Roland de Lassus, musicien

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Roland de Lassus, musicien
Roland de Lassus, musicien
Mesdames,Messieurs,
Chers amis,
Permettez-moi tout d’abord de remercier l’Orchestre de Chambre de Wallonie qui a son siège
à Mons, pour nous avoir permis d’entendre la musique de Roland de Lassus. L’œuvre qui
vient d’être interprétée, Petit Livre de Mélanges (deux chansons galantes, trois chansons
spirituelles, trois chansons gaillardes) est une transcription due à l’éminent musicologue,
Robert Wangermée. Le Petit Livre de Mélanges évoque les titres des grands recueils publiés
du vivant de Roland de Lassus où l’on trouve des pièces relevant des genres les plus divers.
Adaptés à l’ensemble des cordes, ce qui, comme tel, n’était pas encore usité à l’époque, nous
y trouvons rassemblées des pièces qui témoignent de l’esprit, de la manière et de la diversité
du maître montois.
Au fil des mois notre cycle de conférences se sera affirmé. Je veux dire que non seulement
vous êtes de plus en plus nombreux à participer à ce rappel de ce que fut notre histoire au
travers de l’œuvre de quelques grands artistes, mais je veux aussi indiquer, en déclarant que
notre cycle s’est affirmé, que des thèmes récurrents sont apparus et que des époques se sont
distinguées : importance de l’Eglise et de la foi chrétienne, rôle décisif de la Renaissance,
tensions sociales du XIXème siècle ainsi que les dérives totalitaires, nazie, fasciste et
communiste du XXème siècle. Tout cela saisi au travers d’attaches originelles et singulières
sur le lieu même d’une ville et d’un territoire : Mons et la région monto-boraine.
La Renaissance, nous allons y être reconduits avec d’autant plus de facilité et d’à propos que,
d’une certaine manière nous n’en sommes jamais sortis. En effet les valeurs fondamentales
qui caractérisent notre civilisation européenne et notre démocratie présente ont été forgées,
souvent d’ailleurs au risque de leur vie, par des personnes ayant vécu cette époque
d’exception qui succéda au Moyen-Age. Epoque où l’humaniste et réformiste Ulrich von
Hutten (1488-1523) écrit : « La science prospère, les esprits se heurtent de face, c’est un
plaisir de vivre » 1 .
Confiance en la science, confiance en l’esprit humain, en l’être humain sous toutes les formes
que revêt son activité : littéraire (j’en ai parlé à propos de Cervantès), artistique (nous avons
étudié Dubroeucq et évoqué Giotto), scientifique (les noms de Galilée et de Descartes ont été
cités), mais aussi bien entendu, politique et religieuse.
La grande leçon politique de la Renaissance nous a été enseignée pour la première fois par
Machiavel, qu’il faut cesser d’assimiler au diable et le lire au contraire comme un fondateur
de la démocratie libérale. Cette leçon c’est la séparation de l’Eglise et de l’Etat. En
démocratie, la politique est une puissance, une cratie qui vient du peuple, du démos et non de
dieu, du théos. Il ne s’agit pas d’une théocratie.
Cette leçon, Mesdames, Messieurs, qui sera amplifiée par John Locke dans sa Lettre sur la
Tolérance, est peut-être de nos jours, pour la première fois depuis très longtemps, l’objet, non
pas encore d’une remise en question, mais de coups de pique auxquels les démocrates se
doivent d’être attentifs et intraitables.
Vous pourriez penser que nous sommes à nouveau dans le champ du politique et loin de la
musique, et plus précisément de la musique de celui dont le portrait rayonne sur les grilles de
notre théâtre, en haut de la Grand Place, à quelques mètres de l’Hôtel de Ville, à savoir
Roland de Lassus. Vous pourriez le penser, mais vous ne le ferez pas. Car, du moins je le
crois, si quelque chose a pu être mis en évidence durant les séances précédentes c’est bien la
complexité de la vie, une vie qui n’est jamais solitaire, mais toujours vécue en commun, une
vie avec-les-autres (un « avec » qui peut être un contre-les-autres ou un pour-les-autres).
1 Cité par Ernst Bloch, in Philosophie de la Renaissance, trad. P.Kamnitzer, Paris, Payot, 1974, p.5
Il n’y a pas la musique dans une pièce et la politique dans une autre ; il n’y a pas la religion à
l’étage et l’économique dans la cave. Notre vie est commune, complexe. C’est une maison,
pas un entrepôt. Notre façon d’habiter le monde et la manière dont tout se dispose, interfère et
communique constitue précisément ce que l’on appelle la culture, le culturel, les valeurs qui
sous-tendent notre comportement, notre activité, notre jugement. Notre civilisation.
De ces liens, par exemple de ceux existant entre musique et politique, je pourrais avancer une
multitude d’exemples et de modalités : musique de prestige, musique militaire, hymnes
nationaux… je m’en tiendrai à Roland, ou Orlando comme les Italiens vont s’empresser de
l’appeler. Jamais il ne serait devenu l’un des plus grands musiciens de tous les temps si la
politique ou plus exactement la guerre, qui est selon une formule célèbre la continuation de la
politique par d’autres moyens, n’était pas venue le chercher à Mons. C’est en effet un
Commandant d’armée de Charles-Quint, Ferdinand de Gonzague, Vice-Roi de Sicile qui
emporta le jeune garçon en Italie où ses dons musicaux allaient trouver la nourriture
nécessaire. Il l’a peut-être même tout simplement enlevé, à en croire ce que nous rapporte un
certain Quickelberg, bibliothécaire de la cour de Bavière. Chargé de rédiger une notice
biographique pour une encyclopédie, Quickelberg avait en effet eu le privilège, vers 1565,
« d’intervieuwer » son collègue le célèbre maître de chapelle Orlando de Lassus. J’utilise le
terme intervieuwer à dessein, car à l’époque, notre compatriote, notre « pays » comme on dit,
était une authentique vedette. Le sieur Quickelberg nous apprend que le jeune Roland « Par
trois fois avait été enlevé par rapt à son école où il fut ramené grâce au zèle diligent de ses
honnêtes parents : or, la troisième fois, il ne rejoignit pas l’école » 2 . Charles-Quint en effet
s’était rendu dans nos murs, fin septembre 1544, pour rendre visite à sa sœur Eléonore,
malade. Gonzague, qui l’accompagnait, cherchait un sopraniste pour sa chapelle de Sicile.
Ayant entendu parler d’un jeune Montois au timbre exceptionnel, il en profita. Cela peut
surprendre mais la pratique du rapt, comme le fait remarquer dans une récente monographie
Annie Coeurdevey, n’était pas rare à l’époque. Nous le verrons tout à l’heure, constituer une
chapelle était une manifestation de prestige, un acte politique, de représentation du pouvoir,
plutôt qu’un geste artistique. Or les meilleurs chanteurs étaient hors de prix.
Que musique et politique se rencontrent, il ne me paraît pas nécessaire de devoir trop le
rappeler dans un pays, la Belgique, qui est née d’une représentation lyrique, celle de la Muette
de Portici, d’Auber. Créée à Bruxelles le 12 février 1829, devant la famille royale hollandaise
au grand complet et reprise en ouverture de la saison 1830-1831, l’œuvre allait être interdite,
puis reprise le 24 août devant une foule massée dans le Théâtre royal de la Monnaie. A
chaque allusion « libératrice », l’enthousiasme gagna le public comme une lame de fond. Le
duo « Amour sacré de la patrie » fut chanté une seconde fois. Et lorsqu’au troisième acte,
l’acteur interprétant Masaniello s’écria « Aux Armes », le public l’acclama, interrompit le
spectacle et se rua hors du théâtre pour envahir la ville. La révolution était en marche. Le 12
septembre, le même acteur Lafeuillade chantait La Brabançonne : un pays, notre pays est né
dans la musique et par la musique.
Mais revenons-en à la Renaissance et à la notion sur et à partir de laquelle celle-ci va se
déployer : le travail. « L’homme nouveau travaille, écrit Ernst Bloch, il n’a plus honte de
travailler. L’interdit que la noblesse avait jeté sur le travail est levé ; on assiste à la naissance
de l’homo faber qui transforme le monde par son activité » 3 . L’homme a pris conscience que
c’est lui qui crée l’Histoire. Cette conscience il l’a acquise, notamment à travers l’œuvre
d’art : c’est l’époque où l’on commence, comme je l’ai rappelé, à propos de Giotto, à
s’intéresser au nom même de l’artiste et à sa signature.
Or, poursuit Ernst Bloch, « il est particulièrement instructif que cette tendance nouvelle
apparaît dans les structures d’un art aussi éthéré et ésotérique que la musique », et Bloch
2 Annie Coeurdevey, Roland de Lassus, Paris, Fayard, 2003.
3 Ernst Bloch, op. cit., p.6
d’insister en particulier sur l’apparition de la mélodie chantante et sur l’invention du violon,
qui privilégient l’individualité au sein du groupe.
