Traces des Amériques - Petit
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Traces des Amériques - Petit
Traces des Amériques « Dame Pied d’Alligator, mère nourricière à Pomoy » Panneau en pierre calcaire, restes de pigments rouges H. 170 cm, larg. 82 cm, prof. 8,5 cm Civilisation maya Chiapas, Mexique Classique récent (600-800 apr. J.-C.) © Photo : Roger Asselberghs, Bruxelles La face sculptée de ce panneau représente une femme vêtue du costume « en treillis ». Cette tenue, très fréquente dans l’iconographie de la période classique, se compose de trois éléments caractéristiques : une jupe ou une tunique en treillis, une ceinture ornée d’une gueule du poisson mythique xok dont la mâchoire inférieure est remplacée par un coquillage spondyle (huître épineuse) et une coiffe formée d’une créature au long nez surmontée ici de ce qu’on appelle un « serpent orné », une tête de serpent recourbée très stylisée, décorée d’une rangée d’éléments tubulaires. Le motif en treillis symbolise la surface de la terre. Il décore notamment la carapace de la tortue, symbole terrestre répandu dans toute la Mésoamérique. On retrouve l’animal au centre de mythes, dont il existe de nombreuses versions provenant de diverses régions, qui relatent l’émergence du maïs. Cette naissance se situe généralement en milieu aquatique. Un récit totonaque de la côte du golfe du Mexique nous conte par exemple qu’une tortue d’eau recueillit sur son dos de la farine de maïs amère qui avait été jetée dans la rivière. Puis elle disparut dans sa cachette. Après plusieurs jours, la farine devint le jeune maïs sous la forme d’un enfant. Comme l’enfant grattait la carapace, la tortue énervée finit par le déposer sur la rive. Dans une autre variante, le jeune dieu tisse un châle sur le dos de la tortue quand elle dit souffrir de démangeaisons. Ce châle est censé symboliser la couverture végétale que la déesse terre porte sur son dos et ses épaules. La femme incarne donc ici la terre fertile et nourricière qui donne naissance au maïs. Sa jupe représente la tortue/terre avec laquelle elle partage le motif à treillis. Le poisson xok de sa ceinture évoque le cadre aquatique de la naissance de la plante et rappelle que, dans plusieurs versions du mythe, le jeune maïs s’est d’abord transformé en poisson. Le « monstre nénuphar » (on ne voit que la moitié de sa gueule dans le coin inférieur gauche de la stèle) et les bulles derrière les pieds de la dame soulignent d’ailleurs ce milieu aquatique. Le « serpent orné » de la coiffe symbolise quant à lui l’épi de maïs. Le costume est fréquent dans l’iconographie monumentale où il est généralement porté par des femmes, souvent la mère du souverain. Elles peuvent tenir en main un long serpent et les rares textes qui se rapportent directement à l’image mentionnent parfois une danse. De fait, un jambage de Palenque figurant deux individus vêtus du costume en treillis et tenant en main un long serpent évoque une danse du serpent liée à la fertilité connue chez les Quiché des hautes terres du Guatemala et les Totonaques de la côte du golfe. La pose maniérée des bras de notre dame fait en effet penser à une danse que son costume désigne comme étant liée à la fertilité. L’inscription se compose de vingt-quatre glyphes, répartis en trois passages. Le premier, en haut à gauche, désigne la femme représentée sur le panneau. On commence la lecture par le haut avec un titre féminin non encore déchiffré. Les deux glyphes suivants nomment la dame. Elle s’appelle ix ok ayiin, ou « dame Pied d’Alligator ». Les deux derniers glyphes se lisent de gauche à droite et nous apprennent d’où elle vient. Elle est une ix ajaw, une « dame noble », d’une citéÉtat nommée Pomoy. La ville de Pomoy n’a pas encore été identifiée sur le terrain mais elle est mentionnée dans les inscriptions de Tonina, située à l’ouest du territoire maya, non loin de Palenque. Pomoy était ennemie de Tonina et, semblet-il, alliée à la puissante ville de Calakmul. Les deux autres passages sont sculptés dans un relief moins prononcé et concernent les auteurs du monument. Ils se lisent également de haut en bas. Le premier, à gauche, s’ouvre par l’expression yuxul (lecture incertaine), « la sculpture de », suivie du nom et du titre de l’artiste. Il se nomme kan ajaw aj ox te k’uh, « 4 Ajaw, celui des Trois Dieux ». 