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Gaston Compère Lux Mea Anthologie poétique et arbitraire (1952-2004) Lux fiat et Lucia fit que fais-je ici dans les miasmes petitpetit lilliputien pris de terreur et parfois d’asthme devant ces tonnes de machins ? (de Géométrie de l’Absence) Mehr licht ! Comme pour tout homme qui a l’intelligence et la puissance de se regarder et de se voir, la perception de l’état des lieux est invariable – et l’on trouvera ici la raison pour laquelle j’ai tenu à mettre en exergue à cette anthologie les quatre derniers vers d’un poème de Géométrie de l’absence : le grand désordre, quoi qu’on puisse faire. Situation inconfortable. On ne cherche le plus souvent qu’à tuer le tueur : le temps, « ce bourreau sans merci » – et ce dans un bric-à-brac où il s’agira de se retrouver en nommant ce qu’on y découvre. Une épreuve, qui se supporte par la plupart des hommes, car la vie peut être aussi prévoyante que redoutable. Une aventure aussi, qui se termine dès l’enfance, mais qui pour quelques-uns n’en finit pas. On devine où je me range. Car s’ils peuvent s’apprivoiser, les mots fuient comme le gibier ; pourtant ils finissent souvent par obéir comme je l’entends, par se mettre à la file comme une classe, et, curieusement, à se taire quand ils ont à se taire. Patience, longue patience. « Que lisez-vous, monseigneur ? – Des mots, des mots, des mots... des mots rouges, des mots jaunes, de mots bleus… ». (« Mon encre a les couleurs de l’arcen-ciel » écrit Joubert.) J’aurais aimé que le prince danois eût dit ces mots à la lecture de cette anthologie. J’aimerais que les mots nés d’événements souvent imprévus, d’expériences de souffrance et de trouble, et mis en branle par le souffle, offrent à qui les lit un espace que je me risque à qualifier de diapré. La poésie… oh, je m’en rends bien compte, et Cocteau a raison de l’écrire, « il est aussi difficile à un poète de parler de poésie qu’à une plante de parler horticulture ». Elle est là, la poésie, – et il faut que le poète et le lecteur marchent de conserve – elle est là, elle n’est plus là, la revoici, les couleurs sont là qui se diluent et qui se recomposent, qui sont parfois mirages divins et parfois réalité épaisse d’une pâte travaillée, et il semble 9 d’aventure que les sonorités agiles n’ont d’autre vocation que de faire naître leur propre écho. Tout de même cette réalité nouvelle que l’on rêve enchantée cherche sa perfection, qui est la naissance et la formation d’« une goutte de lumière ». De qui cette notation ? De Joseph Joubert déjà cité. Depuis très longtemps, je pratique Joubert, et ai tu la chose comme un secret. C’est ici une confidence, qui aimerait prendre un ton de confidence, et qu’a provoquée la parution de Lux Mea, qui lui doit tant. À juste raison, on a dit de lui qu’il a été, bien que tenu pour un moraliste, un merveilleux poète de la lumière. J’aime en lui cette espèce de platonisme personnel qui ouvre des espaces où les pensées, parce qu’éclairées, offrent forme et relief et finissent toujours par détourner les regards de ce qu’elles sont pour le foyer qui les éclaire. Il peut sembler qu’elles ont un poids et que ce poids, pour reprendre les mots de Léonard de Vinci, « souhaite tomber vers le centre du monde par le plus court chemin » : le centre du monde, entendez : l’astre central, dispensateur de clarté. Le temps passé de l’active adoration, on en revient aux choses éclairées, donc aux mots. Et il arrive qu’ils ont acquis une telle puissance que l’on ne peut que leur céder et que de force ils entraînent l’esprit dans le monde qu’ils ont suscité. Car on n’a garde de résister : il y a dans ces instants une force qui semble tenir