Mais n’allons pas trop vite. Prenons au contraire le temps de bien saisir, de bien percevoir
comment entre les murs de l’édifice religieux, entre les murs de l’architecture gothique, le
monde médiéval va basculer, quitter l’assise divine pour désormais s’articuler à l’humanité, à
l’être humain et ce, notamment, Mesdames, Messieurs, par la musique, par le talent de Roland
de Lassus. Car la théocratie chrétienne avait pu se déployer grâce à l’écoute attentive du
fidèle, une écoute favorisée par une musique et un chant où tout était codé. Or, certains
musiciens dont notre Roland de Lassus, vont faire éclater ces codes, à commencer par la
dominance exclusive du latin, favorisant par-là même le passage d’un monde créé par Dieu à
un monde créé par l’homme.
La musique chrétienne 4 s’est longtemps limitée au plain-chant, c’est-à-dire à une mélodie
recouvrant un nombre limité de degrés dans l’échelle musicale, avec une unité de temps
indivisible, ce qui communique au chant religieux cette grande impression de calme et
d’égalité d’humeur. De plus elle n’était pas accompagnée d’instruments. Ce qui la distingue
d’ailleurs du culte juif et des nombreux cultes païens qui eux faisaient un usage abondant des
instruments. Le plain-chant comme le mot l’indique, n’use que de la voix humaine. C’est
donc une musique strictement vocale, rigoureusement disciplinée et opposée aux
manifestations instrumentales profanes. L’Eglise se méfiait des instruments : « Elle savait fort
bien, écrit Emile Vuillermoz, qu’un outil musical est une clé qui ouvre des portes secrètes sur
des horizons inconnus » 5 . Les instruments de musique charriaient également trop d’images
des cultes païens, des amours saphiques et des orgies romaines. De plus les instruments sont
par définition très bruyants. Or, il faut se souvenir des premiers temps de la chrétienté, de
cette époque où condamnée, elle essayait de se perpétuer dans la clandestinité, en se
soustrayant à l’autorité civile romaine et en échappant aux diverses formes de répression.
Comme il n’existait pas de moyen d’écrire la musique, tout était transmis oralement. Ce n’est
donc que par le biais de recherches très savantes sur le culte lui-même que l’on a pu se faire
peu à peu une idée de ce qui était chanté. Issus du peuple juif, les premiers chrétiens ne se
sont pas immédiatement défait des pratiques de la synagogue et avaient pour pratique de
chanter ensemble des psaumes et des cantiques mais aussi des louanges à la gloire de dieu.
Nous savons d’après une source historique, Philon le Juif, que les premiers chrétiens
« composaient » des pièces musicales variées. Ces louanges étaient donc des compositions
ecclésiastiques nouvelles par rapport au texte des Ecritures, une forme plus populaire de
l’expression religieuse chantée de façon simple, sans fioritures ni arrangements. Il faudra
attendre la conversion de l’Empereur Constantin, vers 313, pour que des formes musicales
plus savantes fassent leur apparition.
Toutefois, et cela aura une importance capitale, dès cette époque l’Eglise n’a toléré la
musique que pour faciliter la réception de la foi et de son dogme. Il est hors de question pour
elle de permettre au fidèle d’écouter la musique pour elle-même et donc de tolérer la musique
profane. Quant à celle-ci, écrit Sabine Corbin « elle est formellement interdite à l’église ; son
emploi est jugé dangereux même en dehors du sanctuaire et l’on met les chrétiens en garde
contre elle » 6 . Le pape Grégoire 1er dit le Grand (540-604), était particulièrement attentif à la
musique accompagnant la liturgie. Il donna son nom au chant grégorien, chant liturgique
ayant une fonction dans le culte. Ce n’est pas un ornement mais le mode intangible, inviolable
sur lequel la parole sacrée est proclamée : unité de la musique, du texte latin et du moment
liturgique ne pouvant souffrir aucune altération. Unité qui se fait avec trois types de
4 Cf Solange Corbin, Musique chrétienne des premiers siècles : les plains-chants et le chant grégorien, in Histoire de la
musique, T.1, vol.1, Paris, Gallimard, Folio, p.647 et sq.
5 Emile Vuillermoz, Histoire de la musique, Paris, Livre de poche, p.17
6 Op. cit., p.652.
participants : les célébrants, la schola et les fidèles, chaque groupe remplissant une fonction
précise, hiérarchisée. Enfin la liturgie était elle-même intégrée au cycle annuel des fêtes et des
célébrations rituelles.
Pourquoi une telle attention ? Le christianisme est né dans le contexte judaïque. Il va donc
vouloir s’en distinguer rapidement. Si au début certaines pratiques demeurent, certains modes
mélodiques sont toujours requis, les chrétiens vont rompre avec les coutumes musicales du
Temple où la musique revêtait des formes bruyantes de même qu’ils veulent rompre avec les
cultes païens eux aussi très amateurs de rythmes prenants. L’Eglise va donc imposer un genre
musical qui lui restera propre : une musique presque uniquement spirituelle, n’ayant recours à
aucun instrument. A ce sujet, mais je m’avance peut-être, je crois qu’en plus des raisons
évoquées à l’instant, il a dû y avoir de la part des premiers chefs de l’Eglise, la volonté de ne
recourir qu’à la voix humaine, c’est à dire à ce qui, pour eux, était bel et bien la création de
Dieu, et non pas à des instruments visiblement créés par l’homme. A l’appui, je vous lis un
extrait d’un texte de Roland de Lassus lui-même : « Et puisque Dieu le Très Haut et le ToutPuissant a voulu être payé sur terre de ses immenses bienfaits, c’est premièrement par la voix,
le plus noble organe de l’homme, ensuite par les sons et les divers supports de divers
instruments que l’homme a exprimé sa piété et sa gratitude en les organisant en nombres et
proportions, de telle sorte que les sons, même variés et s’en allant dans toutes les directions,
s’assemblent néanmoins en une merveilleuse harmonie » 7 .
On pourrait s’interroger en ce cas sur les raisons d’une telle sévérité vis à vis des instruments
musicaux et pas vis-à-vis d’instruments ou d’outils servant à d’autres activités. A supposer
que mon interprétation soit probante, je crois que cela tient à la nature de la musique, à la
puissance exceptionnelle, mystérieuse, miraculeuse, je ne sais quel mot utiliser, qui est la
sienne de susciter l’émotion et de toucher les âmes. La musique, ne l’oublions pas, est appelée
l’art « divin » par excellence.
Sur ce thème, Claude Lévi-Strauss a dit des choses très justes dans ses analyses sur la pensée
mythique, laquelle fonctionnerait, selon lui, comme la musique. Je cite : « Que la musique soit
un langage, par le moyen duquel sont élaborés des messages dont certains au moins sont
compris de l’immense majorité alors qu’une infime minorité seulement est capable de les
émettre et qu’entre tous les langages la musique seule soit à la fois intelligible et intraduisible,
tout cela fait du créateur de musique un être pareil aux dieux, et de la musique elle-même le
suprême mystère de l’homme ». Baudelaire l’avait dit d’une autre façon : si chaque auditeur
ressent une œuvre d’une manière qui lui est propre, on constate que la musique suggère des
idées analogues dans des cerveaux différents. Autrement dit et avec les mots de Lévi-Strauss,
ce que la musique met en cause chez ceux qui l’écoutent, ce sont des « structures mentales
communes » 8 . La musique exerce donc une fonction de cohésion, de rassemblement du
groupe : nous frémissons, nous exultons ou nous pleurons à l’unisson. Phénomène connu,
sans pourtant que l’on puisse dire pourquoi, et que ne peut réaliser le langage. Nous
reviendrons tout à l’heure sur les raisons, liées à la langue latine, qui contraignaient l’Eglise
catholique à user de la musique, tout en sachant bien qu’elle jouait, passez-moi l’expression,
avec le diable. Ou encore, pour reprendre l’expression d’un grand surréaliste belge Paul
Nougé, en sachant bien que « la musique est dangereuse » 9 . Raison pour laquelle d’ailleurs
l’Eglise fut si sévère, si sourcilleuse à propos du moindre écart. En effet, la musique
rassemble, mais elle le fait par l’émotion, par les sens, par la sensibilité. Elle s’introduit
allégrement en chacun d’entre nous pour susciter une émotion commune, un sentiment de
coappartenance.
7 Roland de Lassus, cité par Annie Coeurdevey, op. cit., p.220.
8 Claude Lévi-Strauss, Le Cru et le cuit, Paris, Plon, 1964, p.35.
9 Paul Nougé, La musique est dangereuse,
La musique est un outil utile, mais tout autant une lame à double tranchant. Car ce pouvoir
divin de faire communier, il pourrait très bien produire en nous une autre émotion, une autre
adhésion, non plus celle du recueillement et de la morale chrétienne, mais par exemple, celle
de la joie de vivre, du plaisir d’aimer ou que sais-je encore. A titre d’exemple, le chant de
louange adressé à dieu que j’ai évoqué, s’appelait un hymne. Un hymne à Dieu. Mais
Beethoven n’a t’il pas créé, avec sa neuvième symphonie un hymne à la joie, devenu l’hymne
européen, c’est-à-dire la puissance rassemblante d’une Europe démocratique, laquelle refuse
toute ingérence de la théocratie, fût-elle d’inspiration chrétienne. Permettez-moi de vous lire
un passage de Jean-Christophe, héros de Romain Rolland que celui-ci présentait comme un
Beethoven nouveau : « Il est à l’église avec grand-père. Il s’ennuie. Il n’est pas très à son aise.
