Texte - Association française de droit constitutionnel
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Texte - Association française de droit constitutionnel
Pour une analyse épistémologique de la querelle autour de l'article 11 : de la dénonciation à la réhabilitation d'une violation de la Constitution Johanna NOEL Doctorante contractuelle, Université de Lorraine En 1962 éclate une querelle juridico-politique : De Gaulle estime pouvoir utiliser la procédure référendaire de l’article 11 pour réviser la Constitution alors que la lettre de la Constitution ne l’y habilite pas expressément ; seul l’article 89 figure sous le titre XVI intitulé « De la révision ». Toutefois, le président de la République n’est-il pas un interprète politicojuridique, habilité de manière générale, par la Constitution – à travers son rôle de gardien – à produire une lecture de celle-ci1 ? Tout ce qui n’est pas normativement interdit est-il permis ? Hans Kelsen rejette en tout cas cette maxime au regard de la formation du droit, car il distingue nettement l’habilitation de la permission2. La non-interdiction ne suffit pas à créer le droit ; il faut être habilité par le droit lui-même pour prétendre à sa création. Dans une allocution du 20 septembre 1962, le général De Gaulle informe les Français qu’il souhaite leur demander, par le biais du référendum, de se prononcer sur le mode d’élection du chef de l’État. Il souhaite en effet introduire le suffrage universel direct, palliatif au manque de légitimité dont disposeront ses successeurs. Intervenant environ un mois après l’attentat du Petit-Clamart, cette allocution se présente comme une occasion, pour De Gaulle, d’enraciner la Ve République dans un système politique présidentiel et présidentialiste en mettant un terme au « compromis dilatoire »3 né sous les traits de la Constitution du 4 octobre 1958. 1 V. sur cette question, R. Romi, « Le président de la République, interprète de la Constitution », RDP, 1987, pp. 1265 sq. 2 V. H. Kelsen, Théorie générale des normes, trad. fr. O. Beaud et F. Malkani, Paris, Puf, « Léviathan », 1996, pp. 125-137. 3 V. C. Schmitt, Théorie de la Constitution, trad. fr. L. Deroche, Paris, Puf, « Léviathan », 1993, pp. 162 sq. ; P. Avril, « Enchantement et désenchantement constitutionnels sous la Vème République », Pouvoirs, 2008, n° 126, p. 8 ; P. Avril, Les conventions de la Constitution, Paris, Puf, « Léviathan », 1997, pp. 46 sq. Sur une vision critique, v. F. Mitterand, Le coup d’état permanent, Paris, Plon, 1964, p. 126 : « l’élection du président de la République au suffrage universel, acceptable en soi, n’avait pas d’autres buts que de parachever la lente dénaturation des institutions politiques qui régissent la France ». 1 Le recours à l’article 11 s’érige comme l’une des manifestions de la quête gaullienne de légitimité démocratique : son interprétation s’ancre dans une dimension césariste du pouvoir traduisant sa volonté d’asseoir l’État en renforçant le pouvoir exécutif4. Utilisé à deux reprises dans le cadre de la résolution du conflit algérien, l’emploi de l’article 11 en 1962 est toutefois différent : il concerne un domaine constitutionnel. Or, la Constitution française, constitution rigide, prévoit à cet égard une procédure particulière de révision, qui dispose, aux termes de l’article 89, que le « projet ou la proposition de loi doit être […] voté par les deux assemblées en termes identiques ». De Gaulle, conscient que la réforme qu’il souhaite entamer ne serait pas votée par les chambres et que le Sénat la bloquerait : il détourne, contourne, interprète ou viole – selon les points de vue et les époques – la Constitution, en utilisant non pas l’article 89 mais l’article 11 pour soumettre au peuple, une révision constitutionnelle d’envergure5. Des protestations politiques et juridiques naissent pour dénoncer cette pratique. La doctrine n’est alors pas la seule à se saisir de la question : le Conseil d’État6, le président du Sénat Monnerville, ont également pris part à la discussion polémique7. Le Conseil constitutionnel se déclara quant à lui incompétent – au regard de l’esprit de la Constitution8 – pour statuer sur la conformité de la loi référendaire à la Constitution9. Le pouvoir exécutif tente alors de justifier l’emploi de cette procédure en soulignant que l’article 11 doit être lu en combinaison avec l’article 3 de la Constitution selon lequel la souveraineté appartient au peuple, et qu’il est dès lors compétent pour déterminer le mode d’élection du chef de l’État, question qui relève bien du champ posé par l’article 11 sous l’expression « organisation des pouvoirs publics ». Pompidou proposera également une thèse cherchant à valider l’action gaullienne, celle de « l’équilibre des pouvoirs »10. 4 M. Guillaume-Hofnung, « L’article 11 », in D. Maus, L. Favoreu, J.-L. Parodi (dir.), L’écriture de la Constitution de 1958, actes du colloque du XXXème anniversaire, Aix-en-provence, 8, 9, 10 septembre 1988, Puam, 1992, pp. 181 sq. 5 V. S. Pierré-Caps, « Les révisions de la Constitution de la Cinquième République : temps, conflits et stratégies », RDP, 1998, pp. 412-416. 6 Il a rendu un avis négatif (non publié) sur l’utilisation de l’article 11 afin d’opérer une révision constitutionnelle, cet avis n’a pas empêché De Gaulle à poursuivre. V. R. Romi, art. cit., p. 1285. 7 V. La lettre de M. Monnerville transmise au Conseil constitutionnel, in Le Monde, 8 novembre 1962. 8 V. C. Coste, op. cit., pp. 174 sq. ; S. Pierré-Caps, « L’esprit des Constitutions », art. cit., pp. 375-376, 388 ; A. Viala, « L’esprit des Constitutions par-delà les changements », in A. Viala (dir.), La constitution et le temps, Ve séminaire franco-japonais de droit public, Lyon, L’Hermès, 2003, pp. 27-36 ( préc. p. 32). 9 Cc., décis. n° 62-20 DC du 6 novembre 1962, Loi relative à l'élection du Président de la République au suffrage universel direct, adoptée par le référendum du 28 octobre 1962, JORF du 7 novembre 1962, p. 10778. V. L. Hamon, « Note », art. cit., p. 398 ; C. Franck, Les grandes décisions de la jurisprudence. Droit constitutionnel, Paris, Puf, 1978, p. 279. 10 J. O. Débats parlementaires de l’Assemblée Nationale, 1962, p. 3223 ; « Entretien radiotélévisé du premier ministre », in Le Monde, 26 octobre 1962. Sur une critique de la thèse pompidolienne, v. G. Berlia, « Le problème de la constitutionnalité du référendum du 28 octobre 1962 », RDP, 1962, pp. 937-939. 2 L’Assemblée nationale réagit en votant la censure du gouvernement Pompidou le 5 octobre 1962 et De Gaulle utilise, le 9 octobre, son droit de dissolution de l’Assemblée nationale. Si la controverse semble prendre momentanément fin à la suite du référendum du 28 octobre 1962, car le peuple répondit « oui » à hauteur de 62,25 % des suffrages exprimés ; dès 1969, la querelle juridique réapparait : De Gaulle souhaite à nouveau utiliser la procédure de l’article 11 afin de réviser le Sénat et l’organisation territoriale française. Cette nouvelle utilisation de l’article 11 comme référendum constitutionnel se solde par un échec le 27 avril 1969, échec qui entraînera sa démission. Depuis 1969, aucun président de la République n’a utilisé l’article 11 pour réviser la Constitution. Une question est alors pertinente : y-a-t-il encore un intérêt à en discuter sous cet angle ? Certaines personnalités politiques ont mis en avant, dans leurs discours, une volonté de renouer avec la tradition gaullienne du référendum11. L’emploi de l’article 11 pour réviser la Constitution, stratégie politique certaine, doit de nouveau être envisagé au regard du contexte politique actuel : faire appel au peuple pour modifier une disposition de nature constitutionnelle et ce, sans qu’un contrôle de constitutionnalité puisse être effectué sur le contenu du référendum, est-ce constitutionnel ? La Constitution ne le dit pas, la Constitution ne l’interdit pas. Les professeurs de droit en disent-ils davantage ? Nous avons choisi de mener une étude ayant pour objet les travaux doctrinaux, car l’angle méta-théorique montre un réel intérêt : en effet, se situer au niveau d’un méta-méta langage permet de prendre conscience que notre propre discours vit et se développe grâce aux discours qui sont déjà des interprétations d’un premier niveau de discours. Notre étude tend à réfléchir sur cette pratique gaullienne, en prenant appui sur les propos de la doctrine, la doctrine des années 1960 mais aussi la doctrine contemporaine, c’est-à-dire les auteurs qui écrivent et réfléchissent sur le droit, notamment la doctrine universitaire. Sa singularité est la suivante : si en 1962, la doctrine estimait que De Gaulle avait violé la Constitution, de nos jours, les manuels de droit constitutionnel, réalisent un dessin assez différent et bien plus nuancé. Comment est-il possible d’expliquer ce changement du comportement doctrinal ? Deux perspectives peuvent être choisies afin de traiter un tel sujet : une perspective principalement politique ou une perspective majoritairement épistémologique. Si le droit constitutionnel est en effet un droit par essence politique, la théorie et l’histoire constitutionnelles sont également des disciplines permettant d’expliquer certaines situations et de parvenir à leurs connaissances. En effet, les deux perspectives présentent de vrais intérêts 11 V. S. de Charentenay, « La gauche et la révision de la Constitution : vers une réutilisation de l’article 11 de la Constitution par le Chef de l’État », Politeia, 2007, pp. 73 sq. 3 heuristiques ; toutefois, analyser les discours tenus sur l’article 11 sous l’angle de la métathéorie du droit souligne une vision que peu d’auteurs ont tenue ; elle a alors l’avantage de l’originalité. Cependant, axer davantage notre propos sur une dimension philosophicojuridique tendant à la recherche de la connaissance de la querelle doctrinale autour de l’article 11 ne sous-entend pas de faire l’impasse sur l’aspect politique de cette question. En effet, en 1962, le régime politique a certaines caractéristiques que nous ne pouvons pas passer sous silence et qui doivent être rappelées : la Constitution française, élaborée quatre années plus tôt, est encore fragile en termes de popularité. Les détracteurs à l’emploi de l’article 11 pour réviser la Constitution sont aussi, en parti, des détracteurs de la personne même du général De Gaulle : mettre en exergue l’inconstitutionnalité de la pratique gaullienne, c’est alors aussi mettre en place une stratégie politique tentant de délégitimer De Gaulle. Toutefois, les professeurs de droit sont-ils à classer parmi cette catégorie d’auteurs ? Les professeurs de droit ne sont probablement pas dans une logique similaire à celles des parlementaires12. En effet, si les parlementaires sont animés par le fait qu’ils vont perdre un pouvoir conséquent, celui d’élire le chef de l’État et qu’ils ne seront plus les seuls représentants directs du peuple, la doctrine apparaît comme une entité situé en dehors du jeu politique partisan. Selon Vedel, « il existe une morale professionnelle au juriste »13. La preuve en est qu’une partie de la doctrine, tout en constatant violemment l’inconstitutionnalité, appelle néanmoins à voter « oui »14, alors que c’est bien le contenu même du référendum qui amène les parlementaires à voter « non ». Retracer les travaux doctrinaux quant à leur analyse sur l’article 11 et notamment quant à sa constitutionnalité pour réviser la Constitution paraît alors intéressant. Intéressant, car, sous cet angle, l’analyse n’a pas été menée : les auteurs commentent les auteurs passés, mais ne rendent pas compte de la pensée contemporaine sur l’article 11 de la Constitution et 12 F. Rouvillois note que la classe politique a deux raisons de dénoncer la pratique gaullienne, une « raison de fond, puisque cette élection directe, en pérennisant la primauté présidentielle, réduit encore ce qui restait de parlementaire dans le régime instauré en 1958 ; et une raison de forme : l’utilisation, il est vrai juridiquement douteuse, du “ référendum législatif ” (prévu par l’article 11) » (F. Rouvillois, Droit constitutionnel, 2. La Ve République, Paris, Flammarion, « Champs Université », 2009, 3e éd., p. 56). 