Oran : Derrière le front de mer, le front de la misère Nous sommes

Transcription

Oran : Derrière le front de mer, le front de la misère Nous sommes
Oran : Derrière le front de mer, le front de la misère
Nous sommes en juin, et les premiers beaux jours sont
perceptibles à Oran avec un soleil harassant et suffoquant, comme
toujours. Les parasols sont déployés et les maillots de bain
s’affichent à tout-va.
jeudi 24 juin 2004.
Car Oran se veut encore belle pour ce nouvel été 2004, c’est du moins ce
qu’elle laisse paraître. Le regard vers la mer, vous apercevez Santa Cruz
et sa chapelle, la seule merveille de la capitale de l’Ouest, devenue lieu de
pèlerinage obligé pour tout étranger, que les administrateurs locaux
veulent impressionner. Ce site est réellement beau... de loin ! tout comme
le front de mer... carte postale pour une ville qui, derrière ses façades,
craque et tombe en ruine, laissant sur le carreau des centaines d’hommes,
de femmes et d’enfants. Car derrière ce front de mer, derrière les avenues
colorées et attrayantes, c’est un autre Oran qui s’offre à votre regard. Un
autre Oran qui choque, révolte et offusque à la fois. C’est celui des
laissés-pour-compte, des exclus sociaux, du “ghachi” que l’on aimerait
bien cacher et, pourquoi pas, voir disparaître.
Ainsi, des centaines de familles vivent depuis des mois dans la rue, dans
différents quartiers de la ville comme Derb, Plateau, Sid El-Houari, Bel-air.
Hommes, femmes, enfants, vieillards, impotents ou malades, mangent,
dorment, se lavent sur le bitume et ce, dans l’indifférence la plus totale.
Du jour au lendemain, des familles entières ont tout perdu non pas par le
fait d’une catastrophe, mais victimes du “drame du vieux bâti”, comme
certains le disent cyniquement. Une nuit, dans un fracas assourdissant
après un dernier craquement, une ultime fissure. Leurs habitations se sont
effondrées brisant en quelques secondes des vies humaines et ruinant
toute une vie de labeur. Un bouleversement, un choc qui ne fera que
s’accroître pour les rescapés alors que l’occultation de leur sort et leur
impuissance propre les feront désespérer chaque jour un peu plus.
Le calvaire des 43 familles de Bel-Air
Considéré comme un quartier résidentiel, Bel-Air a finalement ses propres
poches de délabrement, comme à la rue Bengoussa où le 25 avril, une
bâtisse de 2 étages s’est effondrée, tuant un jeune homme. Depuis,
l’endroit a des allures de désastre, entre les décombres du bâtiment qui
ont été laissées en l’état et les abris sommaires construits par les 43
familles sinistrées pour abriter les leurs. De part et d’autre, les trottoirs
sont occupés, transformés en lieux de vie ahurissants. Des abris de
fortune constitués de restes de meubles et un autre bric-à-brac récupéré
des décombres de leurs immeubles sont dressés, appuyés sur les murs
des maisons avoisinantes. C’est à ce demander comment ces assemblages
tiennent debout et peuvent assurer un “toit” pour des femmes, des
enfants. Des toiles en plastique transparent ont été tendues et coincées
par des planches, des tôles. Maigre protection qui, au moindre souffle de
vent un peu fort, peut s’arracher ou tout simplement s’écrouler. Après
plusieurs semaines et constatant avec rage que décidément personne ne
leur viendra en aide, les familles ont acheté des planches pour renforcer
leurs cases qui ne font que 3 à 4 m de long sur 2 m de large. Certains ont
emprunté une tente auprès d’amis, car ni les services de la mairie, ni ceux
de la Protection civile ou du Croissant-rouge n’ont daigné leur en fournir.
Ces familles ne disposent d’aucune commodité (eau, sanitaires). Elles
cuisinent sous leurs abris avec des réchauds fonctionnant au gaz butane.
Un danger supplémentaire comme nous l’explique el-hadja, qui, en dépit
de tout, n’oublie pas son sens de l’hospitalité. Elle nous invite à prendre
un café “chez elle, sous son abri” : “El-hadj ne dort pas ici, il passe toutes
ses nuits dans la voiture ! regarde ma fille ! où veux-tu qu’il dorme ? ici,
nous sommes plus de 5 personnes...” À même l’asphalte, elle a installé ce
qu’elle a pu sauver de l’effondrement : des canapés, des bassines, des
casseroles,
quelques
couvertures
un
matelas
et
des
effets
vestimentaires... Son fils, qui nous a fait visiter les lieux et qui a relaté la
situation de chaque famille, a le visage extrêmement marqué, entre colère
et désespoir : “Tous ici, sommes des familles qui se respectent, vous avez
des gens avec des diplômes, des gens qui ont un poste de travail
respectable... et depuis deux mois nous traînons comme des moins que
rien, nous ne sommes plus de vrais citoyens, rien ! Ils croient (les
responsables locaux de la ville et de la wilaya, Ndlr) que cela nous plaît.