4 Ajaw est un nom lié au calendrier (Ajaw est un des jours du tzolk’in, le calendrier de deux cent soixante jours) comme on en trouve beaucoup en Mésoamérique mais peu, paradoxalement, chez les Mayas. Oxte’k’uh (« Trois Dieux ») est un site encore non localisé mais on sait qu’il était dans la sphère d’influence de Palenque. Le passage se poursuit avec le quatrième glyphe yaj naab’, traduit librement par « l’artiste de ». Viennent ensuite les nom et titres du commanditaire du monument, noble dame Pied d’Alligator. Le texte à droite du panneau commence également par l’expression yuxul, suivie de nouveau par les nom et titres du sculpteur. Il se nomme cette fois Akuul (2e glyphe). Les signatures d’artistes ne sont pas rares dans l’art maya ; on les trouve surtout au Classique récent sur les céramiques, les sculptures, les peintures murales et dans l’architecture. Sur les monuments, ces signatures sont incisées ou gravées dans un relief moins prononcé ; c’est le cas de ce panneau dont la technique de taille fait nettement ressortir le texte relatif au personnage principal. Plusieurs artistes pouvaient participer à l’élaboration d’une même œuvre ; ici, nous en avons deux : 4 Ajaw et Akuul. Texte : Geneviève Le Fort Traces des Amériques La capac hucha : sacrifices et offrandes chez les Incas Figurine-offrande féminine Argent, textile et plumes H. 21 cm, larg. 8,5 cm Culture inca Andes centrales, Pérou Horizon récent (1450-1533 apr. J-C.) © Photo : Hugues Dubois, Bruxelles Lors des grands désastres (mort de l’Inca, tremblement de terre, sécheresse, épidémie, etc.) ou des grands changements (succession, passage d’une année agricole à l’autre), des villages des quatre coins du territoire envoient des jeunes enfants à Cuzco, la capitale de l’empire, pour le rituel de la capac hucha. Les enfants, la plupart âgés de six à dix ans, doivent être beaux et sans défaut. Ils rejoignent Cuzco, accompagnés de prêtres et de représentants de leurs villages, en empruntant les routes impériales. Dans la capitale, ils honorent les dieux et l’Inca. Les garçons et les filles sont aussi symboliquement mariés. Ils reprennent ensuite la route vers leur village et le lieu de leur sacrifice. La procession est ouverte par les dignitaires de l’Inca qui portent les statues et les offrandes. Ils évitent cette fois les chemins tracés et tout contact avec la population pour voyager en ligne droite à travers un paysage parfois difficilement praticable. La distance ainsi parcourue peut atteindre des centaines de kilomètres et le voyage durer des semaines. Arrivé dans son village, l’enfant est fêté avant de reprendre la route vers le lieu du sacrifice, un endroit choisi du paysage. Il est alors drogué avec de la chicha (bière de maïs) et enterré, parfois vivant, avec des offrandes. Ainsi peut-on reconstituer le rituel de la capac hucha d’après les sources coloniales. Depuis quelques décennies cependant, l’archéologie vient affiner nos connaissances. Des découvertes spectaculaires ont notamment révélé des offrandes sacrificielles sur des sommets andins perchés à quelque 6000 mètres d’altitude ! Ces momies d’enfants sacrifiés entourées d’offrandes constituent les plus hautes sépultures au monde. Le mobilier funéraire, toujours inca, comprend des figurines humaines en or, en argent, en cuivre et en coquillage, des lamas miniatures dans des matériaux identiques, de la vaisselle en métal précieux et en terre