« La compétence managériale n`est pas aussi homogène et aussi

Transcription

« La compétence managériale n`est pas aussi homogène et aussi
« Le manaagement est un long
apprentisssage de la modestie »
LA GRANDE INTERVIEW
Marion Sciarli
Le trash management, c’est
un management sans respect,
préjudiciable, destructeur…
mais si répandu! Manager
pendant plus de vingt ans,
Marion Sciarli a pu mesurer
la facilité avec laquelle ce
« management ordurier »
s’installe au détriment de la
réussite des organisations. Elle
le dénonce dans un livre au
ton à la fois humoristique et
provocateur, livrant également
des pistes pour en sortir. Tout
en insistant sur le rôle des DRH,
trop peu présents sur ce front!
Marion Sciarli:
« Promouvoir quelqu’un manager sur base de l’ancienneté, de sa
place dans l’organigramme ou de sa maîtrise du métier est une
erreur, si on ne teste pas positivement sa capacité psychologique
à diriger les autres. Il y a là un champ d’action ouvert pour les
DRH, et insuffisamment investi. »
16
La Grande Interview
PEOPLESPHERE N0161. MARS 2012
P
endant plus de vingt ans, Marion
Sciarli a exercé différentes fonctions
de management, dont celle de directeur général délégué en charge de la stratégie
et des ressources humaines. Et elle en a connu
des trashy managers, comme elle les qualifie
dans son livre, Trash Management. Celui-ci
débute par quelques définitions, bien utiles
pour cadrer le débat. Le « trash » signifie, au
sens littéral, « ordures » et réfère, au sens
figuré, à quelque chose qui « ne vaut rien ». Le
trash management, c’est donc un management
« ordurier », un « ensemble de techniques d’organisation et de gestion parfaitement ineptes,
un management qui ne vaut pas un clou », souligne-t-elle. Quant au trashy manager, c’est
très logiquement un manager qui pratique le
trash management. Et, attention, avertit Marion Sciarli: « Une personne intelligente, érudite et surdiplômée n’est pas nécessairement à
l’abri du trash management ».
A vous lire, la pente qui conduit vers le trash
management apparaît savonneuse…
Marion Sciarli: « En effet, le trashy manager
n’est pas quelqu’un qui ignore forcément
les méthodes managériales de base et les
bonnes pratiques de la gestion des ressources
humaines. Il utilise d’ailleurs régulièrement
tous les outils du ‘bon manager’: entretiens de
motivation, reporting, communication, réunion
d’équipe, etc. Mais c’est le détournement
de ces outils et leur mauvaise utilisation qui
entraînent des dysfonctionnements et effets
pervers dévastateurs. C’est cette question
que j’ai voulu analyser dans ce livre: qu’estce qui fait que des personnes normales,
plutôt formées, plutôt conscientes de leurs
obligations, finissent par en arriver à de tels
comportements qui font qu’elles s’autorisent,
PEOPLESPHERE N0161. MARS 2012
à un moment donné, à détruire la ressource?
Qui plus est la ressource la plus précieuse de
l’entreprise, la ressource humaine. »
Et votre hypothèse?
