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Les petits à Montmorency, 1938 ou 1939. Attention aux enfants ! Papa avait arrêté sa machine à coudre. Il a dit : – À Vienne, les Allemands ont contraint les Juifs à nettoyer les trottoirs avec des brosses à dents. Maman a murmuré : – Chut ! Attention aux enfants ! Ramassée sur moi-même, j’avais tout compris. Une voix superposée au plan fixe, noir et blanc, d’un mannequin de tailleur dans une pièce lumineuse et vide, ainsi s’ouvre Attention aux enfants ! Dans ce film porté par l’empathie et touché par la grâce, José Ainouz entrelace les paroles des enfants cachés de Montmorency pendant la Seconde guerre mondiale, et il retrace leur histoire en trois chapitres. Le premier conte l’odyssée de filles et de garçons confiés par leurs parents à l’Œuvre de secours aux enfants (OSE)(1) après la proclamation de l’Anschluss et l’annexion de l’Autriche au Reich, les pogroms de la Nuit de Cristal, le dépeçage de la Tchécoslovaquie. Le deuxième s’at- 8 Le comité d’accueil des « Cubains » à la villa Helvétia, août 1939. Les faits En 1940, 360 000 personnes de culture ou de religion juive, dont 84 000 enfants, vivaient sur le sol français ; 62 000 ont survécu, avec leurs parents ou grâce aux familles et institutions, chrétiennes ou laïques, auxquelles ils les avaient confiés ; 8 à 10 000 ont été sauvés par des organisations juives qui les ont envoyés aux ÉtatsUnis et en Suisse ou cachés chez des Français ; 10 147 ont péri en déportation, 1 453 dans les camps d’internement. tache au sauvetage des enfants dont les parents, fichés comme « Juifs étrangers » et arrêtés par la police à partir de mai 1941, furent internés en France avant d’être déportés. Le troisième éclaire la condition faite aprèsguerre à ces enfants dans la maison du Renouveau ; elle leur offrit un toit et leur donna des repères, mais elle exigea d’eux qu’ils oublient pour aller de l’avant. Maintenant qu’ils sont grands-parents, voici venu pour eux le temps du souvenir et de la transmission de leurs mémoires blessées, chaotiques mais devenues dicibles. chez ses grands-parents maternels catholiques, en Transylvanie chez ses grands-parents paternels de religion juive. Son père, le compositeur Alfred Tokayer (1900-1943), l’inscrit à Helvétia puis après la débâcle, il la cache près de Narbonne. Arrêté à Limoges, il est assassiné à Sobibor. Aujourd’hui, elle se consacre à faire connaître, aimer et jouer sa musique(2). Pour redonner confiance aux jeunes exilés, Papanek imagine une république d’enfants où « les libertés et les droits de chacun […] limités d’un commun accord […] doivent être conformes à ceux adoptés par l’humanité toute entière, à ceux du pays où nous vivons et à ceux de la collectivité à laquelle nous appartenons ». Les cours de culture générale et d’éducation physique alternent avec des ateliers de jardinage, de reliure ou de maroquinerie. Mais il y a aussi les exercices de défense passive, les descentes nocturnes dans les caves quand les sirènes d’alarme hurlent et quand Margot arrive, il y a tellement de monde qu’elle dort sur la table de billard. L’évacuation débute le 7 juin 1940 dans la confusion de l’exode, des garçons rallient à bicyclette le château de Montintin en Haute-Vienne, les derniers prennent le dernier train qui part de Paris. Le 22 juin, averti du mandat d’arrestation lancé contre lui, Papanek gagne l’Espagne pour rallier les États-Unis. Des enfants cachés De Drancy, Maman écrivit quatre fois la carte hebdomadaire tolérée. Attention mes enfants, mes enfants ! Ils ont sauvé des vies au péril de leur vie. Dessin et © Erwann Surcouf. OSE Créée en 1912 à Saint-Pétersbourg par des médecins juifs, l’OSE s’établit à Berlin en 1923. Quand Hitler est élu