cuite, ainsi que des petits sacs en tissu couverts de plumes contenant des feuilles de coca. Les figurines sont généralement vêtues d’étoffes et coiffées de plumes, comme l’exemplaire exposé ici. Elles viennent souvent par paires. Ainsi, la figurine en argent de la collection Janssen est couplée avec une autre en coquillage. Les enfants eux-mêmes sont parfois enterrés en couple, un point qui renvoie peut-être à leur mariage symbolique à Cuzco. Le rituel est important tant sur le plan religieux que sur le plan socio-politique. Il marque les moments décisifs de l’empire, comme il assure santé et longue vie à l’Inca et garantit de bonnes récoltes. Il sert aussi à sanctifier et ainsi contrôler le paysage. Les multiples huacas ou lieux sacrés (montagnes, sources, ou tout aspect particulier de la topographie), notamment ceux qui abritent les enfants sacrifiés, constituent autant de bornes d’une géographie sacrée très organisée. Les sites fouillés en Équateur et en Argentine montrent que les enfants étaient déposés jusqu’aux frontières du vaste territoire inca, marquant ainsi la limite entre le monde civilisé et les terres sauvages. Le rituel était donc lié à la politique d’expansion territoriale. Mais la capac hucha sert aussi à resserrer les liens entre les régions périphériques et la capitale. Avec leurs enfants, les quatre régions du monde inca convergent régulièrement vers la capitale avant de repartir vers des destinations souvent éloignées. Les pèlerinages réguliers vers les lieux saints renforcent également les liens entre Cuzco et la périphérie. Enfin, le rituel permet de consolider les contacts entre l’Inca et ses sujets et d’établir une relation de réciprocité ou de dépendance mutuelle entre les villages et la capitale. Un chef local qui offre un enfant en sacrifice à Cuzco (capac hucha signifie « obligation royale ») se verra promu dans l’échelle sociale. Et l’enfant dans tout cela ? Il faut au moins espérer que la quantité de chicha absorbée l’aura plongé dans un état d’inconscience comateuse à l’approche de la mort. Dans l’esprit inca cependant l’enfant ne meurt pas : il rejoint les ancêtres qui veillent sur les villages depuis les sommets. La mort n’est pas une fin mais un honneur. En témoignent les paroles prononcées par une jeune fille promise au sacrifice lors du retour dans son village ; elle déclarait : « Vous pouvez en finir avec moi maintenant car je ne pourrais pas être plus honorée que je ne l’ai déjà été par les fêtes qu’ils ont célébrées pour moi à Cuzco. » Sources : Colin McEwan et Maarten van de Guchte : Ancestral Time and Sacred Space in Inca State Ritual. In : The Ancient Americas. Art from the Sacred Landscapes : 359-371, R. F. Townsend gen. ed., The Art Institute of Chicago et Prestel Verlag, Munich, 1992. Johan Reinhard : The Ice Maiden. Inca Mummies, Mountain Gods, and Sacred Sites in the Andes. National Geographic, 2005. Texte : Geneviève Le Fort Traces des Amériques Le jeu de balle mésoaméricain Yugo (joug, ceinture de jeu de balle) Pierre H. 11 cm, long. 39 cm, larg. 34 cm Veracruz, côte du golfe, Mexique Classique récent (600-900 apr. J.-C.) © Photo : Roger Asselberghs, Bruxelles Pratiqué dans toute la Mésoamérique précolombienne, le jeu de balle oppose sur un terrain deux équipes autour d’une balle en caoutchouc plein pesant jusqu’à trois kilos. Les Espagnols découvraient avec intérêt et étonnement, dès la fin du XVe siècle déjà, cette nouvelle matière aux qualités élastiques prometteuses. Le jeu est attesté dès l’époque préclassique (env. 2500 av. J.-C. – 250 apr. J.-C.) et est toujours vivace aujourd’hui, notamment dans le nord-ouest mexicain. Le plus ancien terrain connu, situé dans la région de Mazatan sur la côte Pacifique de l’État mexicain du Chiapas, date d’environ 1500 av. J.