du miracle. On vit des jours d’étourdissement et d’acuité de l’œil et de l’oreille. De Joubert : « Il faut que les mots, pour être poétiques, soient chauds du souffle de l’âme et humides de son haleine ». Ceci assuré, ne rien brusquer. On doit compter sur le temps, qui purifie. La hâte est haïssable. De Joubert encore : « Ce qui est mûr a mûri lentement ». L’œuvre pressentie ne livre que lentement sa forme. Que de pages écrites, reprises ou abandonnées ! Les mots s’agitent qui cherchent à se placer au mieux. Qu’ils trouvent leur place, vient la paix. Mais ces mots « ont eu les évolutions du vol des oiseaux » ; ils ont fait de longs 10 circuits, ils ont embrassé beaucoup d’espace (comme il dit des « écrivains de l’école de Socrate »), ils ont laissé beaucoup de notes, un matériel considérable qui ne cesse d’être agité d’une vie qui lui est personnelle. Et voici venu le lent travail dont s’enchantent les journées. Jamais d’ennui dans ces espaces qui finissent par connaître la lumière qui doit être la leur – qui peut d’aventure être une clarté obscure, d’un autre ordre que celle qu’exigent des élèves les professeurs de langue. On aimerait que, le livre fermé, le lecteur se reconnaisse dans un espace vide qu’il serait doux de désigner par « espace de lumière », d’une lumière qui vous soit particulière et de laquelle vous puissiez dire : Lux mea. Gaston Compère ( Mehr licht ! : « plus de lumière ! », Goethe ) 11 LE SAGITTAIRE (1952) PRÉLUDE À L’HIVER Mystérieuse terre, Ô ciel, tu refuses les feuilles Où se corrompt le clair été. Mais à l’éternelle forêt, Les labours éreintés implorent Une pâture de lumière. I Point de nid qu’à l’aurore La forêt ne découvre désert. Des sillons infinis tourbillonnent Au delà de l’orée – Qui es-tu ? Rien que des faces éphémères Ont paré l’automnale durée. – Qui es-tu ? Et l’ange qu’embaume la terre Cherche, d’une main sage, Sa figure dorée Sous le feuillage humide de ses ailes. 15 II – Celle dont aucun jour n’a fait s’épanouir Les paupières ensevelies... Les saisons opiniâtres Avaient pourri sur la graine rebelle. Nulle cime promise Au vent : l’averse de l’automne Avait souillé la chair indifférente. – J’ai soulevé ce tronc morose Qu’appelle ton baiser. Quel sommeil sûr s’obstine à épaissir encore La sève qui ruisselle et m’ensanglante ? Est-ce en vain que j’élague Cette gorge écumeuse et touffue ? Aime-moi : Parmi la forêt vague et nue, Qu’éclate un feuillage étranger ! La nuit pourra monter de ma chair souterraine Et mes rameaux s’enraciner dans l’ombre : J’ignorerai les plaines naufragées, Unique espérance feuillue Qui, vers ton ciel avide et sombre, Tendra sa face extasiée. La campagne houleuse N’entendait plus vivre les morts. Le nuage ni la lumière N’écumaient dans le ciel. À la dérive, l’arbre vivant Songeait à tous ses fruits perdus. 16 III – Qui es-tu ? L’ange, dont tu ouvres les ailes Au bord de l’extrême labour, Te découvre, étrangère, Ta chevelure et ta bouche anxieuse. – Qui es-tu ? Et te voici qui suscites un jour Ignoré, la robe lisse De ta chair, la source, la scabieuse, Un sein déjà plus lourd que boivent les fougères... – Qui es-tu ? Et tes lèvres frémissent. IV – Celui qu’a consumé une moisson d’ivraie Dans la nuit pure de l’été. Point de vivante graine Pour qu’éclose l’eau vive En ce sol épuisé. Ruisselante espérance, J’ai trop longtemps imploré la nuée Qui eût baigné le guérêt misérable. Pourquoi venir ? Pourquoi la pluie ? Vois ma chair dévorée Que l’admirable automne N’a point jonchée de fruits ! 