Démographie et sciences du politique

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Démographie et sciences du politique
Démographie et sciences du politique : renouer les liens
Jean-Luc Richard
Maître de conférences en sociologie politique et démographie
Docteur IEP Paris (mention démographie économique)
Université de Rennes 1 CRAPE UMR CNRS 6051
Ancien chargé de recher che CEVIPOF
Les travaux des politistes, qu’ils soient français ou étrangers (les travaux et
les politistes) sont une source irremplaçable de concepts utiles aux sujets sensibles
que les démographes étudient, parfois essentiellement par référence aux politiques
de population, de mouvements ou de gestion des populations, de découpage
électoral, de démographie électorale. Simultanément, les questions de la
démographie, on disait autrefois arithmétique politique, ont relativement disparu des
préoccupations des politistes français1. La « political demography » qui est reconnue
au niveau international au sein de la science politique ne s’est pas développée en
France (voir, pour les Etats-Unis, les ouvrages de Myron Weiner2). La chance d’avoir
été chargé de recherche au sein d’un laboratoire de science politique, puis celle
d’avoir rejoint le CRAPE, à Rennes, m’ont permis d’approfondir une réflexion sur ces
sujets. Au sein des sciences humaines et sociales, quelle soit perçue ou pensée
comme branche des sciences sociales (à l’intersection de la sociologie et des
sciences du politique) ou comme discipline (à l’autonomie mal assurée), la
démographie procure des savoirs indispensables à l’étude des sociétés, donc à
1 Un mot sur le contexte institutionnel : les cours de démographie ont disparu de cursus
d’IEP ou masters en science politique (ainsi à Sciences-Po Paris où Georges Tapinos
enseignait), et on n'y étudie plus l'arithmétique politique de Condorcet, par exemple :
Condorcet N. (de), Arithmétique politique. Textes rares ou inédits. Edition critique et
commentée par B. Bru et P. Crépel, Paris, INED, 1994.
2 Weiner, M. and Teitelbaum, M. S., Political Demography: Demographic Engineering, New
York & Oxford, Berghahn, 2001. M. Weiner est décédé en 1999 :
http://web.mit.edu/newsoffice/1999/weiner-0609.html .
Je remercie les chercheurs qui
m’ont incité à rédiger cette courte contribution. Cependant, étant de l’autre rive, il ne peut
m’appartenir de juger de la qualité des travaux qui s’inscrivent dans certaines voies
dominantes de la science politique française : je n’ai ni la compétence ni le rang pour le faire,
des travaux que je peux percevoir éventuellement comme coupés de certaines dynamiques
(y compris de la science politique telle que je l’imagine plus diverse parf ois) peuvent être
originaux et novateurs, je n’en doute pas. Bien des travaux monographiques ou littéraires
m’ont intéressé.
l’analyse sociologique, car elle n’est pas un simple champ d’applications de
techniques (les méthodes de l’ « analyse démographique »)3 : affirmer cela est
d’ailleurs, au sein de la « démographie » française, un positionnement particulier
mais désormais fréquent, une posture fondée sur une certaine réflexivité. Beaucoup
a été écrit sur ce sujet, et il y a encore des pans de l’histoire des liens entre les
disciplines à éclaircir 4. On pourrait mettre en parallèle l’histoire de ces disciplines,
histoires fortement liées à des institutions centralisatrices de la recherche de
chacune des disciplines, le poids historiques de Fondations, l’ancienne (et ses
restes) prétention à la formation d’élites censées conseiller les gouvernants, et , enfin
la petite taille des effectifs de postes académiques.
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L’étude de la dynamique et du renouvellement de populations humaines ayant
une signification sociale s’est progressivement développée et, à compter du milieu du
19 ème siècle, ce fut sous le nom de « démographie ». Ainsi, on peut rappeler le
caractère éminemment politique de la constitution des fichiers d'enquêtes et de
recensement au point d'insister sur les origines politiques de la démographie5.
L’histoire politique et électorale s’inscrit aussi comme produit de l’évolution des choix
politiques provenant des citoyens composant le corps électoral lui-même en
constante évolution démographique6. Quelques articles ont souligné combien la
3 Cf . Desrosières A., La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique,
Paris, La découverte, 1993.
