Un personnage nouveau dans le roman subsaharien - UvA-DARE

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Un personnage nouveau dans le roman subsaharien - UvA-DARE
Un personnage nouveau dans le roman subsaharien de langue
française : l’enfant-soldat
Olivia Meersseman
Un personnage nouveau dans le roman subsaharien de langue française :
l’enfant-soldat
Olivia Meersseman
6251544
Mémoire de maîtrise
Sous la direction de Ieme van der Poel
et de Sabine van Wesemael
Département de français
Université d’Amsterdam
Juin 2012
2
Table des matières
Introduction………………………………………………………………………………………4
Chapitre 1 : Délimitation du champ et du corpus de l’étude
1.1 Le personnage de roman……………………………………………………….8
1.2 Le roman……………………………………………………………………….9
1.3 Le roman subsaharien de langue française……………………………………10
1.4 Le corpus……………………………………………………………………...14
Chapitre 2 : L’enfant-soldat dans le contexte historique et sociologique
2.1 L’Histoire et les enfants-soldats………………………………………………14
2.2 Les enfants-soldats et le droit international…………………………………..16
2.3 Qui sont les enfants qui deviennent enfants-soldats ?………………………...19
2.4 Le vécu des enfants-soldats…………………………………………………...20
2.5 Comment les enfants-soldats sont-ils libérés de leur situation ?……………..22
2.6 Quel est l’avenir de ces jeunes, sortis de leur condition d’enfant-soldat ?…..23
Chapitre 3 : L’enfant-soldat dans le roman Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma
3.1 Ahmadou Kourouma…………………………………………………………25
3.2 Birahima, l’enfant-soldat……………………………………………………..26
Chapitre 4 : L’enfant-soldat dans le roman Johnny Chien Méchant d’Emmanuel Dongala
4.1 Emmanuel Dongala…………………………………………………………...35
4.2 Johnny, l’enfant-soldat………………………………………………………..36
Chapitre 5 : L’enfant-soldat dans le roman Quand on refuse, on dit non d’Ahmadou
Kourouma
5.1 Statut de ce roman inachevé : suite ou nouvel épisode ?……………………..44
5.2 Deuxième vie de Birahima……………………………………………………47
Chapitre 6 : L’enfant-soldat dans le roman Les aubes écarlates de Léonora Miano
6.1 Léonora Miano………………………………………………………………..50
6.2 Epa, l’enfant-soldat…………………………………………………………...51
Conclusion……………………………………………………………………………………….59
Bibliographie…………………………………………………………………………………….63
Thesis Summary………………………………………………………………………………...68
3
INTRODUCTION
L’enfant1 apparaît comme une des figures marquantes du roman subsaharien d’expression
française2. Si je me réfère, d’une part à la typologie de cette production romanesque, initiée par
CHEVRIER et d’autre part à la périodisation, largement acceptée par les spécialistes du roman
subsaharien francophone, c’est dans sa période initiale, dite des « romans de la contestation » (en
gros, les décennies 1950 et 1960) que l’enfant occupe un rôle de tout premier plan3. Les auteurs
de ce courant, Sembene OUSMANE, Ferdinand OYONO et Mongo BETI entre autres, expriment
« le malaise ou la colère d’hommes soumis à une culture occidentale qu’ils rejettent et dont les
conséquences apparaissent aussi bien au niveau du groupe que de l’individu »4. Ecrivains
militants, ils se proposent d’affranchir les noirs de l’aliénation coloniale et, dans le sillage du
mouvement de la Négritude, de réhabiliter les valeurs et la civilisation nègres face à
l’assimilation. Dans ce contexte, qui mieux que l’enfant pouvait, avec son don d’observation, sa
naïveté (plus affichée que réelle), sa lecture au premier degré, être mis en scène par ces auteurs
pour dénoncer les injustices de la société coloniale, l’humiliation de l’Africain, les contradictions
entre l’enseignement et le comportement des missionnaires, l’incompréhension entre la société
villageoise traditionnelle et celle des blancs, celle de la ville, de l’ordre, de l’exploitation ?5
Un type de roman donne logiquement le premier rôle à l’enfant : le roman de formation.
Celui-ci raconte, parfois sur le mode de l’autobiographie à peine transposée, l’éducation
intellectuelle et sentimentale de jeunes, à travers les aventures et les épreuves qu’ils affrontent.
Le parcours éducatif de ces jeunes débute généralement dans une Afrique traditionnelle
(l’enfance passée au village ou dans le quartier natal, régie par une temporalité harmonieuse)
pour aboutir dans le monde du colonisateur, représenté par la grande ville ou l’Europe… Le
roman de formation relate toujours le même itinéraire : une transition douloureuse entre sacré et
rationnel, collectif et individuel, paix spirituelle et tourment. En d’autres termes, il raconte
1
Dans le présent travail, j’utiliserai cette dénomination dans son acception la plus étendue, celle de « personne de
moins de 18 ans », conformément à l’article 1 de la Convention internationale des Droits de l’Enfant (Nations Unies,
20 novembre 1989), bien que je sois consciente que la perception de l’enfance (statut et durée) varie fortement d’une
époque ou d’une culture à l’autre.
2
Pour la désignation retenue, voir le chapitre 1.
3
Chevrier, J., Littérature nègre, Paris, Armand Collin, 1984, p. 97-153
4
Ibidem, p. 99
5
Les figures qui illustrent parfaitement ce rôle subversif de l’enfant et de son ironie sont celles de Toundi,
le domestique du commandant français, dans Une vie de boy (Ferdinand OYONO, 1956) et celle de Denis,
le cuisinier du missionnaire, dans Le pauvre Christ de Bomba (Mongo BETI, 1956).
4
comment chassé du paradis, le héros doit apprendre à vivre dans le monde de la modernité et de
la fatalité. Ce schéma romanesque régit aussi bien L’enfant noir (Camara LAYE, 1965) que
Climbié (Bernard DADIE, 1953).
Dans les années 1970-1990, période des « romans du désenchantement », l’enfant se fait
plus rare comme personnage important. Bien sûr il y a Mor-Zamba, l’orphelin errant dans la
jungle d’une nouvelle Afrique où règnent cynisme et ivresse bureaucratique de despotes
(Remember Ruben de Mongo BETI, 1974), la jeune Perpétue, contrainte d’abandonner ses
études, mariée de force et morte en couches avant ses vingt ans (Perpétue ou l’habitude du
malheur, roman écrit également en 1974, par le même Mongo BETI) et Oumarou qui, dans Le
jeune homme de sable (1979) du Guinéen Williams SASSINE, symbolise la révolte des fils
contre la trahison des pères et l’espoir que la jeune génération, consciente des erreurs des anciens,
ne les reproduira pas. Ces protagonistes font toutefois figure d’exception. La littérature du
désenchantement est apparue à un moment où toutes les grandes espérances, suscitées par les
indépendances, sont déçues. Elle multipliera (Les Soleils des indépendances d’Ahmadou
KOUROUMA, 1970 ou Ces fruits si doux de l’arbre à pain de TCHIKAYA U TAM’SI, 1987)
les réquisitoires contre la corruption, le népotisme, le détournement des deniers publics,
l’arbitraire, la répression des opposants, le parti unique liberticide et la « gestion carnassière »6 de
républiques où l’ethnie se substitue à l’intérêt commun. C’est pourquoi, les auteurs auront
tendance à privilégier non pas des enfants comme personnages principaux, mais plutôt des
présidents autoproclamés, des guides providentiels, des pères de la Nation et leurs proches, leurs
courtisans, leurs marabouts et leurs adversaires, contre-pouvoir incarné par des syndicalistes, des
avocats, etc.
Les oeuvres publiées de 1990 à nos jours, caractérisées par le terme de « romans de la
rupture » en raison de la rupture opérée avec les périodes précédentes, mais aussi de la difficulté
à trouver une appellation commune à ce foisonnement d’écrits, marquent enfin le retour de
l’enfant au cœur du roman7. Adolescent tragiquement éprouvé par le génocide et condamné à
mort, comme Faustin dans L’aîné des orphelins (T. MONENEMBO, 2005), enfants des rues,
enfants qui se prostituent, presque tous sont des victimes à des degrés divers dont le paroxysme
6
L’expression, très juste, est du romancier congolais Sony LABOU TANSI
Il est significatif que Lylian KESTELOOT ait choisi de rassembler les auteurs de la production romanesque des
années 1985 à 2000, sous l’étiquette de « romanciers du chaos », dans son Histoire de la littérature négro-africaine,
Paris, Karthala, 2001, p.273-275.
7
5
est atteint avec l’enfant immolé et mangé par des miliciens cannibales dans L’intérieur de la nuit
(L. MIANO, 2005). L’adolescent africain émigré, celui des quartiers périphériques, souffre
autrement : il n’a aucune certitude, se sent rejeté, exclu (Place des fêtes, S. TCHACK, 2000).
Dans ce survol des rôles dévolus à l’enfant dans le roman africain francophone, de l’enfant
critique malicieux des injustices coloniales à celui de victime de la folie meurtrière des hommes,
un fait marquant a retenu mon attention : l’avènement durant la dernière décennie, de l’enfant
combattant, de l’enfant-soldat comme personnage central dans quatre romans : Allah n’est pas
obligé (2000) et Quand on refuse on dit non (2004) de KOUROUMA, Johnny, chien méchant
(2002) de DONGALA et Les aubes écarlates (2009) de MIANO. L’apparition, en ces années et à
un rythme soutenu, de cette thématique nouvelle pour le roman subsaharien d’expression
française s’explique probablement par l’énorme succès de Sozaboy8, roman anglophone écrit en
1998 par Ken SARO-WIWA, mais plus encore, à mon avis, en raison de l’émotion suscitée par la
médiatisation de ces jeunes combattants, drogués, aux tenues clownesques qui, après le Libéria et
la Sierra Leone, terrorisaient le Congo-Brazzaville et la Côte d’Ivoire, patries respectives de
DONGALA et de KOUROUMA.
Il m’a donc paru intéressant de procéder à une analyse de l’enfant-soldat comme
personnage romanesque, dans les quatre œuvres francophones précitées. Cette analyse se basera
sur les questions de recherche suivantes : 1/ qu’en est-il du mode narratif et de la focalisation
dans les romans ? 2/ quel est le mode de présentation des personnages principaux ? 3/ quel est le
rôle joué par la langue dans les discours des personnages principaux ? et fera l’objet du présent
travail qui sera composé de 6 chapitres :
- le premier se propose de cerner au mieux le titre et le champ de mon étude : je tenterai d’y
expliquer les choix réalisés (intitulé et corpus) et de définir les principaux concepts utilisés ;
- le deuxième chapitre traitera du contexte sociohistorique de l’enfant-soldat : il identifiera
l’enfant-soldat sous l’angle historique et juridique, avant de dresser, d’après les témoignages,
récits autobiographiques et études thématiques, un portrait de groupe des enfants-soldats avec
leurs caractéristiques sociales et psychologiques. Deux questions en particulier retiendront ici
mon attention : les enfants-soldats sont-ils essentiellement victimes ou bourreaux ? Sont-ils des
8
L’enfant-soldat, le « small-soldier », Ménè est le héros de ce roman écrit en « rotten english », traduit sous le titre
de Sozaboy (Pétit minitaire) aux éditions Actes Sud, Paris, 1998 et réédité dans la collection Babel- Poche, en 2006.
6
enfants perdus, à jamais traumatisés ou certaines circonstances et personnes peuvent-elles les
amener à « rebondir », au sens donné à ce terme par les psychiatres de la résilience ?
- le troisième chapitre s’intéressera au roman Allah n’est pas obligé d’Ahmadou KOUROUMA ;
après avoir présenté brièvement l’auteur et son œuvre, je m’attacherai à décrire Birahima,
l’enfant-soldat, en tant que sujet fictionnel. Afin de répondre aux questions de recherche
susmentionnées, je tenterai de déterminer quels sont : 1/ les points de vue ou focalisations
figurant dans le roman (Qui voit l’action et pourquoi ? Comment se situe le narrateur par rapport
à l’action ? Le narrateur ou le point de vue de l’auteur intervient-il dans le récit ?), 2/ le mode de
présentation du personnage principal (Comment est-il mis en scène ? Quelles sont ses
caractéristiques ? Quelle est sa fonction ?) et 3/ le rôle de la langue dans son discours (De quelle
manière les paroles et les pensées de Birahima sont-elles intégrées au récit ? Quelles sont les
registres de langue utilisés ?)
- le quatrième chapitre concernera Johnny Chien Méchant d’Emmanuel DONGALA et sera
structuré comme le précédent ;
- le cinquième chapitre aura trait à un autre roman de KOUROUMA, Quand on refuse on dit non.
Il posera la question, qui n’est pas anodine, du « statut » (suite ou nouvel épisode) de ce roman
par rapport à Allah n’est pas obligé et analysera le personnage de Birahima dans sa permanence
ou son évolution ;
- le dernier chapitre se focalisera sur Les aubes écarlates de Léonora MIANO et sur un de ses
héros, l’enfant-soldat Epa. Les questions de recherche y seront abordées de la même façon que
dans les précédents chapitres.
Dans mes conclusions, j’énumérerai les similitudes sur le plan de la focalisation, du mode
de présentation des personnages et de la langue ou du discours dans les différents romans étudiés
et tâcherai ainsi de voir si leurs auteurs sont parvenus à dresser un portrait commun de l’enfantsoldat et à en faire un archétype littéraire. Afin de mieux comprendre le concept d’« archétype »,
je me réfère à l’explication du Dr. Michel Mouret9 :
On peut définir un archétype comme un point de vue analogique sur une réalité sensible, susceptible
d'intégrer la totalité des points de vue qu'on peut en avoir. En fait l'archétype est indépendant de tous les a-priori et
ne tient compte d'aucune convention, il s'agit de la représentation la plus fidèlement représentative de ce qu'est le
sujet général et ce le plus objectivement qu'il soit possible.
9
MOURET, M-G, Symbolique de l'image et anthropologie, éditions Présence, 1986, p.317
7
Je me poserai enfin la question de la résonance de ces romans : sont-ils parvenus à
imposer un enfant-soldat comme type de personnage romanesque, comme référence spontanée et
durable dans la mémoire et l’imaginaire du lectorat francophone ?
CHAPITRE 1 DELIMITATION DU CHAMP ET DU CORPUS DE L’ETUDE
Le titre du présent travail : « Un personnage nouveau dans le roman subsaharien de
langue française : l’enfant-soldat » requiert quelques explications sur les concepts et limites qu’il
comporte. Le terme « enfant-soldat » sera, lui, explicité dans le chapitre 2 qui lui est entièrement
consacré.
1.1 Le personnage de roman
J’entendrai par ce terme, un individu né de l’imagination d’un écrivain et qui, au départ,
n’est qu’un « être de papier »10constitutif d’un récit. Cet être, caractérisé par l’auteur, prend
corps, se construit progressivement dans l’esprit du lecteur pour devenir un sujet avec ses traits
distinctifs, physiques, moraux, sociaux. Tout aussi important que son nom, son apparence, son
caractère, son statut social ou sa localisation temporelle et géographique, est l’action du
personnage : que fait-il, que cherche-t-il, que décide-t-il, seul ou aidé (ou encore contrarié) par
d’autres forces agissantes, humaines ou non, par des événements favorables (ou néfastes) ?
« Sans lui (le personnage) comment raconter des histoires, les résumer, les juger, en
parler, s’en souvenir ? » s’interroge Y. REUTER11. Le personnage de roman doit avant tout être
assez « attachant » (au sens de « captivant »), dès son apparition et quel que soit son rôle, pour
entraîner le lecteur à sa suite, capter son attention, lui donner l’envie de poursuivre sa lecture. Il
doit encore être vraisemblable12, condition pour obtenir l’adhésion du lecteur qui commence à
s’intéresser à lui, même s’il n’est pas dupe. Ce n’est en effet que par convention que l’existence
de ce personnage imaginaire est admise par le lecteur : c’est le pacte romanesque très bien
formulé par M. RAIMOND, dans la phrase suivante : « Le roman est une œuvre de mauvaise foi :
10
MIRAUX, J-P., Le Personnage de Roman : genèse, continuité, rupture, Paris, Nathan, 1997, p.7
REUTER, Y., « L’importance du personnage », Pratiques 60 (décembre 1988), p.3
12
Ce principe de vraisemblance souffre sans doute quelques exceptions, notamment dans des romans de sciencefiction ou dans des romans d’horreur (vampires et autres personnages monstrueux).
11
8
le romancier donne pour vrai ce qu’il sait pertinemment être faux et le lecteur feint de prendre
pour vrai ce qu’il ne cesse jamais de savoir fictif ».13 Le personnage et ses comportements
peuvent influer sur le lecteur, sur ses opinions, sur ses sentiments, sur ses représentations du
monde ; le lecteur peut approuver les valeurs et le comportement du personnage dans lequel il se
retrouve en partie ; il peut ressentir de la compréhension, de la sympathie pour le héros auquel il
s’identifie. Un effet contraire est possible : le lecteur éprouve de l’antipathie pour ce qu’est ou
pour ce que fait le personnage ; ce rejet, cette répulsion ne rompt cependant pas l’intérêt pour le
personnage et son devenir.
Il arrive enfin que le personnage dépasse le domaine individuel pour représenter un
groupe, une classe sociale, pour incarner un ensemble de convictions, de valeurs morales, une
idéologie ; il devient alors un « type », figure universelle, représentative d’un caractère, et assume
une fonction de symbole.
1.2. Le roman
Je me limiterai à ce genre littéraire. Le format imparti au présent travail ne me permettra
pas d’examiner les rares écrits où des auteurs africains francophones ont, eux aussi dans la
dernière décennie, mis en scène des personnages d’enfants-soldats, dans des (sous-) genres
autres14.
Chacun des quatre écrits constituant le corpus de mon étude est un roman, c’est-à-dire,
selon Le Robert : une œuvre d’imagination, en prose, assez longue, qui présente et fait vivre dans
un milieu des personnages donnés comme réel, nous fait connaître leur psychologie, leur destin,
leurs aventures. Cette définition, malgré sa généralité, ne rend pas compte de l’extraordinaire
diversité de contenu et de forme permise par le genre du roman, non codifié, le plus « lawless »
de tous les genres littéraires.15 N’étant soumis à aucune obligation de temps ou d’espace, le
roman peut aborder n’importe quel sujet et de n’importe quelle manière. Il peut faire vivre ses
personnages dans la durée, ce qui le rend particulièrement adapté à raconter des parcours, des
destinées humaines : l’enfance, l’éducation, la découverte de l’amour, les espérances et les
13
RAIMOND, M., Le roman, Paris, Armand Colin, 2002, p. 6
Dans le chapitre 2, pour décrire la réalité de l’enfant-soldat, je ferai cependant recours à des témoignages et à des
récits de vie, qui constituent d’autres genres avec leurs contraintes propres qui interdisent pour ainsi dire le
déploiement de l’imaginaire.
15
RAIMOND, M., op.cit., p.18
14
9
désillusions, le vieillissement, les affres ou la sérénité du grand âge, sans compter la guerre et la
mort. Comme le traduit encore M. RAIMOND : « Le roman, c’est de la vie, mais mise en ordre et
mise en mots ; c’est du réel devenu langage […] le génie du roman, c’est de faire vivre des
possibles »16.
Cette mise en mots des choses de la vie revêtira des tonalités différentes selon la
sensibilité du romancier et des lectures qui ont contribué à la modeler. Mais quelle que soit la
forme du roman, quel que soit son thème, un aspect reste essentiel pour intéresser le lecteur, pour
le tenir en haleine, voire marquer sa mémoire : c’est l’habileté avec laquelle l’auteur agence
l’intrigue, les péripéties, les rebondissements et qui constitue tout l’art de l’affabulation.
Pour résumer ce que représentera le roman, dans mon étude, ce sera une réalité, une
expérience humaine, individuelle ou collective, transformée par l’imagination et la créativité d’un
auteur qui aboutira à une histoire écrite, idéalement originale, singulière par sa construction, ses
personnages, son style (comme choix parmi les possibilités ouvertes par la langue, en termes de
lexique, de temps verbaux, etc.)
