LE FŒTUS/BÉBÉ MORT : UN REVENANT VIRTUEL ?

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LE FŒTUS/BÉBÉ MORT : UN REVENANT VIRTUEL ?
LE FŒTUS/BÉBÉ MORT : UN REVENANT VIRTUEL ?
Marie-José Soubieux
ERES | « Spirale »
ISSN 1278-4699
ISBN 9782749215457
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-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Marie-José Soubieux, « Le fœtus/bébé mort : un revenant virtuel ? », Spirale 2011/4
(n° 60), p. 97-102.
DOI 10.3917/spi.060.0097
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2011/4 n° 60 | pages 97 à 102
Marie-José Soubieux 1
Il était une fois un enfant du dedans qui séjournait dans le ventre douillet de sa
future mère. Avant d’être dans sa chair, il avait été longtemps dans sa tête et dans
celle de son futur papa. Depuis qu’ils se connaissaient tous les deux, ils l’avaient rêvé
cet enfant et avaient commencé à imaginer la vie avec lui. Maintenant il manifestait sa présence ; des petits coups le soir, des ondulations sous le drap, et toute une
myriade de sensations nouvelles que la future mère découvrait. Ils l’avaient même vu
à l’échographie (Soulé, Soubieux, 2006). Progressivement ses formes se précisaient,
ses sens s’éveillaient, il reconnaissait sans doute la voix de sa mère et il se préparait
à connaître le dehors.
Mais un jour, les coups de pied se sont estompés, les ondulations se sont évanouies,
une sensation de masse inerte est venue envahir le corps de la mère où la vie s’est
soudainement absentée. L’image échographique s’est immobilisée, « le cœur de votre
bébé s’est arrêté » s’est-elle entendu dire.
L’enfant du dedans s’en est allé avant même d’avoir pu connaître le monde des
humains, avant même que sa mère et son père n’aient pu le voir. Parfois, il ne s’en
va pas de lui-même mais menacé d’un handicap gravissime, on décidera de sa mort à
l’intérieur de la chair de sa mère (Soubieux, 2010a, 2010c).
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Le fœtus/bébé mort : un revenant virtuel ?
1. Marie-José Soubieux, pédopsychiatre, psychanalyste, Institut de puériculture de Paris, [email protected]
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D’autres fois il fera une brève apparition sur la scène des hommes au moment de sa
naissance ou pendant les quelques jours qui suivent. Et il repartira rapidement dans le
royaume des morts ou dans celui des limbes.
Que va devenir dans la tête des parents cet enfant du dedans qui ne connaîtra jamais
le dehors ? Cet enfant tant attendu, rêvé depuis l’enfance et disparu sans avoir vécu,
quelles traces va-t-il laisser de son bref passage ?
Restera-t-il uniquement enfant du dedans, chair de sa chair, éternel fœtus/bébé,
porteur de tous les possibles ? Hantera-t-il les nuits de sa mère ou celles de la fratrie
tel un revenant : un petit garçon né après un bébé décédé pendant la grossesse de
sa mère voyait des yeux qui le regardaient dans les rideaux lorsqu’il s’endormait. Cela
l’effrayait.
Ange gardien, monstre persécuteur, fantôme errant, quelle forme va-t-il revêtir après
sa disparition ? D’ailleurs, va-t-il prendre une forme ou demeurer chose informe
empêchant tout travail d’élaboration ? « Le fantôme dans l’expérience du deuil aurait
fonction de fiction hallucinatoire de manière à ce qu’apparaissent les formes du
disparu » (Laufer, 2006).
Lorsque l’enfant n’est pas né, et n’est ni connu ni reconnu, quelle forme a-t-il dans
la tête des parents ? D’ailleurs, est-ce bien un enfant ? Au-delà des débats philosophiques et religieux, la question du statut de l’embryon et du fœtus est avant tout
celle de la représentation qu’en ont les parents. Pour certains, il s’agit d’un bébé même
à un terme très précoce de la grossesse, pour d’autres il restera toujours un fœtus.
Parfois, il est réduit à rien ou à un morceau de chair (Soubieux, Soulé, 2005).
Force est de constater que la perte d’un fœtus ou d’un tout jeune bébé n’est pas une
mort comme une autre, et entraîne un travail de deuil singulier à double composante
narcissique et objectale (Soubieux, 2008). Collusion insupportable entre la vie et la
mort, bousculant l’ordre des générations, survenant dans la fragilité de la grossesse en
pleine inflation narcissique, la mort périnatale contraint les couples, au-delà de leur
douleur indicible, à entreprendre un voyage psychique effrayant et totalement inédit.
