2008-SA2-L`homme et l`idole de bois de La Fontaine

Transcription

2008-SA2-L`homme et l`idole de bois de La Fontaine
L’homme et l’idole de bois
SA2 Analyse de texte
Alain Guerry
Rte du Bugnon 24
1782 Belfaux
Août 2008
[email protected]
078 735 14 85
Séminaire d’analyse littéraire
Faculté des Lettres / Département de Français / Littérature
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L’homme et l’idole de bois
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Certain Païen chez lui gardait un Dieu de bois,
De ces Dieux qui sont sourds, bien qu’ayant des oreilles1.
Le païen cependant s’en promettait merveilles. Il lui coûtait autant que trois. Ce n’étaient que vœux et qu’offrandes, Sacrifices de bœufs couronnés de guirlandes. Jamais Idole, quel2 qu’il fût, N’avait eu cuisine si grasse, Sans que pour tout ce culte à son hôte il échût Succession, trésor, gain au jeu, nulle grâce. Bien plus, si pour un sou d’orage3 en quelque endroit S’amassait d’une ou d’autre sorte, L’homme en avait sa part, et sa bourse en souffroit. La pitance du Dieu n’en était pas moins forte.
À la fin, se fâchant de n’en obtenir rien, Il vous prend un levier, met en pièces l’Idole, Le trouve rempli d’or : «Quand je t’ai fait du bien, M’as-tu valu, dit-il, seulement une obole ? Va, sors de mon logis : cherche d’autres autels. Tu ressembles aux naturels4 Malheureux, grossiers et stupides : On n’en peut rien tirer qu’avecque le bâton. Plus je te remplissais, plus mes mains étaient vides : J’ai bien fait de changer de ton.» 1
Référence aux psaumes de la Bible 115 et 135.
2
Le mot idole, du grec ειδολον, substantif neutre, acceptait l’article masculin.
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Un sou d’orage autrement dit la moindre contrariété.
4
Adjectif susbstantivé, c’est-à-dire «les hommes au caractère malheureux…»
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Analyse de la fable
Introduction
L’objet de cette analyse est une fable de Jean de la Fontaine intitulée L’homme
et l’idole de bois, située dans le 8e tome du IVe volume des Fables (1668). Elle est
directement inspirée par la fable «Ανθρωπος καταθραυσας αγαλμα» (L’homme qui
a brisé une statue) d’Ésope 5. Ces deux textes mettent en scène un homme en
difficulté financière suppliant une statue d’améliorer sa situation. Comme son état
ne s’améliore guère, voire empire, il brise l’idole et y trouve de l’or. Autant l’aspect
factuel est similaire dans les deux fables, autant la prise en charge de la morale par
le narrateur est dissemblable, comme nous le verrons par la suite.
Description
La fable L’homme et l’idole de bois de La Fontaine est une successions
d’alexandrins et d’octosyllabes où ces derniers assument une modalité ironique
absente de la fable originale d’Ésope, par exemple dans les vers 6 à 8 :
Sacrifices de bœufs couronnés de guirlandes.
Jamais Idole, quel qu’il fût,
N’avait eu cuisine si grasse,
5 VIIe-VIe
avant J.-C. Traduction de cette fable sur le site Hodoi Elektronikai consulté le 4 août 2008 :
L’homme qui a brisé une statue. Un homme avait un dieu de bois, et, comme il était pauvre, il le suppliait de
lui faire du bien. Comme il en usait ainsi et que sa misère ne faisait qu’augmenter, il se fâcha, et prenant le
dieu par la jambe, il le cogna contre la muraille. La tète du dieu s’étant soudain cassée, il en coula de l’or.
L’homme le ramassa et s’écria : «Tu as l’esprit à rebours, à ce que je vois, et tu es un ingrat ; car, quand je
t’honorais, tu ne m’as point aidé, et maintenant que je viens de te frapper, tu me réponds en me comblant de
bienfaits.» Cette fable montre qu’on ne gagne rien à honorer un méchant homme, et qu’on en tire davantage
en le frappant.
http://hodoi.fltr.ucl.ac.be/concordances/esope_51a100_tot/lecture/11.htm
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Le premier vers de cet extrait rappelle de par son thème et son rythme les
vers épiques d’Homère et ses longues descriptions de processions et de rituels de
banquets. À l’inverse, les modulateurs tels que “quel que”, “si”, “autant que”, “ce
n’était que” apportent la teinte ironique et se retrouvent ainsi dans les
octosyllabes.
