Alexandre

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Alexandre
Robert Huet naît le 4 août 1930 à Epinay-sur-Seine. Trois vieilles filles turbulentes et revêches bénéficient de
l’hospitalité des parents de Robert et font régner la terreur dans le pavillon familial pendant plusieurs années,
marquant en profondeur l’imaginaire du jeune garçon. « Elles me fascinaient, je dessinais déjà des mamies à la
communale », confie-t-il. Nombre de cartes postales et dessins de presse d’Alexandre s’inspireront par la suite
des frasques de Blanche, Rose et Eugénie. Et de la fascination pour les vieilles dames à la fascination pour les
dames tout court, il n’y a qu’un pas que Robert ne tardera pas à franchir. Contraint d’arpenter la banlieue parisienne pendant quelques années, il s’adonne au dessin humoristique pour se changer les idées, « pour oublier
les chiffres et les lignes droites » et met au point un présentoir animé révolutionnaire en aluminium peint qui
fera les beaux jours des vitrines des parfumeurs et des pharmacies jusque dans les années 80.
C’est sa sœur Marcelle qui, en épluchant le calendrier, trouve le pseudonyme avec lequel Robert signera ses
premiers travaux : Alexandre, « un nom qui sonne bien et qui fait dessinateur ». Pas contrariant, le grand frère
acquiesce. Il quitte son poste de géomètre pour un mi-temps dans une agence de publicité afin de consacrer
plus de temps au dessin. Alexandre publie son premier dessin dans Ici Paris en 1956. Très vite, il enchaîne
avec L’almanach Vermot, Le hérisson, France dimanche, Le rire, le Pèlerin, Détective… à l’époque, les opportunités de débuter dans le métier ne manquent pas, de nombreux périodiques consacrent plusieurs pages
au dessin d’humour.
Reflets d’une France populaire tranquillement misogyne et réactionnaire, ces dessins constituent le clin d’œil
par lequel le lecteur commence la lecture de son magazine. Les dessinateurs sont néanmoins considérés comme la cinquième roue du carrosse, loin derrière les journalistes et les photographes. Les tarifs sont misérables
mais si l’on multiplie les collaborations, on parvient presque à gagner sa vie en dessinant des bêtises, ce qui
pour l’époque représente une véritable prouesse. On dépose une pochette de dessins à jour fixe et on récupère les gags refusés deux jours après pour aller les proposer dans d’autres rédactions. Lors de ses tournées,
Alexandre croise Faizant, Bellus, Barberousse, Calvi, Lassalvy, Moffrey… Des amitiés se nouent, on s’invite
à dîner et on parle boutique. Dans les années 60, loin de la virulence salutaire des premiers numéros d’HaraKiri, Alexandre et ses camarades pratiquent en bons pères de famille un humour inoffensif et conventionnel.
Ce ne sont pas des idéalistes, ils ne sont pas là pour défendre des causes ou caricaturer qui que ce soit. « Je ne
peux pas être méchant, je prends tout avec dérision », déclare Alexandre. Ce qui l’amuse, c’est l’observation
du quotidien avec juste ce qu’il faut de décalage pour faire sourire. C’est un rêveur, un distrait pour qui le
dessin est avant tout un moyen de fuir une réalité anxiogène.
Alexandre a 32 ans. Il occupe désormais un studio rue Vernier à Paris et fait des prouesses dans l’équipe
de football de Bayard Presse. C’est en sortant d’un match qu’il rencontre sa future femme, une blondinette
appétissante qui pose parfois comme mannequin dans des films publicitaires et possède son propre salon de
coiffure. C’est le coup de foudre. Sous le charme, Alexandre passe son temps à la photographier sous toutes
les coutures.
«Un jour, se souvient Nicole, une cliente m’a dit qu’elle m’avait vue sur des cartes postales ! Robert avait
utilisé des photos de moi sans me le dire ! ça la fichait mal vis-à-vis du personnel.» Pas rancunière, elle
l’épouse en 1963. Lui consent désormais à retoucher à la gouache les yeux de son épouse sur les photos pour
préserver tant bien que mal son anonymat.