On lui défend de remuer, et les gens disent ensemble des mots qu’il ne comprend pas (…)
Soudain une cataracte de sons : l’orgue joue. Un frisson lui court le long de l’échine (…) cela
brille, cela tourbillonne, on ne peut rien distinguer. Mais c’est bon (…) quand le fleuve de
sons ruisselle d’un bout à l’autre de l’église, remplissant les voûtes, rejaillissant contre les
murs, on est emporté avec lui, on vole à tire-d’aile, de-ci, de-là, on n’a qu’a se laisser faire.
On est libre, on est heureux, il fait soleil… »10 .
De cette musique qui fait soleil, l’Eglise ne voulait pas à l’intérieur des édifices religieux. Le
but cherché était le recueillement, la sérénité, le détachement vis à vis des choses de ce
monde. Saint Jérôme ira jusqu’à dire que ce n’est pas la beauté de la voix qui plaît à Dieu,
mais l’intention, même si l’on chante faux.
Le plain-chant n’est donc pas à proprement parler un art au sens où nous l’entendons
aujourd’hui : c’est un moyen d’édification, étroitement surveillé, une obligation religieuse
dont la forme est définie. Son utilisation est acceptée, recommandée même, voire nécessaire
car un texte seulement récité ne pénètre pas aussi profondément dans l’esprit de l’auditeur, il
n’y reste pas gravé à l’instar de ce que nous éprouvons parfois comme la présence lancinante
et obsédante d’une mélodie qui ne nous quitte pas. La parole atteint moins sûrement notre
cœur lorsqu’elle n’est pas portée par un son musical qui vient souligner certains mots de
même que les arrêts et reprises du discours et du texte.
Pendant quelque mille ans la musique religieuse va s’en tenir à la tradition sans la
déformer gratuitement : « il ne reste aucune place pour l’initiative individuelle. Un artiste
serait-il tenté, d’ailleurs, que la morale à son tour le rappellerait à l’effacement, à la modestie,
à l’abandon des choses humaines : il faudra dix siècles pour que, bien timidement, les noms
de quelques musiciens commencent à échapper à l’oubli » 11 .
Durant ces dix siècles, seule la musique profane, celle des chanteurs ambulants, eut la
hardiesse d’innover par un jeu polyphonique. A l’intérieur de l’Eglise, il y eut bien quelques
moines amoureux de la musique pour elle-même et qui s’essayèrent à quelques recherches et
tentèrent même quelques audaces. Mais rien ne put ébranler la volonté ecclésiastique. Il fallut
attendre ceux que Ernst Bloch appelle les Hollandais pour que la musique devint enfin ellemême. A commencer par Josquin des Prés qui, d’après Ronsard serait lui aussi né en Hainaut
vers 1450. Josquin dont Luther écrivit : « Les autres maîtres du chant doivent se soumettre à
ce que veulent les notes, mais Josquin fut le maître des notes qui durent se soumettre à ce que
lui voulait. » 12 . Josquin cependant n’est pas le sujet de notre conférence bien que son apport
fût immense quoique selon Bloch, trop technique, trop froid : « Combien ce pain devient sec
lorsque avec prétention il se veut nourriture, combien la conduite de la voix reste dure (…) le
prodigieux travail d’intelligence reste stérilement clos sur lui-même » 13 .
10 Romain Rolland, Jean-Christophe, Paris, Albin Michel, 1931, p.30.
11 Op.cit., p.653.
12 Cité par Ernst Bloch, in L’esprit de l’utopie, trad. A.-M. Lang et C. Piron-Audard, Paris, Gallimard, 1977, p.54.
13 Op. cit., p. 53-54.
Pour le philosophe allemand, professeur à Tübingen, dont le travail immense s’appuie sur la
Renaissance et sur la musique, lui qui écrit son œuvre majeure durant la première guerre
mondiale, en révolte contre un monde qui a perdu le sens du vivre-avec, qui a perdu le sens de
la communauté, qui a réifié l’être humain et désenchanté la vie, lui pour qui la musique seule
permet d’atteindre l’âme du monde, pour Ernst Bloch, Mesdames, Messieurs, chers amis
Montois, c’est avec notre Roland, notre Orlando, que, je cite « une pleine liberté est
obtenue ». Avec lui « tout est prêt dans la plus grande ampleur pour l’expression,
l’architecture tonale est édifiée, l’étendue, la perspective, la transcendance spécifiquement et
seulement musicales de l’espace sonore sont tracées ». Bref Orlando di Lasso est le premier
génie musical, semblable, dans le registre de la peinture, à Rembrandt 14 . Excusez du peu !
Roland de Lassus. Le nom signifie de « là-sus », de « là-au-dessus ». Son nom évoque donc la
disposition particulière de notre ville où sa famille devait habiter dans la partie haute. Le nom
de Lassus est donc proche des Dumont ou Delahaut et n’est pas, selon Annie Coeurdevey 15 ,
déjà citée, à confondre avec de Lattre. Cette confusion a pourtant été faite par de nombreux
auteurs à commencer par l’abbé François Vinchant, bibliothécaire à Mons vers 1600, de
même que par Henri-Florent Delmotte, lui aussi bibliothécaire montois qui a réuni un
ensemble de pièces remarquables à propos de son « idole » mais qui malheureusement ne
disposait pas du matériel musicologique nécessaire. Le de Lattre en question était un autre
musicien d’origine flamande né aux environs de 1510. C’est donc bien « de là-dessus » qu’il
faut entendre.
De plus, signalons que « la-sus » pouvait également signifier à l’époque « dans les cieux ».
Sens que l’on retrouve dans les derniers vers d’une chanson anonyme datant des environs de
1545. Chanson terrifiante retraçant les exactions commises par les troupes de François 1er
envoyées dans le Vaucluse pour réprimer l’hérésie vaudoise : pillages, massacres, viols,
femmes enceintes éventrées, enfants cuits et mangés…Mais chanson qui se termine sur la
certitude d’avoir ainsi gagné le royaume des cieux : «Jésus Christ nous exhorte / Disant : qui
veut venir / Après moy, faut qu’il porte / Sa croix pour m’ensyuvir / Ainsi serons receux / Au
Royaume là sus » 16 .
Pourquoi cette citation ? Outre le sens particulier des mots « là sus », elle me permet de
rappeler que l’époque est celle de guerres de religion impitoyables, et par la même occasion
de mentionner l’hérésie des Vaudois prêchant les idées de Pierre Valdo lequel ne tenait pour
vrai que ce qui était explicitement affirmé dans les Ecritures. Le courant Vaudois a été
rattaché historiquement à l’église protestante. La chanson anonyme dont je viens de vous lire
la dernière strophe a été publiée pour la première fois au XIXème siècle dans un ouvrage
intitulé Chansonnier huguenot du XVIème. C’est un exemple superbe de la création spontanée
et populaire à travers la poésie et la chanson. L’art populaire dit les choses, les chante, les met
en musique et la chanson les inscrit dans la mémoire des siècles.
La force première d’Orlando di Lasso, lui vient de la chanson, de l’art vocal, et qui plus est,
Mesdames, messieurs, de la chanson française. Son répertoire est tantôt moralisateur, tantôt
coquin voire égrillard. Il mit en musique indifféremment les dictons populaires ou les œuvres
de grands poètes, comme François Villon, Clément Marot, Ronsard, du Bellay, Baïf ou encore
Pibrac. Ce-dernier, qui fut le chancelier de quelqu’un que nous avons déjà croisé, la Reine
Margot, écrivit des quatrains didactiques et moralisateurs, assez embêtants mais qu’appréciait
Montaigne. J’en ai pointé un qui met en évidence les acquis de la Renaissance. Auparavant,
l’homme quoi qu’il fît, était la créature instrumentée de Dieu. Pibrac peut donc lui
recommander : « Ne va disant, ma main a faict cest œuvre / Mais dis ainsi, Dieu par moy
14 Op. cit., p.54-55.
15 Annie Coeurdevey, Roland de Lassus, Paris, Fayard, 2003,
16 Chanson anonyme, in Anthologie de la poésie française, T.1, Paris, Gallimard, Pléiade, 2000, p.563-565.
l’œuvre a faict » 17 . Après la Renaissance, le créateur, j’ai eu l’occasion de le répéter, signera
son œuvre.