-C. Une balle en caoutchouc de la même époque trouvée en terre olmèque sur la côte du golfe du Mexique prouve que la pratique était déjà bien répandue. Le grand nombre de terrains recensés (plus de mille cinq cents) témoigne de l’importance de ce jeu dans la société préhispanique. Un même site compte souvent plusieurs terrains : dix-sept à El Tajin dans l’État du Veracruz et au moins vingt-quatre à Cantona dans l’État de Puebla ! Grand ou petit, le terrain est généralement un espace oblong délimité par des structures latérales formant un talus à l’inclinaison variée, parfois décoré de bas-reliefs. Les extrémités du terrain sont ouvertes ou fermées, donnant alors à l’ensemble la forme d’un I. Le tout est parfois enfoncé dans le sol. Les anneaux attachés au centre des talus servent de buts. En pays maya surtout, des marqueurs sont disposés aux extrémités et au milieu du terrain ou fixés aux parois latérales. Le plus grand terrain de jeu de balle mésoaméricain, et un des plus célèbres, se trouve à Chichen Itza dans le Yucatan avec une aire de jeu mesurant 146 mètres de long sur 36 mètres de large. Le but du jeu, semble-t-il, est de projeter la balle avec les hanches et les fesses essentiellement et de la lancer dans le camp de l’équipe adverse. La faire traverser un anneau constitue une prouesse qui marque la victoire immédiate. L’équipement comporte un yugo ou joug (sorte de ceinture fixée autour des hanches) auquel peuvent s’attacher une hacha ou hache et une palma ou palme, deux objets liés au sacrifice humain. On trouve également diverses protections pour la tête, les bras, les mains, le torse, les genoux. De nombreuses répliques en pierre de ces accessoires nous sont parvenues, notamment de la côte du golfe du Mexique et de la côte Pacifique du Guatemala à l’époque classique (env. 250-900 apr. J.-C.). Elles n’étaient certainement pas portées durant la partie mais plutôt lors des cérémonies liées au jeu. Il est également possible qu’elles aient servi à mouler le cuir dont sont faits les accessoires portés par les joueurs. Au-delà de son aspect sportif et divertissant, le jeu de balle tient une place importante dans la vie économique, sociale et politique des anciens Mésoaméricains. Il est souvent l’occasion de grands rassemblements qui favorisent l’activité économique et offrent un cadre aux nombreuses réjouissances permettant de sceller des alliances. Il joue également un rôle essentiel dans la vie religieuse. Le terrain de jeu de balle en effet constitue un accès vers l’inframonde. Dans le Popol Vuh (récit mythique consigné à l’époque coloniale par les Indiens Quiché des hautes terres du Guatemala, mais dont le contenu remonte à l’ère précolombienne), il sert de cadre à l’affrontement entre les héros et les seigneurs de l’inframonde. Gagner le jeu signifie vaincre les forces de l’inframonde et donc maintenir ordre et équilibre au sein de l’univers. Garant de l’ordre cosmique, le roi doit dominer le jeu de balle et rejouer régulièrement la victoire des héros sur les forces du mal. Le jeu est aussi lié à la fertilité. L’iconographie associée au jeu de balle regorge d’images de sacrifices humains, souvent par décapitation. Ainsi à Chichen Itza, un bas-relief montre un joueur décapité, un genou à terre en signe de soumission. De son cou tranché jaillissent des serpents symbolisant la fertilité. Face à lui, le vainqueur tient encore la tête coupée et le couteau sacrificiel. La balle, placée entre les deux joueurs, est décorée d’un crâne. Les vaincus, généralement des prisonniers de guerre, peuvent donc être sacrifiés aux dieux pour garantir de bonnes récoltes. La hacha, qui représente souvent des profils humains, renvoie à ce sacrifice par décapitation. Sources : Ted J. J. Leyenaar, Ulama. Jeu de balle des Olmèques aux Aztèques. Musée Olympique, Lausanne, 1997. E. Michael Whittington (ed.), The Sport of Life and Death : The Mesoamerican Ballgame. Thames and Hudson, Londres, 2001. Texte : Geneviève Le Fort