus, Engels, Manchester
and the Working Class, qui situe le livre d’Engels sur les classes laborieuses dans un
genre alors florissant). Autrement dit, ceux qui font l’histoire des idées politiques doivent
se faire historiens, avec tout ce que cela implique sur le plan du métier (travail dans les
archives, reconstitution du sens des mots, etc.) : «The truth is out there» !
b) Le révisionnisme est une seconde nature, promue au rang de vertu. On a vu,
dans les exemples que j’ai donnés tout à l’heure, que le révisionnisme n’est pas seulement
une posture à l’endroit du «canon» et de l’approche philosophique elle-même (voir la
mention du livre de Primus plus haut), mais aussi présent au sein du courant lui-même
(comme on l’a vu avec l’exemple du livre sur Machiavel évoqué plus haut).
c) Un troisième point a trait au «profit moral» que j’évoquais plus haut. Si l’on
adopte une vue complexe et contextualiste de l’histoire des idées politiques plutôt que de
la réduire à une trame unique comme la montée en force du libéralisme, une des
conséquences, il me semble, est que cela devrait nous prémunir contre les effets de ce que
j’appelle le présent-centrisme, i.e. l’idée, très répandue, suivant laquelle nous
bénéficierions aujourd’hui, le 24 mai 2007, d’une position privilégiée à partir de laquelle
nous pourrions juger les valeurs du passé. Ce qu’une histoire contextualiste des idées
politiques montre plutôt, c’est que les idées et les valeurs changent beaucoup, que tout
passe (et dans certains cas revient) et que nos propres points de vue risquent tout autant
que ceux de nos prédécesseurs de relever d’un certain «esprit de clocher». Devant les
divers formes d’hubris qui se succèdent (on a connu la marxiste, la néo-libérale, la néoconservatrice, les nationalistes, les technologiques), une histoire contextualiste invite à la
sobriété, ce qui n’est nullement négligeable.