Le talent de Lassus consiste à savoir utiliser musicalement les spécificités de la langue
française, ce par quoi elle se différencie du latin ou de l’italien. Je vous lis deux extraits. Le
premier de Coeurdevey : « la chanson ne courait pas le risque d’être confondue ni avec un
madrigal ni avec un motet, car la déclamation du français, bien que privée d’une accentuation
impérative, impose au compositeur ses critères métriques » 18 . Une deuxième citation, une
autre source va nous permettre d’aller plus loin. Il s’agit de François Lesure qui écrit dans
L’Histoire de la musique : « la ligne mélodique prend plus de liberté (…) non seulement sous
l’influence directe des Italiens, mais encore plus peut-être sous l’influence indirecte d’un
compositeur flamand établi à Munich, Roland de Lassus ». Lesure écrit cela en 1960 dans
l’Encyclopédie de la Pléiade, rééditée en 2001. Même si nous savons qu’à l’époque le Hainaut
appartenait aux Pays-bas espagnols, on ne peut s’empêcher de sursauter et de partager le
mécontentement d’un Jules Destrée qui citait Lassus parmi les artistes wallons que la Flandre
nous a ravis. Une attention plus marquée à l’identité wallonne ou hennuyère eût été
bienvenue.
D’autant que Lesure va insister sur le fait que Roland, appelé Orlande après l’italianisation de
son nom en Orlando, va exercer davantage d’influence sur la chanson française qu’aucun
autre compositeur natif de France. La langue, donc, Lassus va être capable de la valoriser
musicalement. Je cite : « On ne peut qu’insister sur l’intime compréhension qu’il a montrée
pour le genre et pour l’esprit de la chanson française, pour cette langue qui, après tout, était sa
langue maternelle » 19 .
Sa langue maternelle, c’est aller un peu vite. Quelle langue parlait-on à Mons vers 1550 ? Un
latin évolué en un picard wallonisant ; en tout cas pas le français de l’Ile-de-France. Ce qui est
plus grave dans la rapidité avec laquelle Lesure « francise » linguistiquement Lassus, c’est le
silence qu’il jette sur le fait précisément que les Ronsard, du Bellay et leurs amis de la Pléiade
se battent de toute l’énergie de leur talent et de leur conviction pour pouvoir écrire en français
et pouvoir conférer à la poésie française valeur de belles lettres. Faire du français une langue
littéraire revenait en fait à s’opposer à tout ce qui avait autorité : l’Université et l’Eglise
parlaient et écrivaient latin : langue impériale, langue d’empire et de religion catholique (mot
qui signifie étymologiquement l’universalité). Affirmer la langue française c’était affirmer la
France. Ronsard n’écrivit pas seulement Les Amours, il écrivit aussi la Franciade. Affirmer la
langue n’était pas suffisant. Joachim du Bellay signant le manifeste de ces auteurs, l’intitula
en effet Défense et illustration de la langue française. Je me plais à rappeler comme membre
du Parlement de la Communauté française que ce sont les termes mêmes qui sont utilisés dans
la loi spéciale du 8 août 1980 définissant les compétences constitutionnelles de notre
Communauté : Article 4, 1° « La défense et l’illustration de la langue ».
Le latin assurait l’unité de l’empire de Charlemagne. Il s’agissait cependant d’une langue de
savants et de religieux, pas de la langue parlée par les populations. Au cours des
affrontements qui vont opposer les uns aux autres les descendants de Charlemagne, une
séparation « linguistique » va être opérée entre les pays de langue romane appartenant à
Charles le Chauve et ceux de langue germanique, appartenant à Louis le Germanique. Une
rencontre entre les deux hommes est organisée à Strasbourg en février 842 qui se conclura par
les Serments de Strasbourg. Ceux-ci présentent ceci de particulier que chacun a prêté serment
dans la langue de l’autre. Louis le Germanique prêta donc serment en « roman », en un acte
de reconnaissance des territoires respectifs fondés sur l’identité, plus exactement, la parenté
linguistique. Ce serment est la première attestation écrite de la langue française.
17 Pibrac, Quatrains, in Anthologie, op. cit., p.738.
18 Annie Coeurdevey, op. cit., p.523.
19 François Lesure, in Histoire de la musique, T.1, vol.2, p.1045 et sq.
Je ne voudrais pas que vous preniez cela à la légère. Il faut au contraire être attentif à tout ce
que cela représente de rupture par rapport à l’unité de l’empire et à la prestigieuse langue
latine, instrument premier de cette unité. C’est tellement vrai que personne n’osa consigner le
texte des serments, personne sauf un homme, à la demande expresse de Charles le Chauve :
cet homme s’appelait Nithard, cousin des princes, petit-fils de Charlemagne et conseiller de
Charles. Il ne fallait pas moins d’autorité et de titre pour poser cet acte incroyable, mettre par
écrit les paroles des serments prononcés en roman et en germanique. Il s’agit du premier acte
officiel de rébellion contre le latin. Pour la petite histoire sachez que la copie qui existe encore
de nos jours a été achetée par Christine de Suède, vendue ensuite au Vatican à la demande du
Pape. En 1798 les troupes napoléoniennes pillèrent la bibliothèque vaticane. Peu après
Napoléon rendit la plupart des textes volés, mais pas celui des Serments de Strasbourg, qui est
toujours possession de la Bibliothèque Nationale de France.
La langue romane du premier texte à notre disposition est la langue d’oïl, la langue du Nord
de la France. Par la suite elle va s’affermir, les déclinaisons vont disparaître et les
conjugaisons vont acquérir peu à peu leurs formes actuelles. Dans le même temps, la France
grandit et en vient, à la suite de guerres, d’héritages et d’annexions, à s’assimiler au territoire
que nous lui connaissons aujourd’hui. Les rois qui vont se succéder vont très vite prendre
conscience que leur autorité ne peut s’imposer aux régions les plus éloignées de Paris que si le
français est partout parlé sur l’ensemble du territoire. Ce qui était loin d’être le cas : le latin,
donc l’Eglise, était toujours dominant. La lutte sera particulièrement ardue et va se développer
à travers les avancées de l’humanisme. Erasme en sera l’un des initiateurs. En 1515, il défend
l’idée que la religion doit être enseignée dans la langue comprise par le peuple : « Pourquoi
paraît-il inconvenant que quelqu’un prononce l’Evangile dans la langue où il est né et qu’il
comprend ». Et de poursuivre qu’il se réjouirait si « le laboureur, au manche de la charrue,
chantait en sa langue quelques couplets des psaumes mystiques, si le tisserand devant son
métier, modulait quelque passage de l’Evangile, que le patron appuyé à son gouvernail, en
fredonnait un morceau ». La réaction des doctes et de l’Eglise, dont l’autorité est fondée sur le
latin est implacable. Les textes d’Erasme furent censurés. Jacques Lefèvre d’Etaples à qui l’on
doit une des premières traductions françaises de la bible fut plusieurs fois inquiété et dut vivre
quelque temps caché. Etienne Lecourt, humaniste, fut brûlé à Rouen en 1533. Etienne Dolet,
humaniste, fut condamné au bûcher, en 1546 à Paris, pour avoir défendu la tolérance
religieuse aussi bien que la langue française.
L’Eglise alla même jusqu’à affirmer que la prière la plus efficace est celle que l’on ne
comprend pas et qu’il n’est donc pas nécessaire d’entendre le latin pour être croyant.
Formulation qui ne peut bien entendu que nous heurter, mais qui ne fait que décliner dans le
registre de la langue ce que j’ai eu plusieurs fois l’occasion d’affirmer : le croyant doit croire
quand bien même tout le porte à ne pas croire.
Dans sa volonté « catholique », l’Eglise s’adressait à des populations parlant des langues
d’autant plus variées que n’avaient pas encore été imposées des politiques d’unification de la
langue, comme celle qui aboutira à la francisation. De plus il y avait de façon générale deux
types de population : ceux qui parlaient latin, les gens cultivés, les doctes, les savants, les
nantis et ceux qui ne le parlaient pas, c’est-à-dire tous les autres. C’est un point important car
l’on déclare souvent que l’Europe médiévale disposait d’un atout dont l’Union européenne ne
dispose plus, à savoir qu’elle pouvait utiliser une langue commune, le latin. Dire cela c’est
oublier l’immense fracture entre deux types de personnes, les latinophones et les autres. Enfin
et vous voyez que nous mettions bien le doigt sur un élément important : l’Eglise ne voulait
aucune remise en question du latin, non pas parce qu’il s’agissait d’une langue sacrée –la
bible a été écrite en hébreux-, mais parce qu’elle était la clé de sa puissance. Aussi a-t-elle pu
aller jusqu’à déclarer qu’il n’était pas nécessaire de comprendre le latin pour prier.
La puissance de la musique est de rassembler mais elle réalise cette « consensualité » non par
la raison, mais par les sens, par la sensibilité. Tel est son pouvoir divin, de passer d’un être à
l’autre. Elle peut donc, plus qu’aucun art, mobiliser, convaincre. L’Eglise va sans cesse
craindre ce pouvoir qui échappe et fait échapper à son contrôle. Elle va surveiller
particulièrement les chansons dont elle va garder la mélodie mais modifier les paroles,
substituant à l’évocation de l’amour charnel, l’amour divin 20 .