Le couple passe ses vacances à Saint-Malo, où le dessinateur a de la famille. Jamais en panne d’idées, il fabrique de petites têtes de pirates en terre qu’il peint et vernit par dizaines, poussant le souci du détail jusqu’à
leur coller des cheveux récupérés dans le salon de coiffure! La cuisine ressemble à l’atelier du père Noël,
l’évier empeste l’acétone et la concierge fulmine parce que les voisins se plaignent, mais les boutiques de
souvenirs de Saint-Malo s’arrachent pendant quelques années ces pièces uniques signées R. Huet. Les touristes ignorent que le meilleur reste à venir.
En 1964, Alexandre fait la connaissance de Marcel Vaysse, directeur d’une maison d’édition de cartes postales au patronyme sans ambiguïté : La Gauloiserie. La carte est depuis longtemps le support privilégié de la
gaudriole épistolaire et des sous-entendus polissons, le terrain de jeu de prédilection des artisans de la fesse
pas triste. Il y a là un filon dans lequel Marcel incite son ami à s’engouffrer.
Difficile de croire Alexandre lorsque des années plus tard il déclare : «ça ne me plaisait pas vraiment, le
dessin gaulois, mais ça marchait…» Car si ses premières séries en bichromie sont une évocation bon enfant
de ses chères vieilles tantes, c’est sans tarder qu’il s’aventure dans des contrées plus voluptueuses pour
y poser les fondations d’une œuvre paillarde et totalement décomplexée. Les naturistes, les militaires, le
mariage, la télé, le tiercé, le code de la route, les péchés capitaux… deviennent ainsi prétexte à d’insensées
galipettes. Dans la série «Les positions de l’amour», il décline en 36 dessins un kama-sutra franchouillard
et burlesque qui va de la brouette normande au gouzi auvergnat en passant par le trampolino sicilien, le
bilboquet breton et la grande secousse prolétarienne ! C’est gratiné mais personne ne trouve ça vulgaire. à
peine si les collègues dessinateurs s’émeuvent parfois des délires égrillards de ce garçon placide à qui on
donnerait le bon Dieu sans confession.
Lorsque Alexandre termine une nouvelle série de cartes, il demande à son épouse de mettre les petits plats
dans les grands : Marcel Vaysse est solennellement invité à dîner. Souvent l’éditeur repart les dessins sous
le bras sans avoir déboursé un centime : il a une fâcheuse tendance à «oublier» son portefeuille et Alexandre
n’ose pas réclamer. Son épouse, dont le salon de coiffure peine parfois à faire bouillir la marmite, rouspète
intérieurement, mais Alexandre ne laisse personne mettre le nez dans sa comptabilité. Il s’émerveille tant
de gagner sa vie grâce au dessin qu’il en trouverait presque superflu de se faire payer.
Par le biais de Marcel Vaysse ou peut-être chez Nadine, la revue du couple d’aujourd’hui, mensuel érotique dans lequel il publie des dessins grivois, Alexandre fait la connaissance d’Hubert Toyot, photographe
de pin-up pour les cartes Abeille. Spécialisée à l’origine dans les vues de villes et de régions de France, la
société Abeille, rachetée par Lyna, cherche à développer le secteur fantaisie. En 1972, Alexandre et Hubert
proposent leurs premiers photomontages coquins. L’éditrice Cathy Oger s’assure que la préfecture de police
ne voit pas d’un trop mauvais œil ces images osées pour l’époque : « On m’a répondu que ce n’était pas
autorisé, tout au plus toléré. » Les séries sont dans un premier temps tirées à 5 000 exemplaires, mais le succès est tel que l’on réimprime sans cesse et les chiffres de tirages augmentent bientôt de façon exponentielle.
Pendant des années, on publiera tout ce qu’Alexandre propose sans y regarder de trop près, d’autant qu’il
renonce aux royalties et accepte d’être payé au forfait, 500 anciens francs le dessin.
Certaines séries atteindront des chiffres faramineux, comme le «Hit-parade de l’amour » (388 000), «L’horoscope» (762 000), «La pêche à la moule» (915 000) et l’incontournable «On a l’âge de son zizi » (925
000) ! Vendues 50 centimes pièce, ces cartes font la fortune de Lyna. Chaque année, on lui commande de
nouvelles séries sur les thèmes incontournables : la pêche, la chasse, le camping, les cures, la pétanque.