1.3. Le roman…subsaharien de langue française
Je serai contrainte de schématiser ici ce qui a fait et continue de faire l’objet de débats
animés : comment qualifier les littératures africaines ? La langue utilisée par certains écrivains
francophones d’Afrique, doit-elle plutôt être perçue comme « interlangue » (rupture avec la
norme linguistique afin de se forger un langage propre) ou comme « hétérolangue » (simple
présence de divers idiomes dans une langue)17 ? Ces questions nous plongent au cœur de
problématiques que je traduis ici par une série d’oppositions binaires, fondamentales, subjectives,
sensibles sans doute, mais non irréductibles : identité/altérité, territoires/terre (entière),
sédentarité/migration, africanité/universalité, norme/ écart… Ces questions n’autorisent pas de
réponse tranchée et définitive ; je me contenterai, en ce qui concerne mon étude, d’adopter une
attitude pragmatique.
16
Ibidem, p.9
MOURA, J-M., Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, Presses universitaires de France, 1999,
p.73
17
10
1.3.1 Subsaharien
Les titres donnés par les spécialistes des cultures et littératures africaines à leurs ouvrages,
fournissent une image de l’embarras, voire des doutes qui les animaient au moment de qualifier le
contenu de leur œuvre. Pour ne pas multiplier les exemples, prenons trois spécialistes européens
et trois, africains. En 1961, Janheinz JAHN écrit Muntu. L’homme §africain et la culture néoafricaine, et en 1965, un Manuel de littérature néo-africaine. En 1963, Lilyan KESTELOOT
publie sa thèse doctorale, intitulée Les écrivains noirs de langue française : naissance d’une
littérature et en 1967, son Anthologie négro-africaine. En 2001, elle donne une Histoire de la
littérature négro-africaine. Une autre étude célèbre, celle de J.CHEVRIER, paraît en 1974, sous
le titre La littérature nègre et est rééditée, sous ce même titre, en 1984 et 1993. En 1999,
CHEVRIER écrit Littératures d’Afrique noire de langue française. M.M. NGALASSO, depuis
ses premières publications, en 1984, tout comme G. NGAL et P. NGANDU NKASHAMA, parle
de littératures africaines.
Un problème apparaît immédiatement : une production littéraire et ses auteurs sont
qualifiés selon des terminologies qui se réfèrent tantôt au temps, à l’histoire, à un concept de
modernité (néo-africain), tantôt à la morphologie, à la couleur de la peau (noir), tantôt encore à
l’espace géographique (africain), quand ce n’est pas à deux critères simultanément (négroafricain). Aucune de ces appellations n’est satisfaisante : quelle est la ligne de partage entre une
Afrique « ancienne » (traditionnelle ?) et une Afrique « nouvelle » (néo) ? Ecrivains
« noirs »…où classer alors les métis comme le Congolais H. LOPES, les Africains de peau
blanche ou basanée comme les Maghrébins ou des Sud-africains qui se revendiquent Africains à
part entière (tels BREYTENBACH, BRINK, COETZEE, GORDIMER) ?
L’appellation de « littérature africaine » souffre également d’un manque de pertinence,
car on ne sait ce qu’elle recouvre précisément : écrite en Afrique (alors les écrivains européens
qui exprimaient leur vision de l’Afrique, à l’époque coloniale par exemple, méritent cette
dénomination, tandis que des auteurs africains, émigrés ou exilés, écrivant à Paris, n’y auraient
pas droit…), écrite par des Africains (mais quel critère incontestable permet de conférer cette
qualification à certains individus et de la refuser à d’autres ?), caractéristique de l’Afrique (ce qui
serait une absurdité au regard de la diversité des cultures de ce continent, même si certains se sont
parfois efforcés - sans résultat probant- de déterminer un plus ou moins grand degré
11
d’« africanité » dans telle ou telle œuvre, en se basant sur la présence de traits « spécifiques » :
conceptions animistes, sentiments d’appartenance communautaire, oralité.
Vers le tournant du siècle dernier, il était dans l’air du temps, de rechercher le
« politiquement correct », partout et en tout lieu. Les appellations de littérature « nègre » ou
« négro-africaine » devenaient gênantes. Pourtant, l’épithète « nègre » était revendiqué par
d’illustres Africains et Antillais noirs qui en revendiquent la paternité : CESAIRE, SENGHOR
s’honoraient d’être nègres et d’affirmer leur négritude aux yeux du monde. A l’époque, il ne
comportait aucune notation péjorative (pas plus que concert ou musique « black » actuellement).
A défaut de dénomination optimale, j’utiliserai celle de « subsaharien ». On pourrait bien
sûr se demander s’il est pertinent de couper un continent en deux, au niveau d’une vaste région
désertique qui n’a jamais été une barrière infranchissable en termes d’échanges culturels et qui ne
constitue donc pas une ligne de démarcation littéraire, absolue. Autre réserve : « subsaharien » se
réfère toujours à une identité géographique uniformisée qui tient compte de la provenance,
parfois ancienne de l’auteur et de l’œuvre considérés, alors que les écrivains de la nouvelle
génération se refusent à être réduits au rôle de porte-parole de l’Afrique noire et revendiquent
leur appartenance à des espaces et communautés plus larges, comme la francophonie littéraire ou
la littérature mondiale, en mettant l’accent non sur ce qu’ils sont, d’où ils viennent, mais sur ce
qu’ils produisent en termes d’activité créatrice et d’imaginaire. Les écrivains des deux dernières
décennies manifestent, en effet, une volonté de rupture avec leurs prédécesseurs, voire avec leur
continent ; ils ne veulent plus être catalogués comme « écrivains noirs, africains ou
subsahariens »,
mais
comme
« écrivains »,
tout
court.
Ce refus de l’identité réductrice, au profit de l’universalité, apparaît clairement chez les
romanciers K. EFOUI et A. WABERI, interrogés par B. MONGO-MBOUSSA18.
1.3.2 D’expression francophone
Une question identique se pose ici : former des ensembles, délimités par l’usage de
langues officielles (le français, l’anglais, le portugais) fait-il sens, si l’on considère l’usage
secondaire, voire marginal de ces langues dans la vie quotidienne des populations dont émanent
les auteurs concernés ? Et pour des écrits en français, combien de lecteurs potentiels dans ces
18
MBONGO-MBOUSSA, B., Désir d’Afrique, Paris, Gallimard, collection Continents Noirs, 2002
12
ensembles régionaux où la majorité parle le peulh, le malinké, le bambara, le kikongo ou le
wolof ? Au moment où certains plaident pour l’avènement d’une « littérature-monde en
français »19, les références à des espaces littéraires, à des territoires ouvertement contestés.
Comme précédemment, pour « subsaharien », je reprendrai « d’expression française » ou son
équivalent « francophone », termes consacrés par l’usage et relativement explicites malgré les
objections que nous avons relevées à leur encontre.
Une seconde question que nous ne ferons que signaler ici est celle du « français » écrit par
les romanciers subsahariens. L’évolution est longue et significative, depuis la langue très
appliquée, très standard, influencée par la lecture des auteurs classiques que pratiquaient les
écrivains de l’époque coloniale et que SENGHOR a qualifiée avec condescendance de
« littérature d’instituteurs » jusqu’au français approprié, métissé, sinon transgressif utilisé par de
nombreux romanciers depuis 1970 et l’émoi suscité par la langue de KOUROUMA dans Les
Soleils des indépendances. MOURA affirmera d’ailleurs que « l’interlangue de Kourouma
marque bien un passage, un nouveau rapport au français, dépouillé de la dévotion du bon écolier
pour laisser entendre la parole, les jeux de mots, les créations lexicales de la nouvelle Afrique »20.
Cette question touche aux écarts par rapport à la norme, aux influences des langues africaines,
aux particularismes, aux effets recherchés par l’introduction d’une certaine oralité qui donnent in
fine une « variété » ou des « variétés » de français. C’est toute la problématique de l’insécurité
identitaire d’un auteur qui n’écrit pas dans sa langue maternelle, qui refuse l’autocensure et qui
choisit d’adopter un style non-conformiste, parfois « fautif » dans sa différence, dans sa
créativité. Claude CAITUCOLI, prenant l’exemple d’A. KOUROUMA, a très bien expliqué ce
processus, au départ de la définition suivante : « Dire d’un écrivain qu’il est francophone (par
opposition à « français »), c’est dire qu’il rédige son œuvre ou une partie de son œuvre en
français, alors que cela ne va pas de soi »21. Définition qui rejoint celle de littérature
« francophone », donnée par Gisèle PRIGNITZ : « La littérature francophone est celle produite
par des auteurs dont le français n’est pas la langue première ou unique »22
19
LE BRIS, M., « Pour une littérature-monde en français », Le Monde, 16 mars 2007
MOURA, J-M., Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, Presses universitaires de France, 1999,
p.89
21
CAITUCOLI, C., « La différence linguistique : insécurité et créativité », dans « Ahmadou Kourouma :
l’héritage », Notre Librairie 155-156 (2004), p.34 -38.
22
PRIGNITZ, G., « Récupération et subversion du français dans la littérature contemporaine d’Afrique
francophone : quelques exemples », Glottopol 3 (2004), p.27
20
13
1.4. Le corpus
Les quatre romans que j’ai retenus se sont imposés à moi, comme base de mon travail : ils
sont, en effet, les seuls romans subsahariens dont le héros ou l’un des deux personnages
principaux est un enfant-soldat. Dans d’autres romans subsahariens, publiés au cours de la même
décennie, des enfants-soldats sont simplement évoqués ou apparaissent comme figurants dans des
sociétés éclatées, en proie à la violence23.
CHAPITRE 2 :
L’ENFANT-SOLDAT DANS SON CONTEXTE SOCIOHISTORIQUE
Pour être en mesure de répondre à ma problématique, de déterminer si les auteurs
sélectionnés sont parvenus à créer ou non une figure type de l’enfant-soldat dans la fiction, il était
indispensable de connaître avec précision les vrais enfants-soldats, référents réalistes des romans
que j’analyserai. Cette plongée dans le monde des enfants-soldats fera l’objet du présent chapitre,
subdivisé en six questions :
-
quand apparaissent les enfants-soldats, au sens actuel du terme, et pourquoi à ce
moment ?
-
comment sont-ils appréhendés par le droit international, comme sujets spécifiques ?
-
qui sont ces enfants avant de devenir des enfants-soldats ?
-
quel est le vécu des enfants-soldats ?
-
par quelles circonstances sortent-ils de cette condition ?
-
comment en sortent-ils, ont-ils encore un avenir ?
Les réponses que j’ai trouvées à ces questions sont issues de récits de vie, de témoignages
bruts recueillis et analysés par des travailleurs humanitaires ou de psychiatres, de rapports
d’organisations non gouvernementales ou onusiennes, actives dans la défense des Droits de
l’Homme et de l’Enfant en particulier, mais aussi de textes juridiques relevant du Droit
International, humanitaire ou pénal24. Elles donneront une image représentative de la grande
23
Voir, par exemple, Matins de couvre-feu de BONI, Paris, Le Rocher, 2005
Voici la liste des ouvrages consultés : BADJOKO, L. et K. CLARENS, J’étais enfant-soldat, Paris, Plon, 2005 et
KEITETSI, C., La petite fille à la kalachnikov. Ma vie d’enfant soldat, Bruxelles, coédition GRIP- Complexe, 2004
24
14
majorité des enfants-soldats, filles ou garçons, qui ont combattu (ou combattent encore, dans
certains cas) au Nicaragua, en Colombie, en Birmanie, au Sri Lanka, au Liban, au Kosovo, au
Libéria, en Sierra Leone, en Ouganda, en République Démocratique du Congo, au CongoBrazzaville, en Côte d’Ivoire, etc. et ne se référeront à un parcours individuel que s’il enrichit ou
nuance mon portrait de groupe.
2.1. L’Histoire et les enfants-soldats
De tout temps, des enfants ont été formés pour faire la guerre ou ont été associés à celleci. Depuis Sparte, en passant par le Moyen-Âge et jusqu’à nos jours, l’on trouve des enfants au
milieu des armées. Mais, le plus souvent, jusqu’aux années 1935 (guerre civile en Espagne,
conflit sino-japonais), ils ne combattaient pas ; les armes étaient trop lourdes pour eux et leur
physique ne leur permettait pas d’affronter des adultes. Ils exerçaient donc des fonctions
auxiliaires : selon les époques, ils furent écuyers, moussaillons à bord de navires de guerre, cadets
de l’infanterie, marmitons mais aussi tambours ou éclaireurs.
De nombreuses exceptions à ce statut de non-combattant ont cependant été relevées à des
époques marquées par des guerres incessantes où des troupes régulières, décimées, devaient se
reconstituer en recrutant des éléments de plus en plus jeunes ou en rétribuant des mercenaires, par
exemple lors des guerres de Louis XV, des guerres napoléoniennes, de la Guerre de Sécession.
Un premier tournant se situe dans les années 1930, quand les régimes fascistes européens
(Allemagne, Espagne, Italie…) et le Japon contraignent les enfants et adolescents à suivre une
formation paramilitaire au sein d’organisations de jeunes, alors que jusque là, seuls les jeunes
intéressés par la carrière des armes choisissaient d’entrer dans une école ou une académie
militaire. Ces jeunesses, hitlériennes ou autres, ont été envoyées au combat, de plus en plus tôt,
pour pallier les pertes de plus en plus considérables dans le rang des soldats adultes : les derniers
jours du Reich ont vu des enfants d’une douzaine d’années se battre face à l’Armée Rouge.
Quelques mois plus tard, des kamikazes d’à peine 16 ans précipitaient leur avion sur la flotte
américaine, dans le Pacifique. Durant la seconde guerre mondiale, de nombreux jeunes se sont
pour les récits de vie, OSSEIRAN-HOUBALLAH, M., L’enfant-soldat. Victime transformée en bourreau, Paris,
Odile Jacob, 2003 pour les témoignages et CROIX-ROUGE DE BELGIQUE, AMNESTY INTERNATIONAL,
UNICEF, La guerre, enfants admis, Bruxelles, coédition GRIP- Complexe, 2004 pour les rapports émanant
d’organisations internationales.
15
retrouvés aussi parmi les combattants de la résistance, dans tous les pays occupés par les forces
de l’Axe.
Un deuxième tournant, d’une autre nature, est celui de l’apparition d’armes de plus en
plus légères, fiables, simples d’entretien et, de surcroît peu coûteuses, que des enfants pouvaient
donc porter, manipuler et entretenir aisément, après quelques heures d’instruction25.
Un dernier tournant est celui de la fin des années 60, qui a inauguré une suite de guerres
civiles, quasi ininterrompue jusqu’à présent. Or, ce type de guerre ne s’embarrasse d’aucune
considération pour le droit humanitaire ; les factions rivales recrutent des enfants, de gré ou de
force, et ne respectent en rien les populations non belligérantes (viols, pillages, massacres dans
les lieux de culte et dans les hôpitaux).
Ces guerres prennent la forme de conflits civils généralisés où s’opposent non seulement des formations
militaires ou paramilitaires (armées, guérillas, milices), mais aussi des ethnies ou religions, au travers de combats de
rue ou de village à village26.
Le phénomène des enfants-soldats, au sens actuel, a donc vu le jour, dans les années
1950-60, par la conjonction du chaos social lié à des guerres civiles pouvant perdurer pendant des
dizaines d’années et de la prolifération d’armes légères, d’un usage facile pour tous les
combattants, enfants compris.
2.2. Les enfants-soldats et le droit international
Dans les guerres « classiques » entre états, des règles étaient généralement respectées
pour en limiter la violence : ces règles constituaient le « droit de la guerre », base de l’actuel droit
international humanitaire (DIH). Celui-ci se fonde sur les Conventions de Genève du 12 août
1949 (droits de la personne en cas de conflit armé) et sur leurs Protocoles additionnels du 8 juin
1977, notamment le 1er, relatif à la protection des victimes des conflits armés.
L’article 77 de ces Protocoles abordent, pour la première fois et de façon explicite, le cas
des enfants-soldats en stipulant27 :
les parties au conflit doivent prendre toutes les mesures possibles pour que les enfants de moins de quinze
ans ne participent pas directement aux hostilités, notamment en s’abstenant de les recruter dans leurs forces armées.
25
Il s’agit notamment du fusil d’assaut, développé en URSS par l’ingénieur Kalachnikov, à partir de 1947 (d’où son
nom AK-47) qui pèse 4,3 kg et de la mitrailleuse PK, conçue en 1961 par le même Kalachnikov et dont le poids est
de 9 kg, support compris.
26
OSSEIRAN-HOUBALLAH, M., op. cit, p.16
27
Les Protocoles additionnels aux Conventions de Genève du 12 août 1949, CICR, Genève, 1977, p.59
16
Le commentaire des Protocoles vise aussi l’enrôlement volontaire des mineurs de moins de
quinze ans qui sera refusé, ces mineurs devant être encouragés à poursuivre leurs études et leur
formation.
Une avancée, importante en théorie, a été enregistrée, lors de l’adoption du Statut de
Rome, en 1998, qui créait la Cour pénale internationale (CPI), compétente pour juger les crimes
considérés comme les plus graves par la communauté internationale : génocide, crimes contre
l’humanité et crimes de guerre. Au nombre de ces derniers a été inscrit le fait de procéder à
l’enrôlement d’enfants de moins de quinze ans ou de contraindre ceux-ci à participer à des
hostilités. Concernant la responsabilité pénale des enfants-soldats eux-mêmes, le Statut de Rome
dispose que la Cour ne sera pas compétente pour des personnes âgées de moins de dix-huit ans au
moment de la commission prétendue d’un crime de guerre.
Deux autres Conventions ont voulu garantir la protection des jeunes, en temps de paix comme
en temps de guerre :
-
la Convention n°182 de l’Organisation du Travail (OIT/ILO), adoptée le 16 juin 1999 et
qui impose à chaque membre qui la ratifie, l’obligation de prendre des mesures
immédiates et efficaces pour assurer l’interdiction et l’élimination des pires formes de
travail des enfants, c’est-à-dire de toutes les personnes de moins de dix-huit ans. Parmi
ces pires formes de travail est notamment mentionné le travail obligatoire, y compris le
recrutement forcé des enfants en vue de leur utilisation dans des conflits armés ;
-
le Protocole facultatif, additionnel à la Convention sur les droits de l’Enfant, adopté le 25
mai 2000 par l’Assemblée générale des Nations Unies, pose comme principe que les
membres des forces armées (des Etats parties) qui n’ont pas atteint l’âge de dix-huit ans
ne participeront pas activement aux hostilités. Il autorise toutefois le recrutement
volontaire, dans les forces armées, à partir de seize ans révolus. La démobilisation et la
réinsertion sont ici abordées pour la première fois : le Protocole encourage les Etats
signataires à fournir une assistance appropriée (réadaptation physique et psychologique,
réinsertion sociale) aux enfants recrutés en dehors des limites imposées.
Tout un cadre juridique international est donc en place pour prévenir ou limiter le
recrutement d’enfants dans des groupes armés, pour décourager l’utilisation d’enfants dans
des zones de guerre, comme auxiliaires ou combattants, pour protéger les enfants-soldats
tombés aux mains de l’ennemi ou pour les démobiliser et les réinsérer dans un cadre de vie
17
normal. L’on constate pourtant que le drame des enfants-soldats se poursuit à grande échelle
et ce, pour diverses raisons : nombre d’Etats n’ont pas ratifié les textes cités ci-dessus ; ces
Conventions et Protocoles, même quand ils ne sont pas « facultatifs », ne sont pas toujours
transposés dans les lois nationales ; les engagements auxquels l’Etat a souscrit ne sont pas
correctement diffusés auprès des autorités militaires, des instances civiles responsables de
l’éducation et de la protection de la jeunesse (parents, enseignants, magistrats, police) ou des
médias. A côté de ces raisons qui relèvent essentiellement d’une volonté politique défaillante,
des problèmes surgissent aussi dans la mise en application et le suivi des dispositions légales.
Le plus fréquent est l’ignorance de l’âge réel des enfants considérés, dans des pays où la
déclaration des naissances n’est pas une obligation, où les documents d’identité n’offrent
qu’une fiabilité relative, où les archives de l’état civil ont été détruites, etc.
Le droit international définit donc l’enfant-soldat comme une personne de moins de dixhuit ans (de moins de quinze ans, dans certains textes), enrôlée de gré ou de force dans des
armées régulières ou dans des mouvements armés, comme auxiliaire ou comme combattant. Il
délègue aux Etats la protection légale des enfants-soldats et aux juridictions nationales la
question de leur éventuelle sanction pénale. Mais les Etats préfèrent généralement, de façon
compréhensible amnistier les enfants-soldats déserteurs ou démobilisés plutôt que les juger et
sanctionner. Ils sont confrontés ainsi aux limites du droit, puisque ces mineurs sont à la fois
victimes et criminels de guerre et qu’ils ont accompli leurs crimes avec l’aval ou sur ordre
d’adultes, dans un contexte d’indifférence ou d’impuissance des autorités, notamment de
celles-mêmes qui devraient les juger.