Ces diverses formes de censure furent opérées spontanément par l’Eglise. Toutefois elle en
trouva chez Platon une justification magistrale : « il faut veiller à ce que, envers et contre tout
il n’y ait pas d’innovation en musique, en-dehors de la règle établie…Il faut en effet se
prémunir d’une conversion à une forme inusitée de musique car nulle part les modes de la
musique ne sont ébranlés sans que ne soient ébranlés par le fait même les lois politiques les
plus élevées » 21 . Je vous demande toutefois de ne pas limiter au contenu extrêmement
conservateur de cette phrase la pensée de Platon, laquelle est, c’est du moins l’objet de ma
thèse universitaire, beaucoup plus complexe, procédant selon la célèbre ironie socratique.
N’empêche, il n’y a aucun doute que l’Eglise chrétienne ait interprété Platon en ce sens.
Nonobstant cette réserve il faut reconnaître que la transformation de la musique religieuse a
effectivement contribué à faire basculer la société médiévale et la théocratie chrétienne. Si
vous voulez bien vous rappeler la phrase de Bloch : «il est particulièrement instructif que cette
tendance nouvelle apparaît dans les structures d’un art aussi éthéré et ésotérique que la
musique » et entendre d’autre part cette affirmation du musicologue Bridgman à propos de
Lassus : « Il est le musicien qui représente avec le plus de vérité l’homme de la
Renaissance » 22 , vous saisirez à quel point notre concitoyen joua un rôle déterminant dans
l’histoire de nos libertés. Des libertés qui ont été prises et qui se sont exprimées à travers la
musique. L’exemple de la Brabançonne que j’ai cité au début de mon exposé est trop ponctuel
pour être exemplaire de cette puissance « sociétale » de la musique. Ses effets politiques
requièrent du temps pour entrer dans les esprits et modifier ce que Platon appelle les lois
politiques les plus élevées. La musique du drame musical grec correspondait à la Cité. Avec
Lassus la musique fait passer la société médiévale au monde de la liberté « renaissante » et
aux structures politiques qui la met en œuvre. Il en ira de même avec les musiques
romantiques qui susciteront la cohésion nationale en Italie ou en Allemagne. Enfin autre
exemple qui corrobore l’affirmation de Platon : qui pourrait prétendre que la mentalité de la
société bourgeoise traditionnelle, héritée du XIXème siècle, n’ait été bouleversée par les
sonorités nouvelles du jazz, du rock et plus encore de la pop music.
Revenons-en aux inquisiteurs et obscurantistes de tout poil qui se sont rués sur les malheureux
défenseurs de la langue française. Claude Hagège, historien des langues, souligne d’ailleurs
que curieusement Montaigne est à ranger du côté de ceux qui estimaient le français indigne de
la foi : « Ce n’est pas une histoire à conter, écrit Montaigne, c’est une histoire à révérer,
craindre et adorer. Plaisantes gens, qui pensent l’avoir rendue palpable au peuple, pour l’avoir
mise en langage populaire » 23 . Tout le monde peut se tromper !
Si la langue française a pu s’affirmer face à autant de redoutables ennemis, elle le doit
principalement à la détermination des rois successifs. Il est impossible ce soir de reprendre en
détail l’ensemble de cette histoire qui va avoir des conséquences immenses, y compris pour
nous Wallons. Je vais simplement rappeler deux décisions de François Ier, l’ennemi de
Charles Quint. La première date de 1530, c’est la création du Collège de France afin de
s’opposer à la Sorbonne, trop latinisante. La deuxième, décisive, c’est l’ordonnance de
Villers-Cotterets en 1539. Ordonnance royale par laquelle dorénavant toute décision de
20 Cf. Chansons françaises de la Renaissance, Paris, Poésie Gallimard, p.21
21 Platon, la République, (424 b-C), trad. G.Leroux, Paris, GF Flammarion, 2002, p.221-222.
22 Cité par R. Blanchard, in Encyclopaedia Universalis, Paris, 1980, vol. 9, p.825
23 Claude Hagège, Le français, histoire d’un combat, Paris, M.Hagège, 1996, p.48.
justice, tout acte administratif doit être transmis en langue français (Vous voyez que
M.Peeters dans la périphérie bruxelloise n’a rien inventé avec sa Circulaire). « Afin qu’il n’y
ai cause de douter sur l’intelligence desdits arrets, nous voulons et ordonnons qu’ils soient
faits et escrits si clairement, qu’il n’y ait ni puisse avoir aucune ambiguité ou incertitude, ni
lieu à demander interprétation. Et pour que de telles choses sont souvent advenues sur
l’intelligence des mots latins contenus esdits arrests, nous voulons d’ores en avant que tous
arrests, ensemble toutes autres procédures, soient de nos cours souveraines et autres
subalternes et inférieures, soient de registres, enquetes, commissions, sentences, testaments, et
autres quelconques actes et exploicts de justice, ou qui en dépendent, soient prononcez,
enregistrez et délivrez aux parties en langage maternel français et non autrement » 24 . Il faut
remarquer toutefois que si le latin est banni, le sont tout autant tous les dialectes locaux.
L’injonction royale étant donnée, écrivains et poètes vont poursuivre l’action : ils veulent
libérer la langue de sa gangue liturgique et médiévale. Avec Joachim du Bellay, nous
assistons une fois encore à ce mouvement d’opposition de l’artiste à ce qui fait son
« quotidien artistique » tout en prenant appui sur le passé. Il va en effet recommander de lire
les auteurs grecs et latins et d’abandonner les sottises médiévales. Il est possible selon lui
d’écrire des choses de valeur, dignes de la grandeur antique, mais en français à la condition
que cette langue enrichisse son vocabulaire en ressuscitant des archaïsmes, en s’inspirant des
langues étrangères et en créant des néologismes. Les poètes de la Pléiade vont, avec talent
suivre le Manifeste de du Bellay. La poésie de Ronsard va triompher à la cour et le français
s’imposer comme langue littéraire, mais aussi philosophique et scientifique, notamment avec
Ambroise Paré (1509-1590), initiateur de la chirurgie moderne, qui écrivit ses œuvres en
français et séjourna longtemps à Mons, au château d’Havré.
Avec fougue la Pléiade créa librement la langue. Elle fut suivie d’une période de rigueur
« Enfin Malherbe vint ». Mais cette suite ne nous concerne plus. Ronsard meurt en 1585.
Malherbe écrit ses premières œuvres vers 1600, tandis que Roland de Lassus meurt en 1594.
Ce fut un long détour mais seul il pouvait nous faire comprendre tout ce qui se jouait dans ces
quelques mots : Lassus mit en musique des textes français. Ce n’était pas là simple passade de
sa part, mais participait à un mouvement extraordinaire d’affirmation politique, littéraire,
culturelle d’une langue, d’un peuple, et d’un pays, la France. Il n’en demeure pas moins que
nous Wallons avons été dépouillés de notre langue.
Mesdames, Messieurs, Roland de Lassus fut un grand voyageur et un immense européen.
Comme l’a rappelé Ronsard, le « plus que divin Orlande » a en effet été accueilli partout
comme le « prince des musiciens ». Si l’art musical européen reflète la diversité des peuples,
des régions, des nations et des cultures, bref si Verdi n’est pas Wagner, l’Europe musicale
existe pourtant et davantage que, par exemple, la littérature « européenne » en tant que telle.
Car la musique n’est pas enfermée dans les limites territoriales d’une langue : elle ne connaît
pas de frontières et peut émouvoir de la même façon toute âme humaine. Avec toutefois, j’y
insiste, des traits marquants, des rythmes singuliers, des instruments spécifiques à une région.
Il suffit d’entendre les interprétations du groupe Panta rhei de pièces venues de tous les
horizons pour s’en convaincre. Les sonorités corses des Muvrini parlent plus particulièrement
aux Corses et, si vous me permettez une allusion de circonstance, pas un seul « Binchou » ne
peut rester en place lorsqu’il entend la musique des gilles. Que dire alors d’un Montois
entendant le chant du Doudou. Très proche d’un territoire, voire d’un terroir, la musique est
pourtant universelle, étant d’abord liée à l’humain.