13 G. Vedel, « à propos de la réforme du Sénat. II. Le droit, le fait, la coutume… », in Le Monde, 27 juillet 1968. 14 V. M. Duverger, « Une pièce en deux actes », in Le Monde, 21 et 22 octobre 1962 ; G. Vedel souligne également : « en octobre 1962, j’étais comme l’âne du Buridan. Juriste, j’aurais laissé sécher ma main droite plutôt d’écrire que c’était constitutionnel… mais d’un autre côté, on ne pouvait pas interdire à tout jamais aux Français d’avoir un président de la République élu au suffrage universel, en maintenant un système de médiatisation complète de la souveraineté nationale. Légalité et légitimité n’étaient pas d’accord » (Entretien G. Vedel et C. Coste, 23 juillet 1974, in C. Coste, La violation de la Constitution : réflexions sur les violations des règles constitutionnelles relatives aux pouvoirs publics en France, thèse dactyl., Université Paris 2, 1981, p. 330). 4 surtout de la différence entre ces deux pensées15. Les auteurs, par leurs relectures, apportent une vision distincte et divergente de celle des années 1960. Une question se pose : pourquoi ? En effet, pourquoi en 1962 les auteurs concluent majoritairement à l’inconstitutionnalité, et pourquoi, désormais, la relativité sur celle-ci imprègne les travaux doctrinaux ? La pensée doctrinale évolue au fil du temps, au fil des transformations sociétales et politiques : si en 1962, on apercevait clairement la dénonciation doctrinale de la pratique gaullienne sur la querelle autour de l’article 11 (I), on assiste de nos jours à sa réhabilitation (II). I. LA DÉNONCIATION DOCTRINALE DE LA PRATIQUE GAULLIENNE Dès l’origine, la doctrine juridique a dénoncé, de manière quasi unanime, la violation de la Constitution (A). Toutefois, le temps s’écoulant, les travaux doctrinaux font preuves de davantage de nuances. Alors qu’en 1962, Pierre Lampué était l’un des seuls juristes à admettre la constitutionnalité de la pratique gaullienne, il est désormais couramment suivi. À l’image de l’expression revirement jurisprudentiel, il existe ici un « revirement doctrinal » sur le sens de l’article 11 de la Constitution, notamment à partir de l’après 1962, et surtout dans les années 1970 (B). A. LA DÉNONCIATION ORIGINELLE Si la mise en œuvre du référendum proposant aux français d’élire directement le chef de l’État n’a eu lieu que le 28 octobre 1962, les mois le précédant ont montré une doctrine agitée, une doctrine révoltée. Les articles parus en cette année 1962 sont alors autant d’expressions de contestation et de dénonciation de l’interprétation gaullienne de l’article 11 de la Constitution16. André Hauriou souligne, à l’instar d’autres auteurs17, que « la première 15 V. certaines exceptions, F. Savonitto, Les discours constitutionnels sur la « violation de la constitution » sous la Ve République, Paris, LGDJ Lextenso éd., « BCSP », T. 141, 2013, p. 31 ; C. Coste, op. cit., p. 83. 16 V. notamment, J. Fauvet, « La Constitution peut-elle être révisée sans un vote du Parlement ? », in Le Monde, 6 février 1962 ; J. Fauvet, « Vers une révision constitutionnelle ? », in Le Monde, 19 juillet 1962 ; R. Barrillon, « La réforme de la Constitution se ferait sans vote des Assemblées », in Le Monde, 1er septembre 1962 ; M. Duverger, « La succession. I. Les fourches caudines », in Le Monde, 1er septembre 1962 ; M. Duverger, « La succession. II. La carte forcée ? », in Le Monde, 2 et 3 septembre 1962 ; M. Duverger, « La succession. III. La forme et le fond », in Le Monde, 4 septembre 1962 ; P. Bastid, G. Berlia, G. Burdeau, P. Teitgen, in L’Aurore, le 14 octobre 1962 ; M. Duverger, « La validité du scrutin du 28 octobre », in Le Monde, 17 octobre 1962 ; P. Reynaud, « Intervention du débat de l’Assemblée nationale du 4 octobre 1962 – Document 11-100 », in D. Maus (dir.), Textes et documents sur la pratique institutionnelle de la Ve République, Paris, La documentation française, 1978, pp. 83-85 . 5 constatation qui s’impose, c’est que tout le monde tombe finalement d’accord que la procédure de révision décidée par le Chef de l’État est contraire à la Constitution ellemême »18. Seuls quelques juristes19 et notamment Lampué ont admis la constitutionnalité de la pratique gaullienne. Jouant sur l’obscurité de la langue française et ici sur l’équivocité du langage juridique au sein de l’article 11, Lampué estime que l’expression selon laquelle le président de la République peut soumettre au référendum « tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics » ne doit exclure aucune loi en particulier. Le terme de loi peut donc signifier loi ordinaire, organique mais aussi loi constitutionnelle20. Il décide alors de mener un raisonnement par l’absurde pour convaincre de la constitutionnalité de la pratique gaullienne en constatant qu’à l’instar des articles 45 et 46 de la Constitution21, l’article 89 ne précise pas qu’il joue de manière concurrente à l’article 11. Pourtant, la doctrine, tout en saluant l’argumentation de Lampué22, s’en détache et préfère souligner que la Constitution est sur le point d’être violée. Cette quasi-unanimité doctrinale peut apparaître paradoxale : la doctrine est une entité mêlant et entremêlant des idées, des réflexions, des intuitions, et les controverses sont consubstantielles à sa fonction ; toutefois, ce thème semble faire exception tant les auteurs se rejoignent sur l’inconstitutionnalité de la procédure entamée par de Gaulle. Expliquer ce paradoxe revient alors à rappeler tout d’abord que le propre de celui-ci est qu’il 17 Ce constat de la concertation unanime doctrinale a été posé dès 1962 par plusieurs auteurs, v. J. Fauvet, « Vers une révision constitutionnelle ? », art. cit. ; M. Prélot, « Sur une interprétation “coutumière” de l’article 11 », in Le Monde, 15 mars 1969. Le constat est également réalisé par de nombreux auteurs contemporains de manière rétrospective, v. P. Ardant, B. Mathieu, Institutions politiques et droit constitutionnel, Paris, LGDJ Lextenso éd., 2012, 24e éd., p. 100 ; D. Chagnollaud, Droit constitutionnel contemporain, Tome 3 la Vème République, Paris, Dalloz, 2009, 5e éd., p. 100 ; V. Constantinesco, S. Pierré-caps, Droit constitutionnel, Paris, Puf, « Thémisdroit », 2013, 6e éd., p. 351 ; P. Foillard, Droit constitutionnel et institutions politiques, Bruxelles, Larcier, « Paradigme », 2011-2012, p. 183. 18 A. Hauriou, « C’est la première manche qu’il faut gagner », in Le Monde, 21 et 22 octobre 1962. 19 V. R. Chapus, Cours de droit constitutionnel et d’institutions politiques, Paris, Les cours de droit, 1969-1970, pp. 175 sq. ; F. Goguel, « De la conformité du référendum du 28 octobre 1962 », in Droit, institutions et systèmes politiques. Mélanges en hommage à Maurice Duverger, Paris, Puf, 1987, pp. 115 sq. : « Nous avons pensé dès 1962 que, même si la lettre des textes semblait permettre de soutenir la thèse de l’ “irrégularité formelle” de la décision de recourir à un référendum de l’article 11 pour modifier le mode d’élection du Président de la République, la contradiction interne dont cette interprétation impliquait l’existence dans la Constitution la rendait très contestable » ; R. Capitant, in La croix, 24 octobre 1962, cité par C. Coste, op. cit., p. 83 ; C. Cadoux, Droit constitutionnel et institutions politiques, Théorie générale des institutions politiques, éd. Cujas, 1973, pp. 214-215 ; M.-H. Fabre, Principes républicains de droit constitutionnel, Paris, LGDJ, 1984, 4e éd., pp. 414-416. 20 Chapus souligne explicitement : « la réalité est qu’il n’y a qu’une interprétation possible : “tout projet de loi”, cela ne peut être que, autant tout projet de loi constitutionnelle que tout projet de loi organique et que tout projet de loi ordinaire » (R. Chapus, op. cit., p. 241). 21 V. P. Lampué, « Le mode d’élection du président de la république et la procédure de l’article 11 », RDP, 1962, pp. 931 sq. L’article 11 se dresse alors comme une procédure spéciale de révision des lois, alors que les articles 45, 46 et 89 sont les procédures « normales » de révision des lois ordinaires (art. 45), organiques (art. 46) et constitutionnelles (art. 89). 22 V. M. Duverger, Institutions politiques et droit constitutionnel, Paris, Puf, 1965, 8e éd., p. 526. Il note : « un juriste sérieux, et peu suspect de passion politique, le Pr. Pierre Lampué, soutient cependant une thèse contraire, qui n’est pas sans valeur ». 6 ne devrait pas exister : comment est-il alors possible d’analyser cet engouement collectif doctrinal en faveur de la thèse de l’inconstitutionnalité de l’interprétation gaullienne ? Depuis les années 1945, les auteurs entendent étudier la pratique constitutionnelle et non plus seulement les dispositions textuelles constitutionnelles. Il y a alors une première prise de conscience que le droit constitutionnel est aussi un droit qui s’analyse au regard de son application23. De plus, la réforme universitaire de l’année 1954 transforme l’appréhension du droit constitutionnel, les auteurs montrent une volonté de s’ancrer dans l’analyse des institutions en raison de l’interdépendance des disciplines juridiques et des sciences politiques dès la première année de droit. Cependant, un autre mouvement doctrinal existe, en parallèle, qui est aussi partiellement en contradiction : la sacralisation de la Constitution comme instrument de stabilité juridique24. Il apparaît que si la première tendance explique le vif intérêt de la doctrine à s’intéresser au sujet de l’emploi par le président de la République de l’article 11 de la Constitution, c’est la seconde tendance, cette croyance en la suprématie de la nouvelle Constitution, qui explique, semble-t-il, son comportement herméneutique. La philosophie et la sociologie du droit sont alors des disciplines intéressantes à mobiliser afin de soulever quelques éléments de réponse. Il est à rappeler que la doctrine des années 1960 est attachée au droit constitutionnel formel et a adopté une position de sacralisation de la Constitution et du droit écrit25, sacralisation qui s’explique, en partie, par son adhésion à « la théorie dite de l’acte clair ». Plus précisément, la « doctrine du sens clair des textes » soutient plusieurs principes26 dont deux paraissent pertinents à expliciter au regard de notre objet d’étude : le premier souligne qu’ « il existe des textes juridiques clairs dont le sens est “en soi ” manifeste ou 23 V. J. Chevallier, « Droit constitutionnel et institutions politiques : les mésaventures d’un couple fusionnel », in La République. Mélanges en l’honneur de P. Avril, Paris, Montchrestien, 2001, p. 187. 