L’ambiguïté du statut des enfants-soldats et les traumatismes psychologiques dont ils
souffrent rendent quasiment impossible un procès équitable contre eux, pour les faits commis
avant leur démobilisation. D’autant que la menace de poursuites ou d’emprisonnement serait
contre-productive auprès des enfants-soldats « toujours en activité » : ils choisiraient alors de
garder les armes plutôt que de se soumettre à une démobilisation à risques28. Le séjour dans
des centres de rééducation, avec une préparation à une réinsertion socioprofessionnelle a dès
lors été la mesure privilégiée.
28
Des cas d’incarcération d’enfants-soldats démobilisés et de mauvais traitements à leur encontre sont relevés dans
le Rapport mondial 2008 de la Coalition pour mettre fin à l’utilisation d’enfants-soldats, mais sans préciser si
l’emprisonnement est une peine infligée par un tribunal ou si elle est une mesure extrajudiciaire. Voir
http://www.childsoldiersglobalreport.org/files/fr
18
2.3. Qui sont les enfants qui deviennent enfants-soldats ?
Deux grandes catégories peuvent être distinguées : les enfants recrutés de force et les
enfants s’engageant sur une base volontaire (ce qui ne signifie pas qu’ils soient informés des
conséquences de leur choix). Des enfants sont enrôlés de force par l’armée nationale et utilisés
dans les actions contre une opposition armée ; c’est le cas en Birmanie. D’autres, enfants des
rues, petits vendeurs, jeunes délinquants, écoliers, sont raflés par les forces gouvernementales et
incorporés dans l’armée ; ce fut le cas en République Démocratique du Congo. D’autres encore
sont des orphelins, des élèves d’internats, de jeunes villageois faits prisonniers par des milices ou
des rebelles, après des attaques, pillages et souvent, le massacre d’une partie de leurs éducateurs
ou de leur famille.
Plus divers sont les profils d’enfants qui s’engagent spontanément dans les rangs de
guérillas. Certains ont en commun le rejet par leur famille, trop pauvre pour nourrir et scolariser
ses nombreux enfants. Sans entourage affectif, sans ressources, sans école ou travail, s’enrôler est
le seul moyen de s’assurer une subsistance et de trouver une « protection », une famille de
substitution (camarades en guise de frères et sœurs ; commandant comme figure du père).
D’autres sont carrément incités par leurs parents à rejoindre des forces armées pour qu’ils
ramènent à la maison le fruit de leur « travail » : solde ou butin. Dans J’étais enfant-soldat, on
voit par exemple comment Kabila essaie de rallier les parents à sa cause29. :
Regardez vos enfants, ils ne peuvent même pas aller à l’école, parce que vous êtes trop pauvres. Donnezles-nous, et quand le pays sera libéré, ils pourront étudier, nous leur donnerons des bourses et ceux qui le voudront
pourront faire carrière dans l’armée.
A côté de ces causes socio-économiques, des motivations psychologiques sont souvent
invoquées : échapper à un père brutal, à une marâtre hostile ; fuir le spectacle quotidien d’un père
humilié et résigné ou la honte liée à la misère, pour devenir quelqu’un de respecté (prestige de
l’uniforme, fascination pour les armes, films de guerre avec des héros tout puissants jouent ici un
rôle indéniable), venger des parents assassinés, mutilés ou pillés.
Enfin, des raisons idéologiques poussent quantité de jeunes à se ranger sous certaines
bannières : libérer le pays d’un régime dictatorial ou d’une occupation étrangère ; reconquérir la
patrie d’où ses parents ont été expulsés ; transformer radicalement la société ; assurer la victoire
d’une religion ou la primauté (politique et socio-économique) de son ethnie. Dans beaucoup de
29
BADJOKO, L. et K. CLARENS, J’étais enfant-soldat, Paris, Plon, 2005, p.43
19
cas, la participation des enfants à ces combats pour la « juste cause » est admise, voire
encouragée par leur communauté.
2.4. Le vécu des enfants-soldats
Le parcours d’un enfant-soldat varie considérablement selon que celui-ci appartient à des
forces régulières ou à des rébellions armées.
Dans le premier cas, il reçoit généralement une formation progressive au maniement des
armes et au combat, accompagnée d’une « instruction » politique (slogans, chants patriotiques ou
à la gloire du chef d’Etat). Mal nourri, peu suivi sur le plan médical, ne percevant qu’une solde
minime ou pas de solde du tout, il coûte peu. Il obéit aux ordres et, contrairement aux
combattants adultes, il est audacieux – pour ne pas dire inconscient – sur le théâtre des opérations
(il n’est pas freiné par le souci de retrouver une épouse et des enfants ni un contexte familial qui
n’a rien à lui offrir). Lucien Badjoko confirme ces dires30 :
Nous les enfants, nous n’avions aucune conscience de la mort. Pour nous, la vie n’était pas sacrée. C’était
un avantage à la guerre. Quelqu’un approchait : balle. Même si c’était un civil, ne pouvait-il être un militaire
déguisé ? […]
Blessé, il est évacué et soigné dans des hôpitaux militaires ou civils. L’armée lui garantit
nourriture, vêtements et relations sociales (chefs et camarades) ; elle lui promet des études ou
promotions à l’issue du conflit. Ceci explique pourquoi les désertions sont rares et les
démobilisations, traumatisantes si elles ne sont pas accompagnées par un programme de
réadaptation : hors de l’armée, l’enfant-soldat se retrouve à la case départ, sans instruction utile,
sans ressources, déçu par des promesses non tenues et souvent craint par la société, en raison du
passé mal connu de l’enfant-soldat et dont on redoute les séquelles en terme de violence.
L’enfant-soldat embrigadé dans des groupes rebelles vit une expérience dramatiquement
différente. Les premiers jours, quel que soit l’âge de la nouvelle recrue, les « instructeurs » (qui
peuvent avoir le même âge qu’elle) s’emploient à terroriser l’enfant, à briser toute résistance, à
lui ôter toute volonté de fuite, à le transformer en être cruel, capable des pires atrocités. Ils
l’obligent, par exemple, à battre à mort des prisonniers ou des enfants déserteurs, à mutiler ou
tuer des membres de sa famille ou de son entourage, rendant impensable un retour de l’enfant au
sein de sa communauté. Les enfants-soldats, pour les endurcir et les préparer à la survie dans la
30
BADJOKO, L. et K. CLARENS, J’étais enfant-soldat, Paris, Plon, 2005, p.61
20
forêt ou autres zones difficilement accessibles, reçoivent un minimum de nourriture ou de soins.
Même les plus jeunes sont astreints à un entraînement physique pénible, habituellement destiné à
des commandos adultes. Après quelques semaines, une sélection a été ainsi effectuée, sans pitié
pour les plus faibles ou les malades qui sont abandonnés à la mort. Les autres commencent alors
une seconde phase de préparation. Ceux qui se sont distingués par leur autorité, leur endurance ou
leur cruauté, sont nommés « commandants » de petites unités d’enfants-soldats. Tous sont, plus
ou moins bien, initiés au maniement des armes et forcés à l’usage de drogues et/ou d’alcool dont
ils deviennent vite dépendants. Puis commencent des séances d’endoctrinement, des rituels de
protection (sacrifices d’animaux, aspersion d’eau magique, distribution de fétiches, d’amulettes).
Arrive alors le moment de partir combattre…moment attendu avec impatience par beaucoup qui
n’ont jamais connu la réalité de cette loterie tragique.
Comme les enfants-soldats constituent une main-d’œuvre peu coûteuse et facilement
renouvelable, peu de mesures sont prises pour minimiser les pertes31. Au contraire, ils sont
envoyés en première ligne comme système de prévention ou d’alerte précoce : les enfants-soldats
sautent sur les mines anti-personnel, ouvrant la voie aux combattants adultes ou s’exposent aux
premiers tirs de l’ennemi dont ils localisent ainsi les positions. Les enfants-soldats sérieusement
blessés ou ceux qui ne parviennent pas à suivre, lors d’une retraite précipitée, sont abattus par
leurs commandants, pour qu’ils ne tombent pas aux mains des bourreaux ennemis ; les corps sont
laissés sans sépulture. Le traumatisme des enfants-soldats, après un premier engagement est tel
qu’ils ne pourraient repartir au combat sans être drogués, au risque de devenir incontrôlables. Ils
ont peur et font peur, profitant parfois d’affrontements pou tuer certains des leurs, chefs ou pairs,
qui les ont humiliés, frappés ou qui ont violé ou tué des membres de leur entourage. Ceux qui
tenteraient de fuir, refuseraient de se battre ou de participer au massacre de prisonniers désarmés
ou même de civils sont impitoyablement abattus. Les enfants-soldats, filles, endurent les mêmes
épreuves ; si elles sont relativement moins nombreuses au combat, elles sont par contre réduites
au rang d’esclaves, domestiques et sexuelles, par leurs supérieurs.
31
Le mépris pour la vie de ces jeunes s’exprime, par exemple, dans l’appellation cynique que la rébellion des Tigres
Tamouls, au Sri Lanka, donne aux enfants-soldats qu’elle expédie au combat, après une formation sommaire : ce
sont les « one-way fighters », combattants sans ticket retour…
21
2.5. Comment les enfants-soldats sont-ils libérés de leur situation ?
Les armées régulières démobilisent, de temps à autre, certains de leurs enfants-soldats.
Ceux qui, après de graves blessures, sont devenus physiquement inaptes au combat ; ceux qui
souffrent de troubles mentaux tels qu’ils représentent un danger pour les autres soldats ; ceux
aussi qui ont servi plusieurs années et qui affichent clairement leur démotivation et leur volonté
d’une autre existence, tous ceux-là sont renvoyés à la vie civile, souvent sans dédommagement
autre qu’une modique prime de démobilisation et sans suivi médical ou psychologique. A côté de
ces libérations individuelles, les armées gouvernementales procèdent parfois à des
démobilisations groupées, de quelques dizaines d’enfants-soldats, lors de cérémonies largement
médiatisées, pour répondre aux pressions de la communauté internationale ou d’organisations
humanitaires et ainsi redorer l’image du pays et de ses dirigeants. La fin des hostilités et la
signature d’accords de paix sont logiquement suivies de la démobilisation massive des enfantssoldats, devenus une charge, financière et logistique, inutile.
Les groupes de combattants irréguliers ne relâchent pas leurs enfants-soldats avant la
victoire finale recherchée et ceux-ci l’apprennent dès leur incorporation. Rares sont ceux qui
tentent de s’échapper. S’ils sont repris, ils seront sauvagement mis à mort, en public, pour briser
toute vélléité de fuite dans le chef de leurs camarades ; s’ils ne sont pas retrouvés, leurs proches
feront l’objet de sanglantes représailles et un autre enfant de la famille sera emmené à titre de
compensation. Dans des circonstances particulières, de rares enfants-soldats récupèrent cependant
leur liberté si, laissés pour morts sur le champ de bataille, ils ont la chance d’être pris en pitié par
des troupes régulières et envoyés dans des hôpitaux avant de retrouver la vie civile. Faits
prisonniers par des combattants réguliers, les plus jeunes parmi les enfants-soldats sont aussi
libérés. Des milices, des rébellions consentent parfois à remettre leurs enfants-soldats, les moins
âgés, à des ONG humanitaires, à la condition que cette démobilisation procure une certaine
publicité au mouvement concerné ou à d’autres conditions (rançon, fourniture de biens).
D’une manière générale, ces démobilisations occasionnelles ne diminuent pas
sensiblement le nombre d’enfants-soldats en temps de guerre, ni dans les rangs gouvernementaux
22
ni dans ceux des troupes rebelles, car la conscription ou l’enlèvement d’enfants se poursuit, dans
d’autres zones, en parallèle aux libérations32.
2.6. Quel est l’avenir de ces jeunes, sortis de leur condition d’enfant-soldat ?
Si un certain nombre d’enfants-soldats quittent leur vie de combattants, handicapés sur le
plan physique (amputés d’un membre, mobilité réduite, surdité, cécité), tous souffrent
d’importants traumatismes liés à ce qu’ils ont enduré, vu ou infligé. Ces séquelles psychologiques
(cauchemars, anxiété, dépression, instabilité émotionnelle) se feront ressentir pour le restant de
leur existence. Leur avenir, leur capacité à se reconstruire, à reprendre une place dans la société
dépendent essentiellement des conditions dans lesquelles ils sont partis à la guerre et ont été
démobilisés. Partis se battre avec l’assentiment, voire les encouragements de leurs proches ou
enlevés de force, les enfants-soldats réintègrent le plus souvent leur famille où ils bénéficieront
d’un certain soutien.
Partis en raison d’un manque d’affection, de la misère, de violences, puis livrés à euxmêmes, au moment de leur démobilisation, ces jeunes hésitent à rejoindre leur famille : soit ils y
retrouveront ce qui les a poussés à partir, soit ils n’ont rien à leur apporter ; ils savent qu’ils
constitueront une charge supplémentaire et susciteront méfiance, voire honte ou peur, en raison
de leur passé d’enfant-soldat, si difficile à faire comprendre. Sans instruction ni qualification
professionnelle, leur seule façon de se faire respecter était l’uniforme, le grade, le fusil, tout ce
qui leur a été maintenant enlevé. Se sentant incompris, dévalorisés, esseulés, sans repères dans la
communauté, ils retournent alors à leur existence antérieure : à l’armée, dès qu’ils le peuvent ou
dans une milice. En temps de paix, ils errent, enfants des rues, mendiants et drogués ou se
retrouvent dans des bandes criminelles où leur violence sans scrupule est appréciée.
Relativement plus chanceux sont les enfants-soldats libérés dans le cadre d’un programme
de démobilisation sous l’égide des Nations unies, de l’UNICEF en particulier ou d’ONG33.
32
Ceci explique l’arrêt de certains programmes « devant le refus des parties belligérantes de coopérer devant les
recrutements incessants d’enfants-soldats, l’UNICEF a mis fin à son programme d’aide aux enfants-soldats du
Congo en 1997…comme elle avait arrêté son programme d’éducation à la paix, au Liberia, en 1992 ». Voir
LANOUE, E., « Education, violences et conflits armés en Afrique subsaharienne. Bilan critique de nos
connaissances et perspectives de recherches », Colloque international de Yaoundé, 6-10 mars 2006.
33
Sur ces programmes, dits DDR (Démobilisation, Désarmement et réinsertion), voir par exemple Amnesty
International, http://www.amnesty.ch/fr/pays/afrique/rdc/docs/2010/rdc-demobilisation-reinsertion-enfants-soldats
23
Désarmés, reconnus comme victimes, comme enfants exploités, ils sont amnistiés et bénéficient
des droits de l’enfant. Des centres pour jeunes en difficulté recueillent les ex-enfants soldats pour
entreprendre avec eux un long processus de réintégration sociale et les amener à rompre avec leur
passé de combattant. Ce processus implique un soutien psychologique, qui peut s’accompagner
de pratiques de guérison traditionnelles, de désintoxication de la drogue et de l’alcool et qui vise
à identifier et à concrétiser avec l’ex-enfant soldat de véritables alternatives à son existence
précédente. Selon l’âge il peut s’agir d’un retour à une scolarisation normale ou à une formation
professionnelle offrant idéalement de vrais débouchés en matière d’emploi. L’idéal est de pouvoir
travailler en concertation avec la famille ou la communauté d’origine de l’enfant concerné, afin
de renforcer sa confiance en soi et d’accélérer sa réinsertion dans un cadre affectif, source d’un
nouvel équilibre et d’un développement personnel qui avait été brutalement interrompu.
Malheureusement, même des enfants-soldats démobilisés dans ce contexte plus favorable ne
parviennent pas à « rebondir », à s’aimer de nouveau. Les programmes DDR ne sont pas toujours
adaptés à la situation locale ; les formations proposées, non individualisées, tiennent parfois de
l’occupationnel et n’intéressent pas les jeunes ; souvent, en raison de leur coût et du suivi qu’ils
exigent, les programmes sont trop limités dans le temps et s’avèrent inefficaces. Dans une
interview avec Le Nouvel observateur, Lucien BADJOKO, enfant-soldat dans les troupes rebelles
de Laurent Kabila de 12 à 17 ans, affirme ainsi que 150 des quelques 200 enfants-soldats,
démobilisés en même temps que lui, en 2001, ont repris les armes.
Les pages ci-dessus résument, aussi sobrement que possible, le parcours des enfantssoldats tel qu’il est observé dans la réalité : l’enfance innocente, la tragédie de la fuite ou du rapt,
la transformation de victimes en machines à tuer et pour une partie des jeunes qui survivent et qui
ont de la chance, une lente et difficile rééducation. Pour une minorité, ce sera la base d’un
nouveau départ dans l’existence ; pour les autres, l’échec d’un retour dans l’enfer de la violence.
24
CHAPITRE 3 :
L’ENFANT-SOLDAT DANS LE ROMAN ALLAH N’EST PAS OBLIGÉ D’AHMADOU
KOUROUMA
C’est en 2000, chez A. KOUROUMA qu’apparaît pour la première fois dans la littérature
subsaharienne d’expression française l’enfant-soldat comme personnage de fiction. Après avoir
brièvement présenté l’auteur, j’essayerai de définir ce qui caractérise son personnage de Birahima
et lui confère son statut romanesque.
3.1 Ahmadou Kourouma
Né en 1927, dans l’ex-Afrique occidentale française, à Togobala, à la frontière de la Côte
d’Ivoire et de la Guinée, KOUROUMA est d’ethnie malinké et de nationalité ivoirienne. De
tempérament rebelle, il participe à des manifestations de contestation, alors qu’il étudie à
Bamako, ce qui lui vaut d’être enrôlé de force, en 1951, dans les forces coloniales françaises
engagées en Indochine. Il combat, lit beaucoup avant d’être démobilisé, en 1954, et admis à
l’Institut des Actuaires de Lyon, dont il sort diplômé. De retour au pays, son opposition au parti
unique du président Houphouët-Boigny est sanctionnée, dès 1963, par une arrestation, le
chômage et finalement un exil en Algérie, au Togo et en France (il ne retrouvera son pays natal
que temporairement en 1996).
Il soumet, en 1967, un premier livre à plusieurs éditeurs français qui le refusent, rebutés
par son caractère engagé, dénonciateur, autant que par sa langue, un français « malinkisé »34. Il
s’agit du roman Les soleils des Indépendances, finalement publié en 1968, au Québec, et qui
connaît un succès tel que les éditions du Seuil en rachètent les droits. Pendant plus de vingt ans,
KOUROUMA ne publiera plus rien, au point d’être considéré comme l’homme d’un seul livre,
devenu un classique africain. Mais en 1990, il donne Monnè, outrages et défis, suivi, en 1998, de
En attendant le vote des bêtes sauvages (Prix du livre Inter) et en 2000, de Allah n’est pas obligé,
roman couronné entre autres par le prix Renaudot et le Goncourt des Lycéens. Rentré à Abidjan,
en 1996, KOUROUMA est à nouveau contraint de s’exiler en raison des dérives identitaires
(« ivoirité ») et de la guerre civile (entre population du Nord et les autres) dans son pays. Installé
34
Kourouma explique son choix langagier dans un article « Ecrire en français, penser dans sa langue maternelle »,
Etudes françaises, vol.33, n°1, 1997, p. 115-118, http://id.erudit.org/iderudit/036057ar
25
à Lyon, il entreprend d’écrire un roman sur cette folie meurtrière en Côte d’ivoire, roman qu’il ne
pourra mener à bonne fin et qui sera publié à titre posthume, en 2004, sous le titre Quand on
refuse on dit non ; l’on y retrouve Birahima, le héros de Allah n’est pas obligé. Ahmadou
KOUROUMA, le perturbateur, le subversif, l’incessant pourfendeur des despotes meurt, à Lyon,
le 11 décembre 2003.
3.2 Birahima, l’enfant-soldat
Allah n’est pas obligé constitue le titre tronqué du quatrième roman de KOUROUMA35.
Le titre complet, quelque peu blasphématoire36, décidé par le petit Birahima pour son « blabla »
et ses « salades » est : « Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses ici-bas »37.
