Jérôme Cotte L`humour dans la pensée d`Adorno Après avoir
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Jérôme Cotte L`humour dans la pensée d`Adorno Après avoir
Jérôme Cotte L’humour dans la pensée d’Adorno Après avoir mentionné au moins sept philosophes différents dans le résumé initial de cette communication, j’ai cru bon de m’en tenir à un seul, ce qui permettra de présenter plus en détail les grandes lignes de ses commentaires sur l’humour. Mon choix s’est arrêté sur Theodor Adorno, un philosophe allemand incontournable au sein de la théorie critique du milieu du 20e siècle. Adorno n’est pratiquement jamais cité dans la littérature sur l’humour. Pourtant, il offre dès 1944 dans un livre qu’il a coécrit avec Max Horkheimer, La dialectique de la raison, une critique radicale de l’industrie culturelle et de l’humour de son temps. En un mot, plus l’industrie de l’humour nous gave de ses produits, plus l’humour au sens fort du terme disparaît. Il poursuivra cette critique dans certains écrits ultérieurs. À mon avis, ses propos résonnent toujours, d’une manière ou d’une autre, dans les critiques plus connues de l’humour contemporain comme celles de Gilles Lipovetsky en 1983, de Georges Minois en 2000 ou de François L’Yvonnet en 2012. L’objectif de ma présentation est, dans un premier temps, d’exposer toute la radicalité des positions d’Adorno pour ensuite proposer mon analyse de ce que peut être un humour véritable selon lui. Cet humour, à mon avis, invite à trouver des voies émancipatrices et favorise une prise de conscience de la possibilité réelle d’une vie politique plus saine, même si l’idéologie actuelle la bloque systématiquement. Dans ses annotations préparatoires à la rédaction d’un essai sur la pièce Fin de partie de Samuel Beckett, Adorno écrit ceci : « Ce qui est advenu de l’humour est un résidu d’humour »1. Ce fragment énigmatique renvoie d’abord à sa critique de l’humour au sein de l’industrie culturelle. Pour Adorno, la présence massive du divertissement humoristique ne fait qu’accentuer l’emprise de l’idéologie sur les individus. Par idéologie, il faut entendre la présentation du monde tel qu’il est comme un monde juste, naturel et impossible à transformer. L’omniprésence de la rigolade est un symptôme de l’intégration au 1 Theodor W. Adorno, Notes sur Beckett, trad. par Christophe David, Caen, Nous, p. 25. rythme et à la violence des rapports de production capitalistes basés sur la domination. Loin d’être un véritable moment libérateur, l’amusement effréné de l’industrie culturelle est un catalyseur pour engendrer la résignation face au pouvoir. Les sourires s’affichent devant les dessins animés de Walt Disney où « Donald Duck reçoit sa ration de coups comme les malheureux dans la réalité, afin que les spectateurs s’habituent à ceux qu’ils reçoivent eux-mêmes »2. Pour Adorno, plus ces images se sédimentent dans l’esprit du spectateur, plus celui-ci accepte que sa vie ne soit plus qu’un dépérissement incessant où toute résistance politique serait fortuite3. Le versant humoristique de l’industrie culturelle met à profit et usurpe tous les bienfaits que l’on attribue habituellement au rire (la bonne humeur, la légèreté, la gaieté, etc.) pour favoriser la soumission à un agenda déprimant fixé par le temps capitaliste. Cette réalité est en parfaite cohérence avec le préjugé bourgeois selon lequel une distinction bien nette sépare le mode d’être au travail et le mode d’être durant les temps libres4. Celui-là doit être grave tandis que celui-ci, le temps des loisirs et de l’art, suppose la gaieté. Selon cet ordre, il peut paraître tout naturel que le temps de travail soit non-libre puisque les loisirs compensent pour ce fardeau en offrant des moments de « liberté » et de détente. L’art et l’humour, ainsi consommés, ne sont plus qu’« une piqûre de vitamines pour hommes d’affaires fatigués »5. Ils sont « un bain vivifiant que l’industrie du divertissement