4 Sur ce sujet, on pourra lire les travaux de Jay Winter, professeur à Yale, dont Teitelbaum
M., Winter J., A Question of numbers. High Migration, Low Fertility, and the Politics of
National Identity Since 1960, New York, Hill and Wang, 1998 ; Cose E., A Nation of
Strangers: Prejudice, Politics, and the Populating of America , New York, Morrow, 1992.
5 Hervé Le Bras, Naissance de la mortalité. L’origine politique de la statistique et de la
démographie, Paris, Seuil/Gallimard (collection Hautes Études), 2000, 379 p..
6 L'étude de cette dimension des phénomènes électoraux nécessite aussi un minimum de
connaissance des méthodes de la démographie et s'appuie souvent, comme les études
portant sur les personnes immigrées et les membres de leurs familles, sur des données
quantitatives produites par les autorités publiques. Un article français important fut celui de
Pierre Favre, publié dans la Revue française de science politique en 1976 (Favre P., « La
mort de l’électeur. Faut-il prendre en compte la mortalité et la fécondité différentielle dans les
science politique, et en particulier les études électorales, pouvait recevoir, comme
apports, de la démographie 7. Récemment, des collaborations ponctuelles ont été
observées 8, et nul doute qu’il existe des opportunités dont certaines ont failli mener à
des projets d’envergure, hélas demeurés lettres mortes.
Par ailleurs, les débats politiques montrent que la démographie est une
dimension significative des termes des problèmes politiques contemporains. Plus
précisément, de nombreux enjeux des débats politiques sont associés aux questions
démographiques. Les excellents travaux de Bruno Palier, par exemple, l’illustrent.
Dans un autre domaine, il faut constater l’usage des évolutions démographiques
réelles ou supposées dans le discours politique. Jean-Marie Le Pen, candidat à
l’élection présidentielle du printemps 2007, affirmait, durant sa campagne : « Les
spécialistes de l’INED se félicitent que le nombre d’enfants par femme soit passé à
deux en 2006. Il s’agit là de la fécondité de la totalité des femmes résidant en France
et non des femmes d’origine française (…) Le vrai bilan démographique c’est
l’effondrement des naissances françaises. Il y a environ 700 000 naissances
d’enfants français de souche, sur un total de 830 000 naissances. Le nombre
d’enfants par femme française est donc plus près de 1,66 que de 2 ». Parlant de
« substitution de population » et de « submersion » dans le même discours, le
président du Front national y voyait une « spirale démographique funeste »9. Il
convient d’aller naturellement au-delà d’une analyse des phénomènes ou discours à
dimension démographique au moyen des acquis de la sociologie politique, mais
aussi, et les ouvrages de Myron Weiner, par exemple, le montrent, de rappeler
études électorales ? », Revue française de science politique, vol. 26, n° 5, p. 865-898 ; voir
aussi notre « Corps électoral », in Pascal Perrineau et Dominique Reynié (dir.), Dictionnaire
du vote, Paris, PUF, 2001. Parmi les politologues ayant manifesté un intérêt pour ces sujets,
on peut citer Dominique Reynié (Reynié D., Le cercle des objets réels. Formation de la
préoccupation statistique et révolution démocratique, CNRS, 1990), et pour des travaux
américains : David B.; Kent M. M., Election demographics Trends and Public Policy, n° 14,
janvier 1988, 16 p., Population Reference Bureau: Washington, D.C..
7 Lagrange H., Roché S., « Types familiaux et géographie politique en France », Revue
française de science politique, vol. 38, n°6, 1988, p. 941-964.
8 Héran François, . François Héran, directeur de l’INED avait regretté la disparition du DEA
de Démographie de Sciences-Po Paris qui a permis à d’excellents démographes spécialistes
des politiques publiques de population d’être formés.