Chancelier, elle s’installe à Genève et Paris. En 1934, elle ouvre la PetiteColonie à Montmorency, pour les enfants des quartiers populaires de la capitale. En janvier 1939, face à l’afflux des demandes émanant de parents affolés par les exactions nazies, le Dr Ernst Papanek (19001973) achète la villa Helvétia. En mai, il loue La Chesnaie à Eaubonne puis en août, Les Tourelles à Soisy. Entre 1938 et 1940, arrivent 307 enfants de 3 à 15 ans. La majorité appartiennent à des familles bien intégrées à la bourgeoisie allemande. Les « Robinsons » sont fils ou filles de sociaux-démocrates réfugiés politiques. Les « religieux », d’un milieu plus modeste, observent les prescriptions cacherout. Tous sont traumatisés par les persécutions subies dans leur pays natal. Irène Curie est envoyée en Suisse 9 Attention mes enfants, partez en vacances ! Je pars, destination inconnue… Tout était fini, sauf l’espoir. M. Boruchowicz est arrêté en 1941, sa femme le 30 septembre 1942. De ses parents, Armand n’a d’autre souvenir que le tombeau d’images et de mots qu’a édifié sa sœur à leur mémoire(3). Pendant l’Occupation, Joël Krulik grandit à Crucey L’Eure-et-Loir, chez des paysans qui le traitent comme leur fils. Quand il est reçu premier du canton au certificat d’études, le père Laigneau fait la tournée des fermes tant il est fier de lui. «J’avais 8 ans, 9 ans, je vois la police, c’était une rafle, j’avais l’étoile, je cache mon étoile, je vois l’église, je rentre dans l’église et ce qui est intéressant, c’est que dans l’église, il y avait une autre sortie, passage Saint-Paul, je suis sorti, c’était le salut… » Maurice Zelty atterrit en Haute-Savoie dans la famille Roux. Rose, la maîtresse de maison, l’envoie chanter la messe chez les Jésuites. L’hiver, j’avais très froid et en catimini, j’allais dormir dans l’étable, et je confiais aux vaches que j’étais Juif. Rachel Mandjinsky a 11 ans quand elle devient Jeannette Mandar. De Tours, elle est exfiltrée vers la Suisse. «Je me souviens d’un train en bois, de Genève on est allés jusqu’au bord du lac de Constance, presque en Allemagne, dans une famille suisse allemande, des gens d’un certain âge qui m’ont accueillie avec beaucoup de gentillesse mais qui ne parlaient pas français, ils parlaient allemand. Je suis restée deux ans et demi, avec beaucoup de haut, beaucoup de bas, des moments de grande détresse. Léo et Edouard Thysman n’ont pas cette chance, ils tombent chez des sadiques qui les maltraitent horriblement, les rouent de coups, les enchaînent à la niche du chien. Edouard est devenu fou, Léo psychiatre. Un Renouveau À la Libération, le Mouvement national contre le racisme installe les rescapés rue de Groslay à Montmorency. En novembre 1945, il acquiert la villa Beauséjour(4) et en confie la direction à madame François, alias Frania Propper (1905-1992). 10 Veuve d’Israël Kupferman, mort à Auschwitz en août 1942, cette résistante est une adepte des pédagogues Anton Makarenko (1888-1939), Janus Korjzak (1878-1942) et Henri Wallon (1879-1962). Elle veut remettre debout les orphelins dont elle a la charge mais elle ignore, ou ne veut pas savoir, que chaque jour ils se perchent sur le mur face à la gare, guettant l’arrivée de leurs parents ou, à défaut, de ceux qui les ont adoptés, protégés et choyés pendant la guerre. Leurs souvenirs ambivalents reflètent l’inextricable mélange d’amour et de haine qu’ils lui portent. Autoritaire et manipulatrice, elle les oblige à dépouiller leur statut de victime et en oublie de consoler leur inextinguible chagrin. Son principal objectif est de provoquer leur révolte au prix de pratiques contestables. Elle contraint Julien à balayer le réfectoire jusqu’à ce qu’il l’envoie paître. Il faut une grève unanime d’une