24 Alors que sous les IIIe et IVe Républiques, le politique et plus précisément les pratiques politiques ont saisi le droit, sous la Ve République, il y a eu l’espoir que le droit puisse saisir le politique : on oppose alors le discours juridique et le discours politique. V. Y. Poirmeur, D. Rosenberg, « La doctrine constitutionnelle et le constitutionnalisme français », in D. Lochak (dir.), Les usages sociaux du droit, Paris, Puf, 1989, pp. 232 sq. 25 P. Pactet, « La désacralisation progressive de la Constitution de 1958 », in La République. Mélanges Pierre Avril, Montchrestien, 2001, pp. 389 sq. ; R. Capitant, « Le droit constitutionnel non écrit », in Recueil d’études sur les sources du droit en l’honneur de François Gény, Tome III Les sources des diverses branches du droit, Paris, Sirey, 1934, p. 2 : « Il règne sur beaucoup d’auteurs comme un principe de légitimité du droit écrit qui exclut à leurs yeux le caractère juridique de tout règle non écrite. Tout ce qui n’est pas écrit tombe, à les croire, dans le domaine du fait ou de la politique, et ne saurait être regardé comme règle de droit ». 26 V. M. van de Kerchove, « La théorie des actes de langage et la théorie de l’interprétation juridique », in P. Amselek (dir.), Théorie des actes de langage, éthique et droit, Paris, Puf, 1986, pp. 221 sq. L’auteur met en avant cinq principes proposés par la « doctrine du sens clair des textes » : « 1. Il existe des textes juridiques clairs dont le sens est “en soi” manifeste ou évident. 2. Les termes que le législateur n’a pas explicitement définis conservent le sens, en principe immédiat, qu’ils possèdent dans le langage usuel. 3. L’obscurité d’un texte ne peut provenir que de l’ambiguïté ou de l’indétermination du sens usuel de ses termes. 4. La clarté d’un texte est la règle, ou tout au moins l’idéal auquel peut et doit tendre toute législation écrite. 5. La reconnaissance du caractère clair ou obscur d’un texte n’implique aucune interprétation de celui-ci ». 7 évident », en l’espèce, les auteurs étaient en 1962 résolument convaincus que les articles 11 et 89 de la Constitution ne possédaient qu’un seul sens et que ce dernier était évident : sur ce point, les propos de Raymond Barillon sont explicites, « l’article 89 de cette Constitution indique sans ambiguïté possible que sa révision ne peut se faire sans intervention des Assemblées »27. De plus, les auteurs qui adhèrent à la théorie de l’ « acte clair » admettent qu’un terme non précisé par le législateur prend le sens qu’il détient dans le langage courant. La querelle juridique, née de la pratique gaullienne, manifeste également une querelle de nature linguistique : comment doit-on comprendre et interpréter les expressions « projet de loi » et « organisation des pouvoirs publics » figurant à l’article 11 ? Maurice Duverger, comme d’autres auteurs28, souligne que « l’expression “projet de loi”, sans précision, s’applique normalement aux lois ordinaires et organiques, non aux lois constitutionnelles : la preuve en est que l’article 89 ne l’emploie pas, mais parle de “projet de révision” »29. Le terme « sans précision » est ici évocateur : l’absence d’adjectif accolé à l’expression « projet de loi » traduit selon la doctrine majoritaire une impossibilité d’y apercevoir une loi constitutionnelle. C’est donc en se fondant sur le sens usuel et commun du terme de « loi », en tant qu’un ensemble des règles juridiques établies par le pouvoir législatif, que les juristes estiment que l’expression « projet de loi » ne peut concerner que la loi stricto sensu, c’est-à-dire les seules lois ordinaires et organiques30. La doctrine dénonce alors violemment et unanimement la pratique gaullienne parce qu’elle est intimement persuadée que l’article 11 de la Constitution ne peut avoir qu’un seul et même sens, celui de référendum législatif. Cette attitude traduit plus précisément la place qu’elle accorde à l’interprétation en tant qu’acte créateur de sens, une place extrêmement réduite. Par son constat de violation de la Constitution, elle indique de manière sous-jacente sa vision de la philosophie du droit : une conception exégétique dans laquelle l’interprète doit se borner à la lettre de la Constitution et réaliser un acte exclusif de connaissance31. En 27 R. Barrillon, « La réforme de la Constitution se ferait sans vote des Assemblées », art. cit. V. XX, « Le respect de la Constitution », in Le Monde, 19 septembre 1962. L’auteur souligne : « la mention de l’article 11, “ tout projet de loi portant sur les organisations des pouvoirs publics” ne concerne évidemment que celles des dispositions relatives à l’organisation des pouvoirs publics qui sont du domaine législatif ; c’est presque une lapalissade » V. également, P. Pactet, Institutions politiques et droit constitutionnel, Paris, Masson et Cie, 1969, p. 210 ; J. Cadart, Institutions politiques et droit constitutionnel, Paris, Les cours de droit, 1973, p. 214. 29 M. Duverger, Institutions politiques et droit constitutionnel, op. cit., p. 527. 30 Sur une position contraire, v. R. Chapus, Cours de droit constitutionnel et d’institutions politiques, op. cit., p. 241 : « La réalité est qu’il n’y a qu’une interprétation possible : “tout projet de loi”, cela ne peut être que, autant tout projet de loi constitutionnelle que tout projet de loi organique et que tout projet de loi ordinaire ». 31 V. en ce sens, C. Coste, op. cit., pp. 318-332. 28 8 admettant que l’énoncé de l’article 11 de la Constitution ne peut ainsi conduire qu’à une seule norme, elle retranscrit en filigrane sa conception « montesquieuse » de l’interprète du droit, une « bouche » de la Constitution. C’est pourquoi, quand le général De Gaulle interprète l’article 11 de la Constitution comme une possibilité de mettre en œuvre un référendum constituant, les auteurs s’entendent sur l’existence d’une violation de la Constitution. Par son acte de volonté qui modifie les carcans herméneutiques préétablis, De Gaulle a bouleversé la doctrine dans sa sacralisation de la lettre constitutionnelle. Or, cette adhésion doctrinale à la conception exégétique de l’interprétation explique également la nature des arguments utilisés par la doctrine, des arguments fondés majoritairement sur des vices formels. En effet, trois arguments sont régulièrement présentés pour prouver l’inconstitutionnalité de l’interprétation de De Gaulle : l’article 11 ne figure pas au sein d’un titre spécial dans la Constitution32, l’absence de renvoi réciproque entre les articles 11 et 89 de la Constitution33, et l’article 85 précise, au contraire de l’article 11, est une dérogation à l’article 8934. De plus, elle prend également appui sur les travaux préparatoires de la Constitution en tant que moyen de montrer le non-respect de l’intention des Constituants par la conception gaullienne35. Ainsi, par sa dénonciation médiatique de l’interprétation de De Gaulle comme une violation de la Constitution, la doctrine s’est érigée en « contre-pouvoir ». Contre-pouvoir qui a défié, par sa mission traditionnelle de diffusion de l’information juridique, l’interprète authentique, et ce, en affichant une véritable autonomie intellectuelle face à lui. Elle a permis, par le biais de sa liberté d’expression, de nourrir le débat en montrant « la pluralité des 32 V. G. Berlia, « Le problème de la constitutionnalité du référendum du 28 octobre 1962 », RDP, 1962, p. 938 ; M. Prélot, J. Boulouis, Institutions politiques et droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 1990, 11e éd., p. 636 ; P. Pactet, op. cit., p. 210. 33 V. G. Berlia, art. cit., p. 938 ; G. Berlia, Vie politique contemporaine, Paris, Les cours de droit, 1970, p. 99 : « Si les articles 11 et 89 traitaient, l’un et l’autre, de deux procédures de révision constitutionnelle soudées entre elles par l’étroit rapport de complémentarité […] comment concevoir que ces deux procédures ne se fassent pas suite, soit dans les articles différents mais successifs d’un même titre, soit mieux encore, dans les alinéas successifs d’un seul et même article ». 34 V. G. Mollet, « Le président n’a pas le droit de proposer d’autres procédures que celles prévues par la Constitution », in Le Monde, 17 avril 1969. 35 V. Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, volume II, Paris, La documentation Française, 1988, pp. 320-325 ; Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, volume III, Paris, La documentation Française, 1991, pp. 68-71. Dès les travaux préparatoires, on retrouve toutefois des petits commentaires suggérant la potentielle constitutionnalité, par exemple, M. Waline : « […] laisser au Gouvernement la possibilité de soumettre au référendum tout projet de loi, sans limitation » (vol. II., p. 320) ; v. M. Janot : « Je pense que le président de la République peut soumettre au référendum tout projet de loi » (vol. III, p. 69) ; Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, volume IV, Paris, La documentation Française, 2001, p. 165 : « Le président saisi d’une telle proposition est entièrement maître de décider, seul et sans contreseing si oui ou non un référendum doit avoir lieu. Pourquoi ? Parce qu’il peut y avoir un certain nombre de lois particulièrement importantes pour l’avenir de la Nation qu’il serait fâcheux de voir votées par une majorité de hasard ». Or, une partie de la doctrine souligne qu’une loi constitutionnelle ne peut naître d’une majorité de hasard, v. G. Berlia, art. cit., pp. 941-943 ; G. Vedel, Introduction aux études politiques, Fascicule I, Paris, Les cours de droit, 1969-1970, p. 205. Sur des travaux plus récents, v. M. Guillaume-Hofnung, art. cit., pp. 181 sq. 9 regards sur la réalité [et en créant] aussi de la visibilité sur le pouvoir lui-même »36. Toutefois, le succès du référendum du 28 octobre 1962 rappelle que la doctrine, ce pouvoir « scientifique », connaît des limites en terme d’obligatoriété ; sa propension à créer le droit trouve en effet sa limite dans sa force de persuasion et de conviction. Or, face à De Gaulle, créateur de la Constitution de 195837, la doctrine n’a pas réussi à convaincre le peuple ; De Gaulle a alors opéré un transfert de sa légitimité personnelle dans la légitimité de la norme qu’il proposait38. Duverger avait fait acte de prophétie en notant que « les arguments juridiques toucheront peu la masse des citoyens, qui pensent qu’en démocratie le peuple est souverain, et qu’on peut donc lui demander de régler directement le problème constitutionnel »39. Le peuple, ne connaissant pas les méandres du droit constitutionnel40, a alors répondu « oui », mais il est à penser que c’est un « oui » à l’élection du président de la République au suffrage universel direct41 mais pas nécessairement un « oui » à l’utilisation de l’article 11 de la Constitution afin de réviser la Constitution. Nonobstant cela, la doctrine a alors simplement pris acte du vote populaire et des conséquences qu’elle devait en tirer42. 36 G. Muhlman, « Le gros mot de contre-pouvoir », Pouvoirs, 2006, n° 119, p. 55. De Gaulle a mis en avant cet argument dans l’une de ses interventions pour montrer qu’en tant que créateur de la Constitution, son interprétation ne pouvait être contraire à la Constitution : « Étant moi-même le principal auteur de la Constitution, j’ai arrêté et proposé le texte parce que l’article 11 signifie ce qu’il signifie et qu’autrement je ne l’aurais évidemment ni arrêté ni proposé », cité par C. Debbasch et al., Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, Economica, 2001, 4e éd., p. 624 ; v. S. Pierré-caps, « L’esprit des constitutions », in L’esprit des institutions, l’équilibre des pouvoirs. Mélanges en l’honneur de Pierre Pactet, Paris, Dalloz, 2003, p. 376 : « l’illustre gardien – authentique – du sens de la Constitution de 1958 en était aussi l’inspirateur ; le général De Gaulle était l’esprit même de la Constitution et, de fait, lui seul pouvait en définir le sens ». 