Marion Sciarli: « L’explication tient
probablement au contexte dans lequel ont
été construits et mis en évidence les grands
principes managériaux et les outils de gestion
de l’humain. En parallèle à ce processus se
sont lancés de grands plans de restructuration
se succédant les uns aux autres. Ces principes
et outils ont ainsi été appliqués à d’autres
« La compétence
managériale n’est
pas aussi homogène
et aussi avérée
que la compétence
métier. »
fins, celles de mettre les gens dehors et de
rassurer, tant que faire se peut, les managers
chargés de cette sale besogne, au lieu de
les mobiliser positivement, pour favoriser le
développement des individus. Entrer en zone
trash, c’est se déresponsabiliser et s’abriter
derrière la crise, la croissance qui refuse de
démarrer, la concurrence des pays émergents
qui arrivent sur les marchés internationaux,
la fin des stocks de pétrole, etc. pour reléguer
les êtres humains qui travaillent pour vous
dans les tableaux de charges de structures
à supprimer… tout en espérant ne pas être
obligé de leur annoncer leur départ en faceà-face. Or, personnifier la crise et la rendre
responsable de nos dérives et nos peurs, c’est
oublier que nous fabriquons cette crise en ne
sortant pas de nos schémas dépassés. »
Un autre problème tient au fait qu’on n’apprend guère à endosser des responsabilités
managériales…
Marion Sciarli: « C’est vrai: la toute grande
majorité des managers n’ont pas été formés
au management qui, pourtant, est un vrai
métier. Ce n’est pas parce qu’on est le plus
ancien dans une équipe ou qu’on est le
meilleur dans son job qu’on sera bon pour
gérer les autres. D’autre part, la compétence
managériale n’est pas aussi homogène et
aussi avérée que la compétence métier. Même
si la production de livres qui s’adressent aux
managers est monumentale, le management
n’a jamais été abordé comme un métier avec
son référentiel spécifique: il est au contraire
dilué dans toutes les fonctions. Quelqu’un
peut avoir de très bonnes compétences,
et même des compétences critiques pour
l’organisation, et avoir suivi les meilleures
formations aux outils de management, il ne
sera bon manager qu’en fonction de deux
indices – que je reprends dans le livre sous
l’appellation de l’équation d’Albert Trash. Le
premier est l’indice d’assertivité: un trashy
manager peut être formé et limité dans la mise
en œuvre des principes de management par
le manque d’assertivité. Si vous avez toujours
besoin de vous mettre en avant au détriment
des autres, par exemple, vous n’allez pas bien
manager et même déprécier, voire détourner
les outils de management. Le second, c’est
le quotient de tolérance aux 3 I: incertitudes,
imprévus et inconnues. Si vous n’acceptez pas,
Marion Sciarli / La Grande Interview
17
par exemple, de ne pas avoir la main sur tout,
votre capacité managériale s’effondre. »
de recrutements: le trashy manager tend à
entretenir un turn over soutenu. »
Manager, ce n’est donc vraiment pas à la portée de tout le monde…
Marion Sciarli: « Clairement, tout le monde
n’est pas capable de bien se positionner sur
ces deux indices, et tous les conseils et toutes
les formations du monde suivies à l’infini
pour être un manager modèle n’empêcheront
pas qu’en situation stressante, la personne
se réfugiera dans son modèle habituel. Pire,
il abusera probablement des principes de
management pour abuser de sa position.
Car les grands principes d’un management
efficient ne s’appliquent que dans un
contexte rationnel et maîtrisé. Il est grand
temps d’accepter que certaines personnes ne
sont pas faites pour manager. Le management
est un long apprentissage de la modestie. Il
doit mûrir et se nourrir du développement
des trois paramètres de l’équation:
l’expertise, l’assertivité et la tolérance aux
3 I. Promouvoir quelqu’un manager sur la
seule base de l’ancienneté, de sa place dans
l’organigramme ou de sa maîtrise du métier
est une erreur, si on ne teste pas positivement
sa capacité psychologique à diriger les
autres. Il y a là un champ d’action ouvert pour
les DRH, et insuffisamment investi: on essaie
beaucoup de former au management, mais on
évalue trop peu au préalable les personnes
promues managers. »
Quelle démarche entamer pour s’attaquer au
trash management?
Marion Sciarli: « La démarche doit clairement
partir du dirigeant de l’entreprise. Un
patron d’entreprise a toujours la capacité de
changer le rapport au travail dans sa propre
organisation et de participer à la construction
d’une société humainement plus pérenne et,
donc, porteuse de développement. Pour cela,
il doit connaître le sens de son activité. Il doit
pouvoir répondre à ces questions: ‘Quel sens
souhaitez-vous donner à votre entreprise?’ et
‘Est-il conforme à ce qui se passe aujourd’hui
au sein de vos équipes?’ Aujourd’hui, il ne faut
On sent le trash management proche de la
notion de harcèlement, tout en recouvrant
d’autres réalités. Comment le détecter?
Marion Sciarli: « Il s’agit en fait d’une
variation du harcèlement, de la manipulation,
de la violence psychique, de la terreur et du
détournement des outils managériaux pour
servir un objectif obscur et inavouable autant
qu’illusoire: le contrôle mesurable du cerveau
humain. Il ne sert pas l’organisation, mais sert
seulement les intérêts de celui qui le pratique.