Outre sa carrière qui l’emmena aux quatre coins de l’Europe -il entretint des relations avec
plusieurs cours européennes-, Lassus voyagea énormément en France et en Italie lorsqu’il fut
au service de Guillaume V, à Munich. Il séjourna également en Angleterre et à Malte. Il
24 Cité in Hagège, op. cit., p.52.
travailla en Italie et en Allemagne. Ses œuvres ont marqué l’histoire des musiques française,
italienne et allemande, ce sur quoi insiste Gilles-Joseph de Boussu dans son Histoire de la
ville de Mons, publiée en 1725 : « Cette année vit naître dans Mons Orlande fameux
musicien, qui dans sa jeunesse a été enfant de chœur dans l’église de St Nicolas ; il alla en
Italie où il prit le nom d’Orlando di Lasso : de là il passa en France et puis en Angleterre, où
il reçut beaucoup d’honneur du Roi. L’an 1557, le duc Albert de Bavière le demanda, il vécut
près de lui en très grande réputation. Et mourut à Munich le 13 juin 1593 [en fait 1594]. Il a
composé d’excellents ouvrages de musique en langue latine, italienne, allemande et autres
[remarquons l’absence de référence au français], que l’on conserve encore avec soin. Il mérita
d’être appelé par Locrius, le Prince et le coryphée des musiciens. En mémoire d’un si grand
homme, on conserva très longtemps dans l’église St Nicolas, vers le jubé une statue avec son
nom sur le piedestal ; elle avait été posée de la part des Magistrats (…)Elle a été ruinée vers
1680. Il donna lieu à ces mots admiratifs quel Orlande ! qui se disent par ceux de Mons, pour
signifier quelques bombances ou divertissements extraordinaires » 25 .
Roland de Lassus fut considéré comme un artiste international et audacieux qui a su établir
des ponts entre, d’une part, les pays, leur développement musical, et, d’autre part, entre les
musiques religieuse et profane. En fait, il a su synthétiser les apports du passé, les transcender
et décloisonner les styles musicaux de son temps. Ses œuvres sont considérées notamment
comme l’aboutissement de la technique du contrepoint qui donna à l’Europe ses modèles
d’écritures pendant deux siècles.
Qu’est-ce que le contrepoint ? Il est né par tricherie. On peut même dater sa naissance, durant
le Xème siècle. Maintenant sa surveillance sévère sur la musique, Grégoire le Grand venait de
fixer la liturgie sur l’ensemble du territoire de la chrétienté et avait interdit toute modification,
même la plus petite. Les bons moines, ceux-là mêmes qui ont brassé la bière et fait mâturer
les fromages, étaient aussi des musiciens accomplis. Ils obéirent donc aux instructions tout en
les détournant. Ils eurent l’idée de superposer à la mélodie traditionnelle, imposée, une autre,
destinée à dialoguer en quelque sorte avec la première. Le contrepoint est donc la
superposition de deux ou plusieurs mélodies. Par définition il favorise l’utilisation de thèmes
car si l’on adopte un thème de quelques mesures, la tentation ( !) est grande de le faire passer
d’une voix à l’autre et de lui faire subir des transformations. Phénomène qui aboutira quelques
siècles plus tard et par d’autres voie au leitmotiv cher à Wagner. Le contrepoint en effet ne va
cesser de se compliquer et de se développer. Complexité grandissante qui n’est pas sans
évoquer l’efflorescence de l’architecture religieuse dont nous avons étudié l’extraordinaire
registre gothique. Rencontre prodigieuse dans l’âme des fidèles de ces édifices de pierres et de
sons. La cathédrale gothique et la composition contrapuntique ont d’ailleurs reçu la même
appellation de « dentelle », dentelle de pierre, dentelle de notes. Mais en l’espace d’un siècle,
la Renaissance va lui substituer la mélodie accompagnée. La musique du chœur qui se
chantait à plusieurs voix égales (sans qu’aucune n’ait la priorité sur les autres), va céder la
place au chant soliste, accompagné de quelques accords confiés à un instrument encore discret
et intime, le luth. Ce qui va amener bien entendu les autres voix à se limiter de plus en plus à
un rôle d’accompagnement. De plus, le désir de comprendre le sens des paroles, désir non
rencontré par la technique du contrepoint, va accélérer le processus. La tonalité va également
se substituer aux modes grégoriens monotones. Tout ceci faisant bien entendu l’affaire des
auteurs de textes profanes comme ceux dont le nom a été évoqué. Pourquoi en effet mettre en
musique un poème si ce n’est pas pour en comprendre les mots. Vous aurez compris que l’art
de Lassus trouve ici sa pleine envergure d’autant que, nous retrouvons un de nos thèmes
récurrents, la Renaissance a consacré la figure de l’artiste et du héros. De même donc que sur
25 Gilles-Joseph de Boussu, Histoire de la ville de Mons ancienne et nouvelle, Mons, 1725 (rééd. Bruxelles, 1981), p.180181.
la Place publique un Verrochio à Venise peut dresser la statue équestre du Condottiere, à
l’intérieur de l’église va se singulariser musicalement le soliste et le virtuose.
Quant au contrepoint il ne disparaîtra pas complètement. La réforme va substituer au chant
grégorien le choral protestant, chant liturgique créé par Luther lui-même. Ce qui nous conduit
directement à Jean-Sébastien Bach. Plus tard ce sera un Belge, César Franck qui prônera le
retour au contrepoint, avant bien entendu que la musique sérielle, notamment avec Schönberg,
n’ouvre des perspectives nouvelles au contrepoint.
Quoi qu’il en soit, Johannes Tinctoris, en 1477 dans L’art du contrepoint, affirma que la
musique devait être « audible ». C’était davantage qu’une réforme, une véritable révolution.
Puisque souvenez-vous de ce que j’ai dit en commençant, la musique ne pouvait valoir pour
elle-même. Elle devait servir le texte sacré, aider à le faire appréhender par les fidèles. Une
musique audible signifiait qu’elle se substituait au texte et qui plus est, suscitait le seul plaisir
d’être entendue.
Cette révolution éclate dans les compositions de Roland de Lassus lequel dispose d’un outil
encore récent mais qui va bouleverser le cours de l’humanité, l’imprimerie. Celle-ci va jouer
un rôle déterminant dans la connaissance des théories musicales ainsi que dans la mise à
disposition des poèmes et textes à chansons, et la diffusion des partitions. Dorénavant une
œuvre créée à Berlin ou à Rome pouvait être interprétée et donc entendue, partout où la
civilisation européenne était présente : en Europe et depuis peu, dans le Nouveau Monde
(pensez au film Le piano de Campion). Sans elle, sans l’imprimerie et sans l’imprimerie
musicale, Roland de Lassus n’eût pas été, excusez le jeu de mots, en mesure de créer son
œuvre. Inversement la notoriété de Lassus fut un argument de vente pour les imprimeurs : il y
a là un échange de bons procédés toujours d’actualité aujourd’hui..
Autre instrument, autre outil nécessaire à la création musicale : les Académies. Elles se sont
créées en réunissant un public d’amateurs. Le plus célèbre cénacle Renaissant a été
l’Académie de poésie et de musique –l’importance du lien entre ces deux arts ne vous
échappera pas -, fondée vers 1570 par le poète Jean Antoine de Baïf et le musicien Thibault
de Courville. Cette Académie était vouée à une idée essentielle : la restauration de la mesure
selon la musique anciennement utilisée par les Grecs et les Romains (imitation des Anciens
dont nous avons abondamment parlé à propos de la sculpture). Les Académies ont été
relayées en France par les Salons, dont le rôle moteur soutiendra la musique jusqu’au XIXème
siècle.
Enfin, ceux sans qui rien n’eût été possible, les mécènes. Le XVIème siècle a connu une
extraordinaire profusion d’esprits éclairés et dévoués à la cause de l’Art. Roland de Lassus a
pu créer grâce à l’apport financier de l’Eglise et de princes-mécènes comme Ferdinand
Gonzague, Vice-roi de Sicile, ou comme le Duc Albert II de Bavière. L’amour de ceux-ci
pour l’art n’était pas indépendant de préoccupation politique : rien n’était plus favorable au
prestige, ni n’assurait mieux une stabilité, qu’un programme artistique savamment mené. Au
XVIème siècle, la musique était intimement liée à l’exercice du pouvoir et à la vie des cours.
Cette présence politique de la musique prouve une fois encore le rôle déterminant qui est le
sien dans l’adéquation ou non entre la société et les lois qui sont les siennes. Ce monde
nouveau de cours et de pouvoirs royaux opposés au christianisme d’empire, émerge dans, par
et avec des sonorités nouvelles.
Les jeunes musiciens de la Renaissance recevaient leur formation dans les Maîtrises, écoles
de l’Ancien Régime, attachés au service des églises importantes. Après y avoir maîtrisé les
techniques vocales, le musicien y apprenait l’Art de la composition. Le rôle de l’Eglise était
donc prépondérant. Selon les offres, le musicien menait une vie de chantre ou d’organiste, il
était musicien d’église ou de cour, et s’il était vraiment doué, il pouvait devenir, à l’instar de
Roland de Lassus, Maître de Chapelle. Le musicien d’église avait souvent de lourdes tâches
(organiste, compositeur de son propre répertoire, chef de chœur) qui lui laissaient peu de répit
mais lui permettaient d’assurer sa notoriété locale, comme ce fut le cas pour notre musicien
lorsqu’il fut Maître de Chapelle à Saint-Jean-de-Latran à Rome. Toutefois les salaires étaient
rarement dignes de leur compétence et de leur notoriété.