prescrit continuellement »6. L’humour devient un allié de premier plan pour assurer le statu quo et le redoublement de ce qui existe déjà. Il étouffe tout désir politique d’émancipation. Adorno remarque ainsi que la dureté de la vie dans la société capitaliste semble plus convenable lorsqu’elle est enjolivée par des produits culturels divertissants et des rires programmés. La situation serait sans doute moins alarmante si le divertissement humoristique se présentait pour ce qu’il est, c’est-à-dire un outil de plus pour homogénéiser la société. Or, Adorno identifie une caractéristique particulièrement pernicieuse dans le rire qu’il qualifie de « mauvais » et de 2 Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, La dialectique de la Raison, trad. par Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, p. 147. _____, La dialectique de la Raison, p. 147. 4 Theodor W. Adorno, « L'art est-il gai? », in Note sur la littérature, Paris, Flammarion, p. 429. 5 _____, « L'art est-il gai? », p. 430. 6 Adorno et Horkheimer, La dialectique de la Raison, p. 149. 3 « rasséréné »7 dans l’industrie culturelle. Ce rire provoque le sentiment illusoire de vaincre ou d’échapper à ce qui est oppressant. Adorno soutient avec Horkheimer que « le triomphe sur le beau s’exprime dans l’humour […]. Le rire rasséréné est comme l’écho d’une fuite devant le pouvoir, le rire mauvais vainc la peur en capitulant devant les instances qu’il faut craindre. Il est l’écho du pouvoir comme force inéluctable »8. Ce passage laisse place à l’interprétation. Prenons d'abord l’idée du triomphe sur le beau par l’humour. Pour Adorno, la vie au sein du capitalisme avancé est laide et fausse. Les valeurs bourgeoises de liberté et d’égalité ne sont plus qu’un vaste mensonge qui masque les souffrances systémiques engendrées par le capitalisme. Dans un contexte où le rire programmé de l’industrie culturelle est omniprésent, le triomphe sur le beau par l’humour est tout aussi incessant. La laideur vie ressemble à une comédie où l’on doit endosser un rôle social bien limité. Cette thèse concorde avec la théorie aristotélicienne de la comédie. Pour Aristote, l’effet comique consiste à imiter les hommes inférieurs et la laideur sans exprimer la souffrance qui devrait correspondre à cette situation9. En 1900, Bergson reprend une thèse similaire à celle d’Aristote. Le comique, selon lui, exige « quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur »10. Cette insensibilité à la souffrance, cette anesthésie du cœur, dans la société actuelle, n’est pas momentanée, mais permanente. La vie se confond désormais avec une mauvaise comédie que l’on joue jusque dans les sphères les plus intimes de nos vies. Le triomphe sur le beau peut aussi être compris à partir de l’esthétique kantienne dont Adorno s’inspire de manière critique. Pour Kant, le beau est « ce qui plaît universellement sans concept »11 et il touche les personnes qui ont « une disposition favorable au sentiment moral »12. C’est-à-dire, tout d’abord, qu’un certain mystère habite le beau naturel ou artistique. Or, l’une des caractéristiques de notre époque, selon Adorno, consiste à appliquer des concepts préfabriqués à tout ce qui pourrait nous 7 _____, La dialectique de la Raison, p. 149. _____, La dialectique de la Raison, p. 149. Je souligne. 9 Aristote, Poétique, trad. par Barbara Gernez, Paris, Les Belles Lettres, p. 19. 10 Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Presses Universitaires de France, p. 4. 11 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, trad. par Alain Renault, Paris, GF Flammarion, p. 198. 12 _____, Critique de la faculté de juger, § 42, p. 284. 