L’intrigue du roman n’en fait pas un modèle de tension dramatique : Birahima, enfant du
Nord de la Côte d’Ivoire, devenu orphelin, se lance à la recherche de sa tante Mahan qui vit au
Libéria et chez qui, il pourrait « manger tous les jours du riz avec viande et sauce graine »38. Il
sera accompagné par Yacouba, « un grand quelqu’un, originaire du village, multiplicateur de
billets, marabout devin et fabricant d’amulettes, grigriman »39 qui lui parle des guerres tribales et
des small-soldiers qui « avaient tout et tout »40, suscitant l’enthousiasme de Birahima. Le couple
grotesque arrive au Libéria, tombe successivement aux mains de divers groupes rebelles. La
quête de Mahan passe, pour ainsi dire, au second plan. Yacouba et Birahima finiront par
découvrir la tante Mahan, morte, jetée dans une fosse commune. Arrive le fils de tante Mahan, le
Dr Mamadou qui enterre dignement sa mère et ramène Yacouba et Birahima en Côte d’Ivoire.
L’essentiel du roman se trouve dans le récit que fait Birahima de son destin et des expériences
qu’il vient de vivre.
35
Pour ne pas alourdir les notes de bas de page, je me référerai à ce roman, dans son édition Seuil, Points, 2000 par
la mention ANO.
36
Blasphème, dans la mesure où parmi les 99 beaux noms qui célèbrent les qualités d’Allah, dans la tradition
coranique, l’on trouve Al-Adl le Juste, l’Equitable et tout enfant musulman sait cela. Cette phrase et ses variantes
sont récurrentes dans le roman, pour souligner le tragique et l’injustice des situations.
37
Ces expressions reviennent plusieurs fois dans le roman mais les premières occurrences figurent dans ANO, p.7
38
ANO, p.33
39
Pour la description de Yacouba, voir ANO, p.36-41
40
ANO, p.41
26
3.2.1 Perspective narrative
Dans Allah n’est pas obligé, le récit se fait à travers les yeux d’un enfant. Ce choix n’est
pas complètement anodin : la vérité est censée sortir de la bouche des enfants. Le témoignage de
Birahima devient donc en quelque sorte légitimé par le fait qu’il soit un enfant. Birahima (et à
travers lui, KOUROUMA, l’écrivain engagé, le « diseur de vérité »41) témoigne du sort des
enfants dans les guerres tribales des républiques bananières du Liberia et du Sierra Leone. Il va
témoigner de ce qu’il a vu et vécu, dès qu’il a été plongé dans l’enfer de la guerre civile : le sort
de la population dans les zones rurales livrée sans défense au pillage, aux massacres, aux viols ;
les chefs de guerre, cupides et impitoyables, le sort des enfants-soldats, drogués, cruels, sans état
d’âme et qui ne connaissent que deux lois : celle de la prédation universelle (au leitmotiv cynique
« qu’Allah ne laisse pas vide une bouche qu’il a créée »42) et celle de la survie : tuer pour ne pas
être tué. Le témoignage de Birahima s’appuie sur une réalité bien documentée : les dates, les
noms des lieux, des factions rebelles et de leurs dirigeants, leur stratégie de terreur (amputation
des bras, en version manches longues/manches courtes ; corps mutilés, décapités abandonnés
sans sépulture, etc.) viennent renforcer la véracité de ses propos.. Il n’est donc pas étonnant de
lire à la page 66 les véritables noms de dirigeants africains :
Comparé à Taylor, Compaoré le dictateur du Burkina, Houphouët-Boigny le dictateur de Côte-d’Ivoire et
Kadhafi le dictateur de Libye sont des gens bien, des gens apparemment bien.
Mais si Birahima, « personnage-narrateur » pour reprendre le terme de Genette, ne raconte que
des choses vraies, son récit ne donne presque jamais dans le réalisme, le voyeurisme de certains
reportages de guerre ; il ne « photographie » pas les actes de cruauté, dans leurs détails, pendant
qu’ils sont commis, mais il donne plutôt à voir le spectacle affligeant de leurs conséquences43. Le
langage enfantin, en général plus optimiste et plus insouciant, empêche justement de tomber dans
le sentimentalisme et le sensationnalisme.
L’effet comique ou ironique créé par ce langage simple, niais et spontané permet au
lecteur de prendre de la distance par rapport à des récits terribles qui autrement auraient rendu
insoutenable l’atmosphère du roman.
41
BORGOMANO, M., « Mort d’un diseur de vérité », Notre librairie 153 (2004), p.154
ANO, p.46
43
GENETTE, G.,Figures III, Paris, éd. Le Seuil, 1972, p.256
42
27
A la page 31, Birahima explique, par exemple, que sa tante s’est enfuie au Libéria pour échapper
à un mari violent et dit :
Partout dans le monde une femme ne doit pas quitter le lit de son mari même si le mari injurie, frappe et
menace la femme. Elle a toujours tort. C’est ça qu’on appelle les droits de la femme.
On peut citer comme autre exemple la page 145 :
Malgré les fétiches musulmans et chrétiens, quatre enfants-soldats furent disloqués, dispersés par les obus.
Ils étaient plus que morts, deux fois morts […] Au moment de fermer la fosse commune, Johnson a pleuré. C’était
marrant de voir un bandit de grand chemin, un criminel comme Johnson pleurer à chaudes larmes…
Enfin, utiliser un enfant comme narrateur a l’avantage de pouvoir dire tout ce que l’on
souhaite sans que l’on ne vous en tienne rigueur, car l’enfant revête cette image d’innocence et de
naïveté. Comme le mentionne si bien Charlotte Lacoste : « La fausse langue enfantine n’est pas là
pour émouvoir le public occidental ; elle recèle avant tout une fonction critique »44. Par le biais
de Birahima, KOUROUMA porte un œil critique sur la situation géopolitique dans cette partie de
l’Afrique de l’Ouest.
De façon inaperçue, Birahima se fait le détracteur des grands dirigeants africains et de la
communauté internationale. Son statut d’enfant l’autorise à insulter ou à ridiculiser des chefs
d’Etat, des forces internationales et des politiques. En effet, ce qui sort de sa bouche vient
probablement de manière irréfléchie ou inconsciente, il ne fait peut-être que répéter ce qu’il a
entendu ailleurs, comment pourrait-on alors le condamner ? C’est au lecteur d’en juger.
Quoi qu’il en soit, KOUROUMA use et abuse de ce stratagème pour dire le fond de ses
pensées. Pour illustrer mes propos, je vous renverrai aux passages de la page 101 : « Et la
constitution fut un dimanche matin votée à 99,99% des votants. A 99,99% parce que 100% ça
faisait pas très sérieux », de la page 144 : « les forces d’interposition de l’ECOMOG45 furent
alertées. Elles purent arriver. Ces forces ne s’interposèrent pas ; elles ne prirent aucun risque
inutile […] » ou encore de la page 174 : « Alors le dictateur Eyadema aura une idée géniale, une
idée mirifique. Cette idée sera activement soutenue par les USA, la France, l’Angleterre et
44
LACOSTE, C., « L’enfant soldat dans la production culturelle contemporaine,
figure totémique de l’humaine tribu », L’enfant-combattant France (2010),
http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/57/27/46/PDF/Enfant_soldat_dans_la_production_culturelle.pdf
45
Economic Community of West African States Cease-fire Monitoring Group ou Brigade de surveillance du cessezle-feu de la CEDEAO est un groupe militaire d’intervention placé sous la direction de la Communauté économique
des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et chargé de faire respecter les cessez-le-feu signés dans les pays
membres de la CEDEAO.
28
l’ONU. Cette idée consistera à proposer un changement dans le changement sans rien changer du
tout ».
L’enfant est une figure littéraire universelle. Pour que sa dénonciation touche le plus
grand nombre, Birahima s’adressera aussi bien aux46 :
toubabs (toubab signifie blanc) colons qu’aux noirs indigènes d’Afrique et aux francophones de tout gabarit
(gabarit signifie genre)…le Larousse et le Petit Robert me permettent d’expliquer les gros mots47 du français de
France aux noirs nègres indigènes d’Afrique. L’inventaire des particularités lexicles du français d’Afrique explique
les gros mots africains aux toubabs français de France. Le dictionnaire Harrap’s explique les gros mots pidgin à tout
francophone qui ne comprend rien de rien au pidgin.
Birahima s’attribue ici le rôle de communicateur, d’interprète. Il se fait un point
d’honneur de transmettre son message, son histoire à un public aussi large que possible, il veut
être entendu et tient à respecter le devoir de mémoire.
Le procédé narratif choisi est celui de la focalisation interne. Birahima est un « narrateur
homodiégétique au niveau intradiégétique »48, ce qui signifie qu’il entreprend son récit de vie à la
première personne et fait partie de l’histoire qu’il raconte : « Maintenant après m’être présenté, je
vais vraiment conter ma vie de merde de damné. Asseyez-vous et écoutez-moi. »49 Il le fait à la
mode d’un conteur traditionnel dont il emprunte certains procédés, tout en sachant que son jeune
âge ne lui confère pas l’autorité pour se faire écouter par des adultes. Or, c’est bien à des adultes
qu’il s’adresse, à un adulte en particulier, son cousin Mamadou, le médecin, comme nous
l’apprend la dernière page du roman50 :
La route d’Abidjan via Man était rectiligne […] Nous étions cinq dans le 4x4 Passero du docteur Mamadou
[…] Je feuilletais les quatre dictionnaires que je venais d’hériter […] C’est ce moment qu’a choisi le cousin, le
docteur Mamadou, pour me demander : « Petit Birahima, dis-moi tout, dis-moi tout ce que tu as vu et fait ; dis-moi
comment tout ça s’est passé. »
Birahima se lance et « improvise » le récit de ses aventures. Comme les griots, il
interpelle son public pour obtenir son attention, il cite des proverbes bien connus pour créer une
connivence avec son auditoire, il répète ses explications pour ceux qui n’auraient pas encore
compris, il use d’interjections (« Walahé ! au nom d’Allah » est récurrent) pour souligner la
vérité de ses dires et s’affirme comme maître du jeu, notamment par ses caprices concernant le
46
ANO, p.9
Il s’agit bien entendu de mots rares, techniques et compliqués et non d’insanités
48
GENETTE, G., Figures III, Paris, éd. Le Seuil, 1972, p.256
49
ANO, p.10
50
ANO, p.220
47
29
déroulement chronologique, la structuration de sa narration : « Peut-être je vous parlerai plus tard
de la mort de ma maman. Mais ce n’est pas obligé ou indispensable d’en parler quand je n’en ai
pas envie »51 ou encore « Voilà ce que j’avais à dire aujourd’hui. J’en ai marre ; je m’arrête
aujourd’hui »52.
Et pourtant, malgré l’usage de ces procédés propres à la littérature orale, il ne s’agit ici
que d’une mise en scène, d’une « oralité feinte » ; le récit de Birahima est en réalité un écrit, un
texte organisé comme nous le prouvent les questions suivantes :
-les innombrables parenthèses comportant des définitions, parfois fantaisistes, issues des
dictionnaires ; comment Birahima peut-il dire son récit à l’instant où il est conçu et
simultanément consulter ses dictionnaires pour clarifier les expressions qu’il utilise ?
-pourquoi Birahima, s’adressant à son cousin Mamadou, raconte-t-il l’enfance malheureuse de
celui-ci, comme s’il ne la connaissait pas lui-même ?
-comment Birahima, un gamin quasi-illettré pourrait-il improviser un long exposé documenté,
dans une langue passée brusquement à un niveau courant, soutenu, sur des aspects
ethnographiques et l’histoire récente du Libéria et de la Sierra Leone ?
-pourquoi Birahima dit-il : « Il faut expliquer parce que mon blablabla est à lire par toute sorte de
gens »53 ?
3.2.2 Mode de présentation de Birahima : autoportrait d’un anti-héros
Dans une sorte d’exposé introductif, Birahima se dépeint et résume son existence, en six
points54 :
•
« Et d’abord…et un…M’appelle Birahima » : Un prénom seul, pas de patronyme… or
c’est le patronyme qui dit l’origine géographique, l’appartenance à tel ou tel lignage, la
caste et le passé plus ou moins glorieux attaché au nom de la personne ; c’est le
patronyme qui vous identifie et vous sort d’un anonymat suspect. Pas de grade ou de
51
ANO, p.26
ANO, p.47
53
ANO, p.9
54
ANO, p. 7-10
52
30
surnom non plus, alors que presque tous les enfants-soldats reçoivent un titre militaire55
ou s’affublent de surnoms évoquant leurs qualités ou leur caractère56.
•
« Et deux…Mon école n’est pas arrivée très loin ; j’ai coupé cours élémentaire deux. » :
Un début d’instruction, un peu plus de deux ans d’école primaire, puis la déscolarisation
pour une raison inconnue ; celle invoquée par Birahima (« J’ai quitté le banc parce que
tout le monde a dit que l’école ne vaut plus rien ») semblant un prétexte peu crédible.
•
« Et trois…suis insolent, incorrect comme barbe d’un bouc et parle comme un
salopard » : Birahima parle de façon grossière ; il prononce sans arrêt (la suite du texte le
prouvera) des jurons ou obscénités en malinké, sa langue maternelle et en français.
Manque d’éducation ou bravades d’un gosse qui n’a pas grand chose d’autre pour
s’affirmer ?
•
« Et quatre…je ne suis qu’un enfant. Suis dix ou douze ans…et je parle beaucoup…Je me
fous des coutumes du village, entendu que j’ai tué beaucoup de gens avec kalachnikov et
me suis bien camé avec kanif57 » : Birahima ne connaît pas son âge avec précision, pas
plus que sa mère ou sa grand-mère qui se contredisent à ce sujet. Il ne se sent plus lié aux
règles de bienséance véhiculées par l’éducation traditionnelle, dès lors qu’il a bafoué des
valeurs et des interdits bien plus grands. Sentiment sincère ou vantardise, provocation
d’un gamin qui se sent coupable ?
•
« Et cinq… pour raconter ma vie de merde, de bordel de vie dans un parler approximatif,
un français passable, pour ne pas me mélanger les pédales dans les gros mots, je possède
quatre dictionnaires. » : A défaut d’une instruction solide, Birahima dispose de
dictionnaires dont il a hérité à la fin de ses pérégrinations ; ces ouvrages appartenaient à
un griot malinké, devenu interprète au service du Haut Commissariat aux réfugiés et mort
de maladie, au même endroit que la tante Mahan.
•
« Et six…Suis pas chic et mignon, suis maudit […] suis poursuivi par les gnamas
[…]donc tout se gâte chez moi et avec moi » : Birahima se croit maudit, il se sait
coupable d’avoir quitté sa mère, par peur et par dégoût, après que des voisins l’aient
accusée de sorcellerie ; sa mère est morte, avant qu’il ait demandé et obtenu son pardon.
55
ANO, p.49 : « on nous nommait à des grades, pour nous gonfler…le plus bas était lieutenant »
Capitaine Kid, Commandant Tête Brûlée, Johnny la foudre, Kik le malin, Sekou le terrible, Sosso la panthère et
Siponni la vipère apparaissent dans le roman. Les métaphores animalières sont nombreuses et rappellent l’usage des
totems claniques chez les Malinkés.
57
Kanif ou kénaf désigne le chanvre de Guinée
56
31
Mais il est harcelé par une culpabilité plus grande encore, celle d’avoir tué de nombreux
innocents…dont les âmes vengeresses (les gnamas) pourrissent sa vie personnelle et
sociale.
•
Conclusion de Birahima, qui est aussi la mienne : « Voilà ce que je suis ; c’est pas un
tableau réjouissant ». En effet, tout est absence, tout est faiblesse dans cette présentation
en creux du personnage central du roman. Tout, sauf les dictionnaires qui permettent à
Birahima de « s’accrocher à la définition des mots qu’il utilise, de recourir à la puissance
des mots qui sont des fétiches différents de ceux que fabrique Yacouba : ils ne servent pas
à protéger mais à assumer »58 ou du moins, procurent-ils à Birahima l’illusion de pouvoir
donner du sens à son univers chaotique et à la folie meurtrière.
3.2.3 La langue
KOUROUMA tenait à transcrire et dénoncer au mieux la réalité des enfants-soldats. Pour
ce faire, il lui a fallu recourir à différents procédés. Tout d’abord, il a misé sur une narration
romanesque marquée par l’oralité et influencée par des genres africains tels que le conte ou
l’épopée. Les légendes ou fables africaines sont traditionnellement racontées par des anciens, des
gens qui ont acquis un statut grâce à leur expérience de vie.
Avec Allah n’est pas obligé, KOUROUMA vient bouleverser les conventions de cette
oralité africaine en attribuant le rôle de conteur à Birahima, un enfant d’une dizaine d’années.
Peut-être s’agit-il d’un choix délibéré de sa part pour montrer qu’au lieu de laisser les adultes
parler et penser pour ces enfants-soldats, on ferait mieux de leur donner la parole ? Quoi qu’il en
soit, KOUROUMA et dans le roman le cousin Mamadou, donnent carte blanche à Birahima pour
s’exprimer sur son passé d’enfant-soldat et celle de ses petits camarades.
Birahima se saisira de cette opportunité et tiendra le crachoir tout au long du roman. En
tant que narrateur et personnage principal, il occupera l’espace entier du roman. Les dialogues,
susceptibles de nous distraire de son récit, sont d’ailleurs quasi inexistants dans le roman. Toute
l’attention est centrée sur lui. Birahima, qui en est conscient, se permet des enfantillages du style :
« Asseyez-vous et écoutez-moi. »59, « Voilà ce que j’avais à dire aujourd’hui. J’en ai marre ; je
58
GARNIER, X., « Allah, fétiches et dictionnaires : une équation politique au second degré », Notre librairie 155156 (2001)
59
ANO, p.10
32
m’arrête aujourd’hui »60. Birahima se moque de l’étiquette : il peut donner des ordres à des
personnes plus âgées que lui et peut interrompre son récit quand bon lui semble. Cette attitude
langagière capricieuse nous rappelle qu’on se trouve face à un enfant.
Birahima fait part de son récit à des adultes. Sa situation d’infériorité, d’insécurité vis-àvis d’aînés, parmi lesquels un universitaire, explique sans doute le langage qu’il adopte : le
langage des enfants de la rue, fait de vantardises, de grossièretés et de blasphèmes, tentative
maladroite pour se donner de l’audace et en imposer quelque peu61. Le récit de Birahima est
jalonné de jurons et d’interjections en malinké (A faforo !, Gnamokodé !, bangala de mon
père…) dont la traduction française figure entre parenthèses dans le texte. Ceci, toujours dans le
souci de se faire comprendre par un public étranger à la langue malinké. Si ces jurons expriment
la colère de Birahima face à la violence des guerres et particulièrement aux cruautés et aux
outrages qu’il a subis et infligés, ce vocabulaire obscène et ordurier sert également à
impressionner son public.
Birahima, plus que tout, désire être pris au sérieux car il sait que son statut d’enfant peut
lui porter préjudice lorsqu’il raconte les atrocités de la guerre. Quasiment tous ses dires sont
ponctués de l’interjection (Walahé !). Par-là, il rappelle à son auditoire que tout ce qu’il raconte
est véridique même si cela paraît incroyable. Il tient absolument à raconter son histoire et celle de
ses camarades et à être entendu par un public aussi large que possible : d’où l’importance des
interjections, jurons, répétitions de proverbes ou d’explications (Allah n’est pas obligé de faire
toutes les choses justes, Allah ne laisse jamais vide une bouche qu’il a créée, etc.) qui viennent
rendre son récit plus compréhensible aux lecteurs et ce, qu’ils soient Français, Africains ou
d’ailleurs.
C’est ici qu’entrent en jeu les dictionnaires, media de prédilection de Birahima pour se
faire comprendre « des toubabs colons, des noirs indigènes sauvages d’Afrique et des
francophones de tout gabarit ». Birahima consultera d’un rythme frénétique ses quatre
dictionnaires et multipliera les précisions parenthétiques (comportant les définitions fantaisistes
des termes qu’il juge incompréhensibles pour son auditoire). Les innombrables parenthèses
viennent renforcer son obsession : celle de transmettre son message le plus clairement possible.
Ironie du sort, les manuels linguistiques dont Birahima abuse, servent non pas « de référence à
60
ANO, p.47
CAITUCOLLI, C., « L’écrivain francophone agent glottopolitique : l’exemple d’Ahmadou Kourouma », Glottopol
3 (2004), p. 17-23
61
33
une langue correcte mais sont utilisés pour cautionner un langage impertinent, revendiquant un
ancrage dans un discours oral non policé »62. Il abuse ainsi de xénismes, notamment dans les
jurons comme nous l’avons mentionné plus haut.
Une nouvelle fois, Birahima fait montre de provocation en « se moquant ouvertement des
conventions et lieux communs reconnus de la langue française »63. Le lecteur pourrait croire que
le narrateur s’est approprié le français, l’a façonné en se fondant sur des malinkismes pour en
faire une langue ne trahissant pas son identité culturelle mais ne s’agirait-il pas plutôt d’un
manque de jugement ?