38 M.-A. Cohendet, « Légitimité, effectivité et validité », in La République. Mélanges en l’honneur de P. Avril, op. cit., pp. 213-214. 39 M. Duverger, « La succession. Le testament de Louis XIV », in Le Monde, 14 septembre 1962. 40 V. en ce sens, J. Cadart, op. cit., p. 215 : l’interprétation gaullienne se présente comme un « raisonnement spécieux [qui] camouflait à l’opinion mal informée et naturellement non juriste que les procédures de révision assurant la rigidité de la constitution étaient ainsi réduites à l’inefficacité et par suite violées » ; Entretien entre P. Avril et C. Coste, 4 septembre 1974, in C. Coste, op. cit., p. 454. 41 Duverger admettait volontiers que le « oui » est une étape dans la démocratie et qu’il ne fallait pas voter « non » pour sanctionner la violation de procédure : v. M. Duverger, « La succession. I. Les fourches caudines », in Le Monde, 1er septembre 1962 : « En pratique, cela signifie que le processus de révision constitutionnelle envisagé par le général est probablement le seul moyen, au moins à court terme, de doter la France d’institutions politiques efficaces, sans lesquelles la République sombrera de nouveau dans des aventures » ; M. Duverger, « Une pièce en deux actes », in Le Monde, 21 et 22 octobre 1962 : « Voter “non” le 28 octobre parce que le général De Gaulle n’a pas respecté les procédures de révision constitutionnelle serait une absurdité. Cet intégrisme juridique est aussi dangereux que l’autre » ; G. Berlia, art. cit., p. 943. 42 V. M. Duverger, « La validité du scrutin du 28 octobre », in Le Monde, 17 octobre 1962 : « Une fois que le peuple se sera prononcé, on ne pourra plus négliger sa réponse » ; M. Duverger, « Une pièce en deux actes », art. cit. : « Le vote populaire ne pourra être remis en question : nul artifice juridique ne permettra d’écarter le verdict de la nation » ; G. Berlia, art. cit., p. 943 ; L. Hamon, « Note », D. 1963, p. 400. 37 10 B. LA NAISSANCE D’UN « REVIREMENT DOCTRINAL » Si la thèse de la constitutionnalité de la pratique gaullienne a été très peu soutenue jusqu’en 1962, les résultats du référendum ont modifié les discours doctrinaux et une nouvelle donnée s’est alors insérée dans cette querelle juridique, la transformant en profondeur au fil des années43. En prenant acte du « oui » au référendum, les juristes adoptent désormais une attitude différente : ils ne cherchent plus nécessairement à « se battre » face à la pratique gaullienne qui reste à leurs yeux – pour un temps – inconstitutionnelle44, mais à composer avec la mutation constitutionnelle qu’elle a introduite. L’article de Lampué n’est alors plus unique en son genre, mais il va apparaître comme propédeutique en permettant aux auteurs de s’appuyer sur des éléments dont ils ne voulaient pas prendre conscience avant le référendum. Sur le fond, peu d’auteurs reprennent à leur compte son raisonnement45, mais un revirement doctrinal s’amorce : les discours doctrinaux se nuancent et la frontière entre constitutionnalité et inconstitutionnalité de la pratique gaullienne s’estompe. Cadart a, semble-t-il, les mots justes, pour décrire la situation de l’après référendum de 1962 : « on est […] en présence d’une révision constitutionnelle inconstitutionnelle qui est effectivement appliquée »46. De nouvelles explications à la constitutionnalité de la pratique gaullienne voient également le jour, comme la thèse védélienne suggérant la création d’une coutume47, mais aussi l’affirmation selon laquelle, le peuple, détenteur de la souveraineté, a couvert l’irrégularité. Ces deux thèses partent d’une volonté commune : prendre en compte le vote populaire. Elles cherchent à trouver une base juridique pour les futurs emplois de l’article 11 43 Dès 1963, on peut lire ce « genre » de propos : « en matière constituante comme en matière législative, le recours préalable aux assemblées n’est qu’une des modalités possibles ». (L. Hamon, « Note », art. cit., p. 400). 44 Les articles parus après 1962 dans le journal Le Monde montre que la doctrine persiste majoritairement à présenter comme inconstitutionnelle l’utilisation de l’article 11 afin de réviser la Constitution. V. M. Duverger, « La carte forcée », in Le Monde, 22 et 23 décembre 1968 ; G. Vedel, « à propos de la réforme du Sénat. II. Le droit, le fait, la coutume… », art. cit. : « [La] morale professionnelle du juriste […] commande en 1962 de dire que le recours direct au référendum était inconstitutionnel ; elle lui commande en 1968 de dire que les textes ne souffrent pas une autre interprétation » ; A. Hauriou, « Contre le viol des Constitutions », art. cit. ; M. Prélot, « Sur une interprétation “coutumière” de l’article 11 », art. cit. Sur une position contraire, v. B. Chénot, « loi et Constitution », in Le Monde, 4 avril 1969. Il constate : « La portée respectives des articles 11 et 89, quel que fût son intérêt juridique, est dépassée. La révision de la Constitution par la voie de l’article 11 fait corps aujourd’hui avec nos constitutions ». 45 Prélot souligne toutefois que : « le fait que l’article 89 qui régit la révision ne renvoie pas à l’article 11, et réciproquement, n’a pas plus de signification que l’absence d’un tel renvoi réciproque dans les articles 45 ou 46 » (M. Prélot, J. Boulouis, Institutions politiques et droit constitutionnel, op. cit., p. 638). 46 J. Cadart, op. cit., p. 216. 47 Vedel a soutenu que le référendum de 1962 a créé une coutume qui habilite l’autorité politique à utiliser à nouveau, et cette fois de manière régulière et constitutionnelle, l’article 11 afin de réviser la Constitution. Anticipant la critique, il souligna notamment qu’en matière constitutionnelle, une coutume ne répond pas nécessairement aux critères de droit commun notamment ceux de répétition et de continuité ; un seul acte peut créer une coutume. V. G. Vedel, « À propos de la réforme du Sénat. II. Le droit, le fait, la coutume… », art. cit. 11 en tant que référendum constituant. Toutefois, une précision s’impose : si la doctrine, en admettant que le peuple a couvert l’irrégularité, met en lumière un raisonnement fondé sur le concept de souveraineté nationale, elle n’adhère pas pour autant à la thèse mise en avant par De Gaulle, celle d’un peuple détenant de manière inconditionnée le pouvoir constituant48. La doctrine souhaite, sans nier l’inconstitutionnalité originaire du référendum de 196249, apporter une cohérence et une stabilité futures à l’ordre juridique. Au contraire, De Gaulle n’a cessé d’affirmer la constitutionnalité de la procédure. Il est à noter que ces deux thèses furent reçues de manière inégale au sein de la communauté des juristes : en effet, si la thèse védélienne fut peu suivie50 (Vedel lui-même finit par y renoncer51) et a été souvent critiquée, il en va différemment de celle soutenant que le résultat positif au référendum de 1962 voile désormais l’irrégularité originaire52. Certains juristes ont toutefois critiqué l’utilisation de cette expression en estimant que : « dire que les violations de la constitution peuvent être couvertes par un vote majoritaire du peuple au moyen d’un référendum, c’est renoncer à la notion de constitution, […] contrat fondamental de la société qui précisément est une garantie pour tous, qui protège contre toute oppression et même contre celle du peuple »53. Sur ce point, les discours sont ontologiquement assez décevants et sémantiquement dangereux – quelques exceptions étant néanmoins à souligner54 48 V. « Entretien avec le général De Gaulle », in Le Monde, 12 avril 1969 ; R. Chapus, Cours de droit constitutionnel et d’institutions politiques, Paris, Les cours de droit, 1969-1970, p. 242 : « On peut songer à un rapprochement entre cette situation et la doctrine de Sieyès, professant que l’expression de sa volonté par le peuple ne doit être assujettie à aucune procédure ; on dira qu’il est au fond légitime que la procédure instituée pour permettre au peuple de se prononcer lui-même soit aussi simplifiée que possible, et, en tout cas, diffère par sa simplicité de celles qui se rapportent à l’intervention des autorités constituées ». 49 G. Vedel, Introduction aux études politiques, op. cit., pp. 206 sq. : « Le référendum de 1962 […] avait introduit dans la Constitution un élément nouveau de caractère coutumier consacrant pour l’avenir la procédure de 1962, originairement inconstitutionnelle ». 50 Sur ce point, v. M. Duverger, G. Vedel, « L’article 11 et la révision de la Constitution », in Le Monde, 22 et 23 décembre 1968 ; M. Prélot, « Sur une interprétation “coutumière” de l’article 11 », art. cit. Sur des travaux doctrinaux rejoignant la thèse védélienne, v. L. Hamon, Une république présidentielle ? Institutions et vie politique de la France actuelle, Tome 1, Paris, Bordas, 1975, pp. 110-111. 51 V. G. Vedel, Introduction aux études politiques, op. cit., p. 207 : « Le vote négatif au dernier référendum – celui de 1969 – a en quelque sorte effacé le précédent de 1962. Dès lors, on peut dire que l’on retrouve la controverse dans son état primitif : un article 89 qui prévoit les modes de révision de la Constitution ; l’article 11 ne traite pas de la révision de la Constitution ». Sur une position contraire, v. L. Hamon, op. cit., p. 111 : le vote négatif populaire n’ « est pas un désaveu de la procédure de révision constitutionnelle référendaire mais, […] un refus de suivre le général De Gaulle ». 52 V. S. Velley, Histoire constitutionnelle française de 1789 à nos jours, Paris, Ellipses, 2009, 3e éd., p. 152 : « L’opinion dominante estime cependant que la réponse positive du peuple souverain a permis de valider une procédure irrégulière ». 53 J. Cadart, op. cit., p. 220. 54 G. Monnerville, « La lettre de M. Monnerville », in Le Monde, 8 novembre 1962 : « L’exercice de la souveraineté nationale, que ce soit par les représentants du peuple ou par les électeurs consultés par voie de référendum, n’est en effet légitime que dans le respect des règles et des procédures instituées par la Constitution » ; Xx, « Le respect de la Constitution », art. cit. ; Y. Guchet, La Vème République, Paris, Economica, 1994, 3e éd., p. 34. 12 –, car ils admettent une définition de la souveraineté comme une puissance ne trouvant aucune borne, et étant en mesure de tout régulariser55. Or, deux notions doivent être bien distinguées, celle de souveraineté et celle de puissance56. Le peuple est souverain, selon l’article 3 de la Constitution, mais la souveraineté est l’expression d’un pouvoir de droit au contraire de l’arbitraire ou de la puissance. La souveraineté reste donc limitée par le droit. Admettre que rien ne serait au-dessus de la souveraineté du peuple et qu’il serait en mesure de tout décider de manière incontestable, ce serait reconnaître que le régime n’est plus démocratique. Depuis la fin de l’année 1962, cette idée que le peuple, détenteur de la souveraineté nationale au regard de l’article 3 de la Constitution, a, par son vote positif, « couvert l’irrégularité »57 occupe une place prépondérante dans les travaux doctrinaux, sans que la substance même de cette expression n’ait été examinée. En effet, encore utilisée par la doctrine contemporaine58, celle-ci ouvre pourtant un débat théorique majeur, car, loin de simplifier le débat, elle conduit à s’interroger sur ce qu’elle signifie : quelle définition apporter à l’expression « couvrir l’irrégularité » ? Est-ce rendre constitutionnel ce qui ne l’était pas et, dès lors, valider a posteriori une pratique ? Ou est-ce légitimer une pratique inconstitutionnelle sans la rendre pour autant constitutionnelle de manière permanente ? Une véritable attention doit se porter autour de ces deux concepts de légitimité et de validité du droit59, car même si leur connexité ne fait aucun doute, ils ne sont pas synonymes. 