hadi t’behdila ! Pour aller voter, là tout le monde sait où nous trouver.
mais, maintenant, ils disent qu’ils ne peuvent rien faire pour nous car
l’immeuble était un bien privé... Et alors ? Ne suis-je plus citoyenne
algérienne ? Dans la constitution, le logement est un droit pour tous !”
D’autres sinistrés interviennent et dénoncent les services compétents, qui
n’ont même pas été capables de leur apporter des citernes d’eau ou venir
ramasser les détritus qui s’agglutinent partout : “Pour nos besoins, des
voisins qui nous laissent utiliser leurs toilettes dans le haouch. Pareil pour
l’eau...”, explique une jeune mère de famille. Et de poursuivre : “vous
savez, la nuit, les rats sortent de partout. Nous avons peur que des
enfants se fassent mordre et attrapent une maladie comme l’année
passée (allusion à la peste qui s’était déclarée à Kehaïlia, Ndlr). Beaucoup
d’entre nous sont malades (diabétiques, asthmatiques, hypertendus...) et,
avec l’été qui arrive, nous risquons le pire.” D’autres encore nous
parleront des enfants qui ont eu du mal à achever leur scolarité étant
donné ces conditions d’existence. “nous avons des jeunes qui ont passé le
BEF d’autres ont le bac à passer. Comment voulez-vous qu’ils travaillent
et qu’ils arrivent en vivant dans ces taudis”, nous lâche un père de famille.
Un autre nous dira : “ça ne peut plus durer ! la prison serait plus
agréable !” Après deux mois, une sorte d’organisation de vie s’est mise en
place à la rue Bengoussa. Au loin, à quelques mètres de là, se trouve le
siège de la wilaya d’où l’on a une vue panoramique, personne ne peut voir
et constater comment 43 familles et près d’une centaine d’enfants vivent
à la rue Bengoussa. En partant, nous passons devant un véhicule de police
avec deux agents, stationné en permanence sur les lieux. Au lendemain
de l’effondrement de leur bâtisse, les locataires avaient observé un sit-in
pour demander à être relogés. Le responsable du secteur urbain dont
dépend Bel-Air leur avait proposé un recasement dans une crèche ou un
stade. Solution refusée par les 43 familles, qui craignent d’être ainsi
parquées et oubliées pour des années.
Plateau derb, la rue de l’oubli, la rue de la mort
Dans un autre quartier, Plateau, à proximité du CHUO, trois familles
vivent sous des tentes depuis 6 mois ! Leur immeuble, là aussi un bien
privé, s’est effondré. Au départ, il y avait 5 familles locataires. Deux ont,
semble-t-il, trouvé où loger, mais pour les trois autres, dont une veuve de
chahid, elles vivent toujours sous des tentes. “Personne ne parle de nous.
Personne ne nous a apporté une solution où une aide. le propriétaire du
haouch au début est venu nous voir. c’est lui qui nous a donné les tentes.
Il a dit qu’il nous aiderait pour nous reloger, mais maintenant rien n’a été
fait”, nous explique Malika. “Pour nos besoins, on utilise ce sceau. On s’est
branché pour avoir de l’électricité. Mais c’est la nuit qu’on a peur. Dans ce
quartier, il y a beaucoup de voyous, de violence. Mon mari n’arrive
presque plus à dormir. A cause du manque d’hygiène, on a attrapé des
eczémas. Cela fait 6 mois que l’on vit sous cette tente. on a supporté tout
l’hiver
ici
et
maintenant
l’été,
on
suffoque,
on
étouffe...”
À Derb, la rue Monthabord, surnommé la rue “de la mort” parce qu’il y a
peu de temps, suite à un effondrement, quatre personnes y ont trouvé la
mort. Aujourd’hui, ce sont 17 familles qui côtoient la mort chaque jour,
chaque seconde, tant la bâtisse où ils vivent est délabrée. Murs défoncés,
fissurés, paliers effondrés, escaliers ne tenant que par miracle.
L’effondrement partiel, le énième, qui a eu lieu cet hiver, les a jetés à la
rue pendant des jours. Puis n’ayant d’autre choix, ces familles se sont
réinstallées dans un vieux haouch, Derb étant l’ancien quartier juif d’Oran.