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Au cours de cette traversée, le fœtus peut survivre de différentes façons dans la tête
de sa mère et de son père : « Il y a une persistance du disparu à ne pas disparaître mais
à se transformer » (Laufer, 2006).
Dans un mouvement nostalgique étreignant les parents, le fœtus/bébé peut revenir
clamer son existence au moment de l’anniversaire de sa mort et aux moments clés de
sa vie interrompue : « S’il avait vécu il marcherait maintenant. » C’est une manière de
continuer à penser au petit absent, de le faire revivre sous condition et de lui donner
sa place sans toutefois envahir totalement la psyché de la mère (Blin, Soubieux, 1999).
D’autres fois il demandera qu’on lui fabrique une vie. Kenzaburo (1982), dans une
de ses nouvelles, parle du fantôme d’un bébé mort quelques jours après sa naissance
auquel le père doit donner une vie pour qu’il puisse quitter en paix le monde des
vivants et ne plus descendre sur la ville de Tokyo. Pour élaborer sa perte, le père doit se
servir des souvenirs fabriqués avec lui et pour lui. On pourrait dire que le deuil consiste
à faire accomplir à l’enfant une vie, sa vie : « Moins aura vécu celui qui vient de mourir,
plus sa vie sera restée une vie en puissance, plus dur sera le deuil » (Allouch, 1997).
Ce qui nous ramène à la notion de virtualité, en ce sens qu’elle qualifie un être ou une
chose n’ayant pas d’existence actuelle mais seulement un « état potentiel susceptible
d’actualisation ».
Parfois ce revenant virtuel va s’imposer tout le temps, rester au plus profond de la
mère, s’incruster dans sa chair et dans tout son être, la dévitalisant dans un véritable
mouvement mélancoliforme.
Tout comme le mélancolique ne sait pas ce qu’il a perdu lorsqu’il perd son objet
d’amour (Freud, 1917), les femmes ne savent pas ce qu’elles ont perdu lorsque leur
bébé meurt avant terme. Face à cette impossible séparation, elles vont maintenir leur
bébé à l’intérieur d’elles-mêmes, et sa perte devient la perte de leur Moi.
La blessure, le sentiment d’infériorité, d’échec et d’indignité voire de honte, la perte
d’estime de soi sont d’autant plus grands pour la femme qu’à ce moment particulier,
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l’atteinte de son bébé est l’atteinte d’une partie vitale d’elle-même. La rage peut
l’envahir et l’enfant rêvé idéalisé peut se transformer en persécuteur monstrueux.
C’est aussi dans l’écriture, la peinture ou la sculpture que ces fœtus/bébés vont
reprendre forme et place dans la société.
Au Moyen Âge, l’embryon est une personne, et la
peinture de Pelendri, à Chypre, montre comment
l’embryon de Jean Baptiste rend hommage à
l’embryon du Christ.
On pense bien sûr à Frida Khalo (voir ses tableaux
Without Hope, 1945, et Thinking About Death,
1943) qui, après ses fausses couches répétées,
a peint des tableaux montrant des fœtus morts,
des organes ensanglantés… Sous la plume de
Marie Shelley, Frankenstein n’est-il pas le revenant des nombreux bébés qu’elle a perdus ? La
sublimation permet de s’opposer à la perte et
Fresque église Sainte-Croix de
Pelendri, XIVe-XVe siècle, Chypre
de retrouver l’objet aimé sous une autre forme
(photo Jean-Michel Spieser)
acceptable et même valorisée.
Il est des cas rares où le fœtus ne pourra survivre
qu’en étant incorporé : « Tous les mots qui n’auront pu être dits, toutes les scènes qui
n’auront pu être remémorées, toutes les larmes qui n’auront pu être versées, seront
avalés, en même temps que le traumatisme, cause de la perte » (Abraham, Torok,
1987). Sous quelle forme l’enfant mort incorporé reviendra-t-il plus tard ? Quelles
traces laissera-t-il si une crypte se constitue ?
La manière dont ces fœtus/bébés peuvent revenir est propre à chacun et varie selon la
structure psychique, le terme, l’histoire de la grossesse et l’accompagnement proposé
aux couples.
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Mais il est des circonstances où le risque de fantôme est accru : les grossesses gémellaires au cours desquelles un fœtus meurt. L’effraction traumatique que constitue le
fait de fabriquer la vie et la mort en même temps, atteint ici les limites de l’extrême,
les limites de l’inatteignable. Un enfant vivant, un enfant mort, tous deux abrités par
le même ventre, la même chair. Comment penser à l’enfant vivant sans toujours penser
au mort ? Comment penser à l’enfant mort sans oublier le vivant ? Deux destins étroitement mêlés, deux destins éternellement liés. La menace de l’oubli est impossible.