Birahima n’a pas encore terminé son apprentissage linguistique ce qui expliquerait « les
nombreux usages inadéquats ou impropres, de sujets inanimés personnalisés ou de compléments
directs incongrus (« Mon école n’est pas arrivée très loin ; j’ai coupé cours élémentaire deux »
(ANO, p.9) »64, d’expressions redondantes telles que « c’est kif kif pareil » ou encore l’oubli
fréquent de l’article devant des noms. Il ne faut pas oublier que Birahima est loin d’avoir terminé
son éducation et son apprentissage, il a donc encore du mal à discerner ce qui est correct ou non
en matière de langage. Enfant, il utilise des expressions ou des tournures à tort et à travers qui
renforcent le caractère ironique de son récit. Pour citer les mots de Thérèse Zhang Kai-Ying :
Cette écriture d’un humour mordant, qui survole les atrocités de la guerre sur un ton badin, vient à chaque
fois contrebalancer une violence difficilement soutenable. Cette charge ironique qui traverse tout le récit, apparaît
comme seul rempart à la souffrance et à l’horreur, comme unique revanche sur le désespoir et la fatalité.
Avec Allah n’est pas obligé, KOUROUMA nous offre une œuvre surprenante sur le plan
linguistique et littéraire. La seule chose qu’on pourrait lui reprocher, c’est qu’il lui arrive de
s’égarer de son projet. Ambitieux, il se laisse emporter dans certains passages qu’il rédige dans
une langue trop adulte : « Elle avait un charme sensuel, elle avait un sex-appeal voluptueux »65 ;
« Il s’est enfui en Libye où il s’est présenté à Kadhafi comme le chef intraitable de l’opposition
sanguinaire et dictatoriale de Samuel Doe »66. Le lecteur se demande alors comment un enfant de
dix ans, si peu lettré, peut parler de manière aussi sophistiquée. Dans ces passages, Birahima se
fait éclipser par KOUROUMA, sa voix disparaît pour laisser place à celle de son créateur.
62
ZHANG KAI-YING, T., « Enfants-soldats d’Afrique
Imaginaires de guerre, images du continent et écriture de la dénonciation », Interférences littéraires 3 (2009), p 211
63
Ibidem
64
Ibidem, p.212
65
ANO, p.58
66
ANO, p.65
34
CHAPITRE 4 :
L’ENFANT-SOLDAT DANS LE ROMAN JOHNNY CHIEN MECHANT D’EMMANUEL
DONGALA
Avec Johnny Chien méchant, DONGALA nous livre son cinquième roman. Publié en
2002 et également adapté au grand écran en 2008 sous le titre de Johnny Mad Dog, ce récit nous
fait plonger dans l’univers des enfants-soldats au Congo-Brazzaville. En guise d’anecdote,
DONGALA, sachant que KOUROUMA écrivait également un roman sur le thème des enfantssoldats, a tenu à terminer son propre livre avant de lire Allah n'est pas obligé afin de ne pas d'être
influencé.
Je suivrai la même structure que dans le chapitre précédent : je commencerai par une
brève présentation de l’auteur, puis analyserai le personnage de Johnny Chien Méchant afin de
comprendre ce lui confère son statut romanesque.
4.1 Emmanuel Dongala
Emmanuel Boundzéki DONGALA est né en 1941, de père congolais et de mère
centrafricaine. Il passe toute son enfance au Congo-Brazzaville avant d’entreprendre des études
supérieures aux Etats-Unis et en France. Une fois diplômé, il retourne dans son pays où il
deviendra professeur de chimie à l'université de Brazzaville. Grand fervent de littérature, il
fonde et dirige en 1981 la compagnie du Théâtre de l'Eclair. Il préside aussi l'Association
nationale des écrivains du Congo. En 1997, la famille DONGALA sera poussée à l’exil par la
guerre civile qui ravage le pays. Aidée par des amis, dont l'écrivain Philip Roth, elle s’établira
aux Etats-Unis. Emmanuel DONGALA enseignera la chimie au Simons' Rock College, dans le
Massachusetts et la littérature africaine francophone à Bard College dans l'état de New-York.
DONGALA est l’auteur de six romans qui ont été traduits dans une douzaine de langues.
L’œuvre de DONGALA, notamment par les thèmes qui y sont traités (société post-coloniale,
misère politique, statut des femmes, bureaucratie, conflit entre tradition et modernité, guerre
civile, etc.), offre un portrait réaliste et bouleversant de l’Afrique australe moderne.
35
4.2 Johnny, l’enfant-soldat
L’histoire de Johnny Chien Méchant se déroule au Congo, en pleine guerre civile. Elle
retrace le parcours de Johnny et Laokolé, deux enfants du pays qui vivront le conflit opposant les
dogo-mayis aux mayi-dogos de manière radicalement opposée. Johnny, au départ enfant de la rue
et petit balayeur, rejoindra la milice menée par Giap et prendra part aux pillages, viols, meurtres
dans l’espoir de devenir lui-même un jour un chef de guerre. Laokolé, quant à elle, vient d’une
famille unie où le père, menuisier, et la mère, commerçante, se sacrifient pour offrir la meilleure
éducation possible à la jeune fille et à Fofo, son frère cadet. Son univers basculera le jour où les
miliciens tuent son père et fracturent les jambes de sa mère. Afin d’échapper aux pillages, elle
entamera un long exode en compagnie de son frère et de sa mère qu’elle transporte dans une
brouette. Au cours de la fuite, elle perdra de vue son frère qui effrayé par les tirs des miliciens
s’était caché, et sa mère sera tuée dans une attaque à la bombe. Après maintes péripéties, elle
arrivera dans un camp de réfugiés où elle fondera une petite école. Mais un jour la milice dont
Johnny Chien Méchant fait partie débarque au camp. Elle prendra la défense d’une petite fille que
Johnny était en train de lacérer à coups de ceinture. Johnny, furieux qu’une femme se soit
opposée à lui, l’emmènera dans son QG pour lui donner une leçon. L’histoire finira autrement :
Laokolé sera celle qui, à l’aide d’une Bible, assènera le coup fatal à Johnny. A l’inverse de
Birahima, Johnny ne connaîtra pas de « happy end », il n’y aura pas de rédemption possible pour
lui.
4.2.1 Perspective narrative
Johnny chien méchant est un roman duophonique : les deux héros, Laokolé et Johnny,
racontent alternativement à la première personne une même réalité. Les chapitres, numérotés et
intitulés Johnny ou Laokolé, donnent la version de l’un ou de l’autre héros par rapport à un même
événement vécu. Par cette focalisation interne variable, le lecteur est ainsi confronté à la vision
du « bourreau » et de la « victime ».
36
Dans un entretien avec Taina Tervonen, DONGALA explique comment le processus de ces
regards croisés a débuté67 :
J’ai d’abord commencé à écrire à la troisième personne, avec un narrateur omniscient. Ça n’a pas marché.
Alors, j’ai choisi une voix de garçon, comme dans mon précédent roman. Mais je trouvais le récit trop unilatéral,
sans éléments pour transcender la violence, pour s’arrêter un peu et comprendre. Ce n’est que lorsque la deuxième
voix, celle de la jeune fille, s’est imposée à moi que, enfin, le roman a démarré.
La narration parallèle employée dans le roman offre une vision globale de la guerre civile.
Le témoignage de Johnny nous fait plonger dans l’univers des enfants-soldats. Il nous fait voir
comment ces enfants se laissent entraîner dans l’engrenage de la violence. Séduits par les
discours politiques (tribalistes ou paternalistes) ou les promesses d’enrichissement matériel des
adultes, ils se joignent aux milices. La moindre de leurs exactions étant justifiée par les adultes,
ils sont encouragés à poursuivre le cycle de la violence sans scrupules. Les adultes, peu présents
et ne se servant d’eux que pour accomplir les sales besognes, les laissent la plupart du temps
livrés à eux-mêmes. Ce sont d’ailleurs des enfants comme Johnny qui dirigeront les bataillons.
L’utilisation d’alcool et de drogues les aide également à repousser leurs limites et à banaliser la
violence. Pour ces enfants, la vie ressemblera rapidement à un jeu vidéo ou à un film, ils se
déconnecteront totalement de la réalité.
Quant au témoignage de Laokolé, il est d’une autre nature. Par sa lucidité, il vient
contrebalancer celui de Johnny. Pour assurer sa survie, Laokolé se doit d’être alerte à tout
moment, se détourner de la réalité pourrait lui coûter la vie. Elle n’a donc d’autre choix que de la
vivre intensément : elle reportera minutieusement tout acte de violence rencontré sur son chemin,
elle se fera le porte-parole des réfugiés : non seulement elle leur donnera une voix, mais montrera
également comment ils sont traités par les ONG, les autorités locales et les milices. Le discours
pertinent de Laokolé contraste avec le discours absurde de Johnny. Laokolé, jeune fille sage et
ambitieuse, incarne la douleur des réfugiés et du peuple congolais, elle vient ainsi toucher le
lecteur sans toutefois tomber dans le misérabilisme. La dichotomie est bien marquée dans le
roman ; c’est comme si DONGALA avait volontairement opposé une voix masculine (incarnant
le mal) à une voix féminine (incarnant le bien). Ces contradictions permettent de maintenir la
tension du roman. Le lecteur rentre dans la psychologie des personnages, tout en se demandant
lequel des deux va l’emporter.
67
TERVONEN, T., « DES MOZART QU’ON ASSASINE », entretien de Taina Tervonen avec Emmanuel Dongala,
Paris, octobre 2002, http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=2727
37
Pour renforcer cet effet de tension, DONGALA met également l’accent sur l’action : les
deux protagonistes sont toujours en mouvement et les péripéties se multiplient. Johnny, selon les
ordres, se déplace d’un point à l’autre de la ville avec sa troupe et Laokolé, en fuite constante,
cherche refuge où elle peut. Ces déplacements continus reflètent la spirale de la violence dans
laquelle les protagonistes se retrouvent piégés. Il n’y a aucune analepse dans le roman, les récits
des deux jeunes héros sont linéaires et spontanés : ils se font au moment même où l’action se
déroule. L’entrelacement des séquences et l’alternance dans la narration vient suspendre le temps
du récit. Le lecteur retient son souffle jusqu’au dénouement et se demande jusqu’au bout s’il y
aura une issue favorable à cette histoire. Cette pause ou suspension permet au lecteur de réfléchir
à la situation de ces jeunes gens. Il prend conscience du chaos et du désespoir qui règnent dans un
conflit, ainsi que des aberrations de la violence.
En conclusion, DONGALA pour nous faire comprendre la réalité du conflit, nous le
montre de l’intérieur et vu à travers les yeux de Congolais (notamment Laokolé) et non de médias
occidentaux comme nous en avons l’habitude. Ici le lecteur n’est pas mis à distance par un écran
de télévision, DONGALA le pousse à une lecture active. La narration directe de Laokolé ou de
Johnny, transforme le lecteur en témoin à part entière des scènes. A la différence des autres
romans sur la guerre et les enfants-soldats, la violence n’est pas simplement racontée mais
ressentie (les bruits, mouvements de foule, odeurs, etc.).
4.2.2 Mode de présentation de Johnny, l’enfant-soldat
Comme nous l’avons déjà mentionné, Johnny chien méchant retrace le parcours de deux
adolescents, Johnny et Laokolé. Dans cette partie, nous nous concentrerons uniquement sur
Johnny car l’analyse de son personnage nous fournira davantage d’informations sur le statut de
l’enfant-soldat dans la littérature subsaharienne de langue française.
Le roman emprunte son titre à l’un des nombreux sobriquets du personnage principal.
L’anthroponymie est très importante dans ce roman car elle donne des indications sur l’évolution
du héros. Tout comme dans Allah n’est pas obligé, on peut noter l’absence du nom de famille
chez le héros. Toutefois si dans le premier roman il s’agissait plutôt du rejet du nom parental et
de certaines valeurs familiales par pure rébellion, dans ce cas-ci la raison est plus simple :
Johnny, enfant de la rue, n’a pas de parents. Johnny, balayeur de rues, se fera enrôler dans la
38
faction des Mata Mata (les « Donne-la mort ») et se fera appeler Johnny Lufua Liwa (« Trompela-mort »). Johnny est effectivement l’un des plus rusés de la bande, son niveau scolaire est plus
élevé que le reste de ses camarades et il sait comment esquiver les balles ou les coups. Ses
qualités ne seront pas vraiment remarquées, aucune fonction ne lui est attribuée, il se contente de
suivre la bande et se retrouve la plupart du temps spectateur des violences commises par ses
compagnons. S’apercevant que le surnom de Trompe-la-mort est loin d’impressionner l’ennemi
et ne fait peur à personne, Johnny changera très vite de surnom sous prétexte qu’« un nom n’est
pas seulement un nom. Un nom porte en lui une puissance cachée »68. Il deviendra Johnny Matiti
Mabé (« la Mauvaise herbe »). A sa grande surprise, ce changement de nom sera loin de
provoquer l’effet escompté : il devient la risée de son chef et de toute sa bande qui l’appellent
désormais Gazon. On ne lui accordera plus que des tâches de subalterne (cirage de chaussures,
porteurs d’armes, etc.). Cette humiliation fait naître en lui une violence insoupçonnée : il se
mettra à voler, violer, tuer et torturer mieux que quiconque pour prouver qu’il a la stature d’un
grand chef de guerre. Ses actions l’élèveront au rang de chef d’un commando de la faction des
Mata Mata. Pour imposer le respect et prouver qu’il est un coriace, il se rebaptisera en Johnny
Chien Méchant. On voit également à partir de ce moment-là un renforcement dans son
comportement : si avant il commettait déjà les pires atrocités, maintenant il le fait en riant et en y
prenant du plaisir. « En se proclamant Johnny Chien Méchant, le personnage manifeste sa propre
déchéance de l'humanité »69. L’onomastique du roman permet de montrer comment Johnny passe
de l’état d’enfant et de relative innocence à l’état d’animal sauvage, en d’autres termes du statut
d’humain à celui d’inhumain.
A l’instar de Birahima, Johnny n’a pas achevé sa scolarité. Il s’est arrêté au CM1.
Birahima sait qu’il n’y a pas de quoi s’en vanter, mais selon Johnny, cela fait de lui un
« intellectuel ». Il le répètera tout au long du roman. Le fait que ses comparses n’aient pas été
aussi loin dans leur parcours scolaire, renforce son sentiment de supériorité. Il voue une
admiration aux vrais intellectuels, des gens qui d’après lui sont si intelligents qu’ils réfléchissent
même quand ils dorment. Les prenant pour modèles, il profitera des pillages pour voler des livres
et se constituer sa propre bibliothèque.
68
DONGALA, E., Johnny Chien Méchant, Paris, Le serpent à plumes, 2002, p.23
AHIMANA, E., « Les Violences extrêmes dans le roman négro-africain francophone. Le cas du Rwanda », thèse
de doctorat présentée le 18 mai 2009, p.138
69
39
Mais tout est dans le paraître. Les livres ne sont pas lus, ils servent uniquement à
impressionner. Dans cette guerre, la culture est assimilée à une parure, semblable aux fétiches
dont le personnage s'affuble pour provoquer l'effroi. Avec le « savoir », on acquiert une forme de
pouvoir car on peut rallier davantage de personnes à sa cause ou convaincre plus facilement. En
analysant de plus près les propos de Johnny, on se rend compte que ses capacités intellectuelles et
son esprit critique sont bien faibles. Ses explications sur la situation politique du pays et les
conflits internationaux sont des plus confuses. Son discours est brouillon : les phrases se suivent
et se contredisent et il éprouve des difficultés à argumenter. D’ailleurs, Johnny a beau avoir 16
ans, sa manière de raisonner est équivalente à celle de Birahima, son cadet. Il ne parviendra à
s’imposer que par la violence70 :
C’est cela qui est magnifique avec un fusil. Qui peut vous résister ? On nous avait dit que le pouvoir était au
bout du fusil et c’était vrai.
De plus, son système de valeurs se dégrade et se pervertit : il voit dans l'humiliation une
marque de fierté, le viol une apparence de respect, etc. Il n’est pas conséquent avec lui-même. Par
exemple, il se livre aux pires abominations mais refuse de se faire traiter de violeur ou
d’assassin71 :
Je ne suis pas un tueur […] On tue, on brûle, et on viole les femmes. C’est normal. La guerre c’est comme
ça, donner la mort, c’est naturel. Mais cela ne veut pas dire que je suis un tueur, un vulgaire assassin.
Il s’agit là d’une attitude d’enfant : c’est comme si nier les faits lui permettait d’échapper à la
réalité et de ne pas avoir à assumer ce qu’il est devenu.
Cet échappatoire ou cette déconnexion de la réalité est une constante du roman. Tous les
miliciens font abstraction au réel : ils voient la guerre comme un jeu. Bien souvent, ils ne savent
même pas qui représente le camp-ennemi, ils se contentent donc d’abattre toute personne se
trouvant sur leur chemin. Il suffit de voir avec quelle froideur, Johnny parle de victimes
potentielles72 :
Les roquettes fusaient, à un rythme rapide, bruyantes et puissantes, et c’était vraiment autre chose que nos
kalachs. Je jubilais car cela allait neutraliser autant de Tchétchènes que possible avant l’assaut, et tant pis pour le
reste de la population du quartier, il n’avait qu’à ne pas naître mayi-dogos.
70
DONGALA, E., Johnny Chien Méchant, Paris, Le serpent à plumes, 2002, p.44
Ibidem, p.448
72
Ibidem, p.322
71
40
Le soir, pour fêter « leur bon travail », ils consomment du chanvre et de l’alcool. Ils passent leur
journée à errer dans les rues à la recherche d’ordres à exécuter, ils vivent sans but réel. Ils
rebaptisent les lieux de combats et même leurs ennemis selon les noms récurrents de l’actualité
internationale : les quartiers sont désormais nommés « Kandahar, Koweït ou Sarajevo » et les
ennemis les « Tchétchènes » ou les « Israéliens ». Ces enfants-soldats se surnomment en fonction
de la mode cinématographique hollywoodienne ou en fonction de leurs « exploits » en matière de
viols ou de meurtres comme Rambo, Chuck Norris, Mâle-Lourd, Petit Piment, Caïman ou Chien
Méchant. Si « les passages du roman dans lesquels le personnage raconte ces prises de nom et les
argumentaires développés pour justifier ces appellations confinent au burlesque »73, ils révèlent
aussi un certain mal-être. « On s'attribue des désignatifs, mais on prend ceux des autres, car de
soi, on ne sait que faire »74. Le portait de Johnny et de ses comparses est noir. Ils sont assimilés à
des idiots et à des brutes épaisses tout simplement incapables de faire montre de sentiments.
DONGALA présente ainsi la bêtise de ces enfants-soldats qui sont confrontés à la mondialisation
culturelle du néant et de la violence et qui dénués de tout cadre éducationnel et contrôle social, se
livrent à toutes leurs pulsions.
4.2.3 La langue
Le style de DONGALA dans ce roman est classique. L’écriture est relativement
conventionnelle : le présent de narration domine le récit. A l’inverse de KOUROUMA, il n’y a
pas d’innovation linguistique à noter. La particularité de Johnny chien méchant relève plutôt de
son intrigue et de son jeu psychologique. Cela dit, j’émettrai tout de même quelques points
concernant le domaine linguistique :
Afin de transcender au mieux la violence du conflit, DONGALA a fait le choix de la
polyphonie en mettant en texte les mots de Laokolé et de Johnny. Cela fonctionne parfaitement
au niveau de l’intrigue et de la psychologie des personnages, mais qu’en est-il du point de vue
linguistique ? Ce choix implique effectivement la création de deux voix singulières : Laokolé
adopte effectivement un ton plus sérieux et réfléchi. Ses réflexions sont dignes d’une jeune fille
73
74
CHEMLA, Y., « Note de lecture », Notre Librairie, n° 150, Paris, avril- juin 2003, p. 126.
Ibidem, p.126
41
de seize ans qui a reçu une bonne éducation. Le vocabulaire est riche, varié et soutenu. Laokolé,
jeune fille rêveuse et optimiste, se laisse même aller à la poésie dans certains passages75 :
Des étoiles détachées du ciel, libres et chaotiqueLs, flottent dans l’espace, piquetant les
ténèbres de myriades de pulsations lumineuses. Ou alors, seraient-ce des milliers de lucioles
papillonnant en autant de particules luminescentes dans l’obscur brouillard de la nuit ?