9 Chombeau C., “Démographie : le chef du FN trouve « délirant » de favoriser la natalité des
plus pauvres. Pour M. Le Pen, la population française risque la ‘submersion’ ”, Le Monde, 23
janvier 2007.
qu’une sociologie politique des questions et problèmes sociaux touchant à la
démographie n’est pas seulement une sociologie de la science démographique, mais
aussi celle de ses acteurs et des réseaux qu’ils mobilisent10. La démographie n’est
pas elle-même neutre, dans ses méthodes, et dans les représentations qu’elle donne
des histoires des populations11. Ainsi, exemple parmi d’autres, il importe de
comprendre la nature du conflit qui oppose deux tendances de l'école française de
démographie12. L'existence d'une mouvance "nationale-populationniste" est établie.
Le "nativisme" français est un "national-populationnisme", par comparaison au
peuple authentique "de souche", par attente assimilationniste (et non intégratrice),
par soutien à la natalité issue de nationaux, par souhait de la baisse de la natalité
des étrangers/immigrés13. La référence à des populations fermées, lorsque l’on
étudie les dynamiques de sociétés humaines réelles, est non seulement injustifiée
mais doit être scientifiquement comprise comme une posture idéologique
particulière14.
Durant ma (jeune) carrière, j’ai développé des travaux sur le sujet 15, et mon
habilitation à diriger les recherches y sera largement consacrée. Parmi les
phénomènes socio-démographiques me semblant pouvoir être mis en relation avec
les succès de certains hommes politiques, la montée de l’individualisme dans les
sociétés contemporaines méritait d’être considérée. Des recherches que j’ai menées
10 Voir aussi : Reggiani Andres Horacio, « Procreating France: The Politics of
Demography », French Historical Studies, vol. 19, n° 3, 1996, p. 725-754.
11 Hodgson D., “Orthodoxy and Revisionism in American Demography”,
Population and Development Review, Vol. 14, No. 4 (Dec., 1988) , pp. 541-569.
12 Lacorne D. (1999a), Compte-rendu : La relation à l'autre (Dominique Schnapper), Revue
française de science politique, vol. 49, n° 2, p. 318-319.
13 Kertzer D., Arel D. (eds.), Census and Identity, The Politics of Race, Language and
Ethnicity, Cambridge/New-York, Cambridge University Press, 2002, et BLUM A., "Resistance
to identity categorization in France", p. 121-145 ; Deprez A. (1996), La politique familiale
dans le contexte de la montée de l'extrême droite. Analyse du discours de la revue
Population et avenir. Alliance nationale, mémoire de DEA de démographie (dir: Vilquin),
Institut de démographie de l'Université catholique de Louvain.
14 Le Bras H., “ ‘Natalism’ and ‘populationnism’ in France : remanence and transitions of the
ideologies”, The International Scope Review, vol. 4, n° 7, 2002.
15 Richard J.-L., "Qu'est ce qu'un Français ?", Pour la Science, édition française de
Scientific American, dossier n° 24, juillet 1999, p. 22-27 ; Richard J.-L., "A French Point of
View: Statistics, Integration and Universalism", Actes du Colloque On the way to a
multicultural society?, IVème rencontres du Groupe de Sienne à Neuchâtel (Suisse), 6-7 juin
1997.
ont illustré cette préoccupation. A ce titre, les travaux sur les structures familiales me
sont apparus comme devant être pris en compte16. Il ne s’agissait pas de tomber
dans un discours idéologique ou passéiste (on préférera l’expression « The world we
have gained » à celle de « The world we have lost », pour reprendre les titres
d’ouvrages publiés en référence aux travaux du Cambridge Group for history of
population and social structure17 ), mais de cerner des évolutions dans les sociétés
contemporaines. Associer davantage à ces travaux ceux sur les politiques de
population et de la famille, tels les travaux de R. Lenoir serait aussi une piste
intéressante.
Par ailleurs, pour mieux appréhender, comme sociologue du politique et
démographe, telle que nous l’avons définie, l’intégration sociale 18 des citoyens, dont
les immigrés et leurs enfants, les techniques de dénombrement des individus, celles
de mesure des phénomènes démographiques et socio-politiques, et celles de
projections démographiques, constituaient un corpus particulièrement utile19, et, je le
crois, indispensable dans les travaux20.