La rime aussi est porteuse d’ironie, en rapprochant des mots tels que
«oreilles» et «merveilles» ou «grasse» et «grâce» en fin de vers, mais également à
l’hémistiche, comme dans le sixième vers :
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Ce n’étaient que vœux et qu’offrandes, Sacrifices de bœufs couronnés de guirlandes. C
C
La rime interne rapproche «vœux» et «bœufs» et amène à nouveau l’ironie
qui dans cet exemple contraste encore avec l’aspect épique du sixième vers.
La fable, comme son modèle, présente le discours du narrateur dans la
première partie, puis celui de l’homme dans la seconde. Toutefois, le texte de
La Fontaine ne comporte pas de morale explicite, contrairement à la version
d’Ésope qui redonne la parole au narrateur pour conclure. Nous reviendrons plus
bas sur cette absence de morale explicite dans L’homme et l’idole de bois.
Deux derniers éléments ponctuent le texte : les temps verbaux d’une part et
le discours d’autre part. Les vers 1 à 14 constituent la mise en place de la situation
de base de la fable et leur verbes sont à l’imparfait. Cela correspond avec
l’énonciation simple du narrateur. Dès le vers 15, les verbes sont au présent et
constituent une forme d’hypotypose, en accélérant subitement l’enchaînement des
actions — ce mouvement étant supporté par le connecteur «à la fin». C’est avec la
phrase qui commence à ce même vers 15 que l’énoncé devient discours citant, en
rapportant les parole du «païen» au discours direct formel.
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Interprétation
Au niveau sémantique, le texte est structuré par une série d’oppositions
thématiques. Le bois (v. 1) contre l’or (v. 17), le plein (v. 17) et le vide (v. 23). L’une
d’elle est l’opposition païen-chrétien. Bien qu’il n’en soit pas fait mention dans le
texte, il nous est possible de déduire l’appartenance du narrateur et du lecteur à la
religion chrétienne. En effet, les deux premiers vers placent clairement le
protagoniste comme extérieur à la religion du narrateur, par l’utilisation du terme
«païen» :
Certain Païen chez lui gardait un Dieu de bois,
De ces Dieux qui sont sourds, bien qu’ayant des oreilles.
Dans la même phrase, le démonstrateur référentiel de la formule
“de ces … qui” classe le «Dieu de bois» comme un élément “présenté comme déjà
connu” et crée ainsi une connivence entre le lecteur et le narrateur. Il permet ainsi
de conclure que le destinataire et le destinateur de la fable font partie de la même
culture religieuse. L’auteur étant Jean de La Fontaine, nous en déduisons qu’il
s’agit là de la religion chrétienne.
Cette information nous permet d’élucider le problème de l’absence de morale
explicite dans la fable de La Fontaine. En effet, la morale d’Ésope — qui, faut-il le
rappeler, ne mentionne pas l’homme comme un païen — est une incitation à la
vengeance, et en ce sens va contre les principes de l’Église, et est donc clairement
immorale ! En laissant les paroles choquantes dans la bouche du païen et en
présentant l’idole comme celle d’un dieu païen, le narrateur se met à distance du
personnage et de son discours. Geste prudent qui lui permet de rester à l’abri des
critiques éventuelles contre sa propre probité.