Pour Johnny, la transition linguistique se fait moins facilement. Il est vrai que son langage
est cru, simple et obscène. Cela dit, si l’on tient compte de son niveau scolaire et social, Johnny a
tendance à parler de façon trop châtiée. On pourrait s’attendre à ce que Johnny emploie des mots
ou expressions appartenant aux langues locales (kituba, kikongo ou lingala) dans les situations
informelles. Or, cela n’arrive pratiquement jamais. Il utilise un français appartenant au registre
courant du début à la fin de son récit, en voici un exemple76 :
J’étais heureux de ne pas habiter le quartier Kandahar car, à voir la violence de ces eaux qui déferlaient dans
les rues sans canalisations, creusant des ravines, arrachant les toitures des maisons et faisant crouler celles construites
en pisé, il ne faisait aucun doute que les morts enterrés sommairement avaient certainement été déterrés et devaient
flotter comme des chiens crevés au fil de l’eau, avec les cadavres qui jonchaient déjà, ça et là, les rues et les
parcelles.
Dans son attitude langagière, on retrouve les mêmes caractéristiques que pour Birahima.
Une fois qu’il a la parole, Johnny débite toute une série de phrases qui sont plus ou moins
sensées. Ce flot de paroles sert à masquer son complexe : Johnny essaie tant bien que mal de faire
ses preuves comme intellectuel ou comme milicien féroce mais il enchaîne les humiliations77 :
Alors croyez-moi, entre la parole d’un militaire, d’un homme d’affaires, d’un magicien et d’un intellectuel,
je choisirais sans hésiter celle de l’intellectuel. Avec tant de connaissances, il ne pouvait pas mentir. De toute façon
j’étais moi-même déjà un peu un intellectuel et si dans ce quartier quelqu’un pouvait comprendre ce que raconte ce
confrère c’était moi. J’avais atteint le CM1 tout de même !
La logorrhée de mots (typique des traumatisés) permet également de se décharger
émotionnellement : il rejette ses frustrations, trouve une explication à ses actes ou tout
simplement se prouve par la parole qu’il est encore vivant. DONGALA expose ainsi la faiblesse
de Johnny et le rend plus humain.
L’humour, sous la forme d’ironie ou de sarcasme, même s’il est plus discret que chez
KOUROUMA, fait partie intégrante du roman. On assiste, par exemple, à un décalage entre ce
75
DONGALA, E., Johnny Chien Méchant, Paris, Le serpent à plumes, 2002, p.173
Ibidem, p.408
77
Ibidem, p.133
76
42
que Johnny dit et est réellement (il dit être un intellectuel alors qu’il n’a aucun esprit critique).
L’ironie est une manière de montrer l’absurdité de la situation en donnant l’espace de réflexion
nécessaire au lecteur78 :
Un Tchétchène est un Tchétchène, et un garçon mayi-dogo, quel que soit son âge, était un Tchétchène
potentiel. « Ta gueule ! » ai-je crié à la maman. Et pan !j’ai tiré dans la nuque du gamin agenouillé. La mère affolée
s’est précipitée sur le corps de son enfant, mais Petit Piment a « rafalé » avant qu’elle n’atteigne son but. Elle s’est
effondrée la tête première. Bon, on avait perdu assez de temps et il fallait avancer. Nous avons décidé de tuer tous les
hommes. De toute façon ils étaient mayi-dogos. Magnanime, j’ai laissé la vie sauve aux femmes et je leur ai
demandé de quitter immédiatement le quartier pour se diriger vers les zones que nous avions déjà conquises. Je sais,
ma bonté me perdra un jour.
En effet, depuis le début du roman, l’attention du lecteur est sans cesse sollicitée. Il est plongé au
cœur de l’action et vit intensément les pérégrinations des protagonistes. Les passages ironiques
ou sarcastiques, servant de pause, lui donnent l’occasion de prendre de la distance par rapport à
ces événements qui défilent.
Un autre fait intéressant concerne les reprises phrastiques. Les phrases terminant un
chapitre sont reprises dans l’autre : en reprenant les mêmes phrases, Laokolé et Johnny se
répondent sans le savoir. Ce fait est troublant car si leur témoignage diffère la plupart du temps,
cela démontre aussi que « victime » et « bourreau » peuvent l’espace d’un instant partager les
mêmes pensées. DONGALA met alors fin à la vision noir/blanc du roman, il redonne un peu
d’humanité à Johnny (en effet, si Johnny peut penser comme Laokolé, alors peut-être tout n’est-il
pas perdu ?).
78
DONGALA, E., Johnny Chien Méchant, Paris, Le serpent à plumes, 2002, p.330
43
CHAPITRE 5 :
L’ENFANT-SOLDAT DANS LE ROMAN QUAND ON REFUSE ON DIT NON
D’AHMADOU KOUROUMA
Peu un peu avant sa mort, KOUROUMA s’était attelé à l’écriture d’un nouveau roman
dont le personnage principal serait campé par Birahima. Le roman, intitulé Quand on refuse on
dit non et publié à titre posthume en 2004, restera malheureusement inachevé. Le titre provient
d’une citation de Samory Touré, une figure ambiguë de l’histoire africaine. Militaire d’origine
dioula (même ethnie que KOUROUMA et Birahima), il combattit pendant dix-sept ans la
pénétration française mais conquit des peuples voisins avec grande cruauté. Il était à la fois adulé
et haï. Cette figure historique, KOUROUMA l’aurait mise en parallèle avec Gbagbo, détesté pour
les exactions commises envers certaines ethnies mais admiré pour avoir tenu tête à HouphouëtBoigny, dictateur ardemment soutenu par la France.
Dans la première partie de ce chapitre, je tenterai de savoir s’il faut considérer cette
ébauche de roman comme une suite aux aventures de Birahima ou plutôt comme un nouvel
épisode. Dans la deuxième partie, je me pencherai sur la deuxième vie de Birahima afin de voir si
KOUROUMA avait décidé de faire évoluer son personnage ou non.
5.1 Statut de ce roman inachevé : suite ou nouvel épisode ?
C’est Gilles CARPENTIER, éditeur de KOUROUMA, qui s’est chargé de la publication
de Quand on refuse on dit non. Souhaitant rester fidèle à l’auteur, il a publié l’œuvre dans « son
état de construction ». Le livre se compose donc d’une suite de trois chapitres entièrement
rédigés, de deux fragments de chapitres retrouvés dans les papiers de l’écrivain et d’un synopsis
en style télégraphique. CARPENTIER, dans une note explicative, nous met en garde contre une
lecture trop littérale du texte posthume. Il rappelle en effet que les romans de KOUROUMA se
présentent généralement sous la forme de six chapitres. De surcroît, dans le synopsis, l’auteur
prévoyait une structure romanesque totalement différente de celle présentée aujourd’hui : « les
trois chapitres continus devant constituer une sorte de grand retour en arrière »79. Ne pouvant
79
KOUROUMA, A., Quand on refuse on dit non, Paris, éd.du Seuil, 2004, p.147
44
tenir compte de la structure, il nous faudra uniquement nous concentrer sur le contenu et
l’écriture des chapitres rédigés sans pouvoir les situer dans un ensemble.
Quand on refuse on dit non s’ouvre sur l’annonce de la guerre civile en Côte-d’Ivoire par
Birahima. Lui qui avait jusqu’ici retrouvé un semblant de vie normale, voit à nouveau ses projets
d’avenir perturbés par l’approche des violences. Les quatre à six mois suivant sa démobilisation
au Libéria, il les avait passés chez son oncle, le Dr Mamadou, qui lui avait trouvé une place
d’apprenti chauffeur et lui faisait suivre des cours à l’école coranique de l’imam Haïdara. Il était
même tombé amoureux de la belle Fanta, fille de l’imam et apprentie institutrice. Confiant
qu’Allah le récompensera un jour pour « courber ses cinq prières journalières »80, il s’imagine
déjà à la tête d’une grosse fortune et épousant Fanta. Il ajoutera même : « Un jour, ça viendra, je
serai peinard comme un enfant de développé […], et tous les enfants d’Afrique avec moi »81 Mais
voilà que la guerre éclate : l’ethnie des Dioulas est en danger. Le cousin Mamadou est enlevé par
les escadrons de la mort et l’imam Haïdara est assassiné. Afin d’échapper aux massacres, Fanta
décide de fuir chez son oncle au Nord du pays. Birahima escortera sa bien-aimée. Tout au long du
trajet, l’apprentie institutrice racontera à Birahima l’histoire de la Côte-d’Ivoire.
A la question «faut-il percevoir Quand on refuse on dit non comme une suite ou un
nouvel épisode ? », il est difficile de trancher.
Certains défendent l’idée d’un nouvel épisode étant donné qu’il s’agit d’une histoire
autonome et complète (si l’on se base sur le synopsis). Le récit se suffit à lui-même : il n’est pas
nécessaire d’avoir lu Allah n’est pas obligé pour comprendre le fil de l’histoire car dès les
premières pages Birahima résume son passé. Mis à part Birahima et le cousin Mamadou (mais là
encore, Birahima prend la peine de présenter en quelques mots son cousin), tous deux
protagonistes du roman précédent, les autres personnages sont tous nouveaux. Sans oublier que le
décor a été modifié : il n’est plus question ici du Libéria ou de la Sierra Leone, mais bel et bien
de la Côte-d’Ivoire. Le lecteur non initié à Allah n’est pas obligé n’a donc aucune difficulté à
suivre le récit, car les romans ne dépendent pas l’un de l’autre.
D’autres, au contraire, considèrent Quand on refuse on dit non comme la suite irréfutable
d’Allah n’est pas obligé pour plusieurs raisons. Premièrement, il faut tenir compte des repères
spatio-temporels : l’histoire qui y est narrée prend place à peine quelques mois après celle du
80
81
KOUROUMA, A., Quand on refuse on dit non, Paris, éd.du Seuil, 2004, p.14
Ibidem, p.14
45
premier opus et bien que l’intrigue se passe en Côte-d’Ivoire, le contexte reste toujours le même :
celui des guerres civiles ou des conflits en Afrique de l’Ouest. Deuxièmement, tout comme dans
l’œuvre originelle, le personnage principal n’est autre que Birahima et l’histoire sera toujours
racontée de son point de vue. Sa personnalité et ses tics langagiers n’ont pas changé, et l’histoire
qu’il raconte n’est en fait que la suite de son parcours d’enfant et de son évolution. Il raconte ce
qui lui est advenu après son départ du Libéria. En fait, il faudrait plutôt voir le roman comme une
autobiographie qui a été entrecoupée en raison de sa longueur, car l’univers fictionnel reste
cohérent et la continuité avec la fin du premier opus est assurée.
Il ne faut pas non plus oublier les nombreux rappels à Allah n’est pas obligé dans
l’ouvrage : « C’est toujours moi, petit Birahima, qui vous ai parlé dans Allah n’est pas obligé »82.
Birahima n’hésitera pas à longuement résumer ce qui lui est arrivé dans le dernier opus avant de
conclure dans son bagou légendaire83 :
Voilà ce que je peux dire sur moi et mon environnement. Ceux qui veulent savoir plus que ça sur moi et
mon parcours n’ont qu’à se taper Allah n’est pas obligé, prix Renaudot et neuf autres prix prestigieux français et
internationaux en 2000, et traduit dans vingt-neuf langues étrangères. C’est pour dire qu’ils n’auront pas une trop
mauvaise lecture.
Ces rappels sont une façon pour KOUROUMA de venir insister sur la filiation entre les deux
romans. Il établit ainsi une continuité entre les deux histoires, mais va plus loin : la conclusion est
un clin d’œil à l’ironie et au franc-parler employés par Birahima dans l’œuvre originelle. Le
lecteur est ainsi prévenu : ces caractéristiques seront retrouvées dans Quand on refuse on dit non.
Pour conclure, je mentionnerai l’une des dernières interviews de KOUROUMA dans
laquelle il répond à la question qui nous préoccupe, celle de savoir si Quand on refuse on dit non
est à considérer comme une suite ou comme un nouvel épisode84 :
En fait quand les évènements de la Côte-d’Ivoire ont commencé, j’étais en train d’écrire un roman dont
j’avais situé l’action dans la Guinée de Sékou Touré. Mais mes filles m’ont dit que je devais écrire sur les
événements graves qui se passent dans mon pays depuis quelques temps. Elles ont fini par me convaincre. J’ai donc
interrompu le livre en cours pour imaginer une suite à mon dernier roman Allah n’est pas obligé […]
82
KOUROUMA, A., Quand on refuse on dit non, Paris, éd.du Seuil, 2004, p.15
Ibidem, p.15
84
Kourouma, A., propos recueillis par Tirthankar Chanda, « Les derniers mots d’Ahmadou Kourouma », 11 déc.
2003, http://www.rfi.fr/actufr/articles/048/article_25500.asp
83
46
5.2 Deuxième vie de Birahima
Dans Quand on refuse on dit non, KOUROUMA complique le mode de narration. La
stratégie narrative est a priori identique à celle de Johnny Chien Méchant : la narration alternée
est confiée à deux personnages (le petit Birahima et Fanta). Toutefois chez DONGALA, les récits
des deux protagonistes étaient équilibrés, alors qu’ici Birahima s’impose en maître de la
narration. Dès les premières pages, il assume sa responsabilité de narrateur : il parle de son passé,
il fait part de son état d’esprit lorsqu’il a appris que la guerre commençait en Côte-d’Ivoire et tout
cela à la première personne du singulier. Tout est raconté de son point de vue. Il conserve son
statut de narrateur homodiégétique.
A cela, on pourrait venir contre-argumenter que ce n’est pas seulement l’histoire de
Birahima qui est au premier plan du roman, mais aussi celle de la Côte-d’Ivoire. D’ailleurs
Birahima sera le premier à l’admettre : « Mais j’ai employé trop de blablabla pour dire qui je suis
et où je suis. Maintenant racontons ce qui s’est passé dans ce criminel de pays appelé la Côte
d’Ivoire. »85. Il faut également ajouter que c’est Fanta qui se charge du récit historique et vient
faire la transition entre le destin individuel (celui de notre héros) et collectif (celui du peuple
ivoirien). Fanta pourrait alors être considérée comme l’égale de Birahima en ce qui concerne la
narration. Et pourtant ce n’est pas le cas86 :
Ces récits, qui alternent avec le déroulement de l’action principale, sont ensuite répétés une seconde fois
dans un langage moins châtié, celui de Birahima qui revient sur ce qu’il a compris et retenu du discours didactique de
sa compagne.
Fanta n’est qu’une ruse de KOUROUMA pour pouvoir raconter l’histoire de son pays natal dans
un style plus académique. Fanta raconte, mais Birahima, en reformulant à sa manière les leçons
de cette dernière et en les clôturant, aura toujours le dessus sur la narration.
Birahima reste fidèle à lui-même : il a gardé un caractère bien trempé, il aime provoquer
et cherche encore à impressionner. Il dira par exemple « j’ai mis le pied dans le plat pour
provoquer Sita [la femme du cousin Mamadou] »87 au moment où il lui soutient que le président
Gbagbo est un type bien alors qu’il sait pertinemment que sa famille est opposante politique et
appartient à l’ethnie Dioula décimée sans pitié par le président et ses partisans. Pensant
85
KOUROUMA, A., Quand on refuse on dit non, Paris, éd.du Seuil, 2004, p.19
ZHANG KAI-YING, T., « Enfants-soldats d’Afrique
Imaginaires de guerre, images du continent et écriture de la dénonciation », Interférences littéraires 3 (2009), p 203
87
KOUROUMA, A., Quand on refuse on dit non, Paris, éd.du Seuil, 2004, p.19
86 86
47
impressionner Fanta, il rétorquera : « Je peux paraître un garçon gentil, mais en réalité, je suis un
dur des durs »88.
Birahima conservera aussi son ton sarcastique. Il décrira ainsi une scène terrible, le moment où ils
tombent sur un charnier, avec un cynisme tout particulier89 :
Les volées de grosses mouches faisaient un vacarme de concorde supersonique. Les volées de papillons
noirs constituaient un nuage infranchissable au-dessus de la forêt. Et même les serpents et d’autres rampants de la
forêt se dépêchaient pour participer à la ripaille, à la fête. C’était le charnier de Monoko Zohi, un vrai kabako ! Les
victimes avaient de la chance : au lieu de pourrir pour servir d’humus au sol ivoirien qui donne le meilleur chocolat
du monde, leurs membres et leurs têtes servaient de repas succulents aux cochons et aux fauves, des bêtes vivantes.
Il est beaucoup plus valeureux de nourrir des bêtes que de fournir de l’humus aux plantes.
Dans Allah n’est pas obligé, Birahima était obsédé par la transmission de son message. Il
tenait absolument à raconter son histoire au public le plus large possible pour qu’elle ne tombe
pas dans l’oubli. Birahima se faisait aider de ses quatre dictionnaires pour rendre son histoire
compréhensible par tous. On retrouve dans ce roman-ci la même obsession du devoir de
mémoire. Birahima s’inquiète de ne pas pouvoir retenir tout ce que Fanta lui dira. Elle lui tend
alors un magnétophone. Cet appareil vient le rassurer, c’est alors que le récit de Fanta peut
vraiment débuter. Comme le mentionnera Elise Lepage : « Devant la menace d’effacement de la
mémoire que représentent les conflits, le magnétophone fait figure d’effort pour conserver une
trace du récit délivré par la jeune fille »90.
Ses tics langagiers ne l’ont pas quitté : il utilise encore fréquemment ses jurons favoris pour
marquer son indignation (Gnamokodé, Walahé, Faforo, etc.) et continuera à répéter certains
proverbes ou phrases tout au long du roman. Cela signifierait-il toutefois qu’il n’y pas
d’évolution à noter dans son personnage ?
Les indices portent à croire qu’il y aurait une sensible évolution chez cet ancien enfantsoldat. Le lecteur assiste à sa réhumanisation en quelque sorte. Lui qui se moquait de tout,
reprend goût à la vie et à l’école.
88
Ibidem, p. 35
Ibidem, p. 78
90
LEPAGE, E., « La mise en récit de l’histoire dans Monné, outrages et défis et Quand on refuse on dit non
d’Ahmadou Kourouma », @nalyses[En ligne], Articles courants, Francophonie, mis à jour le : 06/02/2008,
http://www.revue-analyses.org/index.php?id=988.
89
48
Il croit en un avenir meilleur alors que dans Allah n’est pas obligé, il était plutôt blasé et
anesthésié. Ainsi il sera tout content, lorsqu’en chemin, Fanta lui fait part de son désir de
l’instruire91 :
Elle a commencé par m’annoncer quelque chose de merveilleux. Pendant notre voyage, elle allait me faire
tout le programme de géographie et d’histoire de la medersa. J’apprendrai le programme du CEP, du brevet et du
bac. Je serai instruit comme un bachelier […]
Birahima semble réellement motivé par les études et bien décidé à aller jusqu’au bac. Ceci est
aux antipodes du premier opus où Birahima cherchait des excuses pour expliquer son niveau de
scolarité faible (« l’école ne vaut pas plus que le pet d’une vieille grand-mère ») et ne se pensait
pas capable d’aller plus loin que le cours élémentaire.
Birahima, qui jusqu’ici semblait insensible aux autres, tombe sous le charme de la belle
Fanta. Il adopte un langage qu’il n’avait jamais tenu auparavant et devient poète à ses heures92 :
C’était merveilleux de se trouver, tous les deux, rien que nous deux, au clair de lune, sur une route éloignée
de toute habitation, perdue dans la forêt. J’avais des ailes, j’étais content comme il n’est pas permis de l’être […]
Malheureusement cette évolution ne semble que temporaire. Lorsqu’il annonce à Fanta
« je voulais demander tes mains à tes parents pour que tu sois ma femme »93, celle-ci,
désintéressée, prétexte qu’il ne pourra pas l’entretenir. A cela il répond94 :
Ne t’en fais pas. Arrivé à Bouaké, je vais te laisser chez ton oncle et rentrer aussitôt dans les enfants-soldats
qui sont venus du Liberia et écument l’Ouest de la Côte-d’Ivoire. Par le pillage, j’aurai du pognon, beaucoup de
pognon.[…] Je pourrai t’entretenir comme une vraie grande dame.
C’est sur cette note pessimiste que se termine le troisième chapitre. En effet, Birahima, afin de
s’enrichir et de pouvoir épouser Fanta, est prêt à retomber dans le cercle vicieux de la violence.
C’est comme s’il n’avait rien retenu de son parcours et comme si l’appel de la guerre était plus
fort que tout. Le lecteur se demande alors s’il y a une issue possible pour ces enfants-soldats.