55 V. M. Comiti, « La volonté populaire vaut l’analyse de tous les juristes », in Le Monde, 22 avril 1969 : « En matière de Constitution, il ne faut pas s’enfermer dans une querelle de juristes. La Constitution, c’est la souveraineté populaire. Cette souveraineté le peuple l’a exprimée en 1962, lorsque, au moment où l’on disait que le fait d’avoir recours à l’article 11 était anticonstitutionnel, il a répondu que cette interprétation de la Constitution était la bonne » ; P. Avril, Les conventions de la Constitution, op. cit. , p. 82 ; P. Braud, La notion de liberté publique en droit français, Paris, LGDJ, 1968, pp. 60-63. 56 V. notamment, R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, Tome 1 (1920), CNRS, 1985, pp. 69 sq. ; G. Vedel, Manuel élémentaire de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1949, pp. 103 sq. citant la définition de la souveraineté de Laferrière comme « un pouvoir de droit originaire et suprême ». 57 Nous constatons de manière curieuse (en raison de la richesse du vocabulaire français), que les auteurs utilisent de manière systématique cette expression : v. M. Duverger, Institutions politiques et droit constitutionnel, op. cit., p. 527 ; P. Braud, op. cit., p. 61 ; G. Berlia, op. cit., p. 105 ; P. Dabéziers, Cours de droit constitutionnel et d’institutions politiques, Paris, Les cours de droit, 1979-1980, p. 441. V. également J. Cadart, op. cit., p. 218 : il considère que les partis politiques ont également « couvert l’irrégularité » en participant aux élections postérieures. 58 V. P. Ardant, B. Mathieu, Institutions politiques et droit constitutionnel, Paris, LGDJ, 2012, 24e éd., p.100 ; T. Debard, Dictionnaire de droit constitutionnel, Paris, Ellipses, 2002, p. 286. Sur l’utilisation d’expressions similaires par la doctrine, v. M. de Villiers, T. de Berranger, Droit public général, Paris, Litec, 2010, 4e éd., p. 84 : « En approuvant la révision constitutionnelle qui lui était proposée, le peuple neutralisa par sa puissance souveraine l’éventuel vice d’inconstitutionnalité ayant pu affecter la procédure » ; J. et J.-E. Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, Montchrestien, 2012, 26e éd., p. 550 ; B. Mathieu, M. Verpeaux, Droit constitutionnel, Paris, Puf, 2004, p. 231. 59 V. sur différentes conceptions de ces concepts, M. Troper, « Droit ou légitimité », in Le droit et la nécessité, Paris, Puf, « Léviathan », 2011, pp. 47 sq. ; M.-A. Cohendet, « Légitimité, effectivité et validité », art. cit., pp. 201 sq. ; V. Constantinesco, S. Pierré-caps, op. cit., pp. 353-359. 13 Les positions des auteurs apparaissent ambiguës : le vote populaire a à la fois légitimé et validé la pratique de De Gaulle. Légitimé, car le vote positif du peuple a admis que l’acte de De Gaulle est conforme à la justice entendue largement, conforme à l’État de droit, à l’esprit de la Constitution, notamment en raison du contenu du référendum proposé. Mais aussi validé, car le pouvoir constituant originaire a tranché malgré l’irrégularité de sa saisine, et a alors créé à terme du droit positif. Ainsi, les professeurs Gicquel soulignent en ce sens que « si à l’origine, la procédure a pu être jugée contestable, l’adhésion populaire lui a conféré un pouvoir irrécusable, en ce sens qu’elle a purgé le vice qui était de nature à l’entacher »60. Il y a alors implicitement une régénérescence, une affiliation partielle61, sur ce point précis à la conception duguiste du droit : admettre que le peuple a la capacité de couvrir une irrégularité, c’est définir la règle de droit comme celle qui naît du fait social, celle qui émane de la conscience du peuple62. Cette conception du droit traduit également la confusion entretenue par les auteurs entre les concepts de validité et de légitimité, car l’expression « couvrir l’irrégularité » renvoie, dans les travaux doctrinaux, parfois à l’un63, parfois à l’autre64. Après le référendum négatif de 1969, les travaux doctrinaux ont été très peu nombreux sur la constitutionnalité de l’article 11 de la Constitution65. La querelle s’est donc apaisée en raison d’une désuétude de l’utilisation de l’article 11 pour réviser la Constitution. Cependant, dès 1977, le président Giscard d’Estaing relança le débat en soutenant qu’« aucune révision de la Constitution n’est possible que si elle est votée en termes identiques par l’Assemblée nationale et le Sénat »66. Certains juristes ont toutefois émis l’idée 60 J. et J.-E. Gicquel, op. cit., p. 550 ; v. dans le même sens, C. Emeri, C. Bidégaray, La Constitution en France de 1789 à nos jours, Paris, Armand Colin, 1997, p. 143. 61 Partielle, car Duguit souligne que : « Ce qui nous permet d’affirmer qu’à un certain moment une norme sociale est une devenue norme juridique, c’est que la masse des consciences individuelles est arrivée à comprendre que la sanction matérielle de cette norme peut être socialement organisée. » Or, en l’espèce, certes le peuple a reconnu, par son vote, la pratique de De Gaulle mais, il ne semble pas que la violation de la pratique puisse être sanctionnée, étant elle-même sujet à controverses. 62 V. L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, Paris, éd. de Boccard, 1927, 3e éd., pp. 65 sq. (précis. pp. 81-89). 63 V. certains auteurs qui estiment que le vote positif a validé la pratique gaullienne, H. Portelli, Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 9e éd., p. 151 ; A.-M. le Pourhiet, Droit constitutionnel, Paris, Economica, 2013, 4e éd., p. 325 ; J. Rossetto, « À propos de la stabilisation conventionnelle de la Ve République », RDP, 1998, p. 1500. 64 V. certains auteurs qui estiment que le vote positif a légitimé la pratique gaullienne, M. Morabito, Histoire constitutionnelle de la France de 1789 à nos jours, Paris, Montchrestien,12e éd., 2012, p. 457 ; P. Fraisseix, Droit constitutionnel, Paris, Vuibert, 2012, 5e éd., p. 59. 65 V. sur ce point, R.-G. Schwartzenberg, « Sur l’alternance », in Le Monde, 29, 30 et 31 octobre 1972 ; Criton, « La nation », in Le Monde, 31 octobre 1972 ; B. Fessard de Foucault « Sur l’alternance : le référendum et la révision de la Constitution », in Le Monde, 7 novembre 1972, et sur la même page, la réponse de R.-G. Schwartzenberg. 66 V. Giscard d’Estaing, « Le président de la République rappelle les règles de révision de la Constitution », in Le Monde, 10 novembre 1977. 14 que cette phrase n’était pas nécessairement une condamnation de la pratique gaullienne, et que derrière le sens a priori évident de cette déclaration, « une ombre »67, « une énigme présidentielle »68 existait encore. En 1988, le président Mitterrand participa également à l’histoire constitutionnelle par des propos explicites et radicalement différents de ceux qu’il avait tenus à l’époque gaullienne69 : « l' usage établi et approuvé par le peuple peut désormais être considéré comme l'une des voies de la révision, concurremment avec l'article 89 »70. L’interprète politique reconnaît donc le mécanisme référendaire de l’article 11 comme procédure de révision constitutionnelle. Qu’en est-il de la doctrine ? Deux exemples sont révélateurs d’une nouvelle tendance doctrinale, Prélot, qui considérait à l’origine que l’article 11 de la Constitution ne pouvait être utilisé pour réviser la Constitution, adopte une attitude plus nuancée dans son manuel datant de 199071. Le manuel de Pactet et ses différentes éditions sont également des indices de ce revirement doctrinal : en 1969, dans sa première édition, il qualifie l’article 89 de « procédure normale » alors que l’article 11 est appréhendé comme la « procédure inconstitutionnelle »72. Dès sa 3ème édition, publiée en 1974, il est mentionné de manière plus tempérée le titre suivant : « la controverse sur l’article 11 »73. Ces changements terminologiques sont les manifestations de certaines tendances plus profondes : la pensée de Lampué qui a été stigmatisée comme la seule à mettre en avant la constitutionnalité de la pratique gaullienne n’est plus désormais une pensée isolée. Les rapports des comités Vedel (1993) et Balladur (2007) ont proposé de mettre fin aux incertitudes, en inscrivant formellement la prohibition de l’article 11 à des fins de révision 67 G. Vedel, « Des rayons et des ombres », in Le Monde, 10 novembre 1977. J.-M. Jeannemey, « Sur une énigme présidentielle », in Le Monde, 1er et 2 décembre 1977. 69 V. en ce sens, F. Mitterrand, Le coup d’état permanent, op. cit., p. 133 : « Je conteste au général De Gaulle la légitimité et le droit […]. Qu’il ait violé la loi suprême, notamment en 1962, […] est connu de tous. Mais trop de Français lui accordent encore l’excuse des circonstances ». Il note p. 138 : « Le général De Gaulle […] cherchait à se défaire d’une tutelle qu’il jugeait insupportable, et à établir un dialogue immédiat avec le peuple, jugea l’occasion favorable et utilisa le subterfuge de l’article 11 qui ne pouvait tromper aucun juriste et, disons le mot, aucun honnête homme. Trompé, le peuple l’approuva ». 70 F. Mitterrand, « Sur les institutions », Pouvoirs, 1988, n° 45, p. 138 ; v. de manière plus générale sa position sur la fonction herméneutique présidentielle, il souligne : « Le défaut de cette constitution est qu’elle laisse libre cours à plusieurs interprétations dans des matières importantes […] mais c’est le Président qui tranche » (Le figaro, 7 janvier 1986). 71 M. Prélot, J. Boulouis, op. cit., p. 639 : « Il n’est donc pas si certain que l’usage de l’article 11 en matière de révision soit, du point de vue juridique, d’une inconstitutionnalité patente ». 72 P. Pactet, op. cit., p. 209. 73 V. P. Pactet, Institutions politiques droit constitutionnel, Masson-Armand Colin, 1974, 3e éd. entièrement refondue, pp. 242, 504. De plus, il y a un passage dès 1988 du titre de « l’abandon de la voie inconstitutionnelle » à « l’avenir de la voie inconstitutionnelle » (v. P. Pactet, Institution politiques, droit constitutionnel, Paris, Masson, 1988, 8è éd. entièrement refondue, pp. 489-548.) Ce titre est toutefois supprimé dans l’édition actuelle, P. Pactet, F. Mélin-Soucramanien, Droit constitutionnel, Paris, Sirey, 2012, 31e éd., p. 557. 68 15 constitutionnelle74. Pourtant, la lettre de l’article 11 mais aussi celle de l’article 89 restent, sur le sujet qui nous préoccupe, inchangées. Ainsi, l’ambigüité persiste : la constitutionnalité comme l’inconstitutionnalité sont donc des voies interprétatives possibles à revendiquer75. Le paradoxe de la « quasi-unanimité » doctrinale sur l’inconstitutionnalité de l’emploi de l’article 11 trouve donc son fondement dans l’adhésion de la doctrine à la théorie de l’acte clair et dans sa croyance en la suprématie textuelle de la « nouvelle » constitution. La doctrine contemporaine dévoile une interprétation bien différente : nous atteignons ici, semble-t-il, le paroxysme d’un paradoxe quand celui-ci s’inverse profondément. Désormais, les travaux doctrinaux sont chargés de neutralité et témoignent d’un passage de l’unanimité doctrinale sur l’inconstitutionnalité de la pratique gaullienne à une potentielle constitutionnalité. La situation s’est alors transformée : l’intolérable est devenu le tolérable, la procédure dite inconstitutionnelle des années 1960 prend les traits d’une procédure dérogatoire, exceptionnelle, cinquante ans plus tard. Si l’étonnement doit être ici souligné, notre démarche veut aller au-delà et surtout, nous souhaitons comprendre ce bouleversement, en proposer les raisons. En effet, comment expliquer ce revirement doctrinal, et surtout quelles conséquences est-il possible d’en tirer quant au rôle du juriste face à l’histoire et à sa manière de narrer les moments constituants ? 