En comparaison, le musicien de cour était privilégié. Roland de Lassus commença, je l’ai dit,
sa carrière en Italie auprès du Vice-roi de Sicile, Ferdinand Gonzague, et la termina au service
du Duc Albert II de Bavière et enfin à Munich, au service de Guillaume V. Le salaire de
musicien de cour était généralement plus élevé et plus varié que celui du musicien d’église
car, à la direction de la chapelle s’ajoutait la participation aux divertissements pour lesquels la
production devait suivre le rythme des fêtes. Développement, création musicale et économie,
richesse du seigneur-employeur, étaient intimement liés.
Le rôle des princes variait selon les pays. En France, en Angleterre et en Espagne où le
pouvoir était centralisé, la création artistique était limitée aux commandes du Roi. La
concurrence artistique en était donc appauvrie. L’offre d’emploi pour les musiciens était
moindre. La situation était très différente en Italie et dans les pays germaniques. Ces pays
étaient en effet –influence de nouveau de la politique- divisés en entités politiques rivales,
situation qui favorisait un énorme potentiel de diversité, de concurrence et de développement.
C’est un des éléments qui ont amené Roland de Lassus à faire carrière essentiellement en
Italie et en Allemagne.
Les princes de l’époque n’essayaient pas seulement d’asseoir leur supériorité par la puissance
de leur armée mais également par la culture. Le rayonnement artistique de leur cour leur
valait, tout autant que leur armée, le respect de leurs voisins. La musique était un outil, une
arme politique. On retrouve un peu de tout cela dans la rivalité qui oppose aujourd’hui
Flamands et Francophones au niveau de leur politique culturelle à Bruxelles. Dans le même
ordre d’idées, affirmer la mission de capitale culturelle de la Wallonie, ici à Mons, c’est
affirmer politiquement la Wallonie.
Les artistes du XVIème siècle qui luttaient quotidiennement pour conserver leur emploi et
pour voir reconnaître leurs services, leur utilité, ne songeaient pas à remettre en question leur
statut de serviteurs et répondaient avec dévouement aux multiples exigences. Ainsi, plusieurs
auteurs, dont une musicologue américaine, Donna Cardamonne, qui y a consacré une thèse,
estiment possible que Roland de Lassus, artiste apprécié, accueilli dans toutes les cercles, ait
été utilisé par ses bienfaiteurs comme agent de renseignement ! 26 Plusieurs éléments, ou
indices, concourent à cette vision du musicien-espion : son séjour à Rome, son accession
rapide à la tête de la Chapelle, au cœur du cœur du catholicisme (nomination à ce point
surprenante qu’elle fut longtemps contestée par les historiens, mais qu’une récente découverte
a pu prouver), le fait qu’il fut hébergé par un membre du clan adverse de ceux qui l’avaient
accueilli à Naples. D’autant qu’à Rome, Lassus retrouve des italiens pro-français, déjà
fréquentés à Naples, opposés, comme nous à la même époque, à la domination espagnole de
Charles Quint et de son fils Philippe II. Les auteurs de l’Histoire de l’espionnage mondial
rappellent que c’est à la Renaissance que sont créés les premiers vrais services secrets en
Europe 27 . Cela est dû au contexte de ce siècle où l’Empire commence à se dissoudre en
nations autonomes, où catholiques et protestants se déchirent et où l’Inquisition répand
partout la peur et la délation.
La thèse est la suivante : Lassus aurait été utilisé comme agent par Ferdinand de Gonzague,
fidèle soldat impérial. On pourrait, semble-t-il observer une similitude entre les déplacements
de Lassus et ceux du Prince de Salerme, ennemi de Gonzague, comme si Lassus avait été
chargé de le surveiller particulièrement et « d’infiltrer » son entourage. Une mésaventure
rapportée par Quickelberg tend à confirmer ce rôle inattendu de Lassus. En 1554, ayant appris
que ses parents sont malades, il revient à Mons, mais trop tard. Il se rend à Anvers et est
26 Sur tout ceci, cf. Annie Coeurdevey, op. cit., p.37 et sq.
27 Genova Etienne et Claude Moniquet, Histoire de l’espionnage mondial, Bruxelles, Luc Pire, 1997, p.35 et sq.
accompagné d’un proche du Prince de Salerme, activiste de la rébellion italienne contre
l’Espagne, un nommé Brancaccio. Ensemble ils se rendent en Angleterre. Charles Quint en
est informé par deux lettres des 2 et 4 juillet 1554 que l’Histoire a conservées. On y apprend
que Brancaccio use du prétexte, vrai ou faux ?, de vouloir présenter un jeune musicien brillant
à la reine Marie Tudor. Elle qui durant ce même mois de juillet est occupée de préparer ses
noces avec le fils de Charles Quint. Brancaccio et Lassus sont arrêtés et expulsés
d’Angleterre. On n’en sait guère plus mais ceci nous donne d’Orlando une vue plus
aventureuse.
Pour en revenir à la musique, elle va résulter de ces tendances évoquées, l’Eglise, la Réforme,
la Contre-réforme, l’Humanisme ainsi que l’affirmation du rôle créateur de l’artiste. Lassus
eut le talent et la force d’en faire la synthèse et de dépasser en quelque sorte son temps.
La Réforme suscita un renouveau musical qui affecta tous les répertoires. En Allemagne, où
Roland de Lassus a mené une grande partie de sa carrière, ce mouvement religieux était
contemporain du développement de la musique et de l’essor d’une littérature nationale. Pour
les Réformistes, la condition sine qua non de toute musique liturgique résidait dans la
perception et la compréhension du texte qui sont conditionnés par la prosodie -verbale et
musicale-, par l’accentuation juste, par la déclamation précise. La musique devait être
« audible ». En ce sens, les poètes et les musiciens de la Réforme rejoignaient ceux de la
Pléiade, de la Renaissance et de l’Humanisme, soucieux de préserver l’étroite union de la
poésie et de la musique et de favoriser l’intelligibilité des paroles. Jean Calvin souhaitait que
« les oraisons se fassent en langue commune et connue du peuple (…) car une linotte, un
rossignol ou un papegai chanteront bien, mais ce sera sans entendre. Or, le propre de
l’homme est de chanter en sachant ce qu’il dit » (1442).
Roland de Lassus était profondément croyant. Il fut marqué par la Contre-Réforme à laquelle
il avait ardemment adhéré. Il composa 53 messes, une centaine de Magnificats et plus de 700
motets qui sont l’aboutissement de la polyphonie flamande, mode d’expression où il réussit à
créer un style permettant aux voix de se fondre et de donner un ensemble homogène, mais
compréhensible, audible, un style musical, clair, expressif.
L’Humanisme, lié à la découverte des Anciens, a fortement remodelé les esprits durant le
XVIème siècle : goût de l’expérimentation, confiance en soi, décloisonnement des disciplines
et des styles musicaux. Roland de Lassus a expérimenté beaucoup de techniques, et a
participé activement au décloisonnement des deux grands courants musicaux du XVIème
siècle : la musique profane et la musique religieuse.
Les innovations se sont faites dans deux directions : d’une part, vers l’expression des passions
(passions qui seront exaltées pendant l’ère musicale qui succèdera à la Renaissance, le
baroque) et, d’autre part, vers la mise en valeur des textes. Cette nécessité d’une meilleure
compréhension de l’art vocal -issu donc tant de l’humanisme que de l’Eglise- aura
d’importantes implications dans l’art de composer, notamment celui de Roland de Lassus. La
musique devait désormais -et c’était une révolution musicale majeure- être attentive aux mots
et à la pensée.
Deux types de musique, je viens de le rappeler, ont coexisté pendant la Renaissance : la
musique religieuse, issue des commandes de l’Eglise, et la musique profane, essentiellement
issue des commandes des princes. Roland de Lassus a été au service de ces deux mécènes. Il
a donc pu laisser son art s’exprimer à travers ces deux courants musicaux tout en utilisant les
techniques de l’une dans l’autre. Artiste international et audacieux, attentif aux trouvailles de
ses contemporains, il put créer des passerelles entre les deux courants.
Prenons quelques exemples. Le contrepoint homophone n’avait occupé qu’une place
secondaire dans la création musicale. Son emploi, de plus en plus systématique au XVIème
siècle, reflétait une évolution décisive des musiciens. Il leur permettait en même temps de
diversifier l’expression musicale et de renforcer les intentions du texte désormais intelligible,
compréhensible, « audible » comme le souhaitaient l’Eglise et les humanistes. Parallèlement,
l’écriture polyphonique ne cessa de s’enrichir. Par exemple ceux que l’on appelait les
madrigalistes ornaient de mélodies évocatrices certains mots forts du texte. La fuite était
symbolisée par des sons serrés sur des rythmes rapides. Le murmure de l’eau était figuré par
la répétition de deux ou trois notes en rythme régulier. Le ciel était évoqué par le mouvement
ascendant de la mélodie supérieure ou même de l’ensemble des voix. Ces procédés étaient
complètement ignorés des compositeurs flamands. Ce fut une découverte pour Lassus qui
s’empressa d’y recourir dans sa musique religieuse. Le contrepoint s’est dès lors orné de
larges vocalises ; les madrigalismes (du terme madrigal, chanson profane italienne)
pénétrèrent de leur aspect décoratif le motet (chant religieux ; mise en polyphonie du plainchant, comprenant des paroles nouvelles aux voix supérieures ; le motet superpose deux ou
trois textes différents, il utilise la pluritextualité) qui perdit, dès lors, toute son austérité ; le
contrepoint homophone s’est mêlé intimement à l’écriture polyphonique, dont Roland de
Lassus renouvela l’intérêt.