91
KOUROUMA, A., Quand on refuse on dit non, Paris, éd.du Seuil, 2004, p.41
Ibidem, p.137
93
Ibidem, p.139
94
Ibidem, p.139
92
49
CHAPITRE 6 :
L’ENFANT-SOLDAT DANS LE ROMAN LES AUBES ECARLATES DE LEONORA
MIANO
Publié en 2009, Les aubes écarlates, sous-titré Sankofa cry95, clôt le tryptique ouvert par
L’intérieur de la nuit (2005) et développé par Contours du jour qui vient (2006). Dans ce roman,
unanimement loué par la critique, MIANO fait le rapprochement entre les formes de trafic
humain rencontrées aujourd’hui en Afrique subsaharienne et les razzias opérées autrefois dans le
cadre de la traite des esclaves.
Ce chapitre commencera par une brève présentation de l’auteur et de son oeuvre et se
focalisera ensuite sur l’analyse d’Epa, figure centrale du roman.
6.1 Léonora Miano
Léonora MIANO est née en 1973 à Douala, capitale économique du Cameroun. Son père,
pharmacien, et sa mère, professeur d’anglais, tous les deux grands amateurs de littérature,
l’encouragent dès son plus son jeune âge à consulter la bibliothèque familiale. Son goût pour la
lecture la conduira vite à l’écriture. Elle écrit ses premiers poèmes à l’âge de huit ans et ses
premiers romans pendant l’adolescence. En 1991, elle quitte le Cameroun pour poursuivre des
études supérieures en Lettres Anglo-Américaines à Valenciennes, puis à Nanterre. Elle a depuis
élu domicile en France. MIANO ne soumettra ses écrits aux éditeurs qu’à l’âge de trente ans mais
très vite, elle sera publiée et récompensée par des prix littéraires dont le Prix Goncourt des
lycéens en 2006 pour Contours du jour qui vient et le Grand Prix littéraire de l'Afrique noire en
2012 pour l’ensemble de son œuvre. MIANO ambitionne, à travers son œuvre, de « resituer les
peuples subsahariens et afrodescendants dans la globalité de l'expérience humaine »96. Artiste
dans l’âme, MIANO ne se limite pas à la littérature. Elle a composé, écrit les textes et interprété
les chansons du répertoire Sankofa cry. Ce répertoire musical fait découvrir les émotions des
95
SANKOFA signifie dans le langage Akan du Ghana le « retour aux sources » ou « se nourrir du passé pour mieux
aller de l'avant ». Cette expression est symbolisée par un oiseau volant vers l’avant, la tête tournée vers l’arrière.
96
MIANO, L., Site officiel, « Biographie », http://www.leonoramiano.com/?page=biographie
50
premiers subsahariens ayant été déportés pendant la Traite négrière atlantique, un thème qui lui
tient tout particulièrement à cœur.
6.2 Epa, l’enfant-soldat
Les aubes écarlates se situe dans le pays imaginaire du Mboasu, secoué par une guerre
civile opposant le Président Mawusé, vieux dictateur soutenu par l’Ancienne puissance coloniale,
aux forces rebelles. Ayané, héroïne du premier opus de cette trilogie africaine, s’occupe avec sa
tante et Aïda, une Européenne, d’un centre pour enfants abandonnés appelé La Colombe. Quelle
ne fût pas sa surprise lorsqu’un beau jour, elle voit Epa, un adolescent soldat ayant déserté les
rangs rebelles et natif d’Eku, amené au centre. Elle-même originaire de ce village, se souvient
alors du jour où une armée révolutionnaire souhaitant réunifier l’Afrique équatoriale y avait
pénétré et avait raflé neuf enfants de la tribu (dont Epa). Impitoyable, cette armée avait même
procédé au sacrifice d’un enfant, le jeune frère d’Epa. Il s’ensuit alors une longue conversation
entre les deux personnages où Epa révèle à Ayané que le spectre de son frère exécuté lui apparaît
constamment en rêve pour lui demander de ramener tous les enfants enlevés au village. Epa,
voulant respecter la volonté de son frère défunt, s’échappe du groupe rebelle pour venir chercher
de l’aide en ville. Ayané, touchée par l’histoire d’Epa, l’aidera dans sa quête.
6.2.1 Perspective narrative
Les aubes écarlates offre deux niveaux de lecture. Il y a d’un côté, la dénonciation et la
critique de ces hommes se cachant derrière des idéologies nationalistes ou panafricanistes pour
commettre toutes sortes d’exactions et ainsi accéder au pouvoir, et de l’autre, l’interrogation sur
la mémoire de l’esclavage sur le continent africain, ainsi que les éventuelles répercussions sur ses
habitants.
Le roman adopte une narration déstructurée. Le lecteur assiste à un aller-retour constant
entre passé et présent, on est loin de la structure linéaire retrouvée dans les romans de
KOUROUMA ou de DONGALA.
MIANO alterne, par exemple, les focalisations interne et externe tout au long de
l’histoire. Les chapitres sont construits de la manière suivante : 1/ Exhalaisons, 2/ Latérite, 3/
Exhalaisons, 4/ Embrasements, 5/ Exhalaisons, 6/ Latérite, 7/ Exhalaisons, 8/ Coulées.
51
Les chapitres Latérite sont un compte-rendu des conversations entre Ayané et Epa à La Colombe,
ils décrivent également la détérioration de la situation politique au Mboasu, les pillages organisés
dans la ville ou le chaos régnant.
Le chapitre Coulées raconte le retour difficile d’Ayané, d’Epa et des autres enfants-soldats au
village d’Eku. Ces récits sont bien ancrés dans le présent : le modèle de narration choisi est ici la
focalisation externe et neutre. Il n’y a aucune intervention du narrateur, il nous laisse voir la
scène comme dans un film. Les personnages sont décrits à la troisième personne du singulier.
Dans Embrasements, Epa répond à la demande d’Ayané et lui fait part de son récit. On
assiste alors à un retour en arrière sur les évènements qui se sont passés depuis la rafle des jeunes
garçons à Eku. La focalisation est interne et Epa devient le narrateur-personnage. Tout son récit
est effectué à la première personne du singulier ou du pluriel lorsqu’il se réfère à ses compagnons
d’infortune. Les Exhalaisons, écrites à la première personne du pluriel et insérées après chaque
chapitre, font office d’interludes entre le présent et le passé. Elles font résonner les voix
d’esclaves morts sans sépultures qui interpellent constamment le lecteur97 :
Comprends ce que nous disons : le linceul qui ne nous fut pas tissé voile la face du Continent. Son ombre
est sur les jours de cette terre. Nous sommes las de sévir. Epuisés de châtier. Qu’on nous donne la route.
Par ce biais, MIANO fait sans cesse le parallèle entre le récit d’Epa et de l’Afrique subsaharienne
contemporaine et celui de l’Histoire de la traite négrière non assumée98 :
J’ai choisi de mettre en scène un enfant-soldat parce qu’il me semblait, dans son horreur, le plus proche de
ce qu’ont dû vivre des gens arrachés de leur village, enfermés, embarqués… Le désarroi est aussi grand que celui
d’un enfant qu’on prend dans son village et à qui on met une arme dans les mains. On se sent impuissant et
abandonné même des dieux, si on y croit.
En analysant la structure romanesque, on s’aperçoit que MIANO utilise un point de vue
interne pour raconter le passé et un point de vue externe pour le présent. La focalisation externe
reflète l’objectivité tandis que la focalisation interne traduit la subjectivité. La question à se poser
est pourquoi l’auteur varie-t-elle les perspectives narratives. Selon MIANO, l’oubli des
transbordés, ainsi que le refus d’enseigner leur histoire et de les placer dans la mémoire
subsaharienne pourrait être une des conséquences ou la continuation des violences actuelles en
Afrique. Interrogée par Pierre Maury, journaliste et critique littéraire au Soir, elle affirmera que
97
MIANO, L., Les aubes écarlates. « Sankofa cry », Paris, éd. Plon, 2009, p.179
Miano, L., propos recueillis par Pierre Maury, « De la traite des esclaves aux enfants-soldats », Le Soir, 16 oct.
2009, p.47
98
52
« le passé qui n’est pas expurgé se répète »99. Cette thèse sera d’ailleurs exposée dans la postface
du roman. Les violences actuelles sont indéniables : tout le monde, via les médias, en a été
témoin. Il est donc possible d’en parler ou de les exposer de manière objective et neutre.
Par contre, la négation de l’Histoire et la mémoire de l’esclavage sont des sujets plus délicats qui
demandent une approche plus sensible. Pour convaincre son lectorat d’entamer un travail de
réflexion sur ces thèmes, elle privilégiera la focalisation interne qui, tout en douceur, favorise une
identification aux voix de son roman et mène à un entendement du message qu’elles portent.
MIANO se distingue de KOUROUMA et de DONGALA par le genre de roman qu’elle
écrit. Allah n’est pas obligé, Johnny Chien Méchant et Quand on refuse on dit non prenaient la
forme d’un docu-roman, dans le sens où ces livres, à travers des techniques romanesques,
tentaient de restituer la réalité des enfants-soldats. Les témoignages de Birahima et de Johnny
semblaient véridiques tant leurs auteurs s’appuyaient sur une réalité bien documentée en ce qui
concerne les dates, les noms des lieux, des factions rebelles ou des dirigeants et les aspects
historiques.
Les aubes écarlates prend, lui, les allures d’un conte : l’intrigue a lieu dans un pays fictif,
les dialogues assurent l’effet d’oralité, la fin est heureuse sans oublier que des éléments magiques
ou surnaturels sont introduits dans le récit. Parmi ces éléments fantastiques, il y a le spectre
d’Eyia, le jeune frère d’Epa, qui vient souvent lui rendre visite. La première fois qu’Eyia apparaît
aux yeux d’Epa, il le fait entouré de personnes sans visages qui sont tous enchaînés les uns aux
autres (ce qui n’est pas sans rappeler le commerce triangulaire). Il lui donne la mission de libérer
les enfants kidnappés et de les ramener au village. Epa tente de briser les chaînes de son frère,
mais celui-ci refuse en lui disant100 :
Frère, je reconnais bien ta fougue et ton entêtement, mais tu perds ton temps. Fais ce que je dis. Parmi ceux
qui m’entourent, certains sont des Ekus, razziés sur nos terres il y a bien longtemps, et dont l’histoire est tue. Ils se
joignent à moi pour te demander de leur restituer leur place au sein de la communauté. Tu ne pourras nous rétablir
dans la chair, puisque nous ne sommes plus, physiquement. Cependant, en refusant que les vivants d’aujourd’hui
soient, eux aussi, arrachés à leur matrice et enfermés dans l’absurde, tu détruiras nos chaînes.
Un autre fait frappant du roman est la multiplication de personnages. A travers le
foisonnement de protagonistes, MIANO suscite ainsi une impression assumée de chaos.
99
Ibidem
MIANO, L., Les aubes écarlates. « Sankofa cry », Paris, éd. Plon, 2009, p.65-66
100
53
A part Epa, le personnage central autour duquel la trame du roman se construit, une multitude de
personnages interviennent pour témoigner des événements et du sort réservé aux enfants et
adolescents pendant la guerre. Il faut noter la place que MIANO accorde aux femmes dans le
roman : il y a Ayané, Aïda, la Française qui a tout laissé derrière elle pour se marier à un
ressortissant du Mboasu et qui étant blanche, est une cible permanente pendant les troubles, la
petite Musango que la mère a rejeté l’accusant de sorcellerie alors qu’elle est gravement malade,
Dubé Diamant, la patronne d’une gargote, Epupa, habitée par les esprits, Wengisané, la tante
d’Ayané, etc. Ces femmes se caractérisent par leur force, elles se battront pour garder un
semblant de vie normale dans ce chaos et aideront, chacune à leur manière, Epa à réaliser sa
quête. Pourquoi ? Parce « qu’elles ont en elles le souci de la vie »101.
Pour clore cette section, si « réalisme » était le mot-maître dans les romans de
KOUROUMA et de DONGALA, « lyrisme » est celui qui représente le meiux l’œuvre de
MIANO.
6.2.2 Mode de présentation d’Epa, l’enfant-soldat
Au début du roman, la population du Mboasu fait vaguement allusion aux enfants-soldats.
Elle en parle sans vraiment savoir comment désigner ces enfants : « c’était un de ces enfants de la
guerre »102, ou avec prudence et peur : « Dès qu’il avait pénétré dans son petit troquet, elle avait
su qu’il était un de ces jeunes gens. On ne parlait plus que d’eux, dans les hameaux proches de la
ville. De leur férocité. De leur détermination […] »103. L’ignorance de la population face à ce
phénomène est également exposée : « Tout le monde savait que l’armée rebelle était
essentiellement composée de gamins. […] En réalité, on ne savait rien de la manière dont se
déroulait cette guerre. Personne n’était allé voir ce que vivaient ces petits enrôlés de force »104.
Ces enfants ont l’air de représenter un fardeau pour la population, elle préfère ne rien savoir à
leur égard ou ne pas en parler : « La population ne se souciait pas d’eux [les enfants-soldats],
ayant déjà toutes les peines du monde à prendre soin d’elle-même. »105
101
Miano, L., propos recueillis par Pierre Maury, « De la traite des esclaves aux enfants-soldats », Le Soir, 16 oct.
2009, p.47
102
MIANO, L., Les aubes écarlates. « Sankofa cry », Paris, éd. Plon, 2009, p.19
103
Ibidem, p.21
104
Ibidem, p.22
105
Ibidem, p.136
54
Ayané, malgré sa gêne, viendra briser le tabou en demandant à Epa : « - Epa…Est-ce que
tu veux bien me raconter ? Quand ils vous ont enlevés…Et le reste ? »106 On notera les silences et
les hésitations dans la voix d’Ayané lorsqu’elle décide d’aborder le sujet. Sa question soulage
cependant Epa qui a besoin de partager ses souffrances avec quelqu’un. Sans tarder, il raconte ce
qu’il a enduré et introduit Ayané, et par la même occasion le lecteur, à l’univers des enfantssoldats.
Très jeune, Epa est séduit par le discours des révolutionnaires qui lui faisaient croire en un
monde meilleur et à un retour à la gloire passée de l’Afrique107 :
Je me rendais à des meetings improvisés en pleine rue. J’y entendais des choses que j’avais toujours
pensées. Cela me donnait l’illusion que nous aurions, nous aussi, nos libérateurs. Nos terres avaient engendré des
Nkrumah, des Lumumba, des Sankara, des Mandela. D’autres viendraient achever leur oeuvre, ramasser les miettes
de nous que l’Histoire a laissées s’éparpiller à terre. Ils sauraient les rassembler, les refaçonner, nous restituer notre
dignité.
Il est subjugué par leurs armes, leur discipline militaire, leurs chants. Prêt à tout pour
impressionner Isilo, le chef des rebelles, il est même allé jusqu’à tuer quelqu’un de son clan. Il
commence seulement à réaliser la vraie nature de ces rebelles le jour où ceux-ci décident de
procéder au meurtre sacrificiel de son jeune frère Eyia.
Enrôlé de force chez les rebelles, Epa se rend immédiatement compte de l’absurdité de
cette « révolution ». Il voit, par exemple, les rebelles brûler des villages et enlever des enfants
sans raison précise. Il parle des accords scellés entre les révolutionnaires et le groupe des « jeunes
diplômés », des trentenaires sans principes et assoiffés de pouvoir cherchant à renverser le régime
du président en place, vivant de trafic de médicaments et de drogues, rackettant les étudiants et
tranchant la tête à ceux qui refusent de payer. Il décrit aussi comment les factions rebelles
corrompent les policiers, mal payés, afin de louer leurs armes et équipements. Epa n’y trouve
aucune ligne de conduite, toutes les idéologies ont disparu pour faire place à une chasse à la
richesse et au pouvoir108 :
Nous étions en guerre contre les Nordistes, et nous ne torturions que les Sudistes, au nom de qui nous
menions cette guerre. Nous n’avons fait souffrir que ceux de notre bord. Parce que nous obéissions à une logique
déglinguée. Je ne veux pas dire que nous aurions bien fait d’aller piller le nord. Simplement que nous aurions été
cohérents, si nous l’avions fait.
106
Ibidem, p.35
MIANO, L., Les aubes écarlates. « Sankofa cry », Paris, éd. Plon, 2009, p.61
108
Ibidem, p.100
107
55
Les rebelles pillent les villages de leur propre région, tuent les hommes et violent les femmes de
leur propre ethnie. C’est à ce moment qu’Epa entame une réflexion sur sa condition et celle de
ses camarades enlevés.
Epa nous dresse un portrait des enfants-soldats se trouvant dans son unité. Comme dans
les précédents romans, on note l’importance accordée aux surnoms (Furious, Coupe-coupe, Wild
Thang, Starlight, etc.). Si Epa a été enrôlé à l’âge de quinze ans, la plupart des recrues de la
troupe ont entre huit et dix ans. Tous n’ont pas été enlevés, certains, des « gamins privés de
soutien, des orphelins, des enfants rejetés »109, avaient rejoint le groupe de leur plein gré. Une
fois enrôlés dans les rangs rebelles, même les enfants kidnappés se retrouvent piégés. Ils n’ont
nulle part où aller comme on peut le voir dans le passage suivant110 :
Certains avaient eu des enfants enrôlés malgré eux dans les Forces du changement. Tel était le nom de
l’armée rebelle. Lorsque leurs enfants s’étaient enfuis, lorsqu’ils avaient retrouvé le chemin de la maison, ils les
avaient renvoyés. Ces petits étaient désormais des déserteurs. Les rebelles les traqueraient sans merci, finiraient par
les retrouver, châtieraient toute la famille. Les populations ne voulaient pas courir ce risque. Et puis, ce n’était pas
facile, en temps de guerre, de nourrir la marmaille. Il valait mieux qu’ils retournent se battre. Qu’on puisse au moins
dire de quoi ils étaient morts.
Ceux qui ont tenté de s’enfuir, comme Furious, se sont fait tuer avant même d’atteindre leur
village.
Ces enfants sont mal nourris par leurs chefs, ils vivent dans la crasse. On ne leur offre
jamais de vêtements de rechange ou de possibilité de prendre une douche. De plus, on ne leur fait
pas confiance : pour ne pas gâcher les munitions, ils n’ont jamais d’armes à feu à leur disposition.
On leur ordonne de tuer avec des cocktails Molotov ou des machettes. Pourtant, malgré les
conditions de vie déplorables, ces enfants semblent se faire assez rapidement à leur nouvelle
vie111 :
Nous n’avions pas peur. Nous ne ressentions rien. Nous n’en avions pas le temps. Les plus jeunes d’entre
nous, ont, eux aussi, tranché des gorges. Certains semblaient même découvrir une jouissance à exercer leur violence.
Ils exprimaient enfin tout ce qu’il y avait en eux depuis qu’on les avait enlevés. Ce qu’ils n’auraient jamais
l’occasion de dire. Je n’en ai pas vu un seul reculer devant la tâche. C’était comme une fièvre. Une course au résultat.
La preuve qu’on pouvait se fier à eux.
109
MIANO, L., Les aubes écarlates. « Sankofa cry », Paris, éd. Plon, 2009, p.86
Ibidem, p.34
111
Ibidem, p.74
110
56
L’effet de groupe atténue la violence, elle devient banalisée. De surcroît, les enfants font de leur
mieux car ils recherchent l’approbation des grands. Epa dit que tous se cherchaient un protecteur,
tous avaient besoin d’un père ou d’un grand frère.
Epa est un personnage qui se démarque de Birahima et de Johnny par sa sensibilité. Il est
plus posé, ses réflexions sont plus abouties. Il est vrai qu’au moment où il raconte son histoire à
Ayané, il a atteint les dix-sept ans, ce qui explique peut-être une plus grande maturité.
Epa est las de son rôle d’enfant-soldat, il n’y trouve pas de plaisir contrairement à Johnny
ou de fierté comme Birahima. Cela le hante et le rend malheureux. Il dira par exemple à la page
47 :
Pourquoi Nyambey [dieu des Ekus] veut-il que nous vivions si nos vies doivent se dérouler ainsi ? Devant
nous, il y a toujours un mur. Tout nous est interdit. Le désir. Le rêve. Il n’y a, pour nous, que le besoin et le manque.
Lorsque nous sommes audacieux, il y a parfois l’espérance, mais nous ne sommes guère nombreux à tenter notre
chance à ce jeu de hasard.