Un autre aspect fondamental de la fable de La Fontaine qui est absent du
texte d’Ésope est l’omniprésence de l’ironie. L’ironie provoquée par la rime d’une
part, et par l’hyperbole des richesses accordées au dieu d’autre part. En effet, la
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version d’Ésope est assez sobre : supplications et honneurs sont les seules grâces
apportées à l’idole, tandis que le païen de La Fontaine va jusqu’à lui sacrifier des
bœufs ! De plus, les expressions populaires décalées telles que «autant que
trois» (v. 4), «cuisine si grasse» (v. 8), «pitance» (v. 14) accentuent encore l’effet
d’ironie en présentant l’idole comme un véritable hôte humain à l’appétit
gargantuesque. Ceci est encore souligné par la rime équivoquée déjà évoquée plus
haut entre «grâce» et «grasse» et la discordance du contre-rejet à la césure du
vers 11 («sou … d’orage»). Par ce procédé ironique, l’auteur crée un effet de
polyphonie dans le discours du narrateur qui augmente l’efficacité du récit et audelà la véracité de la morale immorale.
La prise en charge de la conclusion vengeresse se fait au prix d’une fin
abrupte. Toutefois, elle est amenée d’une façon tout-à-fait précise par un jeu de
suspens. Les vers 11 à 13 mettent en parallèle l’accumulation des ennuis et
l’accumulation de «la pitance du Dieu». Or la phrase se termine au vers 13 et crée
ainsi un attente de la rime finale du quatrième groupe de rimes :
Bien plus, si pour un sou d’orage en quelque endroit S’amassait d’une ou d’autre sorte, L’homme en avait sa part, et sa bourse en souffroit. La pitance du Dieu n’en était pas moins forte.
A
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Toutefois, d’un point de vue sémantique, le lecteur attendrait une réaction du
protagoniste. Celle-ci n’apparaît qu’au vers 15 :
15
À la fin, se fâchant de n’en obtenir rien, Il vous prend un levier, met en pièces l’Idole, G
H
Grâce au connecteur «à la fin» et au changement de temps verbal, un effet de
récursivité, de durée, est donné aux vers 1 à 14. Au vers 16, le pronom
anaphorique «il» n’est pas employé de manière correcte. Il l’aurait été au vers 14,
où la réaction du païen était attendu. Ainsi, la tension dramatique de ce passage
nodal pousse en quelque sorte le lecteur vers la fin de la fable, et donc vers
l’emplacement supposé de la morale.
L’absence de morale explicite force enfin le lecteur à récapituler la fable pour
déduire soi-même ce qu’il doit retenir de cet exemplum.
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Conclusion
La principale pierre d’achoppement de ce texte me semble être la distinction
oppositive entre les «naturels malheureux, grossiers et stupides» et un terme
absent. Elle pose deux questions : quel est ce terme manquant et en quoi cette
morale s’oppose-t-elle ou se confond-t-elle avec celle d’Ésope ?
Une façon de paraphraser le terme manquant serait naturellement “les
naturels qui ne sont ni malheureux, ni grossiers, ni stupides” mais cela ne nous
éclaire guère. Une autre paraphrase serait “les naturels heureux, raffinés et
intelligents” — encore qu’il faille être très prudent quant à la signification de ces
différents adjectifs à l’époque de La Fontaine. Cette opposition peut-elle se
simplifier à une autre, plus simpliste, qui serait l’opposition entre gens du peuple
et gens cultivés ?
Quoiqu’il en soit cette morale diffère peu de celle d’Ésope, dans laquelle les
mots στρεβλος (fourbe, tortueux, ou «à rebours»), αγνωμων (arrogant, ingrat, ou
ignorant) et πονηρον (défectueux, mauvais, méchant, pervers ou fatigant) sont
utilisés.
Dernière question : le parallèle qui peut être rapidement établi entre l’idole
païenne et le Dieu chrétien était-il aussi évident à l’époque de la rédaction du
texte ? Était-il même voulu par son auteur ? Cela aurait fait de cette fable une
dénonciation voilée des privilèges et richesses accordés aux ecclésiastiques.
Mon hypothèse est que si l’auteur a voulu laisser la morale de cette fable
ouverte, c’est pour laisser au lecteur le soin de se poser la question : qui est-il — ou
qui veut-il être — dans ce jeu aux rôles douteux ? L’idole sur laquelle il faut
frapper, le païen aveuglé par sa dévotion ou encore l’iconoclaste exaucé ?
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