8 surprendre dans l’ordre établi des choses. Triompher sur le beau revient à dire que plus rien ne pourrait nous affecter et troubler nos manières de penser. Ironiquement, la pensée obnubilée par le faux humour de l’idéologie perd la clownerie, la naïveté non-naïve et la spontanéité13 nécessaire pour alimenter une pensée sensible à ce qu’il y a de plus concret dans la réalité. Les détails de la réalité sont supprimés par la pensée dominante. Nous réduisons tout à des concepts préétablis, tout est rapporté à un rapport d’identité avec ce que nous connaissons déjà. Oublier le beau, pour Adorno, revient ainsi à reproduire systématiquement le déjà connu, le toujours-semblable. Ensuite, selon Kant, être affecté par le beau est une disposition éthique. Pour Adorno, la tâche éthique consiste à donner une voix aux souffrances partagées qui ne se laissent pas dire dans les discours conceptuels dominants. Ces souffrances muettes apparaissent sous le signe de la non-identité ou, autrement dit, par ce qui cloche profondément dans l’harmonie apparente de la société. Or, le beau naturel est précisément la « trace du non-identique dans les choses sous le sortilège de l’identité »14. En triomphant sur le beau, le rire favorise l’oubli de ce qui cloche, l’oubli du non-identique. Dans ce contexte, le rire jaillit sous le signe de la barbarie15 et devient « l’instrument du trafic frauduleux du bonheur »16. La gaieté administrée fournit un sentiment de consolation et accompagne les formules du type « mieux vaut en rire » ou encore « tant pis » et « c’est la vie »17. La société capitaliste apparaît alors comme une « force inéluctable ». La vie mutilée et laide se pérennise dans un grand rire qui se présente hypocritement sous le signe d’une victoire sur ce qui devrait nous effrayer. Pour désensorceler le rire et la société, un premier réflexe pourrait être de promouvoir un humour polémique. Adorno montre pourtant le caractère problématique de ce type d’humour à l’heure actuelle. La forme polémique de l’humour « ne peut plus être assurée de trouver un public pour la comprendre, 13 Theodor W. Adorno, Dialectique négative, trad. par Gérard Coffin, et al., Paris, Éditions Payot & Rivages, p. 25. Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, trad. par Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, p. 111. 15 Adorno et Horkheimer, La dialectique de la Raison, p. 149. 16 _____, La dialectique de la Raison, p. 149. 17 Adorno, « L'art est-il gai? », p. 433. 14 et, pas plus que n'importe quelle forme d’art, la polémique ne peut tirer à l’aveuglette »18. Le discours humoristique polémique, s’il veut rejoindre le public, doit s’en tenir à des critiques grossières entièrement adaptées à tout ce qui existe déjà. L’humour d’aujourd’hui, même dans ses manifestations les plus éclatées ou les plus virulentes, ne pose pas un regard original sur le monde. Il est plutôt l’un des symptômes de ce qu’Adorno appelle la demi-culture. Le concept adornien de demi-culture revient à dire que, très brièvement, que l’industrie culturelle et l’éducation contemporaine ne font pas ou trop peu de place à la conscience individuelle. L’individu est poussé au conformisme même lorsqu’il se dit critique19. L’humour polémique n’échappe pas à cet esprit de la demi-culture. D’ailleurs, une tendance populaire de l’humour actuel consiste à s’indigner bruyamment face aux grands problèmes sociaux ou aux supposés tabous de nos sociétés. Nous pouvons prendre par exemple un humoriste qui nomme son spectacle « Cinglants », un autre humoriste qui se considère comme un « fouteur de merdre »20 ou encore un autre qui se présente sur son affiche avec un « x » rouge sur la bouche pour montrer qu’on voudrait le bâillonner tant son humour serait subversif. En adoptant ce comportement, l’humoriste prend certains traits de caractère propres à la personne demi-cultivée telle qu’Adorno la décrit. Pris dans une « sphère du ressentiment », ils apparaissent comme « agacés » par l’actualité, « méchants » à l’égard de la bêtise humaine et « paranoïaques »21 lorsque leur dénonciation de faux tabous est pointée du doigt (ils se sentent persécutés du moment où l’on refuse leurs moqueries à l’égard des gens réellement persécutés22). Or, la sphère du ressentiment, l’agacement constant, la méchanceté et la paranoïa sont des traits distinctifs de la demi-culture. Cet état d’esprit est celui « du taking something for granted ; son intonation exprime sans relâche « Quoi, vous ne savez pas ça ? » - et au premier chef 18 _____, « L'art est-il gai? », p. 434. _____, « Théorie de la demi-culture », in Société: Intégration, Désintégration. Écrits sociologiques., Paris, Payot, p. 208. 