Cette expérience d’enfant-soldat l’a profondément traumatisé comme on peut le lire à la
page 26 :
Une fois de plus, il songea aux autres, à ses frères captifs. C’était pour eux qu’ils s’étaient échappés. Pas
uniquement parce qu’il ne voulait plus toucher une arme de sa vie. Il y avait tout juste quelque mois, porter une
mitraillette faisait partie de son grand rêve. Aujourd’hui, tout avait changé. Sa tête résonnait de hurlements. Des
cadavres peuplaient son sommeil […]
Epa a été fragilisé par son parcours, il n’est pas rare de le voir pleurer ou perdre espoir. Après ce
qu’il a vu et fait, il ne se considère plus comme vivant. Seule, la mission que son frère lui a
confiée, lui permet de continuer.
6.2.3 La langue
MIANO attache beaucoup d’importance à la rythmique. Nous avons pu le constater dans
la construction romanesque où il y a un foisonnement de voix : celles des morts faisaient écho à
celle des vivants et passé et présent s’alternait constamment. En ce qui concerne la langue, elle
déclare : « Ma langue d’auteur n’est un français classique qu’en apparence. Ma ponctuation n’est
pas toujours orthodoxe, elle cherche des rythmes non européens. »112
MIANO utilise une langue, en apparence traditionnelle, mais qui ne se plie pas totalement
aux conventions de la langue de Molière : cela peut se voir au niveau de la ponctuation mais aussi
112
CHAILLET, C., « La route de l’esclavage », L’Est Républicain, 9 sept 2009
57
de la mise en italique systématique de certains mots dans le roman comme rebelles, révolution,
révolutionnaires, authentification culturelle, etc. Interrogée sur cette pratique, MIANO répond
qu’il s’agit de « mots qui ne devraient pas être employés dans le sens où il le sont »113. Selon elle,
il s’agit « d’abus de langage »114.
Le lecteur notera également, de temps en temps, l’utilisation de mots ou d’expressions
typiquement camerounaises dans le roman. Pour illustrer ces propos, je fais référence à la page
71 : « Nous avons fait une halte à Losipotipé, mangé du riz aux haricots dans un circuit »115 et à
la page 77 : « Bordelle !Ouvre ta porte, ou bien je tire ! »116. Ces ajouts de mots camerounais
constituent un fait curieux. En effet l’histoire se déroule dans un pays fictif, pourquoi la langue de
ce pays serait-elle un français teinté de camerounais ? Il s’agit probablement pour MIANO d’une
sorte de signature, elle vient ainsi rappeler ses origines et son attachement à sa terre d’origine.
Ceci dit, le message du roman est universel. MIANO en est consciente, tous ces camerounismes
seront donc expliqués dans une note de bas de page.
Sur le plan linguistique, MIANO et Epa, la figure centrale du roman, ne font qu’un.
J’entends par là qu’Epa s’exprime comme le ferait que l’auteure. MIANO n’a pas
particulièrement travaillé la langue d’Epa pour lui donner l’aspect d’un langage adolescent.
Contrairement à Birahima, Epa parle de la même manière qu’un adulte instruit et n’utilise
quasiment jamais de xénismes ou d’emprunts à sa propre langue. Comme nous l’avons déjà dit,
sans doute est-ce par souci d’universalité ? Epa est celui qui transmet non seulement son
expérience à Ayané et aux habitants de La Colombe, mais aussi celle de ses camarades. En tant
que porte-parole des victimes de trafic humain, il doit s’assurer que son message soit compris par
tous. Il est aussi investi d’une mission et cela se voit dans sa manière de parler, il n’a pas de
temps à perdre : sa langue est vive, limpide et va toujours droit au but.
113
Miano, L., propos recueillis par Pierre Maury, « De la traite des esclaves aux enfants-soldats », Le Soir, 16 oct.
2009, p.47
114
Ibidem
115
Petit restaurant populaire en français du Cameroun
116
Camerounisme, signifie : prostituée
58
CONCLUSION
Dans les chapitres précédents, j’ai déjà recensé quelques similitudes sur le plan de la
focalisation, du mode de présentation des personnages et de la langue dans les différents romans
étudiés. En première partie de cette conclusion, je poursuivrai cette tâche mais en me concentrant
uniquement sur les points essentiels de ma recherche : ceci, strictement dans le but de répondre
ensuite à ma problématique de savoir si les auteurs du corpus sont parvenus à dresser un portrait
commun de l’enfant-soldat et à en faire un archétype dans la fiction. Une autre question, plutôt
ouverte, portera sur la résonance de ces romans : sont-ils parvenus à imposer un enfant-soldat
comme référence spontanée et durable dans la mémoire et l’imaginaire du lectorat francophone ?
Nombreuses sont les caractéristiques communes trouvées dans les quatre romans.
En premier lieu, il est important de noter que les personnages principaux, que ce soient
Epa, Birahima ou Johnny, parlent systématiquement en leur nom. Ils adoptent tous un point de
vue interne ; ils sont tous personnages-narrateurs ; ils entreprennent leur récit de vie à la première
personne et font partie de l’histoire racontée. Cela dit, leurs histoires prennent aussi une
dimension collective du fait que les protagonistes se font le porte-parole de leurs camarades. La
notion de groupe est essentielle pour eux : le groupe représente une seconde famille ou la famille
qu’ils n’ont jamais eue. C’est le groupe qui permet de donner un sens à leur vie chaotique. Aussi,
il est primordial de se faire une place au sein du groupe, car rares sont ceux qui peuvent échapper.
Ceux qui veulent s’enfuir sont menacés, voire tués. Il arrive aussi que leur famille font l’objet de
représailles.
Deuxièmement, tous portent un œil critique sur leur situation. Même Johnny, le moins
réfléchi d’entre eux, dénonce les mauvaises conditions de vie. Ils sont recrutés ou enlevés par des
adultes qui ne s’en occupent pas par la suite. La seule solution qu’ils ont pour se nourrir ou
combler leurs besoins est de piller les innocents. Ils ont conscience d’être totalement livrés à euxmêmes. Ils remarquent que la vie d’enfant-soldat est loin de l’eldorado qu’on leur avait fait
miroiter.
Troisièmement, on remarque chez ces enfants un besoin de témoigner, un peu comme si
parler pouvait les libérer de leur expérience traumatisante. Dans la plupart des cas, ils sont
toujours invités par un adulte à raconter ce qui s’est passé. Une fois qu’ils commencent à relater
59
leurs aventures, ils le font d’une traite et sans retenue. Leur niveau d’instruction étant
généralement faible ou inexistant, le témoignage oral est pour eux la seule possibilité de rendre
compte de ce qu’ils ont vécu. Les rôles seront temporairement inversés : c’est l’enfant qui
transmettra son expérience aux adultes.
On notera également l’ambiguïté de leur existence, ils sont enfants et hommes à la fois,
d’où leur mal-être. Malgré leur jeune âge (notons que tous les protagonistes furent enrôlés entre
dix et quinze ans), ils sont capables des pires atrocités. Cela dit, ils se comportent encore comme
des enfants. D’un côté, ils aiment regarder les films de combat hollywoodiens et se chercher des
surnoms qui impressionnent, ils aiment se chamailler et jurer pour un rien, ils tombent en
admiration devant des armes ou des uniformes, on peut encore leur faire croire tout et n’importe
quoi. De l’autre, ils sont déjà accros à la boisson et aux drogues, ils violent et tuent sans remords,
etc.
Finalement, les personnages sont pris dans un engrenage de la violence duquel ils ne
peuvent sortir. Johnny y perdra la vie, Epa sera cassé psychologiquement et ne se considérera
d’ailleurs plus comme vivant après ce qu’il a vécu et Birahima ne voit pas d’alternative à sa vie
d’enfant-soldat. La fin de ces romans ne présage rien de bon pour ces protagonistes.
Comme nous l’avons déjà mentionné dans le premier chapitre, le didacticien Y. REUTER
pose deux conditions au personnage de roman : il doit être « attachant » (au sens de « captivant »)
dès son apparition et quel que soit son rôle afin de pouvoir capter l’attention du lecteur et lui
donner l’envie de poursuivre sa lecture ; il doit aussi être vraisemblable, critère pour obtenir
l’adhésion du lecteur qui commence à s’intéresser à lui, même s’il n’est pas dupe.
Chaque auteur, avec des techniques romanesques très particulières, est effectivement
parvenu à rendre son « enfant-soldat » captivant et à répondre au critère de REUTER.
DONGALA a misé sur une narration directe, jouant sur les sens du lecteur et l’incluant dans
l’histoire, pour créer l’effet de tension dans son roman et nous tenir en haleine par rapport au sort
final de Johnny. MIANO, mêlant des éléments réalistes à des éléments fantastiques, fait prendre
des allures de conte au récit d’Epa. S’il s’agit d’un conte, le lecteur se demandera sans cesse
comment l’histoire d’un enfant-soldat peut se terminer sur un « happy end ». Quant à
KOUROUMA, il rend son personnage fascinant par le fait que son témoignage est fait dans un
60
langage enfantin mais comportant des vérités d’adulte. A première vue, Birahima paraît naïf mais
très vite le lecteur s’aperçoit qu’il dit des choses sensées et d’une manière très sarcastique.
Pour ce qui est de la deuxième condition portant sur la vraisemblance, elle est également
remplie. Tous les auteurs déclarent avoir puisé dans la réalité pour nourrir leur imagination.
KOUROUMA, s’est inspiré de rapports d’organisations internationales traitant des enfantssoldats, DONGALA, de ce qu’il a vu lorsqu’il résidait au Congo et de ce qu’il a entendu aux
médias et MIANO, d’un article publié sur les enfants militant au Liberia. Les récits de Birahima,
Johnny et Epa reposent donc sur des faits réels, ce qui en fait des personnages crédibles.
Après analyse des quatre romans, nous pouvons donc conclure que les auteurs étudiés
sont parvenus à faire d’Epa, de Birahima et de Johnny des personnages de fiction vu que ces
derniers remplissent les conditions imposées par REUTER.
Il ne fait donc aucun doute que ces personnages appartiennent au domaine de la fiction et
du roman, mais la question qui nous intéresse dans cette étude est de savoir si leurs auteurs sont
parvenus à faire de l’enfant-soldat un archétype littéraire. Pour rappel, l’archétype, tel qu’il est
défini par le Dr MOURET dans l’introduction de ce mémoire, est un point de vue analogique sur
une réalité sensible, susceptible d'intégrer la totalité des points de vue qu'on peut en avoir et
indépendant de tous les a-priori ; il s'agit de la représentation la plus fidèlement représentative de
ce qu'est le sujet général et ce le plus objectivement qu'il soit possible.
Il est vrai que chaque auteur a une manière différente de présenter « l’enfant-soldat » dans
son roman : certains adopteront un point de vue réaliste alors que d’autres privilégieront le
lyrisme, certains font le choix d’une écriture historique et d’autres d’une écriture humoristique.
Ceci n’a aucune importance car ces divergences concernent la forme. Au niveau du contenu, on
ne peut s’empêcher de remarquer les similarités entre les modes de présentation des personnages
principaux. KOUROUMA, DONGALA et MIANO dépeignent tous des enfants-soldats évoluant
dans un décor de guerre civile où le chaos règne en maître. Ils les représentent dans leur
globalité : ils montrent aussi bien leurs qualités que leurs défauts. Les récits sont riches et variés :
chaque aspect de la personnalité de ces enfants-soldats est abordé. Les auteurs restent
impartiaux : ils mettent leurs personnages au devant de la scène en taisant leurs points de vue. Ils
se contentent de brosser un portrait le plus représentatif possible des enfants-soldats sans tenir
compte des préjugés ou stéréotypes. Si l’on se base sur la définition de MOURET, les auteurs
étudiés seraient donc parvenus à construire un archétype de « l’enfant-soldat ».
61
A la question de savoir si ces auteurs ou leurs romans ont réussi à imposer l’enfant-soldat
comme référence spontanée et durable dans la mémoire et l’imaginaire du lectorat francophone,
je répondrai par l’affirmative.
On s’attendrait à ce que KOUROUMA, DONGALA et MIANO nous livrent une
représentation très différente de l’enfant-soldat. En effet, n’oublions pas les disparités qui existent
entre eux : KOUROUMA et DONGALA ont dû s’exiler tandis que MIANO a fait le choix de
l’expatriation ; ils proviennent de pays différents, ils n’appartiennent pas à la même génération,
ils ont un parcours universitaire distinct et des sensibilités littéraires différentes. Leur seul point
commun est le français comme langue de travail et de création. Les divergences susmentionnées
devraient les influencer dans leur écriture et mode de pensée Pourtant, à la suite des lectures,
chacun aura noté les nombreuses caractéristiques communes entre leurs personnages principaux.
Il y en a tellement qu’on pourrait les fusionner pour ne créer qu’un seul et même personnage. Les
auteurs sont parvenus à créer des « images mentales » identiques et puissantes de l’enfant-soldat
qui, par ailleurs, collent si bien à la réalité médiatique, qu’elles ne peuvent faire que perdurer
dans la mémoire et l’imaginaire des lecteurs francophones.
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67
THESIS SUMMARY : The child soldier, a new character in the French-speaking subSaharan African novel
Children characters were often used in the fifties and the sixties by the first generation of
French-speaking sub-Saharan African writers. With their gift for observation and their so-called
naive look, children characters were indeed denouncing to perfection the injustices of the colonial
societies, as well as the humiliations undergone by Africans at the time. They were mostly staged
in coming-of-age novels. However, a decennium later, they seemed to have disappeared totally
from the literary scene. It is only in the 1990s that sub-Saharan African authors regained interest
in them, describing them as the victims of post-colonial societies or murdering madness. An
interesting fact is the multiplication of novels having child soldiers as main characters (among
which, Allah is not obliged (2000) and Quand on refuse on dit non (2004) from KOUROUMA,
Johnny, Mad Dog (2002) from DONGALA and Les aubes écarlates (2009) from MIANO) over
the past ten years117. This phenomenon can be explained by the huge success encountered by
Sozaboy, a novel written in English by Ken SARO-WIWA and describing the fortunes of a
young recruit in the Nigerian Civil War, but also by the emotions triggered by the extensive
media coverage of small-soldiers.
The aim of this study is to investigate if the authors managed to create a literary archetype
of the child soldier that would serve as spontaneous and long-lasting reference for the Frenchspeaking readership. The present work will therefore analyse the character of the child soldier,
based on the narrative perspective, the character representation and the linguistic level, in the
above-mentioned novels.
1/Analysis of Birahima in Allah is not obliged and Quand on refuse on dit non
In Allah is not obliged, KOUROUMA presents a homodiegetic narrator : Birahima is
indeed in charge of telling its own experience as a child-soldier. The testimony of Birahima
distinguishes itself by its realism as it rests on well-documented data (dates, names of places, of
rebel units and their leaders, as well as their killing strategies). The choice of a child narrator is
significant: it is a way for the author to denounce and criticize as much as he wants while being
sure nobody will hold it against him as anyone would condemn the words of a child.
117
If the titles of some novels remain in French, it is due to the fact that no English translation has been provided yet.
68
Another important fact is that child language is usually more optimistic and carefree,
which avoids the author to fall in the trap of sensationalism or sentimentalism as the story is told.
Also, the humorous effect created by the spontaneity and naivety in child language allows the
reader to stand back from horrendous accounts, which would make the novel atmosphere
unsustainable otherwise.
To draw briefly the portrait of Birahima, he is a young boy, aged between ten and twelveyears old. He stopped school at a very young age and his mother has recently died. Coming from
a poor family background, his aunt Mahan in Liberia is the only one who could provide for him.
Accompanied by an old acquaintance of the family, he will thus start the journey to Liberia.
Birahima likes to provoke: he speaks roughly; he is using a lot of swearwords. It could be
attributed to his low educational level but, feeling inferior to others, it is also the only way he
knows to impress or to assert himself.
In the book, Birahima is asked by his cousin Mamadou to tell his story. Once he starts, he
will say it in one breath. It is of the uttermost importance for him to share his story: helped by
four dictionaries he received in a refugee camp, he will make sure everybody (Africans as well as
Westerners) receives his message clearly. Speaking is a way for him to confront his trauma and
expiates his guilt of having committed all sorts of crimes.
Quand on refuse on dit non is the continuation of the adventures of Birahima who after
the war in Liberia settles at his cousin Mamadou in Ivory Coast. The above-mentioned remarks
apply to this novel too. The reader believes in an evolution of the character as Birahima goes
back to school, works part-time, falls in love with a girl and wants to marry her and even regains
self-esteem. Unfortunately, he will soon discover the social injustices. He soon realizes he cannot
marry his beloved one for money purposes. With the war bursting out in Ivory Coast, he decides
in the end to join the militias hoping to gather enough money in looting in order to marry the girl
he loves. The reader realizes then that his evolution was only a temporary one and that the main
character does not find another solution than violence in his life.
2/Analysis of Johnny in Johnny, Mad Dog
Johnny Mad Dog is a polyphonic novel, where Johnny and Laokolé, the main characters,
alternately give their version of the same event. The reader is thus confronted to the vision of the
“executioner” versus the “victim”. Their stories are linear and spontaneous: they take place at the
69
same moment the event is happening. This direct narration creates tension in the book and,
placing the reader at the centre of the action, gives him the role of witness.
The novel describes the transformation of Johnny, going from sweeper to the cruellest
child soldier of the country. Tired of constantly being humiliated by his unit companions, he will
go deeper and deeper in the violence to prove himself. Johnny calls himself an “intellectual”
because he made it further than his fellow companions at school, but his level of self-criticism
and thinking capacities are very low. Johnny plunges the reader into the universe of child soldiers
in Congo. He tells how, seduced by some political speeches or promises of wealth, they join the
militias. He also shows the absurdity of the war: those kids do not know most of the time who
they are fighting against and how they are looking all day long for something they do. To make
the time pass quicker; they will use drugs and alcohol. On top of it, they take Hollywood action
movies as example and will often call themselves after their heroes (Rambo, Chuck and so on).
They live in a world totally disconnected from the reality.
What regards Johnny’s linguistic behaviour, we can notice the same need for
communication Birahima had. There are numerous pages where he talks uninterruptedly nonsense. This is done to reject his frustrations, cope with his trauma and prove himself he is still
alive.
3/Analysis of Epa in Les aubes écarlates
Les aubes écarlates is a two-level reading novel. On the one hand it is a mere
denunciation of men hiding behind nationalistic or pan-Africanist ideologies in order to commit
all sorts of crimes and access to the power and on the other hand it is a reflection on slavery as
memory and its possible repercussions on its inhabitants. The novel has a destructured narrative
approach: it goes backward and forward, between past and present. When talking about the past,
an internal point of view is adopted. An external point of view is used when it goes over the
present.
Unlike DONGALA and KOUROUMA, MIANO has not opted for a realistic but a lyrical
style. Les aubes écarlates takes the appearance of a fairy tale due to the imaginary country where
the story is taking place, the oral character, the happy ending and the magical and supernatural
elements intervening in the novel.
70
Epa, seventeen-years-old, is the main character of the novel as the plot evolves around
him. At a young age already, Epa started admiring the weapons, chants and discipline of the
revolutionary forces. He is over the moon when he hears their speeches about “African unity. In
order to impress their leaders he will not hesitate killing an old member of his tribe. Everything
changes the day they penetrate his village. They will kidnap nine children from the tribe and kill
Epa’s youngest brother. It is only from that day that Epa started realizing the true nature of those
revolutionaries.
Epa is enrolled at the age of 15, but the other recruits are not older than 12. Epa is more
sensitive and self-critic than Birahima or Johnny. He delivers the reader a morbid description of
life as a small-soldier.
Their living conditions are poor: they are barely fed and have to stay in the same old
clothes all the time with no possibility to clean themselves. Their leader does not trust them.
Therefore they will never be able to carry a gun, they are given machetes instead. Some of those
children were kidnapped; others such as orphans or rejected kids voluntarily joined the rebellious
groups. Anyway, they all find themselves trapped, as they have nowhere else to go: if they try to
escape they are killed or the leaders will retaliate on their family. They will thus come to consider
their battle units as a second family. They will try to find themselves a “father” or a “brother”.
Therefore they will kill without hesitation, in the most gruesome way possible, hoping to impress
one of the unit members and find a “protector or guardian”.
Epa is totally broken by this experience; he does not see a meaning in life anymore. The
only thing that will help him resist is the mission the ghost of his massacred brother gave him,
which is to bring back to the village the nine children that were once kidnapped with him.
The analysis of the novels and their main characters enabled us to conclude that Birahima,
Johnny and Epa transcended the individual to become the representatives of a group, as well as a
set of convictions. Therefore, the child-soldier character in the French-written Sub-Saharan
African literature can be qualified as a “literary archetype”.
71

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