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16 Richard J.-L., "L'«extrême Ouest» loin de l'extrême droite", Revue française de science
politique, XLVI, n° 5, 1996, p. 792-8 16.
17 Bonfield L., Smith R., Wrighton K. (eds.), The world we have gained. Histories of
population and social structures, London, Basic Blackwell,1986, après Laslett Peter, The
world we have lost. Further explored, New-York, Scribner, 1984.
18 Le sociologue américain Richard Alba a situé notre conception de l’intégration, par
rapport aux travaux sociologiques contemporains relatifs aux formes de participation des
étrangers ou immigrés dans les sociétés occidentales contemporaines (Alba R., “Bright vs.
blurred boundaries: Second-generation assimilation and exclusion in France, Germany, and
the United States”, Ethnic and Racial Studies, vol. 28, n° 1, 2005, p. 20-49). On trouvera une
définition tri-dimensionnelle – démographique, socio-économique et politique - du concept
d’intégration tel que nous le concevons in Richard J.-L, « Intégration », p. 636-637, in
Mesure Sylvie et Renault Alain, Dictionnaire des Sciences Humaines, Paris, Puf, 2006.
19 Jean-Luc Richard, "Démographie, culture, politique", Population, LII, n° 6, 1997, p. 15851586. Dernier article : http://www.laviedesidees.fr/Statistiques-ethniques-et.html .
20 Winter Jay « Migrations, dynamiques démographiques et identité nationale », p. 135-142.
in Héran F., Aoudaï M. et Richard J.-L. (eds.), Immigration, marché du travail, intégration,
Paris, La documentation française, 2002.
Ces quelques pages ne visent pas à obtenir une approbation par rapport à
quelques opinions personnelles que j’aurais pu émettre ici ou là, mais sont une
invitation à la rencontre et à des débats scientifiques de qualité : il me semble que
politologues et démographes français et européens pourraient frayer davantage
ensemble21. La science politique contemporaine gagnerait, je crois, à s’ouvrir
davantage à la démographie. Cette ouverture concerne notamment l’analyse des
politiques publiques : les démographes savent aussi écrire des ouvrages littéraires
sur ces sujets22. Le développement des analyses quantitatives dites « multiniveaux » en sciences sociales est réel dans la démographie française (voir les
travaux de Daniel Courgeau) et la science politique française pourrait trouver là des
méthodes et réflexions utiles. La science politique française participera-t-elle à des
dynamiques qui existent par ailleurs ? Du côté des politologues, c’est essentiellement
du côté anglo-saxon, et américain en particulier, que l’on trouve un intérêt pour le
sujet : par exemple, un colloque a eu lieu en 2006 23. Du côté des démographes, par
exemple, depuis 1975, une revue comme Population and Development Review a
toujours manifesté un intérêt pour ces questions.
Janvier 2009.
21 Dans un autre registre, moins scientifique et surtout lié aux préocupations du pouvoir
politique, il est clair que certains manques dans les cursus de science politique peuvent
contribuer à dévaloriser l'image de certains universitaires politistes auprès d'un hautfonctionnaire type ENSAE-ENA, Mines-Ponts-ENA, Polytechnique-ENA, issus de tous lieux
où la démographie est enseignée. La science politique pourrait en sortir renforcée. A titre
d’exemple, il n'y avait plus de chercheurs rang A des labos de science politique au sein du
Haut comité de la Population et de la Famille qui traitait jusqu’en 2008 de ce genre de sujets
à l'Elysée (autrefois Jacques Commaille et Jacqueline Costa-Lascoux y siégeaient) et il
faudrait d'ailleurs se demander pourquoi alors qu’il reste des sociologues, des démographes,
des médecins, des psychologues, des juristes, des économistes au sein de la nouvelle
instance qui le remplace (désormais présidée par le Premier ministre et non par le Président
de la République…).
22 De Luca V., Les familles nombreuses en France : une question démographique, un enjeu
politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.
23 , « Political Demography: Ethnic, National and Religious Dimensions », September 29-30,
2006, London School of Economics.