20 Entrevue réalisée par Stéphanie Vallet le 17 novembre 2012, « Sur le divan avec Sugar Sammy », URL : http://www.lapresse.ca/arts/201211/17/01-4594952-sur-le-divan-avec-sugar-sammy.php 21 Adorno, « Théorie de la demi-culture », p. 209. 22 L’illustration contemporaine la plus forte de cette tendance est sans aucun doute le cas de Dieudonné en France. Danser sur une chanson intitulée « Shoananas » avec le négationniste Robert Faurisson est, à ses yeux, un humour réellement subversif et émancipateur. Il se sent par la suite persécuté lorsque des voix s’élèvent contre ses propos haineux. 19 à propos des conjectures les plus biscornues »23. Il est difficile de ne pas reconnaître dans cette description une bonne partie des humoristes « polémiques ». Si l’on suit le raisonnement d’Adorno, leurs élucubrations sont le signe de la conscience critique estropiée. L’humour polémique donne simplement l’illusion d’être une force critique véritable alors qu’il s’intègre tout à fait à l’harmonie apparente de la société. L’humour et le rire prônés par Adorno ne se trouvent donc pas dans l’industrie culturelle ou dans les critiques convenues de la société. Celles-ci s’accordent trop bien avec celle-là. Cette critique de l’humour et du rire semble, à première vue, annoncer leur impossibilité. Dans ce contexte, même la possibilité de la philosophie et de l’art est incertaine. Pourtant, tout l’effort d’Adorno consiste à mettre à jour la théorie en la redynamisant en vue de l’émancipation et de voir dans l’art véritable une manière de résister à la réification. Il en va de même pour l’humour. Adorno mentionnait qu’il reste tout de même un résidu d’humour. L’humour est toujours là. La gaieté et le comique ne peuvent pas simplement être expulsés de l’art et de l’histoire. Pourtant, leur survie, selon Adorno, passe par un retournement critique sur ce qu’ils sont devenus. Contrairement à l’humour satisfait de l’industrie culturelle, « les traits habillement absurdes ou idiots des œuvres d’art radicales d’aujourd’hui, qui agacent tant les esprits positifs, sont moins une régression à un stade infantile qu’un procès comique qu’elles font au comique »24. L’œuvre de Beckett est incontournable pour illustrer ce procès fait au comique par le comique. D’ailleurs, dans le roman Watt, Beckett évoque un « rire qui rit du rire, hommage à la plaisanterie suprême, bref le rire qui rit – silence s’il-vous-plaît – de ce qui est malheureux »25. En ce sens, selon Adorno, les pièces de Beckett « sauvent l’humour, parce qu’elles provoquent un rire contagieux, avec la dérision du rire et du désespoir »26. L’étrangeté du rire face à une pièce de Beckett est provoquée par un univers symbolique d’où jaillit « un nouveau monde d’images, à la fois sinistre et riche [qui] est l’empreinte, le négatif du monde administré »27. C’est-à23 Adorno, « Théorie de la demi-culture », p. 211. _____, « L'art est-il gai? », p. 435. 25 Samuel Beckett, Watt, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 55. Je souligne. 26 Adorno, « L'art est-il gai? », p. 435. 27 _____, Théorie esthétique, p. 55-56. 