Le trashy manager casse la motivation, fait
perdre le sens des missions, brouille les
repères pour mieux utiliser les membres de son
équipe. Dans l’ouvrage, j’identifie trois types
d’indices: les Six Dés du trasheur – à savoir
la dévalorisation, le dénigrement, le déni, la
dépossession, la division, la désinformation
–, les Six Dés du trashé – la déstabilisation,
la démotivation, la démobilisation, le
désengagement, la démission et la dépression
– et le turn over – beaucoup de départs et
18
pour faire baisser les charges, pour trouver des
stratagèmes pour éviter de distribuer les primes,
etc. Or, il est tout à fait possible d’insuffler le
changement au plan managérial car, au fond,
l’individu ne fait que ce qu’il croit qu’on attend
de lui. Par souci pédagogique, j’ai fait porter les
diverses facettes du trash management et ses
applications dans le quotidien professionnel
par trois frères: Albert, Gilbert et Norbert
Trash. Mais leurs comportements ne sont pas
génétiques: on peut leur faire faire autrement,
les faire agir à l’opposé. »
Comment procéder, très concrètement?
Marion Sciarli: « Le DRH conscientisé au
problème du trash management doit tout
d’abord veiller à gagner l’écoute du dirigeant
! L’essentiel
1. Le trashy manager est un manager qui pratique le trash
management – un management « ordurier » –, un ensemble de
techniques d’organisation et de gestion parfaitement ineptes,
mais pourtant largement répandues dans les organisations.
2. Le trashy manager n’est pas forcément quelqu’un qui ignore
les méthodes managériales de base et les bonnes pratiques
de GRH. C’est leur détournement et leur mauvaise utilisation
qui entraînent des dysfonctionnements et des effets pervers
dévastateurs.
3. Pourtant, les solutions pour sortir du trash management
sont simples, non coûteuses et à la portée de tous, mais elles
exigent un certain courage.
pas avoir peur de sortir du cadre et d’imaginer
d’autres règles pour travailler ensemble. Ce
n’est pas une utopie, c’est un besoin. Cela
n’ira pas dans l’intérêt de certains et tout
changement génère des résistances, mais
ce n’est pas le comportement des personnes
malveillantes qui est une menace, c’est le
silence des personnes bienveillantes. »
Le DRH a-t-il, lui aussi, un rôle à jouer dans
cette sortie du trash management?
Marion Sciarli: « Bien sûr! Le DRH devrait être
celui qui réécrit les règles de management
au sein de l’entreprise, qui apprend le Code
du Management et fait passer le Permis de
Manager. Mais on ne lui donne jamais cette
place-là! Il est plutôt utilisé pour licencier,
La Grande Interview / Marion Sciarli
et le sensibiliser à l’importance de réfléchir à
son avenir et à la qualité de management qu’il
veut avoir. C’est un chantier à mener au sein du
comité de direction. Il faut repenser les bases,
le génogramme de l’entreprise: pourquoi eston là? Est-ce que la réponse que donne la
direction à cette question est partagée dans
l’organisation? Est-ce qu’un réel espace existe
pour permettre à chacun d’écrire sa propre
histoire au sein de celle-ci? L’entreprise
doit devenir un espace de loyauté sociale et
stimuler les liens créateurs de valeur. Sur la
base d’une telle réflexion, elle pourra alors
réécrire une cartographie des compétences
où chacun pourra trouver sa place dans une
dynamique de création de valeur différente.
En ce sens, le DRH est un artisan. »
PEOPLESPHERE N0161. MARS 2012
Pareille approche de la part du DRH implique
qu’il intervienne déjà à un niveau qui soit
stratégique. Or, tous les DRH n’y sont pas
forcément! Peuvent-ils néanmoins agir pour
contrer le trash management à un plan plus
opérationnel?
Marion Sciarli: « Absolument, et agir à un
niveau stratégique n’enlève bien entendu
rien à la nécessité d’agir également au plan
opérationnel. Le défi consiste ici à redonner
aux outils RH leur véritable fonction
ainsi que leur pleine mesure afin que les
managers mettent en place les conditions
spécifiques de réussite dans le poste et
de développement humain. Un exemple?