Dans le domaine religieux, ses quelque 700 motets, de 2 à 8 voix, révèlent l’aspect le plus
personnel de son style. Une cinquantaine de messes obéissent en majorité à la technique de la
« messe parodie », de 4 à 8 voix, c’est-à-dire qu’une messe a pour base une œuvre monodique
ou polyphonique, chanson ou motet ; l’œuvre parodiée prête sa trame à chacune des sections
de la messe. Dans les Messes de Paris (1577), Roland de Lassus fit preuve d’un art beaucoup
plus sensible qu’intellectuel ; même si les voix s’entrelacent dans l’imitation, l’élocution
mélodique et la syntaxe restent claires.
Les Magnificat, une centaine, à 4, 5 et 6 voix, offrent une écriture plus simple, souvent
homophone. Dans les Psaumes de la pénitence, dédié au duc Albert de Bavière, l’un de ses
princes-mécènes, la musique colle aux intentions expressives du texte et devient pathétique.
Des quatre Passions les plus développées, celles de Mathieu (1575) et de Jean (1580)
constituent de véritables petits drames musicaux. Une vie intense les anime, qui atteint
parfois une émotion vive, lorsque toutes les voix jaillissent sur crucifige eum, évoquant alors
l’implacable condamnation du Christ. Le sens de l’opposition solo/groupe apparaît déjà dans
ces sections où un individu est incarné par un effectif réduit (duo ou trio) alors que la foule
sollicite le groupe choral complet. Les Passions de Roland de Lassus manifestent donc un
sens dramatique élevé, usant de procédés réservés par les autres musiciens à la musique
profane.
C’est incontestablement dans ses motets que Roland de Lassus affirma le plus fortement sa
personnalité et sa profonde sensibilité au texte. Il aborda l’écriture de ce genre bercé par les
idées humanistes. Face à l’éternelle rivalité musique/poésie, Roland de Lassus prouva que la
musique pouvait tirer du texte l’essentiel de sa substance expressive sans pour autant lui être
assujettie. Attentif aux moindres nuances du texte, le musicien montois les sert par les mille
subtilités de sa technique et donne aux mots, comme aux images, le mouvement et l’âme ou
l’esprit qui les font exister. Cet amour du contraste, déjà perceptible dans les Passions et dans
certaines messes, éclate ici sans retenue. La complexité du contrepoint laisse la place aux
ressources de l’écriture madrigaliste qui suit les textes dans ses moindres intentions
descriptives ou émotives. Les effets musicaux résident autant dans l’harmonie (chromatisme
des Prophetiae Sibyllarum) et dans le rythme (brusques silences, rythmes contrastés) que dans
la mélodie avec des lignes inaccoutumées.
Roland de Lassus excella également dans la musique profane. Ses chansons françaises lui ont
valu de très grands succès. Il a su faire alterner une musique légère et directe avec une
écriture savante. Il fut également un des compositeurs de l’âge d’or du madrigal italien et
laissa des œuvres importantes dans l’Histoire de la musique allemande.
Au XVIème siècle, le madrigal était une expression nouvelle du génie italien qui a conduit la
musique profane italienne vers des destinées que rien ne laissait prévoir : celle de la mélodie
accompagnée et de la favola in musica (littérairement « l’histoire en musique », littéralement
« fables en musique »). L’éclosion du madrigal, entre 1520 et 1530, a été longuement
préparée, sur le plan musical, par la présence d’un art polyphonique profane, fortement
implanté dans la tradition locale, la frottola, et, sur le plan littéraire, par une révolution
profonde de l’idéal des poètes et des musiciens.
La frottola traduit une conception originale de l’union entre la musique et la poésie.
Abdiquant toute prétention savante ou intellectuelle, la poésie s’applique à conserver une
structure simple, un rythme vif, et une séquence régulière, qui favorisent le travail du
musicien.
Malgré l’évidente manifestation de talents italiens dans l’histoire du madrigal -on pense, bien
évidemment, à Monteverdi, célèbre auteur de l’Orféo-, un grand musicien montois, a marqué
ce genre de sa forte empreinte : Roland de Lassus sera l’un des derniers hommes du nord à
écrire des madrigaux. Ceux-ci représentent une large part de sa musique profane et montrent
l’évolution de ses goûts et de son caractère. Du style léger de la villanéla, qui est celui de ses
premières oeuvres, il va s’acheminer au fil du temps vers des pensées et des harmonies plus
sombres avec ses dernières œuvres, mais toute sa vie, il fonda ses choix sur des critères plus
musicaux que littéraires. Il voyait d’abord dans un texte un support pour sa propre création.
Par ailleurs, musicien d’Albert V, puis de Guillaume V à Munich, il s’intéressa à l’art profane
allemand qu’il enrichit de sa culture internationale. Entre 1567 et 1590, il composa 93
chansons allemandes de 3 à 6 voix. De nouveau, toutes les techniques l’intéressaient. En
1576, ses tenorlieder s’établissaient non plus sur une mélodie traditionnelle mais sur un thème
de libre invention. Puisant tour à tour dans l’esthétique de la chanson française ou du
madrigal, ou empruntant à la villanelle son langage syllabique, il élargit considérablement le
langage musical d’expression allemande.
Enfin, le XVIème siècle connut une révolution majeure : la naissance de l’art instrumental.
Les grands compositeurs polyphonistes de la musique vocale, les notoriétés de l’art musical
comme Roland de Lassus, furent transcrits. Le sens de la transcription visait à assimiler l’art
des grands maîtres. Il ne s’agissait pas de copier. L’instrument ne le pouvait pas toujours.
En effet, les doigts doivent parfois lâcher les voix (les sons en valeur longue) qui dans la
polyphonie doivent être tenus. Il ne s’agissait pas d’imiter mais de réinventer.
L’instrumentiste présentait une version différente en transcrivant car il « ornait ».
L’ornementation lui permettait « d’absorber » l’œuvre vocale, de la rendre instrumentale.
Elle en devint un véritable acte de composition, d’invention musicale. Plusieurs luthistes
allemands ont dès lors transcrit et ainsi répandu l’écriture de Roland de Lassus.
Roland de Lassus n’a pas seulement inspiré des compositeurs, il a été également un des
compositeurs qui a tracé par son art la voie vers une nouvelle aube musicale : le baroque. Art
baroque (1600-1750) et art classique (1750-1800) vont s’entendre pour exiger de la musique
une nouvelle dimension : celle de la représentation et de l’expression. Au XVIème siècle, un
mouvement d’idées, lié à l’humanisme, avait déjà posé quelques jalons en ce sens. On parlait
en effet de musica reservata (« musique secrète » ou « musique pour initiés ») destinée à
l’illustration musicale des images contenues dans un texte littéraire. En ce sens, Roland de
Lassus a pratiqué la musica reservata dans les Psaumes de la pénitence (vers 1560) lorsqu’il
symbolise par une mélodie élevée le cri (et clamore meus, verset 1) ou par un afflux de petites
valeurs la rapidité (velociter, verset 3). La musica reservata se présentait comme une
technique d’avant-garde. De nouveau, Roland de Lassus a fait office de pionnier pour son
époque…
Cet homme qui nous a laissé une correspondance abondante faisait preuve parfois d’un
comportement trouble et fantasque. D’une tristesse maladive, avec des crises de gaieté forcée
et une prédilection pour les plaisanteries grossières. Dans ses lettres il lui arrive de mélanger
plusieurs langues, privilège qu’il partage avec de grands européens, comme Fernando Pessoa
ou James Joyce. On lui doit des centaines de motets dont plusieurs cycles. Il écrivit 52
messes, 101 Magnificat, 32 hymnes, 13 litanies, 4 passions, de nombreux répons et 8 Nunc
dimittis, de même que 185 madrigaux à sept voix, 29 villanelles, 20 madrigaux à sept voix,
141 chansons françaises et 90 lieder allemands.
De ce musicien montois, Charles Plisnier a écrit : « Jusqu’à Lassus, la musique était
seulement œuvre d’art, -œuvre d’art seulement. Dans Lassus, à travers Lassus, pour la
première fois, elle est devenue un moyen d’expression, un cri de la chair et de l’âme. Après
Lassus, les chemins sont faits. Beethoven peut venir » 28 .
28 Charles Plisnier, C’est dans notre Hainaut que la musique est née, in Patrimoine, Bruxelles, Labor, 1953, p.100-101.