24 dire que l’œuvre de Beckett est une expression mimétique très juste de la vie dans laquelle nous nous trouvons. Le spectateur se reconnaît (parfois sans vraiment en avoir conscience) dans les personnages estropiés de Beckett. Il voit à travers eux à quel point il est lui-même devenu un résidu d’être humain. Ses relations sociales, par exemple, n’ont pas plus de sens que celles des personnages. S’il est encore vrai, comme le veut Bergson, que l’on rit à chaque fois qu’une personne nous donne l’air d’une chose28, les « choses » que sont Clov, Hamm, Nagg et Nell dans Fin de partie se moquent aussi du spectateur qui se trouve confronté à sa propre réification. Le rire se retourne amèrement contre le rieur qui ne peut plus, pour cette raison, se laisser aller tout bonnement à un rire faussement réconciliateur. Le rire rasséréné et positif de l’industrie culturel est substitué par ce rire négatif29. Celui-ci ne porte par un jugement affirmatif au même titre que celui de l’humour polémique, mais expose plutôt négativement que l’indigence croissante de l’humain est de plus en plus insoutenable et qu’il est urgent de se réapproprier réellement l’humour. Le rire négatif laisse ainsi présager qu’il serait possible de rire autrement, de se desserrer la gorge et de faire l’effort d’actualiser des possibilités émancipatrices. Ce rire est celui du « minimum de ce qu’il reste de vie. Ce minimum escompte la catastrophe historique, peut-être afin de pouvoir lui survivre »30. Il s’agit d’un résidu d’humour qui invite à survivre à la misère actuelle du monde. Il n’est pourtant pas certain que l’humour se trouve uniquement dans des pièces de théâtre ou dans des romans de ce genre. À cet égard, Adorno exprime dans un court texte, Chaplin Times Two, son admiration pour Charlie Chaplin et pour son personnage cinématographique du clown vagabond. La figure du clown intéresse Adorno puisqu’elle propose une identité incertaine tournée vers l’animalité, l’enfance et la nature non dominée, ce qui est tout le contraire de l’identité figée et durcie de l’individu réifié. Le sens même des actions du clown ainsi que son langage (que l’enfant semble apprécier et, dans 28 Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique, p. 44. L’expression de « rire négatif » est empruntée à Shea Coulson. Shea Coulson, « Funnier than Unhappiness: Adorno and the Art of Laughter », New German Critique, no. 100: p. 155. 30 Adorno, « L'art est-il gai? », p. 435. 29 une certaine mesure, comprendre) expriment une négation du sens commun ou une prise de distance à l’égard de ce sens. L’adulte, selon sa configuration actuelle, a perdu cette capacité à jouer avec le sens. Pour Adorno, cette mortification presque totale du jeu commande le silence31. Le mutisme de Chaplin ainsi que son accoutrement blanc, noir et mal ajusté conviennent donc à l’humour qui intéresse Adorno. Chaplin est, pour reprendre l’expression originale d’Adorno, un « tigre du Bengale végétarien »32. Bien que pauvre et abandonné, Chaplin n’inspire pas une sympathie puérile. Il apparaît plutôt comme une victime qui, à n’importe quel moment, est sur le point de bondir à la manière d’un prédateur sur une autre victime. Par exemple, l’employé docile qu’il est dans Dough and Dynamite (1914) ou dans Modern Times (1936) ne cesse de renverser violemment tout et n’importe qui sur son passage. Chaplin peut être autant attendrissant par son innocence que très violent à l’égard des gens autour de lui. Selon Adorno, Chaplin est ensorcelé par une sorte de démon qui cherche à le détruire. Il vainc pourtant luimême cette force démoniaque, que l’on peut associer à la société moderne, par sa bonté, sa naïveté et sa culpabilité qui se cristallisent dans son image paradoxale de clown. Il est sous le sort de la société, mais, en même temps, par sa sensibilité et sa nature indomptée, il la refuse radicalement. De plus, en faisant une mimésis humoristique de la mésadaptation sociale, du bourreau-victime et de la vie aliénée, le spectateur rit non seulement de Chaplin, mais aussi de sa propre réification. Plus encore, c’est Chaplin qui rit de ses spectateurs. Tout comme Beckett, l’humour de Chaplin provoque chez le spectateur un rire qui se retourne contre sa propre condition, c’est-à-dire contre le fait qu’il n’est plus qu’une simple chose dans un monde qui lui est devenu étranger. En refusant l’apaisement ou la réconciliation, cet humour s’approche d’une certaine « cruauté »33 à l’égard de ce que l’humain est devenu. Sans cette méchanceté humoristique, le rire, pour reprendre le vocabulaire de Bergson, ne 31 _____, « Chaplin Times Two », The Yale Journal of Criticism, no. 9: p. 59. _____, « Chaplin Times Two »: p. 59. 