Pour le reste, Alexandre a carte blanche et se révèle intarissable sur les relations homme-femme, l’amour et
le sexe. Il participe dans la maison de campagne d’Hubert à des séances photo dénudées qui contrarient un
peu son épouse, mais tout ceci demeure très professionnel, jusqu’à un certain soir de réveillon où le couple
se présente chez le photographe alors que sur les canapés les convives emmêlés célèbrent la nouvelle année
de manière un peu trop fusionnelle. «J’ai dit à mon mari : tu fais ce que tu veux mais moi je ne reste pas !»,
se souvient Nicole. Alexandre finit par prendre ses distances avec le photographe. Il passe ses journées à
coucher des femmes sur le papier, on peut admettre que le soir il ait envie de penser à autre chose.
Entre 1972 et 2000, tout en continuant de travailler pour Marcel Vaysse et dans la presse, il fournit à Lyna
plus de 350 séries de 4 à 12 cartes diffusées par millions d’exemplaires sur tous les tourniquets de France,
d’épiceries de campings en maisons de la presse de stations balnéaires, de casernes en villes d’eaux, de
Boulogne-sur-mer à la Côte d’Azur. Pour les estivants, les curistes ou les bidasses, Alexandre est l’écrivain
public sur lequel on compte pour délivrer un message sans en avoir l’air. Il manie en expert l’apostrophe
lapidaire : «Ce qui cloche en vous, c’est votre cellulite !», le gimmick à la mode : «Tous nus, tous bronzés»,
le double sens : « J’ai envie de vous sauter… au cou ! », le test de personnalité : «êtes-vous ardente ou frigide?», le détournement de document officiel : «Carte de membre du club des beaux nénés», les vertus du
terroir : «C’est avec des petits culs que l’on fait les grands crus !», la petite annonce sans équivoque : «Demoiselle cherche vibromasseur d’occasion en état de marche immédiat avec piles longue durée !»
L’été il joue à Mon dessinateur chez les nudistes au Cap d’Agde ou sur l’île du Levant. «Pour l’inspiration»
se justifie-t-il, poussant la conscience professionnelle jusqu’à passer ses journées à la plage sans autre attribut qu’un stylo et un carnet à dessin. Dissimulé derrière un présentoir de bouées gonflables, il observe
les touristes se pousser du coude devant ses cartes postales mais préférerait mourir plutôt que de se faire
connaître. Sur les plages naturistes, il est interdit de photographier quiconque à part ses proches. Pour ne pas
se faire confisquer le Kodak, il envoie alors son épouse patauger à côté de telle baigneuse particulièrement
accorte ou tel plaisancier bedonnant pour pouvoir les photographier en cachette et alimenter ainsi sa galerie
de portraits. Une fois rentré chez lui, il colle sur le tirage une mémère pensive soigneusement découpée au
scalpel devant l’entrejambe du bonhomme et propose le tout à Lyna assorti d’une légende imparable. L’estivant pansu se retrouve à poil à des dizaines de milliers d’exemplaires dans la France entière et personne
ne semble s’en plaindre. Nicole se souvient : «Je détestais ça, notre fils aussi. J’ai fini par mettre le holà.»
Alexandre se passera désormais de dessiner sur le motif.
La maladie l’emporte le 23 mars 2002. Les témoignages d’admiration et d’amitié arrivent nombreux pour
celui qui a prévenu : «Je ne veux ni fleur ni couronne et que personne ne vienne me voir ! »
A l’hôpital, on restitue à son épouse un carnet où la veille encore il a griffonné d’ultimes idées de gags.
Ultime pied de nez du destin : pour avoir négligé de renouveler la concession du caveau de ses parents en
Normandie, Alexandre est enterré à Saint-Ouen, entre Blanche, Rose et Eugénie, les trois vieilles tantes qui
lui en ont tant fait voir.
Après sa disparition, un collectionneur passionné, Bernard Nanty, tente sans succès de le faire inscrire au
Guinness des Records comme le dessinateur de cartes postales le plus prolifique du XXème siècle, avec 4
000 modèles de cartes dessinés pour un tirage global dépassant les 40 millions d’exemplaires. Nicole a repris
le flambeau et continue de représenter Alexandre dans tous les salons de cartes postales de France.
Scandaleusement sous-estimée, cette œuvre à nulle autre pareille laisse une empreinte indélébile dans l’esprit de plusieurs générations de vacanciers.
Manu Boisteau