74 V. « Propositions pour une révision de la Constitution : rapport au président de la République », 15 février 1993, disponible sur : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/084000091/. (Consulté le 24.04.2014) Le comité propose que : « Le référendum ne puisse être utilisé pour une révision de la Constitution. […] La prohibition de cette pratique doit donc être mûrement réfléchie et, à vrai dire, ne peut guère se concilier avec le maintien du statu quo en ce qui concerne la procédure de révision de l’article 89. […] Les deux textes pour le comité sont solidaires l’un de l’autre. C’est pourquoi, politiquement et, dans un sens, même juridiquement, l’exclusion du référendum sans intervention préalable du Parlement qui résulterait du texte proposé pour l’article 11 est expliquée sinon conditionnée. » Le comité suggère alors de modifier également l’article 89 (devenu l’article 82 dans le rapport), en y ajoutant notamment : « lorsque le projet ou la proposition n’a pas été voté en termes identiques après deux lectures par chaque assemblée, le Président de la république peut soumettre au référendum le texte adopté à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés par l’une ou l’autre des assemblées.» V. « Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage e des institutions de la V République », disponible sur : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/074000697/0000.pdf (consulté le 24.04.2014), pp. 75 sq. 75 V. H. Cohen, La problématique de la révision de la Constitution de 1958 entre l’article 89 et l’article 11, Thèse, Université du Havre, 2005, pp. 323 sq. : « L’étude de la portée et de la valeur des différents arguments en présence ne permettra pas de trancher le problème du bien-fondé de l’utilisation de l’article 11 en matière constitutionnelle» ; F. Hamon, M. Troper, Droit constitutionnel, Paris, LGDJ, 2013, 34e éd., p. 503 : « La controverse paraît donc indécidable pour ce qui concerne les référendums de 1962 et 1969 ». 16 II. LA RÉHABILITATION DOCTRINALE DE LA PRATIQUE GAULLIENNE Dans la notion de réhabilitation, plusieurs définitions se juxtaposent tout en se conjuguant : d’une part, la réhabilitation peut s’apparenter à une restauration et d’autre part, la réhabilitation peut être envisagée comme un dédouanement, une situation d’excuse76. La réhabilitation doctrinale de l’interprétation gaullienne se manifeste par deux aspects, un aspect négatif et un aspect positif : l’expression même de « violation de la Constitution » a disparu des discours doctrinaux77 (A) et la doctrine reconstruit théoriquement son histoire et sa mémoire constitutionnelles au regard de l’article 11 (B). A. LA DISPARITION DE LA « VIOLATION DE LA CONSTITUTION » À la suite d’un examen des manuels contemporains, plusieurs constats peuvent être dressés : concernant la forme, il est à noter que les manuels consacrent peu de pages au sujet de l’article 11 contrairement aux cours de droit des années 1960-1970. Cette diminution quantitative est le signe d’un thème qui, à l’heure actuelle, n’intéresse plus la doctrine. Sur le fond, les termes qualifiant la procédure de l’article 11 sont divers mais convergent vers une même direction, celle d’une potentielle constitutionnalité. Quelques exemples peuvent être intéressants à relever. Les manuels proposent les expressions suivantes pour désigner l’article 11 : un « bricolage institutionnel »78, une procédure/une utilisation contestée79, une procédure exceptionnelle/d’exception80, une procédure qui a subi des controverses81, une procédure concurrente82, une procédure non prévue par les textes83, une utilisation qui était contraire à 76 V° « Réhabilitation », in Le petit Robert, 2011. V. sur ce constat, F. Savonitto, op. cit., p. 30 ; Sur quelques exceptions, v. C. Emeri, « Les déconvenues de la doctrine », in O. Duhamel, J.-L. Parodi (dir.), La Constitution de la cinquième République, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, p. 77 ; V° « Révision », in R. Barrillon et al. (dir.), Dictionnaire de la Constitution : les institutions de la Ve République, Paris, éd. Cujas, 1986, 4e éd., pp. 429 sq. 78 B. Chantebout, La constitution française, propos pour un débat, Paris, Dalloz, 1992, p. 59. 79 V. P. Ardant, B. Mathieu, op. cit., p. 99 ; D. Chagnollaud, op. cit., p. 303 ; K. Götzler, Le pouvoir de révision constitutionnelle, Presses universitaire du Septentrion, 1997, p. 158. 80 V. C. Debbash et al., op. cit., p.623; P. Fraisseix, op. cit., p.59 ; O. Gohin, Droit constitutionnel, Paris, Lexisnexis-Litec, 2010, p. 662. 81 V. P. Pactet, F. Mélin-Soucramanien, op. cit., p. 557. 82 V. P. Foillard, op. cit., p. 183; J. et J.-E. Gicquel, op. cit., p. 550 ; D. Rousseau, A. Viala, Droit constitutionnel, Paris, Montchrestien, 2004, p. 442 : MM. Viala et Rousseau mettent en avant l’idée de « la dualité des modes de révision ». 83 V. L. Favoreu et al., op. cit., p. 771. 77 17 son texte même84 ou un « fait producteur de droit »85. Toutefois, deux catégories d’auteurs défient la généralité exposée : en effet, certains auteurs, peu nombreux, continuent à soutenir l’inconstitutionnalité86 alors que d’autres choisissent de ne pas qualifier la procédure de l’article 11 tout en reconnaissant son existence87. Une typologie peut être proposée montrant d’une certaine manière une échelle de légitimation : si certains auteurs vont légitimer consciemment la procédure de l’article 11 comme une procédure de révision de la Constitution88, une grande majorité d’auteurs vont légitimer la procédure en la banalisant, en la normalisant. Cette normalisation prend traditionnellement trois formes qui ne sont pas nécessairement cumulatives : l’article 11 fait l’objet d’un titre au sein du thème sur la révision de la Constitution dans les manuels, les propos sont neutres et relatent de manière historique les contestations antérieures, mais aussi les auteurs concluent à l’incertitude tant de l’inconstitutionnalité que de la constitutionnalité d’une telle pratique et soulignent la présence d’une « constitutionnalité à éclipses »89. Ces différents éléments semblent montrer une doctrine qui cherche à se calquer sur la réalité, mais qui, en raison d’une réalité incertaine, oscille entre la constitutionnalité et l’inconstitutionnalité de l’article 11 pour réviser la Constitution. Il est à penser que les courants positivistes et notamment le réalisme sont partiellement à l’origine de l’apparition de ces différents constats sur les discours doctrinaux. Plus précisément, l’influence du positivisme se ressent sur deux points : le premier concerne la neutralité des propos et le second, l’idée qu’une acceptation, au sens philosophique du terme, est désormais ancrée dans les travaux doctrinaux. Avant tout chose, il paraît nécessaire de revenir sur le sens du terme « positivisme » : Bobbio en recense trois, le 84 V. V. Constantinesco, S. Pierré-caps, op. cit., p. 351. P. Blachèr, Droit constitutionnel, Paris, Hachette, « HU Droit », 2007, p. 25. 86 V. M.-A. Cohendet, Droit constitutionnel, Paris, Lextenso éd., Montchrestien, 2011, 5e éd., pp. 387-388 : « Le recours à l’article 11 pour réviser la Constitution était tout simplement inconstitutionnel. On ne saurait prétendre que ce procédé a été généralement admis ni qu’aucune tentative de sanction a eu lieu, puisque les parlementaires ont renversé le Gouvernement pour manifester leur indignation. […] Ce n’est pas parce que l’on a pu réviser la Constitution par le biais inconstitutionnel de l’article 11 que la Constitution a été modifiée (en ce qui concerne la procédure de révision) ; L. Favoreu, op. cit., p. 772 : « Il semble toutefois difficile, au plan du droit, de considérer l’article 11 pour réviser la Constitution comme conforme à celle-ci […] ». 87 V. H. Portelli, op. cit., p. 151 : « l’utilisation de l’article 11 » ; F. Hamon, M. Troper, op. cit., p. 501 : « la révision en dehors du cadre de l’article 89 » ; J.-P. Jacqué, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, Dalloz, « mémentos dalloz », 2012, 9e éd., p. 162 : « la voie de l’article 11 ». 88 V. G. Carcassonne, La Constitution, Paris, éd. du Seuil, 11e éd., 2013, p. 99 : « Alors peut-être serait-ce pécher que d’utiliser l’article 11 pour réviser la Constitution, mais si, par ce moyen, devait être définitivement réglée la question de l’article 89, mériteraient d’être absous par avance ceux qui pécheraient pour la dernière fois » ; J. et J.-E. Gicquel, op. cit., p. 550. 89 C. Debbash et al., op. cit., p. 623 ; v. également, G. Conac, « Les débats sur le référendum sous la Ve République », Pouvoirs, 1996, n° 77, p. 104 : « Reconnaissons en tout cas qu’il est paradoxal que dans un pays cartésien on ne puisse pas dire avec certitude quels sont les moyens constitutionnels de réviser la Constitution ». 85 18 positivisme comme un mode d'approcher l'étude du droit, comme une théorie et comme une idéologie90. Nous ne nous intéresserons qu’au premier sens, c’est-à-dire nous souhaitons participer à l’idée que le courant positiviste, en tant que volonté scientifique d’analyser le droit tel qu'il est et non tel qu'il devrait être, est l’une des raisons de la neutralité des discours doctrinaux sur l’article 11. Les auteurs décrivent juridiquement et historiquement la situation de 1962 et retracent les arguments en faveur et en défaveur de la constitutionnalité de l’article 11 mais peu d’auteurs s’essaient dans le « devoir-être », peu d’auteurs cherchent une solution permettant de mettre fin tant à l’ambiguïté qu’à la dangerosité de la situation. Une doctrine minoritaire esquisse cependant une proposition intéressante à relever : l’idée d’un contrôle préventif qui serait réalisé par le Conseil constitutionnel sur le contenu du référendum91. Si l’ambigüité ne serait pas totalement supprimée, la dangerosité serait ainsi canalisée ; cela permettrait également au Conseil constitutionnel de ne pas revenir sur sa jurisprudence antérieure de 1962 et confirmée en 1992, celle affirmant son incompétence pour contrôler la loi référendaire, expression directe de la volonté nationale. Sur la neutralité même des discours, il est à signaler un écueil souvent relaté mais dont la pertinence n’a jamais été atténuée, celle consistant à soutenir que décrire en toute neutralité, c’est aussi adhérer implicitement aux propos exposés et se poser en potentielle caution du pouvoir politique. En réhabilitant théoriquement une procédure, la doctrine pourrait être une caution, une source de légitimité du pouvoir politique qui s’appuierait sur ses travaux afin d’utiliser à nouveau l’article 11. Tout au contraire, nous pensons que la mission d’information juridique doctrinale doit toujours se dresser comme une fonction critique, qui allie à la fois description et prescription et ce, même sur une pratique désuète. Ainsi, le postulat positiviste selon lequel l’interprétation authentique est à la fois incontestable et la seule valide, car seul le droit positif est du droit, se dessine comme une source de l’acceptation doctrinale contemporaine de la possibilité d’utiliser l’article 11 pour réviser la Constitution. Plus précisément, c’est l’absence de sanction à la pratique gaullienne qui a conduit la doctrine à reconnaître celle-ci92. En l’absence de sanction et en l’absence 90 N. Bobbio, Essais de théorie du droit, trad. fr. M. Guéret et C. Agostini, Paris, Bruylant LGDJ, « La pensée juridique », 1998, p. 24. 