33 _____, « Chaplin Times Two »: p. 60. 32 pourrait pas corriger la raideur mécanique qui se plaque sur le vivant34. Selon Adorno, c’est cette proximité avec la cruauté (le tigre du Bengale végétarien) qui permet encore au rire de conjurer le mal qui nous affecte. Le rire inspire ainsi une crainte lucide à l’égard de la catastrophe potentielle et, en même temps, la possibilité réelle de se corriger. En un mot, l’humour selon Adorno passe par une présentation négative du monde tel qu’il est. Cette approche mimétique de la société exprime l’urgence de la transformer réellement, ce qui fait appel à un certain engagement politique. Bien que la nature de cet engagement n’est pas prescrite comme telle par Adorno, il est tout à fait possible d’au moins affirmer qu’il doit être guidé par une sensibilité aiguisée à l’égard de la souffrance partagée alors que la politique et l’humour le plus commun la présente comme une réalité inéluctable ou un mal nécessaire. Cela dit, certains humoristes contemporains échappent sans doute à la logique de l’industrie culturelle ou de l’humour polémique. Pourtant, si l’on veut suivre la pensée d’Adorno, il faut chercher l’aspect politique de leur discours au-delà des dénonciations convenues de l’ordre établi. La politique dans l’humour contemporain apparaîtrait plutôt dans une conscience du malheur et dans le refus de soumettre entièrement la raison à l’idéologie. Bref, en refusant toute réconciliation immédiate avec la société, l’humour évoque le souvenir d’une promesse d’émancipation et de bonheur. Bien que systématiquement bloquée par l’idéologie, celle-ci se maintient en vie paradoxalement dans la présentation humoristique d’un monde en ruine. Une politique qui prend forme à partir de la communauté elle-même et non à partir d’intérêts idéologiques apparaît dans le langage de l’humour, mais cette apparition n’est pas explicite, elle est voilée de noir. 34 Plus précisément, pour Bergson, le milieu naturel du rire est la société et il sert à corriger celui qui s’écarte de la fluidité de la vie en adoptant un comportement mécanique (répétition d’un geste ou d’une erreur, distraction contre la souplesse attentive, etc.). Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique, p. 8. Bibliographie Adorno, Theodor W., « Chaplin Times Two », The Yale Journal of Criticism, no. 9 (1996): 57-61. _____, « L'art est-il gai? », in Note sur la littérature, 429-436. Paris, Flammarion, 1984. _____, Notes sur Beckett, traduit par Christophe David, Caen, Nous, 1994. _____, « Théorie de la demi-culture », in Société: Intégration, Désintégration. Écrits sociologiques., 183-220. Paris, Payot, 2011. _____, Théorie esthétique, traduit par Marc Jimenez, Paris, Klincksieck, 2011. Adorno, Theodor W. , Dialectique négative, traduit par Gérard Coffin, Joëlle Masson, Olivier Masson, Alain Renault et Dagmar Trousson, Paris, Éditions Payot & Rivages, 1992. Adorno, Theodor W. et Max Horkheimer, La dialectique de la Raison, traduit par Éliane Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974. Aristote, Poétique, traduit par Barbara Gernez, Paris, Les Belles Lettres, 2008. Beckett, Samuel, Watt, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968. Bergson, Henri, Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Presses Universitaires de France, 1940. Coulson, Shea, « Funnier than Unhappiness: Adorno and the Art of Laughter », New German Critique, no. 100 (2007): 141-163. Kant, Emmanuel, Critique de la faculté de juger, traduit par Alain Renault, Paris, GF Flammarion, 1995.