17 L’aride fleuve en vain boit les marées. Abandonneras-tu une première larme ? N’écoute point, ni la plainte des morts, Ni le désir des racines stériles. Pleure. Dans l’aurore, Les germes les plus limpides Méditeront une éteule serrée. Et les sillons fumants fléchiront vers le Nord Qu’ensemence l’Ourse infaillible. L’arbre n’espère plus Ni la lumière de l’aurore Ni la sève égarée. Et tes astres, ô ciel, Autant de fruits stériles Dans la ramure de novembre. V Il a suffi d’une aile dénouée Pour nous reconnaître. Ô visages inaltérables, Lèvres élues pour le cantique de l’été, Vers votre lumière céleste, Voici l’élan de la poussière, La cime bondissante... J’ai trouvé l’ombre Éternelle de la ramure. La chair ne s’effeuillera plus... Ô femme neuve Que rudoie doucement l’étendue, 18 Mes jachères les plus lointaines Ont découvert dans ta feuillée Leur parole divine. L’automne vain peut assombrir La plaine travaillée : Captif de nos membres touffus Et du verbe de notre amour, Le ciel murmure un feu subtil et sûr, Le doux ciel sans étoiles, Abîme étale et bleu du jour, Incorruptible azur où songe L’ange mystérieux. 19 PROFÉRATION DE LA PAROLE PERDUE (1983) FOI Foi combien de fois au foyer de la solitude cela même prononcé qui fait que tu existes (ce rêve cette certitude) ton nom comme la rose au carrefour J’établis que la broussaille couvre des plaines exhaustives, que les routes y sont misérablement perdues, qu’il n’est point aux terres de la vie d’ombilic radieux. Cela au centre par quoi tout se fait lumière et parfum de la lumière (la suavité du destin) cela se souffle par la bouche noire J’établis qu’il n’est rien par le monde qui ne se tourne au désavantage de l’étoile, que le vent y est infecté par les nerfs impondérables, que toute fortune y est celle du ver. Dire cela qu’il n’est rien que les yeux fermés rien que les deux mains libres et là où frémit la narine rien d’autre que l’odeur de l’été J’établis que le vent seul assèche les abysses jusqu’aux madrépores les plus obscurs, que l’espace engouffre le limpide comme d’un coup de langue, que la vie stupéfie. Dire haut le haut arbre du monde les bras ouverts de la lumière la haute foi vive 52 ô rose comme le cœur du feu Silence sur le nul, l’inavoué, le noir. Réunir l’épars : la part de cela qui est Dieu assigne à la parole. Mais que de vent contre ma porte, contre mes dents ! * La parole perdue se sert de la ténébreuse Cassandre pour se dire très noire et rendre témoignage de l’outre-terre Ô femme en moi désespérée qui rêverait de Cythérée Si s’entendait la voix perdue Comment dans l’heure ô sombre sœur le sombre sanglot de douceur ébranlerait-il ta statue * Mais comment ta face de schiste levée lavée et sans mémoire supporterait-elle de voir fulgurer la hache d’Égisthe Ô parole suburbaine et trop lointaine pour l’hyménée L’âcre citadelle s’expose Je veux que l’instant se consomme se fasse toute grâce comme bouclée à la rive la rose * La foi est la seule racine qui pénètre l’absence de tout temps et de tout lieu. 53 * La foi ne comble pas les horizons. (Il doit être surnaturel que les horizons soient vides.) * En quoi espèrent les amants de la parole et du moment Cassandre étouffe une voix grise Vienne l’instant où l’âcre crise a des arrêts de diamants * Pressentiment amer. Déjà le printemps horriblement excédé. J’aime que l’alouette s’extasie, et il n’était plus d’alouette allumée. Je tournais en rond, répétant des abracadabras moroses. J’étais lourdement enfiévré sans pour autant que bondissent les collines ni que les gratte-ciel eussent assez de crête pour éventrer les peaux blafardes de l’azur. Je n’acceptais pas l’évidence atterrante. Je levais vers cela qui est Dieu une face que ravageait un cancroïde irréparable, me disant qu’il viendrait bien un jour où un soleil abrasif peu à peu m’emporterait les lèvres de sa meule. Je relisais convulsé d’incroyables