L’image du disparu est « entretenue » par l’enfant vivant qui prête son visage à celui
qui manque. Le vivant ne peut se construire que dans le rapport au mort : « Quand
je regarde Julie, je vois le fantôme de son frère à côté d’elle », raconte une maman.
Quelle place l’enfant mort va-t-il prendre auprès des parents dans la construction de
l’enfant vivant ? Quelle forme revêtira le double ? Se manifestera-t-il tel un fantôme
errant persécuteur, se rappelant sans cesse à son souvenir à chaque nouveau pas dans
la vie, ou bien veillera-t-il sur lui pour devenir son ange gardien (Soubieux, 2010b) ?
Mais les fœtus/bébés reviennent aussi fréquemment lors de la grossesse qui suit leur
mort. Alors que la mère espérait par cette nouvelle grossesse retrouver le goût de la vie
et effacer toute sa douleur, elle est surprise que toutes ses pensées soient tournées vers
lui et non vers le bébé qu’elle porte. Il faudra là encore tout un travail psychique pour
donner une place à chacun des enfants et ne pas écraser d’emblée le nouvel arrivant.
Parfois ce travail n’aura pu se faire et l’enfant puîné pourra avoir de grandes difficultés
à trouver sa place et à se sentir exister dans ce monde. On pense bien sûr à Vincent
Van Gogh et à son frère mort un an exactement avant sa naissance et portant le
même prénom que lui, mais aussi à Salvador Dali, Camille Claudel, et à d’innombrables
anonymes qui ont ainsi dû faire preuve d’une exceptionnelle créativité et dépasser
leurs limites pour exister tout simplement aux yeux des autres.
Ainsi, pour que les revenants ne viennent pas tourmenter les parents et leurs frères
et sœurs, il est indispensable de penser la question du deuil périnatal et d’aider les
parents à faire un travail de sépulture au sens du regretté Fédida (Fédida, 1996).
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Et je terminerai par ces quelques lignes de Laurie Laufer (Laufer, 2006) : « En redonnant un corps au fantôme, en redonnant aux morts la possibilité d’être représentés sur
la scène du langage, l’analyse serait le passage qui permettrait au sujet de vivre avec
la perte plutôt que de vivre dans la perte. »
Bibliographie
ABRAHAM, N. ; TOROK, M. 1987. L’écorce et le noyau, Paris, Aubier Flammarion.
ALLOUCH, J. 1997. Érotique du deuil au temps de la mort sèche, Paris, EPEL.
BLIN, D. ; SOUBIEUX, M.-J. 1999. « Perte périnatale : deuil, dépression ou mouvement nostalgique »,
Neuropsychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, 47, p. 22-26.
FEDIDA, P. 1996. « L’œuvre de sépulture », dans La fin de la vie, qui en décide ? Paris, PUF.
FREUD, S. 1917. « Deuil et mélancolie », trad. fr. J. Laplanche, J.-B. Pontalis, dans S. Freud, Métapsychologie,
Paris, Gallimard, 1976, p. 147-174.
LAUFER, L. 2006. L’énigme du deuil, Paris, PUF.
KENZABURO, O. 1982. Dites-nous comment survivre à notre folie, Paris, Gallimard.
SOUBIEUX, M.-J. 2008. Le berceau vide, deuil périnatal et travail du psychanalyste, Toulouse, érès.
SOUBIEUX, M.-J. 2010a. « Accompagnement et prise en charge psychologique des interruptions médicales
de grossesse », dans A. Benachi, Conduites pratiques en médecine fœtale, Issy-les-Moulineaux,
Masson.
SOUBIEUX, M.-J. 2010b. Le deuil périnatal, Paris, Fabert.
SOUBIEUX, M.-J. 2010c. « Regard de la psychanalyse sur le deuil périnatal », dans R. Frydman, M. Szejer
(sous la direction de), La naissance : histoire, cultures et pratiques d’aujourd’hui, Paris, Albin Michel.
SOUBIEUX, M.-J. ; SOULE, M. 2005. La psychiatrie fœtale, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? ».
SOULE, M. ; SOUBIEUX, M.-J. 2006. « Regards du pédopsychiatre sur le fœtus », dans J. Bergeret, M. Soulé,
B. Golse (sous la direction de), Anthropologie du fœtus, Paris, Dunod.
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