La situation de ces 17 familles est plus grave puisqu’elles reconnaissent
avoir occupé les lieux illégalement. La maison étant un “bien vacant” qui
avait déjà été évacuée, comme elles nous le diront. “Vous savez, nous
sommes venus là parce que nous n’avions pas où aller. Les responsables
croient que nous faisons cela pour avoir un logement gratuit. Ils
s’imaginent que j’oserai mettre la vie de mes enfants en danger. Ce n’est
pas vrai !”, nous dit Fatima dont les enfants sont agrippés à ses jupes. Un
jeune à son tour s’approche de nous et lâche : “ils attendent qu’il y ait
d’autres morts pour faire quelque chose.”
Durant la demi-heure que nous avons passée à la rue Monthabord, des
craquements étaient audibles, et c’était à se demander comment ces
personnes parviennent à vivre dans ce capharnaüm sur la point de
s’écrouler. Cette virée dans ce que signifie concrètement le “vieux bâti”
pour des centaines de familles, nous a menés vers un autre aspect de ce
qu’est la ville d’Oran, qui n’en finit pas de tourner le dos à ses citoyens.
L’APW s’apprête à débattre ce sujet et, nous dit-on, un dossier a été
transmis aux autorités centrales. Mais pour autant aucune action, aucune
solution n’a encore été proposée à toutes ces familles. Jusqu’à quand ?!
Oran en chiffres
Les statistiques rendues publiques font état de 5 personnes qui ont trouvé
la mort en 2003 suite à l’effondrement de leurs habitations. En 2004, on
compte un décès. Ce sont pas moins de 130 effondrements de bâtisses
vétustes qui ont eu lieu en 2003 et près d’une soixantaine depuis le début
de l’année 2004. Un dernier recensement établi par les services de la
mairie d’Oran fait état de l’existence de 932 immeubles menaçant ruine.
80% de ces habitations seraient des biens privés et abriteraient plus de 4
890 familles, qui sont donc en danger permanent. Une opération de
restauration du vieux bâti a touché dans les années 1990 une quarantaine
d’immeubles pour une somme avoisinant les 50 milliards de centimes. Une
autre opération serait en cours de finalisation pour toucher des immeubles
répartis dans 7 quartiers.
À situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle
De nombreux citoyens s’interrogent sur le fait que jusqu’ici aucune
solution n’ait été proposée par les responsables locaux pour les familles de
Bel Air ou de Plateau.
Le P/APW, l’un des rares à nous recevoir, nous dira en toute franchise :
“Dans l’immédiat, nous n’avons aucune solution pour ces familles si ce
n’est le recasement dans un centre...” Et de poursuivre : “il n’y a pas de
logements sociaux à distribuer pour la ville d’Oran ; les autres communes
ont elles-mêmes des demandes à satisfaire.” Abondant dans le même
sens, une élue dira : “Malheureusement pour ces familles, leur seule
chance d’être relogées un jour passe par le recasement. Ce sera long mais
là au moins, ils seront recensées et l’État devra leur venir en aide.” Mais
ce qui est difficilement acceptable et concevable, c’est que l’argument
utilisé - “il s’agit de biens privés dans le cas de Bel Air” - fait que les
autorités se déclarent incompétentes ou inaptes à agir, nous a-t-on dit.
Dans pareil cas, “c’est au propriétaire d’assurer le relogement de ses
locataires”. Nous avons assisté ces derniers années à une politique
d’évacuation des populations des poches intra-urbaines vers l’extérieur.
C’est dix dernières années, des familles des quartiers Sid El-Houari, les
Planteurs et autres, qui ont été relogées lors d’opérations de réhabilitation
du vieux bâti ou suite à l’effondrement de leurs bâtisses, ont été
systématiquement évacuées vers l’extérieur de la ville, dans des
communes distantes de plus de 5 km avec tout ce que cela comporte
comme bouleversement sur le plan social, économique, etc. Les bâtiments
restaurés ont été transformés en bureaux ou en logements revendus à
d’autres familles et non pas à leurs premiers occupants. Ainsi, les poches
d’habitation intra-urbaines sont vidées de leurs populations, une
catégories sociale généralement modeste. Qui plus est, une spéculation
foncière féroce est en train de naître autour de certaines parcelles de
terrain à l’intérieur de la ville. Les familles sinistrées n’expliquent pas
pourquoi les autorités ne “récupèrent” pas ces espaces pour y construire
des logements au lieu de créer en dehors de la ville des cités-dortoirs où
les équipements sont insuffisants et qui finissent par devenir des ghettos.
Des questions et des enjeux qui doivent imposer un véritable débat dans
la transparence.
Par F. Boumediène, Liberté