91 V. sur ce point, S.-L. Formery, La Constitution commentée article par article, Paris, Hachette Supérieur, 2001, 6e éd., p. 37. 92 V. D. Chagnollaud, op. cit., p. 305 : « En tout état de cause, en l’absence de sanction juridique à l “inconstitutionnalité” présumée de l’usage de l’article 11 […] l’interprétation du général De Gaulle s’impose » ; D. Rousseau, A. Viala, op. cit., p. 442 : « Puisque cette démarche iconoclaste n’a été ni empêchée ni sanctionnée par quiconque, on peut légitimement présenter de façon alternative deux façons concurrentes d’entreprendre une révision sous la Vème République » ; J.-C. Maestre, « Remarques sur les procédures utilisées pour réviser la Constitution en 20 ans de Vème République », in Études offertes à P. Kayser, Tome II, Puam, 1979, p. 224 : « Si cette interprétation a pu s’imposer dans les faits, c’est qu’il n’existe aucun moyen juridique pour sanctionner 19 d’interprétation véritablement concurrente à la pratique gaullienne93, la doctrine va alors l’accepter comme faisant partie de l’ordre juridique. En philosophie, l’acceptation prend trois caractéristiques, qui en l’espèce sont bien présentes : elle est volontaire, hypothétique et pragmatique. Volontaire, parce que la doctrine a fait le choix, implicite (par banalisation) ou explicite (par légitimation), de consacrer dorénavant la potentielle constitutionnalité de l’article 11 pour réviser la Constitution ou en tout cas de ne plus la présenter, comme dans les années 1962, comme un procédé inconstitutionnel. Hypothétique, car son acceptation reste théorique et celle-ci pourrait se transformer si le pouvoir réutilisait en pratique cette procédure ; son caractère hypothétique se conjugue ainsi avec son caractère temporaire. Enfin, cette acceptation est pragmatique, et c’est ici que l’influence du réalisme produit en partie ses effets : par l’acception d’une conception réaliste du droit, la doctrine admet que le paradigme du cadre constitutionnel dans lequel existe les « bonne solutions » mises en évidence par l’acte de connaissance est à remettre en cause. Il n’y a pas de cadre et donc pas vraies ou fausses interprétations et de fait, pas de violation possible, car le droit naît de l’interprétation réalisé uniquement par un acte de volonté94. Si la doctrine n’est pas nécessairement devenue partisane du courant réaliste, elle admet désormais une nouvelle conception de l’interprétation et par là même de la Constitution. En effet, elle est consciente que « la Constitution formelle n’est et ne saurait être qu’un support à partir duquel se déploie la vie constitutionnelle concrète, bref la Constitution réelle » et que dès lors « l’écrit ne peut jamais être auto-suffisant »95. Il y alors un passage de la vision exégétique/légaliste à la vision pragmatique de la notion de Constitution96. Ainsi, l’éventuelle inconstitutionnalité ». Sur une position contraire, v. M.-A. Cohendet, op. cit., p. 388 : « Si pour des motifs politiques, [les parlementaires] n’ont pas mis en œuvre la procédure d’accusation du Président pour haute trahison, cela ne saurait signifier que la norme constitutionnelle n’existe pas ni que cette pratique a été validée. Elle reste sanctionnable même si cette sanction n’a pas été mise en œuvre ». 93 Malgré l’avis du Conseil d’État et sa réitération, de l’inconstitutionnalité de l’article 11 afin de réviser la Constitution, dans l’arrêt Sarran et Levacher, cette pratique reste possible et est soumise à la seule interprétation du président de la République. V. CE, Ass., 30 octobre 1998, Sarran et Levacher, Recueil Lebon p. 368. Il souligne : « seuls les référendums par lesquels le peuple français exerce sa souveraineté, soit en matière législative dans les cas prévus par l’article 11 de la Constitution, soit en matière constitutionnelle comme le prévoit l’article 89, sont soumis au contrôle du Conseil constitutionnel ». 94 V. notamment, M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », in La Théorie du droit, le Droit, l’État, Paris, Puf, « Léviathan », 2001, pp. 69-84 ; M. Altweg-boussac, Les changements constitutionnels informels, Paris, Institut Universitaire Varenne, « collection des Thèses », 2013, pp. 183 sq. 95 A. le Divellec, « Un ordre constitutionnel confus. Indicibilité et incertitudes de la Constitution française », in D. Chagnollaud (dir.), Les 50 ans de la Constitution. 1958-2008, études réunies par D. Chagnollaud, LitecLexisNexis, 2008, p. 156. 96 V. Y. Poirmeur, D. Rosenberg, « La doctrine constitutionnelle et le constitutionnalisme français », in D. Lochak (dir.), Les usages sociaux du droit, Puf, 1989, pp. 242 sq. ; P. Avril, Les conventions de la Constitution, op. cit., p. 7. 20 cette légitimation traduit que la Constitution n’est plus un mythe textuel à entretenir, elle ne doit dès lors plus être considérée comme « un impératif intangible mais comme un texte que l’on doit apprécier dans sa relativité et dans sa contingence »97. L’interprétation opportuniste de De Gaulle réalisée en 1962 prend les traits d’une décision opportune ; il a dialogué avec le peuple, par et au-delà des mots. Les théories des actes du langage permettent de comprendre que la doctrine admet l’article 11 comme un procédé de révision constitutionnelle, car elle souscrit à l’idée selon laquelle un énoncé vit au moment de sa concrétisation98, c’est-à-dire à partir du moment où il prend l’une de ses potentielles significations99. Chaque expression possède un sens locutoire et un sens illocutoire, lesquels sont associés et non pas opposés. La norme naît lors de l’interprétation authentique : tout énoncé constitutionnel se présente comme un énoncé de type performatif, et seul l’interprète autorisé est en mesure de choisir le sens qu’il souhaite lui attribuer100. La normativité ne s’épuise donc pas dans la textualité, et la doctrine semble a priori - sur l’article 11- différencier désormais les deux concepts, contrairement à la doctrine des années 1960 centrée sur la lettre constitutionnelle. La contextualité et l’intertextualité doivent être également appréciées afin de saisir une disposition constitutionnelle101. Les travaux doctrinaux se sont donc modifiés, et il est à penser que cette transformation n’est qu’une partie d’une modification d’envergure : une nouvelle approche du droit, de la norme est en germe. Ainsi, Pierre Pactet estime qu’il semble nécessaire d’accueillir avec intérêt « une constitution de type “alluvial”, faite des sédiments apportés par le temps et l’histoire, même s’ils se contredisent parfois »102. Le temps et l’histoire deviennent alors des 97 P. Pactet, « La désacralisation progressive de la Constitution de 1958 », art. cit., p. 399 ; v. sur le changement de sens des normes, O. Pfersmann, « De l’impossibilité de changement de sens de la Constitution », in L’esprit des institutions, l’équilibre des pouvoirs. Mélanges en l’honneur de Pierre Pactet, op. cit., pp. 368-370. 98 Sur ce concept, v. notamment, L. Favoreu et al., op. cit., pp. 89 sq. ; A. Dyere, « Comprendre et analyser l’activité décisionnelle des cours et des tribunaux : l’intérêt de la distinction entre interprétation et concrétisation », Jus politicum, 2010, n° 4, Science du droit et démocratie. 99 P. Costa, « Histoire, théorie et histoire des théories », in C.-M. Herrera, A. le Pillouer (dir.), Comment écrit-on l’histoire constitutionnelle ?, Paris, éd. Kimé, 2012, p. 34 : « Comprendre le sens d’un texte n’est pas une opération simple et automatique : le texte n’est pas un écrin qui contient un et un seul significat univoquement vérifiable par l’interprète ; c’est plutôt un tissu lexical complexe et disponible à de multiples attributions de sens qui demandent l’intervention active et créative du lecteur ». 100 V. notamment, J.-L. Austin, How to do things with words, trad. fr. G. Lane, Paris, Seuil, 1970 ; O. Cayla, « Austin John Langshaw » in O. Cayla et J.-L. Haléprin (dir.), Dictionnaire des grandes œuvres juridiques, Paris, Dalloz, 2008, p. 17 ; O. Cayla, « Les juristes à l’épreuve du tournant pragmatique », in D. Rousseau (dir.), Le droit dérobé, Paris, Montchrestien, « Grandscolloques », 2007, p. 41. 101 Olivier Cayla souligne dans son article qu’il existe encore dans les travaux de la doctrine contemporaine une vraie croyance en l’association de la normativité à la textualité et dès lors une indifférence prononcée de la pensée juridique française au regard du tournant pragmatique, v. O. Cayla, « Les juristes à l’épreuve du tournant pragmatique », art. cit., pp. 43-46. 102 P. Pactet, op. cit., p. 399. 21 objets médiats d’étude pour le juriste et il faut se demander comment il les interprète, les saisit et les organise. B. LA RECONSTRUCTION THÉORIQUE L’absence de pratique de l’interprétation gaullienne a transformé sa réception par la doctrine et a ainsi effacé l’effervescence naguère constatée. Les moments de 1962 et 1969 sont alors relatés comme des pans de l’histoire politico-juridique française. Pourtant, il est à penser que cette querelle juridique présente davantage qu’un seul intérêt rétrospectif. La pratique de De gaulle a provoqué un changement constitutionnel103 qui ne fut certes pas suivi par ses successeurs directs, mais rien n’interdit à un futur président de l’utiliser. En effet, la non-effectivité de cette pratique ne lui retire pas sa légitimité, car celle-ci ne procède pas de son caractère répétitif mais de son contenu même : l’appel au peuple, pouvoir constituant originaire, pour participer à l’interprétation constitutionnelle. Une partie de la doctrine rejoint en effet cette thèse et considère que, malgré la violation formelle de la Constitution, l’utilisation de l’article 11 en 1962 a permis de pallier une anormalité constitutionnelle, celle qu’une assemblée non représentative du peuple puisse bloquer une révision souhaitée par celui-ci. La « violation » est alors désormais perçue comme axiologiquement conforme à l’État de droit et à la démocratie104. La doctrine affiche une pensée que l’on peut qualifier de restaurée : les travaux doctrinaux ont conservé certaines bases posées en 1962 tout en les modernisant et en les contextualisant au regard de l’époque contemporaine. Oscillant entre histoire et mémoire, entre rétrospection et prospection, la réhabilitation doctrinale permet d’expliquer que la doctrine est tiraillée entre plusieurs lignes temporelles : son passé, son présent et son avenir. Pietro Costa souligne en ce sens que « la pensée juridique est l’objet et le résultat d’une opération qui est en même temps historico-recognitive et théorico-constructive »105. L’histoire ne peut se passer de la théorie, et la théorie de l’histoire, conception savignienne de l’historiographie106. La doctrine doit alors 103 V. sur ce concept la thèse de M. Altweg-Boussac qui étudie, sous un angle méta-théorique les changements constitutionnels informels. Elle définit cette expression de la manière suivante : « il s’agit dans un même système de constitution écrite, et en dehors de toute révision constitutionnelle, des phénomènes d’attribution par voie interprétative d’une ou plusieurs signification(s) normative(s) de la matière constitutionnelle, distincte(s) de celle(s) que contient le cadre de la constitution écrite » ( M. Altweg-boussac, op. cit., p. 45). 