semaine pour qu’elle agisse contre les rats qui dévorent les provisions, une autre pour qu’elle renonce à expulser une élève coupable d’avoir imité sa signature. Sa victoire, toutefois, est peut-être d’avoir permis à ses pupilles de gran- dir contre elle, de nouer des amitiés indéfectibles et de recomposer, à travers elles, la famille dont ils avaient été privés. Armelle Bonis Chargée de mission Études &Publications Conseil général du Val-d’Oise/Direction de l’Action culturelle Notes (1) Katy Hazan, Les Orphelins de la Shoah. Les Maisons de l’espoir (1944-1960), Paris, Les Belles-Lettres, 2000. (2) Alfred Tokayer, Œuvres complètes jouées par l’Orchestre de chambre de Roumanie sous la direction d’Amaury du Clozel, CD Anima-records, 2008. (3) 1942, un film de Simone Boruchowicz, 1981. (4) Situé avenue Marchand à Montmorency, Le Renouveau est toujours un établissement d’aide sociale à l’enfance. VISUEL expo si possible Mañana, c’est le premier mot espagnol que j’ai appris, mais mañana n’arriva jamais… Le 13 mai 1939, le Saint-Louis appareille de Hambourg avec à son bord 937 passagers attendant un visa pour les États-Unis. Le 27 mai à La Havane, les autorités cubaines n’en laissent débarquer que 28. Les gouvernements des pays d’Amérique du Nord et du Sud restent sourds aux appels au secours. Le 6 juin, la mort dans l’âme, le capitaine doit regagner l’Allemagne. La Grande-Bretagne, les Pays-Bas, la Belgique et la France acceptent les réfugiés quand le paquebot arrive à Anvers le 17 juin. Sur 224 personnes accueillies en France, 65 ont péri à Auschwitz. La plupart des « Cubains » d’Helvétia ont pu gagner les États-Unis, munis d’un visa d’immigration délivré par le consulat américain à Marseille, d’un visa de sortie français et des visas de transit exigés par l’Espagne et le Portugal. Le Saint-Louis à Cuba, mai 1939 © Washington (USA), United States Holocauste Memorial Museum Attention aux enfants ! Projection en avant-première à l’Éden de Montmorency en janvier 2011 Réalisation : José Ainouz Production : Les Documentaristes indépendants et 24 images Production Conseil scientifique : Katy Hazan Archives audiovisuelles : Simone Boruchowicz, 1942 (35 mm, N & B, 16 min, 1981) ; Ernst Papanek, entretien avec William Heard Kilpatrick (Voice of America radio, 1947) Archives photographiques : fonds privés ; mairie de Montmorency (fonds David et Plottard) ; The New York Public Library ; Washington, United States Holocauste Memorial Museum Musique : Gustav Bulgach, John Zorn Financements : dons privés, Communauté juive de Montmorency, Fondation pour la mémoire de la Shoah, OSE/Centre national du cinéma, Département du Val-d’Oise, Mairie de Montmorency Photos du tournage sur http://web.mac.com/joseainouz Ils étaient tous de connivence et m’ont sauvé, Rose est là pour toute la famille © José Ainouz. Devant le mur des Justes du mémorial de la Shoah, José Ainouz écoute les assurances que donne Maurice Zelty à Ludovic, le petit-fils de Rose Roux, au terme d’une balade dans le quartier de son enfance. Ici, la technique adoptée est celle du reportage mobile au rythme de la marche, qui accompagne le surgissement des souvenirs. À d’autres moments au contraire, quand des voix frêles se frayent dans les gorges serrées et butent sur les dents, quand des mains tavelées déplient de précieuses lettres, le cinéaste se fait oublier, seul lui importe de laisser affleurer une douleur qu’il lui faut partager pour pouvoir la comprendre. Attention aux enfants ! est l’œuvre d’un « Renouveaurien » entré par effraction dans un monde inimaginable avec le consentement de son peuple : bien plus qu’un film, une étoffe de mémoire finement tissée, pour raccrocher les connexions indispensables à la vie de l’humanité. 11