épitomés : tout cela n’était que verbiage, chars déroutés, brasiers éteints, rumeurs. Des hommes velus, atroces nourrissons, tétaient l’être sans mamelles. J’en connus beaucoup. J’en connus trop sans doute. Ils finissaient par montrer des palpes duveteuses, des tarières émoulues, et jusqu’à des queues quintefeuillues dont le port et l’efficace pouvaient sembler singuliers sinon dans le monde des atèles. À contrecœur, je me résolvais au massacre. Le sang 54 LIEUX DE L’EXTASE (1993) la fenêtre rompt ta gencive amère fuis saute la forêt porte en fleur la mâle nuit que croulent les murs se démembrent les pilastres dehors le vent que dérobes-tu sous les mains sous la langue tu cours t’ensanglantes les seins tu ris sous l’éclatante ovation des astres Chasse escarbilles spinescentes brouillards l’inextricable dresse l’inextricable et sa flamme géminée Pals clous horripilés de l’épine noire (âcreté sifflante de ses fruits) organes acuminés des barbelés de la nuit en touffes autour des cours secrètes des tours enfouies des fours du plaisir de tout ce que la ville a de torride et de sourd la ville-Tartare ramifiée au plus creux de la chair dorée ronronnante des toisons épanouies des sourires des humeurs terribles du sommeil Défense l’inextricable et sa poussière rituelle fils de feux tors cirres cordelées rouilles épingles lames mitraille tu te consumes meurs tu secrètes ton miel la nuit la nuit la pluie est captive du ciel le lait le fiel la gorge incendiée et quel vent épais paumes sur tes jambes unanimes qu’il pleuve tu te délivreras de l’abîme la nuit te brise les jambes la nuit opprime mâle suffoque lourd comme une bouche en sang la nuit la nuit ce brasier noir et gémissant la pluie est pour demain qu’il pleuve dans le champ Offrande sa figure fantôme et le verre dissous l’inoffensive égrisée du rêve (chuchotis doux de ses images de ses langues de son linge gris) sa figure fantôme et l’œil où elle se vitrifie doux le soleil cherche sa figure fantôme en langes blancs brouillards et aube fléau doux léonin toute la douce crinière comme à vau-l’eau et sur la hanche blanche le soleil absolu rose s’absorbe doux et à peine crépitent les miroirs du gel Repos du rien de souffle je m’absorbe doux absolu et morose et les voix noires parlent de l’amour plus que l’amour profonde tout près du rien du souffle du rien le soleil meurt dans la poussière des miroirs ô Cythérée nuit viens donc viens la douce le soleil ne cherche plus la fente amère le pas barbare pointu le signe de la provocation la caresse corrosive sur l’envers de la peau les métamorphoses hideuses de la bouche à canines TABLE Les textes de cette anthologie sont extraits des ouvrages suivants (par ordre dans le livre) : Le Sagittaire (Imprimerie Servais, Namur, 1952 – épuisé) Le Signe infortuné (Éditions CELF, Bruxelles, 1964 – épuisé) Europe mon amour (Éditions CELF, Bruxelles, 1960 – épuisé) Profération de la parole perdue (Éditions LE CORMIER, Bruxelles, 1983 – épuisé) Sol Majeur Montagne d’Or (Éditions LE CORMIER, Bruxelles, 1985 – épuisé) Lieux de l’extase (Éditions LE CRI & JACQUES DARRAS, Bruxelles 1993) Boue (« Polders », Édifie L.L.N./Maelström, Bruxelles, 1998 – épuisé) Le Grand Bestiaire (La Renaissance du livre, Bruxelles, 1979 – épuisé) Kâma-Sûtra 2000 (La Lettre Volée, Bruxelles, 2001) Sept demeures de l’Adieu (Le Préambule,Québec, 1990 – épuisé) Géométrie de l’Absence (André de Rache éditeur, Bruxelles, 1969 – épuisé) Songes de l’Œil bleu (DUR-AN-KI, Bruxelles, 1985 – épuisé) Nuit de ma nuit (Les Éperonniers, Bruxelles, 1999) Écrits de la caverne (éd. Jacques Antoine, Bruxelles, 1976 – épuisé) Nous remercions tous les éditeurs pour avoir rendu ce travail possible.