L’entretien d’évaluation. En pratique, il finit
souvent pas obliger à trouver des axes de
progrès qui deviennent des reproches, par
toujours justifiés, quand il ne ressemble pas
simplement à la convocation par le censeur
du collège sur plainte du professeur qui
vous trouve dissipé. Pour sortir du trash
management, il convient de redonner à
cet échange annuel sa vraie place. C’est
un outil managérial qui s’inscrit dans le
co-développement. Les difficultés doivent
y trouver des solutions. En dehors de cet
objectif, ce temps passé à institutionnaliser
la dévalorisation est inutile et coûteux.
Autre exemple? Le contrat de travail. Cet
outil demeure aujourd’hui un document
administratif, alors qu’il pourrait devenir
un support de choix dans la lutte contre
le trash management, en incluant une
annexe qui formaliserait les engagements
éthiques du manager envers l’entreprise
et réciproquement. Autre exemple encore:
l’organigramme qui, reconnaissons-le,
présente les personnes et leur niveau
d’importance visible, en laissant supposer
qu’en haut, on est mieux payé qu’en bas,
par exemple. Pourquoi ne pas concevoir une
cartographie des compétences en raisonnant
à partir de l’architecture que forment les
différents groupes de personnes autour d’un
projet ou d’une mission. C’est l’architecture
du groupe et sa bonne conception qui crée de
la valeur ajoutée. Pour cela, il faut renoncer
au lien hiérarchique statique et formaliser la
relation fonctionnelle dynamique. »
Vous évoquez aussi dans le livre la nécessité
de ne pas recourir à des outils d’analyse qui ne
soient pas ceux des autres…
Marion Sciarli: « C’est très parlant dans
le cas des seniors. Laissons les pyramides
PEOPLESPHERE N0161. MARS 2012
des âges aux démographes, les analyses
sociologiques aux sociologues, les
statistiques aux statisticiens et acceptons
de piloter les entreprises avec des méthodes
adaptées à la nature des entreprises. Une
entreprise se doit de travailler à partir des
compétences, et non des âges. On devrait
ainsi y parler de seniors et de juniors en
fonction de la durée d’ancienneté dans
un poste, mais pas en fonction de l’âge.
Une personne qui a 56 ans et qui vient de
changer de poste est un junior: elle n’a pas
« Un patron a
toujours la capacité
de changer le
rapport au travail
dans sa propre
organisation. »
la totale maîtrise des compétences dans
l’exercice de sa nouvelle fonction. Une
personne qui, à 35 ans, occupe la même
fonction depuis 12 ans, est un senior. Elle
a fait le tour de tous les besoins inhérents
à sa fonction et a franchi le cap de l’expert.
De cette façon, vous pouvez avoir, dans vos
équipes, un senior de 35 ans qui se trouve
en management, avec un junior de 56 ans
et se doit de lui transférer les compétences
indispensables à son efficacité. Or,
aujourd’hui, que constate-t-on? Lorsqu’on
évolue en entreprise, il n’est pas évident
d’accepter qu’une personne plus jeune,
ayant moins d’ancienneté, ayant peutêtre moins d’expertise, soit meilleure pour
gérer l’équipe, piloter le projet, voire soit
le maître du temps. Une des missions du
DRH consiste à faire passer le message qu’il
faut casser le cadre hiérarchique et miser
sur la qualité du lien qui crée de la valeur.
Or, dans bien des entreprises, la tendance
est à l’inverse, comme si les ressources
étaient là pour être exploitées. Pour ma
part, j’ai la conviction que ce n’est pas
tant aux RH de se rapprocher du business
et de la finance dans un rôle de Business
Partner, mais bien au reste de l’entreprise
de se rapprocher de l’humain. Tout
simplement parce que le cerveau humain
Marion Sciarli:
« Entrer en zone trash, c’est se déresponsabiliser
et s’abriter derrière la crise pour reléguer les êtres
humains dans les tableaux de charges de structures
à supprimer… tout en espérant ne pas être obligé de
leur annoncer leur départ en face-à-face. »
ne crée rien quand il ne va pas bien. Le DRH
doit se positionner comme directeur de
l’investissement sociétal, fonction dont la
mission consiste à faire fructifier le capital
humain de l’entreprise. »
CHRISTOPHE LO GIUDICE
B.CUSTODIO-POSE T
Marion Sciarli, Trash Management
– Les managers de la peur, Editions
Kawa, Bluffy, 2011, ISBN 978-2918866-14-5, 29 euros.
Marion Sciarli / La Grande Interview
19

Documents pareils