104 V. G. Carcassonne, op. cit., p. 99 ; F. Rouvillois, op. cit., p. 16 ; J. Waline, « Les révisions de la Constitution de 1958 », in Droit et politique à la croisée des cultures. Mélanges en l’honneur de Philippe Ardant, Paris, LGDJ, 1999, pp. 241-243. 105 P. Costa, art. cit., p. 27. 106 P. Costa, art. cit., p. 27 : « La théorie occupe […] dans l’historicisme savignien, un rôle central. L’objet de l’histoire juridique est le droit, mais le droit n’est pas un ensemble de faits, mais un ensemble de normes unifié 22 prendre l’un et l’autre en compte afin de saisir au mieux son objet d’étude, le droit. Si la doctrine va, d’une manière générale, dans un souci de vérité historique, rappeler les évènements de 1962, elle va également prendre soin d’insister sur la désuétude de la pratique gaullienne107. Cette nouvelle interprétation de la doctrine de l’emploi de l’article 11 est alors à lier au temps, au temps de parvenir à la maturité de la pensée : la doctrine a pris du recul face aux évènements passés108. Le contexte politique de 2014 ne ressemble plus à celui des années 1958 à 1962 ; il a été profondément bouleversé dès 1962 par l’apparition du fait majoritaire. La violation commise par De Gaulle a alors, en quelque sorte, perdu son fondement qui était de vouloir passer outre un veto du Sénat ou des chambres. Le président de la République possède désormais une majorité tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat. Ainsi la potentialité d’un blocage des chambres lors d’une révision de la Constitution par le biais de l’article 89 semble peu probable. Quelles difficultés a alors la doctrine à raconter l’histoire constitutionnelle, son histoire constitutionnelle ? Sa lecture est nécessairement une nouvelle lecture. Si, pendant longtemps, l’historiographie générale n’avait pas les mêmes caractéristiques que l’historiographie juridique, depuis les années 1970 et la réception française, plus ou moins effective du linguistic turn109, les deux disciplines tendent à se rejoindre sur l’idée qu’écrire l’histoire est avant tout une activité herméneutique, sujet à controverses, subjectivité et pluralité des significations110. Une question se pose alors à tout chercheur souhaitant s’intéresser au passé : quel rôle doit-il accorder au présent ? Dans un souci de « vérité », certains chercheurs souhaitent bloquer les interférences du présent. Toutefois, il semble qu’à cette prétention fait obstacle un écueil majeur, celui d’oublier que le chercheur est ancré dans une culture, un État, des connaissances et croyances du présent. Raconter l’histoire, c’est certes tenter d’établir des faits vrais antérieurs, mais c’est aussi prendre conscience que l’histoire est une « connaissance mutilée », car nécessairement relative et contingente111. L’historien comme le juriste est donc dans l’incertitude matérielle de pouvoir reconstruire, de manière fiable et vraie, le passé. Une différence est à noter entre par la science. […] La pensée juridique préside au double mouvement qui résout le droit en histoire et l’histoire en droit : l’histoire du droit est (avant tout) l’histoire de ce que les juristes ont pensé autour du droit et pour cela il s’unit sans solution de continuité avec la théorie juridique du présent ». 107 V. J.-P. Jacqué, op. cit., p. 163. 108 Sur les relations entre le temps et la doctrine, v. M. Nicod, « L’actualité et la doctrine », PA, 13 juillet 2005, numéro spécial, n° 138, p. 31 sq ; D. Gutmann, « Rapport de synthèse », PA, 13 juillet 2005, numéro spécial, n° 138, p. 60 sq. 109 V. O. Cayla, « Les juristes à l’épreuve du tournant pragmatique », art. cit., pp. 38, 43-46. 110 V. en ce sens, P. Costa, art. cit., p. 31 sq. 111 P. Veyne, op. cit., p. 26. 23 ces deux chercheurs : selon Paul Veyne, « il n’existe pas de méthode de l’histoire parce que l’histoire n’a aucune exigence : du moment qu’on raconte des choses vraies, elle est satisfaite. Elle ne cherche que la vérité, en quoi elle n’est pas la science, qui cherche la rigueur. Elle n’impose pas de normes, aucune règle du jeu ne la sous-tend, rien n’est irrecevable pour elle »112. À l’inverse, il existe plusieurs méthodes pour appréhender le droit : le droit ne cherche pas la vérité, mais la justice ou encore la cohérence, d’où la pluralité des méthodes. La bonne réponse que prônait Dworkin n’est qu’une illusion. Le droit impose des normes et pose plusieurs règles du jeu (juridiques et politiques)113 ; l’irrecevabilité est alors possible à soutenir. Le droit et l’histoire sont des disciplines autonomes mais qui s’enchevêtrent ; toutefois, le juriste et l’historien n’ont pas le même angle de vue, ils n’ont pas les mêmes besoins, car ils n’entament pas les mêmes quêtes épistémologiques. Ceci est partiellement explicable par la distinction du devoir-être (Sollen) et de l’être (Sein)114 : le juriste décrivant le droit, s’intéresse à la corrélation et notamment à la conformité entre ce qui « doit être » et ce qui « est », alors que l’historien ne cherche que ce qui « est » et surtout ce qui « a été ». Le devoir du juriste est de proposer une clé d’interprétation aux évènements passés pour pouvoir en extraire des éléments pour le présent et l’avenir. Tout chercheur doit alors présenter les faits, mais il apparaît que le juriste ne peut s’en contenter : son discours ne se centralise pas autour d’eux. De plus, l’entité doctrinale a également connu un changement générationnel qui entraîne une narration nouvelle des évènements historiques, une narration qui est indirecte et nécessairement incomplète115. Denis Baranger souligne en ce sens qu’« il est vrai que l’histoire est écrite par des hommes qui vivent après, et qu’elle est avant tout la science, non pas des choses passées, mais du rapport de ces hommes au passé, qui devient par là leur passé »116. Cette affirmation permet de s’intéresser au concept de mémoire, et notamment à la distinction entre mémoire brute et mémoire organisée117. En effet, les manuels de droit constitutionnel mais aussi d’histoire constitutionnelle sont des illustrations et réappropriations 112 Ibidem, p. 25. V. notamment, M. Troper, V. Champeil-desplats (dir.), Théorie des contraintes juridiques, Paris, BruylantLGDJ, « La pensée juridique », 2005. 114 Sur cette distinction, v. H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., pp. 13 sq. 115 V. P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, éd. du Seuil, 1971, p. 15. 116 D. Baranger, « L’histoire constitutionnelle et la science du droit constitutionnel », in C.-M. Herrera, A. le Pillouer (dir.), Comment écrit-on l’histoire constitutionnelle ?, op. cit., p. 123. 117 V° « Mémoire », in A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Puf, 1999, 5e éd., pp. 607 sq. : La mémoire est « la conservation du passé d’un être vivant dans l’état actuel de celui-ci » ; il rappelle la distinction mémoire brute/mémoire organisée de L. Dugas. La mémoire organisée se définit comme l’« assimilation et interprétation du passé, qui implique une sélection, spontanée ou réfléchie, mais dans laquelle interviennent en tout cas l’intelligence et l’activité finaliste de l’esprit ». 113 24 de la mémoire collective française118 : en tant qu’entité habilitée à dispenser des connaissances, la doctrine se dresse entre son histoire et sa mémoire. Par ses travaux, elle écrit/réécrit son histoire en présentant de manière factuelle et sélective les évènements de 1962, mais aussi, elle perpétue des représentations et sentiments du passé, de son passé119. La doctrine entretient ainsi un lien avec son passé par le rappel des écrits doctrinaux antérieurs – Lampué est par exemple souvent cité – ; la mémoire doctrinale est alors partiellement sauvegardée par les lignes de la nouvelle génération. Malgré le revirement doctrinal, cela montre qu’il y a une « extrême disponibilité du passé. Dans le fond ce passé, qu’on l’ait oublié momentanément, qu’on ne l’ait pas oublié, qu’on l’ait refoulé, il est perpétuellement disponible par toutes sortes de lectures, toutes sortes d’interprétations »120. Paul Ricœur considère que la mémoire présente trois états : la présence, l’absence et l’antériorité121. En l’espèce, la doctrine constitutionnaliste française est détentrice des souvenirs de la Nation, des évènements politiques passés et en fait une transmission actualisée entre passé et présent. Si l’emploi de l’article 11 pour réviser la Constitution est un fait antérieur et désormais absent en lui-même du paysage politique français, ce changement constitutionnel est pourtant bien présent et rappelé dans tous les manuels de droit constitutionnel, notamment, car en résulte une conséquence majeure pour le système politique français : le suffrage universel direct pour l’élection du président de la République. Cet examen des récits doctrinaux relatifs à l’article 11 souligne en filigrane que la distinction traditionnelle entre histoire et mémoire est plus artificielle que réelle dans certaines situations : la doctrine oscille entre ces deux états sans qu’il soit réellement possible de les différencier avec précision ; mémoire et histoire s’enchevêtrent bien plus qu’elles ne s’opposent. *** « Faire [la Constitution] est un art, qui s’inspire du passé, qui exige “science et conscience” […]. Ainsi se construit le faisceau des acteurs qui participent à la naissance du 118 V. Notamment, M. Halbwachs, La mémoire collective, 2001, version électronique, disponible sur : http://classiques.uqac.ca/classiques/Halbwachs_maurice/memoire_collective/memoire_collective.html (consulté le 7 novembre 2013). 119 V. S. Caporal, Histoire des institutions publiques de 1789 à nos jours, Paris, Hachette Supérieur, 2005, p. 83 ; S. Velley, op. cit., p. 152 ; J.-C. Zarka, L’essentiel de l’Histoire constitutionnelle et politique de la France (de 1789 à nos jours), Paris, Gualino-Lextenso éd., 2011, p. 89. 120 R. Robin, « Une juste mémoire, est-ce possible ? », in T. Ferenczi (dir.), Devoir de mémoire, droit à l’oubli ?, Paris, éd. complexe, 2002, p. 107. 121 P. Ricoeur, « Mémoire, Histoire et oubli », Esprit, Mars-Avril 2006, p. 21. 25 droit, un pouvoir qui l’édicte, un Peuple qui l’accepte, une Science qui le formule »122. Les mots de Jean Gaudemet résonnent ici avec justesse sur la querelle de l’emploi de l’article 11 pour réviser la Constitution : De Gaulle l’a édicté, le peuple l’a accepté, la science l’a formulé. Cette formulation prend les traits d’un palimpseste : si, en 1962, la doctrine a souligné que cette procédure était inconstitutionnelle en raison d’enjeux politiques mais aussi de convictions théoriques, elle apparaît dorénavant plus nuancée en raison de la place centrale qu’elle accorde à l’interprétation. La violation formelle de la Constitution en 1962 se dévoile dans les manuels actuels sous les traits d’une procédure dérogatoire, concurrente ou encore d’exception à celle de l’article 89. La doctrine contemporaine a alors relativisé les maux en changeant les mots : le contexte politico-juridique a été bouleversé par l’apparition du fait majoritaire qui a joué un rôle dans la nouvelle lecture doctrinale de l’article 11 de la Constitution. Si le juriste n’est pas un historien, le juriste et notamment le constitutionnaliste, est amené à être un Hermès-historiographe, un interprète situé aux croisements des disciplines juridiques et historiques. 122 J. Gaudemet, Les naissances du droit, Le temps, le pouvoir et la science au service du droit, Paris, Montchrestien, « Domat droit public », 2006, 4e éd., p. 373. 26